Statue de Saint Jean Paul II, bronze, Loreto
DU SOUVERAIN PONTIFE
JEAN-PAUL II
À SES FRÈRES DANS
L'ÉPISCOPAT
AU CLERGÉ
AUX FAMILLES RELIGIEUSES
AUX FIDÈLES
DE L'ÉGLISE
CATHOLIQUE
ET À TOUS LES
HOMMES
DE BONNE VOLONTÉ
À L'OCCASION DU
CENTENAIRE
DE L'ENCYCLIQUE
RERUM NOVARUM
Frères vénérés,
chers Fils et Filles,
salut et Bénédiction apostolique !
INTRODUCTION
1. Le centenaire de la
promulgation de l'encyclique de mon prédécesseur Léon XIII, de vénérée mémoire,
qui commence par les mots Rerum
novarum (1) marque une date de grande importance dans la présente
période de l'histoire de l'Eglise et aussi dans mon pontificat. En effet, cette
encyclique a eu le privilège d'être commémorée, de son quarantième à son
quatre-vingt-dixième anniversaire, par des documents solennels des Souverains
Pontifes : on peut dire que le destin historique de Rerum
novarum a été rythmé par d'autres documents qui attiraient l'attention
sur elle et en même temps l'actualisaient (2).
En faisant de même pour
le centième anniversaire, à la demande de nombreux évêques, d'institutions
ecclésiales, de centres universitaires, de dirigeants d'entreprises et de
travailleurs, à titre individuel ou comme membres d'associations, je voudrais
avant tout honorer la dette de gratitude qu'a toute l'Eglise à l'égard du grand
Pape et de son « document immortel » (3). Je voudrais aussi montrer que
la sève généreuse qui monte de cette racine n'a pas été épuisée au
fil des ans, mais qu'au contraire elle est devenue plus féconde. En
témoignent les initiatives de natures diverses qui ont précédé, qui
accompagnent et qui suivront cette célébration, initiatives prises par les
Conférences épiscopales, par des Organisations internationales, des Universités
et des institutions académiques, des associations professionnelles et d'autres
institutions ou personnes dans de nombreuses régions du monde.
2. La présente encyclique
prend place dans ces célébrations, pour rendre grâce à Dieu de qui vient « tout
don excellent, et toute donation parfaite » (Jc 1, 17 ), parce qu'il s'est
servi d'un document venant du Siège de Pierre il y a cent ans pour faire
beaucoup de bien et répandre beaucoup de lumière dans l'Eglise et dans le
monde. La commémoration que l'on fait ici concerne l'encyclique de Léon XIII,
et en même temps les encycliques et les autres documents de mes prédécesseurs
qui ont contribué à attirer l'attention sur elle et à développer son influence
au long des années en constituant ce qu'on allait appeler la « doctrine sociale
», « l'enseignement social » ou encore le « magistère social » de l'Eglise.
Deux encycliques que j'ai
publiées au cours de mon pontificat se réfèrent déjà à cet enseignement qui
garde sa valeur : Laborem
exercens sur le travail humain, et Sollicitudo
rei socialis sur les problèmes actuels du développement des hommes et
des peuples.
3. Je voudrais proposer
maintenant une « relecture » de l'encyclique de Léon XIII, et inviter à porter
un regard « rétrospectif » sur son texte lui-même afin de redécouvrir la
richesse des principes fondamentaux qui y sont formulés pour la solution de la
question ouvrière. Mais j'invite aussi à porter un regard « actuel » sur les «
choses nouvelles » qui nous entourent et dans lesquelles nous nous trouvons
immergés, pour ainsi dire, bien différentes des « choses nouvelles » qui
caractérisaient l'ultime décennie du siècle dernier. J'invite enfin à porter le
regard « vers l'avenir », alors qu'on entrevoit déjà le troisième millénaire de
l'ère chrétienne, lourd d'inconnu mais aussi de promesses. Inconnu et promesses
qui font appel à notre imagination et à notre créativité, qui nous stimulent
aussi, en tant que disciples du Christ, le « Maître unique » (cf. Mt 23, 8),
dans notre responsabilité de montrer la voie, de proclamer la vérité et de communiquer
la vie qu'il est lui-même (cf. Jn 14, 6).
En agissant ainsi, non
seulement on réaffirmera la valeur permanente de cet enseignement, mais
on manifestera aussi le vrai sens de la Tradition de l'Eglise qui, toujours
vivante et active, construit sur les fondations posées par nos pères dans la
foi et particulièrement sur ce que « les Apôtres ont transmis à l'Eglise » (5)
au nom de Jésus-Christ : il est le fondement et « nul n'en peut poser d'autre »
(cf. 1 Co 3, 11).
C'est en vertu de la
conscience qu'il avait de sa mission de successeur de Pierre que Léon XIII
décida de prendre la parole, et c'est la même conscience qui anime aujourd'hui
son successeur. Comme lui, et comme les Papes avant et après lui, je m'inspire
de l'image évangélique du « scribe devenu disciple du Royaume des cieux », dont
le Seigneur dit qu'il « est semblable à un propriétaire qui tire de son trésor
du neuf et de l'ancien » (Mt 13, 52). Le trésor est le grand courant de la
Tradition de l'Eglise qui contient les « choses anciennes », reçues et
transmises depuis toujours, et qui permet de lire les « choses nouvelles » au
milieu desquelles se déroule la vie de l'Eglise et du monde.
De ces choses qui, en
s'incorporant à la Tradition, deviennent anciennes et qui offrent les matériaux
et l'occasion de son enrichissement comme de l'enrichissement de la vie de la
foi, fait partie aussi l'activité féconde de millions et de millions d'hommes
qui, stimulés par l'enseignement social de l'Eglise, se sont efforcés de s'en
inspirer pour leur engagement dans le monde. Agissant individuellement ou
rassemblés de diverses manières en groupes, associations et organisations, ils
ont constitué comme un grand mouvement pour la défense de la personne
humaine et la protection de sa dignité, ce qui a contribué, à travers les
vicissitudes diverses de l'histoire, à construire une société plus juste ou du
moins à freiner et à limiter l'injustice.
La présente encyclique
cherche à mettre en lumière la fécondité des principes exprimés par Léon XIII,
principes qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l'Eglise et, à ce titre,
engagent l'autorité de son magistère. Mais la sollicitude pastorale m'a
conduit, d'autre part, à proposer l'analyse de certains événements récents
de l'histoire. Il n'est pas besoin de souligner que la considération attentive
du cours des événements, en vue de discerner les exigences nouvelles de
l'évangélisation, relève des devoirs qui incombent aux Pasteurs. Toutefois, on
n'entend pas exprimer des jugements définitifs en développant ces
considérations, car, en elles-mêmes, elles n'entrent pas dans le cadre propre
du magistère.
I. TRAITS
CARACTÉRISTIQUES DE "RERUM NOVARUM"
4. Vers la fin du siècle
dernier, l'Eglise dut faire face à un processus historique qui avait déjà
commencé depuis quelque temps mais atteignait alors un point critique. Parmi
les facteurs déterminants de ce processus, il y eut un ensemble de changements
radicaux qui se produisirent dans le domaine politique, économique et social
mais aussi dans le cadre de la science et de la technique, sans oublier les
influences multiples des idéologies dominantes. Dans le domaine politique, ces
changements engendrèrent une nouvelle conception de la société et de
l'Etat et, par conséquent, de l'autorité. Une société traditionnelle
disparaissait tandis qu'une autre commençait à voir le jour, marquée par
l'espoir de nouvelles libertés, mais également par le risque de nouvelles
formes d'injustice et d'esclavage.
Dans le domaine
économique, où convergeaient les découvertes et les applications des sciences,
on avait progressivement atteint de nouvelles structures pour la production des
biens de consommation. On avait assisté à l'apparition d'une nouvelle
forme de propriété, le capital, et d'une nouvelle forme de travail, le
travail salarié, caractérisé par de pénibles rythmes de production, négligeant
toute considération de sexe, d'âge ou de situation familiale, uniquement
déterminé par l'efficacité en vue d'augmenter le profit.
Ainsi, le travail
devenait une marchandise qui pouvait être librement acquise et vendue sur le
marché et dont le prix n'était établi qu'en fonction de la loi de l'offre et de
la demande, sans tenir compte du minimum vital nécessaire à la subsistance de la
personne et de sa famille. De plus, le travailleur n'était pas même certain de
réussir à vendre sa « marchandise » et il se trouvait constamment sous la
menace du chômage, ce qui, en l'absence de protection sociale, lui faisait
courir le risque de mourir de faim.
La conséquence de cette
transformation était « la division de la société en deux classes séparées par
un profond abîme » (6). Cette situation s'ajoutait aux transformations d'ordre
politique déjà soulignées. Ainsi, la théorie politique dominante de l'époque
tendait à promouvoir la liberté économique totale par des lois adaptées ou au
contraire par une absence voulue de toute intervention. Simultanément,
commençait à se manifester, sous une forme organisée et d'une manière souvent
violente, une autre conception de la propriété et de la vie économique qui
entraînait une nouvelle structure politique et sociale.
Au paroxysme de cette
opposition, alors qu'apparaissaient en pleine lumière la très grave injustice
de la réalité sociale telle qu'elle existait en plusieurs endroits, et le
risque d'une révolution favorisée par les idées que l'on appelait alors «
socialistes », Léon XIII intervint en publiant un document qui traitait de
manière systématique la « question ouvrière ». Cette encyclique avait été
précédée par d'autres, consacrées davantage à des enseignements de caractère
politique, tandis que d'autres encore devaient suivre (7). C'est dans ce
contexte qu'il convient d'évoquer en particulier l'encyclique Libertas
praestantissimum dans laquelle était rappelé le lien constitutif de la
liberté humaine avec la vérité, lien si fort qu'une liberté qui refuserait de
se lier à la vérité tomberait dans l'arbitraire et finirait par se soumettre
elle-même aux passions les plus dégradantes et par s'autodétruire. D'où
viennent, en effet, tous les maux que veut combattre Rerum
novarum sinon d'une liberté qui, dans le domaine de l'activité
économique et sociale, s'éloigne de la vérité de l'homme ?
D'autre part, le
Souverain Pontife s'inspirait de l'enseignement de ses prédécesseurs ainsi que
de nombreux documents épiscopaux, des études scientifiques dues à des laïcs, de
l'action de mouvements et d'associations catholiques et des réalisations
concrètes dans le domaine social qui marquèrent la vie de l'Eglise dans la
seconde moitié du XIXème siècle.
5. Les « choses nouvelles
» examinées par le Pape étaient rien moins que positives. Le premier paragraphe
de l'encyclique décrit en termes vigoureux les « choses nouvelles » dont elle
tire son nom : « A l'heure où grandissait le désir de choses nouvelles qui,
depuis longtemps, agite les Etats, il fallait s'attendre à voir la soif de
changements passer du domaine de la politique dans la sphère voisine de
l'économie. En effet, l'industrie s'est développée et ses méthodes se sont
complètement renouvelées. Les rapports entre patrons et ouvriers se sont
modifiés, la richesse a afflué entre les mains d'un petit nombre et la
multitude est dans l'indigence. Les ouvriers ont conçu une opinion plus haute
d'eux-mêmes et ont contracté entre eux une union plus étroite. Tout cela, sans
parler de la corruption des moeurs, a eu pour résultat de faire éclater un
conflit » (8).
Le Pape et l'Eglise,
ainsi que la communauté civile, se trouvaient face à une société divisée par un
conflit d'autant plus dur et inhumain qu'il ne connaissait ni règle ni
norme, le conflit entre capital et travail ou, comme le dit
l'encyclique, la question ouvrière. Précisément sur ce conflit, dans les
conditions critiques que l'on observait alors, le Pape n'hésita pas à donner
son jugement.
Ici intervient la
première réflexion suggérée par l'encyclique pour notre temps. Face à un
conflit qui opposait les hommes entre eux, pour ainsi dire comme des « loups »,
jusque sur le plan de la subsistance matérielle des uns et de l'opulence des
autres, le Pape ne craignait pas d'intervenir en vertu de sa « charge
apostolique » (9), c'est-à-dire de la mission qu'il a reçue de Jésus-Christ
lui-même de « paître les agneaux et les brebis » (cf. Jn 21, 15-17), de « lier
et délier sur la terre » pour le Royaume des cieux (cf. Mt 16, 19). Son
intention était certainement de rétablir la paix, et le lecteur d'aujourd'hui
ne peut que remarquer la sévère condamnation de la lutte des classes qu'il
prononça sans appel (10). Mais il était bien conscient du fait que la paix
s'édifie sur le fondement de la justice : l'encyclique avait précisément
pour contenu essentiel de proclamer les conditions fondamentales de la justice
dans la conjoncture économique et sociale de l'époque.
Léon XIII, à la suite de
ses prédécesseurs, établissait de la sorte un modèle permanent pour l'Eglise.
Celle-ci, en effet, a une parole à dire face à des situations humaines
déterminées, individuelles et communautaires, nationales et internationales,
pour lesquelles elle énonce une véritable doctrine, un corpus qui lui
permet d'analyser les réalités sociales, comme aussi de se prononcer sur elles
et de donner des orientations pour la juste solution des problèmes qu'elles
posent.
Du temps de Léon XIII,
une telle conception des droits et des devoirs de l'Eglise était bien loin
d'être communément admise. En effet, deux tendances prédominaient : l'une,
tournée vers ce monde et vers cette vie, à laquelle la foi devait rester
étrangère ; l'autre, vers un salut purement situé dans l'au-delà, et qui
n'apportait ni lumière ni orientations pour la vie sur terre. En publiant Rerum
novarum, le Pape donnait pour ainsi dire « droit de cité » à l'Eglise dans
les réalités changeantes de la vie publique. Cela devait se préciser davantage
encore par la suite. En effet, l'enseignement et la diffusion de la doctrine
sociale de l'Eglise appartiennent à sa mission d'évangélisation ; c'est une
partie essentielle du message chrétien, car cette doctrine en propose les
conséquences directes dans la vie de la société et elle place le travail
quotidien et la lutte pour la justice dans le cadre du témoignage rendu au
Christ Sauveur. Elle est également une source d'unité et de paix face aux conflits
qui surgissent inévitablement dans le domaine économique et social. Ainsi, il
devient possible de vivre les nouvelles situations sans amoindrir la dignité
transcendante de la personne humaine ni en soi-même ni chez les adversaires, et
de trouver la voie de solutions correctes.
A cent ans de distance,
la valeur d'une telle orientation m'offre l'occasion d'apporter une
contribution à l'élaboration de la « doctrine sociale chrétienne ». La «
nouvelle évangélisation », dont le monde moderne a un urgent besoin et sur
laquelle j'ai insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses éléments
essentiels l'annonce de la doctrine sociale de l'Eglise, apte, aujourd'hui
comme sous Léon XIII, à indiquer le bon chemin pour répondre aux grands défis
du temps présent, dans un contexte de discrédit croissant des idéologies. Comme
à cette époque, il faut répéter qu'il n'existe pas de véritable solution de la
« question sociale » hors de l'Evangile et que, d'autre part, les « choses
nouvelles » peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification
morale qui convient.
6. En se proposant de
faire la lumière sur le conflit survenu entre le capital et le
travail, Léon XIII affirmait les droits fondamentaux des travailleurs. C'est
pourquoi la clé de lecture du texte pontifical est la dignité du
travailleur en tant que tel et, de ce fait, la dignité du travail défini
comme « l'activité humaine ordonnée à la satisfaction des besoins de la vie,
notamment à sa conservation » (12). Le Pape qualifiait le travail de « personnel
», parce que « la force de travail est inhérente à la personne et appartient en
propre à celui qui l'exerce et dont elle est l'apanage » (13). Le travail
appartient ainsi à la vocation de toute personne ; l'homme s'exprime donc et se
réalise dans son activité laborieuse. Le travail possède en même temps une
dimension « sociale », par sa relation étroite tant avec la famille qu'avec le
bien commun, « puisqu'on peut affirmer sans se tromper que le travail des
ouvriers est à l'origine de la richesse des Etats » (14). Tels sont les points
que j'ai repris et développés dans l'encyclique Laborem
exercens (15).
Il existe sans aucun
doute un autre principe important, celui du droit à la « propriété privée ». La
longueur du développement que lui consacre l'encyclique révèle à elle seule
l'importance qui lui revient. Le Pape est bien conscient du fait que la
propriété privée n'est pas une valeur absolue et il ne manque pas de proclamer
les principes complémentaires indispensables, tels que celui de la destination
universelle des biens de la terre (17).
Par ailleurs, s'il est
vrai que le type de propriété privée qu'il considère au premier chef est celui
de la propriété de la terre (18), il n'en demeure pas moins qu'aujourd'hui
conservent leur valeur les raisons avancées pour protéger la propriété privée,
c'est-à-dire pour affirmer le droit de posséder ce qui est nécessaire au
développement personnel et à celui de sa famille, quelle que soit la forme
effective prise par ce droit. Il faut l'affirmer une nouvelle fois devant les
changements, dont nous sommes les témoins, survenus dans les systèmes où
régnait le principe de la propriété collective des moyens de production, mais
également devant les situations toujours plus nombreuses de pauvreté ou, plus
exactement, devant les négations de la propriété privée, qui se présentent dans
beaucoup de régions du monde, y compris celles où prédominent les systèmes qui
reposent sur l'affirmation du droit à la propriété privée. A la suite de ces
changements et de la persistance de la pauvreté, une analyse plus profonde du
problème s'avère nécessaire, ce qui sera fait plus loin.
7. En relation étroite
avec le droit de propriété, l'encyclique de Léon XIII affirme également d'autres
droits, en disant qu'ils sont inhérents à la personne humaine et inaliénables.
Au rang de ces droits, le « droit naturel de l'homme » à former des
associations privées occupe une place de premier plan par l'ampleur du
développement que lui consacre le Pape et l'importance qu'il lui attribue ; il
s'agit avant tout du droit à créer des associations professionnelles de
chefs d'entreprise et d'ouvriers ou simplement d'ouvriers (19). On saisit ici
le motif pour lequel l'Eglise défend et approuve la création de ce qu'on
appelle couramment des syndicats, non certes par préjugé idéologique ni pour
céder à une mentalité de classe, mais parce que s'associer est un droit naturel
de l'être humain et, par conséquent, un droit antérieur à sa reconnaissance par
la société politique. En effet, « il n'est pas au pouvoir de l'Etat d'interdire
leur existence », car « l'Etat est fait pour protéger et non pour détruire le
droit naturel. En interdisant de telles associations, il s'attaquerait lui-même
» (20).
Avec ce droit que le Pape
— il est juste de le souligner — reconnaît explicitement aux ouvriers, ou, pour
reprendre ses termes, aux « prolétaires », sont affirmés de manière tout aussi
claire les droits à la « limitation des heures de travail », au repos légitime
et à une différence de traitement pour les enfants et les femmes (21) en ce qui
concerne la forme et la durée du travail.
Si l'on se souvient de ce
que nous apprend l'histoire au sujet des pratiques admises, ou du moins pas
interdites par la loi, dans le domaine des contrats, qui étaient passés sans
aucune garantie d'horaires ni de conditions d'hygiène dans le travail, sans
respect non plus pour l'âge ou le sexe des candidats à l'emploi, on comprend
bien la sévérité des paroles du Pape. « Il n'est ni juste ni humain,
écrivait-il, d'exiger de l'homme un travail tel qu'il s'abrutisse l'esprit et
s'affaiblisse le corps par suite d'une fatigue excessive ». Et, de manière plus
précise, en se référant au contrat, qui a pour objectif de faire entrer en vigueur
de telles « relations de travail », il affirme : « Dans toute convention passée
entre patrons et ouvriers, figure la condition expresse ou tacite » que l'on
ménagera un temps de repos convenable, en proportion des « forces dépensées
dans le travail » ; puis il conclut : « Un pacte contraire serait immoral »
(22).
8. Immédiatement après,
le Pape énonce un autre droit du travailleur en tant que personne. Il
s'agit du droit à un « juste salaire », droit qui ne peut être laissé « au
libre consentement des parties, de telle sorte que l'employeur, après avoir
payé le salaire convenu, aurait rempli ses engagements et ne semblerait rien
devoir d'autre » (23). L'Etat — disait-on à cette époque — n'a pas le pouvoir
d'intervenir dans la détermination de ces contrats, sinon pour veiller à
l'accomplissement de ce qui a été expressément convenu. Une telle conception
des rapports entre patrons et ouvriers, purement pragmatique et inspirée par un
individualisme strict, est sévèrement critiquée dans l'encyclique comme
contraire à la double nature du travail en tant que fait personnel et
nécessaire. En effet, si le travail, en tant que personnel, fait partie
des capacités et des forces dont chacun a la libre disposition, il est, en
tant que nécessaire, régi par le grave devoir pour chacun de « se garder en vie
» ; « de ce devoir, conclut le Pape, découle nécessairement le droit de se
procurer ce qui sert à la subsistance, que les pauvres ne se procurent que
moyennant le salaire de leur travail » (24).
Le salaire doit suffire à
faire vivre l'ouvrier et sa famille. Si le travailleur, « contraint par la
nécessité ou poussé par la crainte d'un mal plus grand, accepte des conditions
très dures, que d'ailleurs il ne peut refuser parce qu'elles lui sont imposées
par le patron ou par celui qui fait l'offre du travail, il subit une violence
contre laquelle la justice proteste » (25).
Dieu veuille que ces
phrases, écrites tandis que progressait ce qu'on a appelé le « capitalisme
sauvage », ne soient pas à reprendre et à répéter aujourd'hui avec la même
sévérité ! Malheureusement, aujourd'hui encore, on trouve des cas de contrats
passés entre patrons et ouvriers qui ignorent la justice la plus élémentaire en
matière de travail des mineurs ou des femmes, pour les horaires de travail, les
conditions d'hygiène dans les locaux et la juste rétribution. Cela arrive
malgré les Déclarations et les Conventions internationales qui
en traitent (26), et même les lois des divers Etats. Le Pape
assignait à l'« autorité publique » le « strict devoir » de prendre grand soin
du bien-être des travailleurs, parce qu'en ne le faisant pas, on offensait la
justice, et il n'hésitait pas à parler de « justice distributive » (27).
9. A ces droits, Léon
XIII en ajoute un autre, toujours à propos de la condition ouvrière, que
je désire rappeler, étant donné son importance : le droit d'accomplir librement
ses devoirs religieux. Le Pape le proclame clairement dans le contexte des
autres droits et devoirs des ouvriers, malgré le climat général où, déjà de son
temps, on considérait que certaines questions appartenaient exclusivement au
domaine de la vie privée. Il affirme la nécessité du repos dominical, afin de
rappeler à l'homme la pensée des biens célestes et du culte que l'on doit à la
majesté divine (28). De ce droit, qui s'enracine dans un commandement
fondamental, personne ne peut priver l'homme : « Il n'est permis à personne de
violer impunément cette dignité de l'homme que Dieu lui-même traite avec un
grand respect ». Par conséquent, l'Etat doit assurer à l'ouvrier l'exercice de
cette liberté (29).
On ne se tromperait pas
en voyant en germe, dans cette affirmation claire, le principe du droit à la
liberté religieuse, qui est devenu depuis lors l'objet de nombreuses Déclarations et Conventions
internationales solennelles (30), sans oublier la célèbre Déclaration
conciliaire et mes enseignements fréquents (31). Sur ce point, nous devons
nous demander si les dispositions légales en vigueur et les pratiques des
sociétés industrialisées permettent aujourd'hui d'assurer effectivement
l'exercice de ce droit élémentaire au repos dominical.
10. Une autre donnée
importante, riche d'enseignements pour notre époque, est la conception des
rapports de l'Etat avec les citoyens. Rerum
novarum critique les deux systèmes sociaux et économiques, le
socialisme et le libéralisme. Elle consacre au premier la partie initiale qui
réaffirme le droit à la propriété privée. Au contraire, il n'y a pas de section
spécialement consacrée au second système, mais — et ceci mérite que l'on y
porte attention — les critiques à son égard apparaissent lorsqu'est traité le
thème des devoirs de l'Etat (32). L'Etat ne peut se borner à « veiller sur une partie
de ses citoyens », celle qui est riche et prospère, et il ne peut « négliger
l'autre », qui représente sans aucun doute la grande majorité du corps social.
Sinon il est porté atteinte à la justice qui veut que l'on rende à chacun ce
qui lui appartient. « Toutefois, dans la protection des droits privés, il doit
se préoccuper d'une manière spéciale des petits et des pauvres. La classe
riche, qui est forte de par ses biens, a moins besoin de la protection publique
; la classe pauvre, sans richesse pour la mettre à l'abri, compte surtout sur
la protection de l'Etat. L'Etat doit donc entourer de soins et d'une
sollicitude toute particulière les travailleurs qui appartiennent à la foule
des déshérités » (33).
Ces passages gardent leur
valeur aujourd'hui, surtout face aux nouvelles formes de pauvreté qui existent
dans le monde, d'autant que des affirmations si importantes ne dépendent
nullement d'une conception déterminée de l'Etat ni d'une théorie politique
particulière. Le Pape reprend un principe élémentaire de toute saine
organisation politique : dans une société, plus les individus sont vulnérables,
plus ils ont besoin de l'intérêt et de l'attention que leur portent les autres,
et, en particulier, de l'intervention des pouvoirs publics.
Ainsi, le principe de
solidarité, comme on dit aujourd'hui, dont j'ai rappelé, dans
l'encyclique Sollicitudo
rei socialis (34), la valeur dans l'ordre interne de chaque nation
comme dans l'ordre international, apparaît comme l'un des principes
fondamentaux de la conception chrétienne de l'organisation politique et
sociale. Il a été énoncé à plusieurs reprises par Léon XIII sous le nom d'«
amitié » que nous trouvons déjà dans la philosophie grecque. Pie XI le désigna
par le terme non moins significatif de « charité sociale », tandis que Paul VI,
élargissant le concept en fonction des multiples dimensions modernes de la
question sociale, parlait de « civilisation de l'amour » (35).
11. En relisant
l'encyclique à la lumière de la situation contemporaine, on peut se rendre
compte de la sollicitude et de l'action incessantes de l'Eglise en
faveur des catégories de personnes qui sont objet de prédilection de la part du
Seigneur Jésus. Le contenu du texte est un excellent témoignage de la
continuité, dans l'Eglise, de ce qu'on appelle l'« option préférentielle pour
les pauvres », option définie comme une « forme spéciale de priorité dans la
pratique de la charité chrétienne » (36). L'encyclique sur la « question
ouvrière » est donc une encyclique sur les pauvres et sur la terrible condition
à laquelle le processus d'industrialisation nouveau et souvent violent avait
réduit de très nombreuses personnes. Aujourd'hui encore, dans une grande partie
du monde, de tels processus de transformation économique, sociale et politique
produisent les mêmes fléaux.
Si Léon XIII en appelle à
l'Etat pour remédier selon la justice à la condition des pauvres, il le fait
aussi parce qu'il reconnaît, à juste titre, que l'Etat a le devoir de veiller
au bien commun et de pourvoir à ce que chaque secteur de la vie sociale, sans
exclure celui de l'économie, contribue à le promouvoir, tout en respectant la
juste autonomie de chacun d'entre eux. Toutefois, il ne faudrait pas en
conclure que, pour le Pape Léon XIII, la solution de la question sociale
devrait dans tous les cas venir de l'Etat. Au contraire, il insiste à plusieurs
reprises sur les nécessaires limites de l'intervention de l'Etat et sur sa
nature de simple instrument, puisque l'individu, la famille et la société lui
sont antérieurs et que l'Etat existe pour protéger leurs droits respectifs sans
jamais les opprimer (37).
L'actualité de ces
réflexions n'échappe à personne. Il conviendra de reprendre plus loin ce thème
important des limites inhérentes à la nature de l'Etat. Les points soulignés,
qui ne sont pas les seuls abordés par l'encyclique, se situent dans la
continuité de l'enseignement social de l'Eglise, et sont éclairés par une saine
conception de la propriété privée, du travail, du développement économique, de
la nature de l'Etat et, avant tout, de l'homme lui-même. D'autres thèmes seront
mentionnés par la suite quand on examinera certains aspects de la réalité
contemporaine, mais dès maintenant, il convient de garder présent à l'esprit
que ce qui sert de trame et, d'une certaine manière, de guide à l'encyclique et
à toute la doctrine sociale de l'Eglise, c'est la juste conception de la
personne humaine, de sa valeur unique, dans la mesure où « l'homme est sur
la terre la seule créature que Dieu ait voulue pour elle-même » (38). Dans
l'homme, il a sculpté son image, à sa ressemblance (cf. Gn 1, 26), en lui
donnant une dignité incomparable, sur laquelle l'encyclique insiste à plusieurs
reprises. En effet, au-delà des droits que l'homme acquiert par son travail, il
existe des droits qui ne sont corrélatifs à aucune de ses activités mais
dérivent de sa dignité essentielle de personne.
II. VERS LES "CHOSES
NOUVELLES" D'AUJOURD'HUI
12. L'anniversaire
de Rerum
novarum ne serait pas célébré comme il convient si l'on ne regardait
pas également la situation actuelle. Déjà, par son contenu, l'encyclique se
prête à une telle réflexion ; en effet, le cadre historique et les prévisions
qui y sont tracées se révèlent d'une exactitude surprenante, à la lumière de
tous les événements ultérieurs.
Les faits des derniers
mois de l'année 1989 et du début de 1990 en ont été une confirmation
singulière. Ils ne s'expliquent, de même que les transformations radicales qui
s'en sont suivies, qu'en fonction des situations antérieures qui avaient
cristallisé ou institutionnalisé, dans une certaine mesure, les prévisions de
Léon XIII et les signes toujours plus inquiétants perçus par ses successeurs.
En effet, le Pape Léon XIII prévoyait les conséquences négatives — sous tous
les aspects : politique, social et économique — d'une organisation de la
société telle que la proposait le « socialisme », qui en était alors au stade
d'une philosophie sociale et d'un mouvement plus ou moins structuré. On
pourrait s'étonner de ce que le Pape parte du « socialisme » pour faire la
critique des solutions qu'on donnait de la « question ouvrière », alors que le
socialisme ne se présentait pas encore, comme cela se produisit ensuite, sous
la forme d'un Etat fort et puissant, avec toutes les ressources à sa
disposition. Toutefois, il mesura bien le danger que représentait pour les
masses la présentation séduisante d'une solution aussi simple que radicale de
la « question ouvrière » d'alors. Cela est plus vrai encore si l'on considère
l'effroyable condition d'injustice à laquelle étaient réduites les masses
prolétariennes dans les nations récemment industrialisées.
Il faut ici souligner
deux choses: d'une part, la grande lucidité avec laquelle est perçue, dans toute
sa rigueur, la condition réelle des prolétaires, hommes, femmes et enfants;
d'autre part, la clarté non moins grande avec laquelle est saisi ce qu'il y a
de mauvais dans une solution qui, sous l'apparence d'un renversement des
situations des pauvres et des riches, portait en réalité préjudice à ceux-là
mêmes qu'on se promettait d'aider. Le remède se serait ainsi révélé pire que le
mal. En caractérisant la nature du socialisme de son époque, qui supprimait la
propriété privée, Léon XIII allait au coeur du problème.
Ses paroles méritent
d'être relues avec attention: « Les socialistes, pour guérir ce mal [l'injuste
distribution des richesses et la misère des prolétaires], poussent les pauvres
à être jaloux de ceux qui possèdent. Ils prétendent que toute propriété de
biens privés doit être supprimée, que les biens de chacun doivent être communs
à tous... Mais pareille théorie, loin d'être capable de mettre fin au conflit,
ferait tort à l'ouvrier si elle était appliquée. D'ailleurs, elle est
souverainement injuste, parce qu'elle fait violence aux propriétaires
légitimes, dénature les fonctions de l'Etat et bouleverse de fond en comble
l'édifice social » (39). On ne saurait pas mieux indiquer les maux entraînés
par l'instauration de ce type de socialisme comme système d'Etat, qui prendrait
le nom de « socialisme réel ».
13. Approfondissant
maintenant la réflexion et aussi en référence à tout ce qui a été dit dans les
encycliques Laborem
exercens et Sollicitudo
rei socialis, il faut ajouter que l'erreur fondamentale du « socialisme »
est de caractère anthropologique. En effet, il considère l'individu comme un
simple élément, une molécule de l'organisme social, de sorte que le bien de
chacun est tout entier subordonné au fonctionnement du mécanisme économique et
social, tandis que, par ailleurs, il estime que ce même bien de l'individu peut
être atteint hors de tout choix autonome de sa part, hors de sa seule et
exclusive décision responsable devant le bien ou le mal. L'homme est ainsi
réduit à un ensemble de relations sociales, et c'est alors que disparaît le
concept de personne comme sujet autonome de décision morale qui construit
l'ordre social par cette décision. De cette conception erronée de la personne
découlent la déformation du droit qui définit la sphère d'exercice de la
liberté, ainsi que le refus de la propriété privée. En effet, l'homme dépossédé
de ce qu'il pourrait dire « sien » et de la possibilité de gagner sa vie par
ses initiatives en vient à dépendre de la machine sociale et de ceux qui la
contrôlent ; cela lui rend beaucoup plus difficile la reconnaissance de sa
propre dignité de personne et entrave la progression vers la constitution d'une
authentique communauté humaine.
Au contraire, de la
conception chrétienne de la personne résulte nécessairement une vision juste de
la société. Selon Rerum
novarum et toute la doctrine sociale de l'Eglise, le caractère social
de l'homme ne s'épuise pas dans l'Etat, mais il se réalise dans divers groupes
intermédiaires, de la famille aux groupes économiques, sociaux, politiques et
culturels qui, découlant de la même nature humaine, ont — toujours à
l'intérieur du bien commun — leur autonomie propre. C'est ce que j'ai appelé la
« personnalité » de la société qui, avec la personnalité de l'individu, a été
éliminée par le « socialisme réel » (40).
Si on se demande ensuite
d'où naît cette conception erronée de la nature de la personne humaine et de la
personnalité de la société, il faut répondre que la première cause en est
l'athéisme. C'est par sa réponse à l'appel de Dieu contenu dans l'être des
choses que l'homme prend conscience de sa dignité transcendante. Tout homme
doit donner cette réponse, car en elle il atteint le sommet de son humanité, et
aucun mécanisme social ou sujet collectif ne peut se substituer à lui. La
négation de Dieu prive la personne de ses racines et, en conséquence, incite à
réorganiser l'ordre social sans tenir compte de la dignité et de la
responsabilité de la personne.
L'athéisme dont on parle
est, du reste, étroitement lié au rationalisme de la philosophie des lumières,
qui conçoit la réalité humaine et sociale d'une manière mécaniste. On nie ainsi
l'intuition ultime de la vraie grandeur de l'homme, sa transcendance par
rapport au monde des choses, la contradiction qu'il ressent dans son coeur
entre le désir d'une plénitude de bien et son impuissance à l'obtenir et,
surtout, le besoin de salut qui en dérive.
14. C'est de cette même
racine de l'athéisme que découle le choix des moyens d'action propre au socialisme
condamné dans Rerum
novarum. Il s'agit de la lutte des classes. Le Pape, bien entendu, n'entend
pas condamner tout conflit social sous quelque forme que ce soit : l'Eglise
sait bien que les conflits d'intérêts entre divers groupes sociaux surgissent
inévitablement dans l'histoire et que le chrétien doit souvent prendre position
à leur sujet avec décision et cohérence. L'encyclique Laborem
exercens, du reste, a reconnu clairement le rôle positif du conflit quand
il prend l'aspect d'une « lutte pour la justice sociale » (41) ; et déjà
dans Quadragesimo anno on lit : « La lutte des classes, en effet,
quand on s'abstient d'actes de violence et de haine réciproque, se transforme
peu à peu en une honnête discussion, fondée sur la recherche de la justice »
(42).
Ce qui est condamné dans
la lutte des classes, c'est plutôt l'idée d'un conflit dans lequel
n'interviennent pas de considérations de caractère éthique ou juridique, qui se
refuse à respecter la dignité de la personne chez autrui (et, par voie de
conséquence, en soi- même), qui exclut pour cela un accommodement raisonnable
et recherche non pas le bien général de la société, mais plutôt un intérêt de
parti qui se substitue au bien commun et veut détruire ce qui s'oppose à lui.
Il s'agit, en un mot, de la reprise — dans le domaine du conflit interne entre
groupes sociaux — de la doctrine de la « guerre totale » que le militarisme et
l'impérialisme de l'époque faisaient prévaloir dans le domaine des rapports
internationaux. Cette doctrine substituait à la recherche du juste équilibre
entre les intérêts des diverses nations celle de la prédominance absolue de son
propre parti moyennant la destruction de la capacité de résistance du parti
adverse, effectuée par tous les moyens, y compris le mensonge, la terreur à
l'encontre des populations civiles et les armes d'extermination (qui étaient en
élaboration précisément durant ces années-là). La lutte des classes au sens
marxiste et le militarisme ont donc la même racine : l'athéisme, et le mépris
de la personne humaine qui fait prévaloir le principe de la force sur celui de
la raison et du droit.
15. Rerum
novarum s'oppose — comme on l'a dit — à l'étatisation des instruments
de production, qui réduirait chaque citoyen à n'être qu'une pièce dans la
machine de l'Etat. Elle critique aussi résolument la conception de l'Etat qui
laisse le domaine de l'économie totalement en dehors de son champ d'intérêt et
d'action. Certes, il existe une sphère légitime d'autonomie pour les activités
économiques, dans laquelle l'Etat ne doit pas entrer. Cependant, il a le devoir
de déterminer le cadre juridique à l'intérieur duquel se déploient les rapports
économiques et de sauvegarder ainsi les conditions premières d'une économie
libre, qui présuppose une certaine égalité entre les parties, d'une manière
telle que l'une d'elles ne soit pas par rapport à l'autre puissante au point de
la réduire pratiquement en esclavage (43).
A ce sujet, Rerum
novarum montre la voie des justes réformes susceptibles de redonner au
travail sa dignité d'activité libre de l'homme. Ces réformes supposent que la
société et l'Etat prennent leurs responsabilités surtout pour défendre le
travailleur contre le cauchemar du chômage. Cela s'est réalisé historiquement
de deux manières convergentes : soit par des politiques économiques destinées à
assurer une croissance équilibrée et une situation de plein emploi ; soit par
les assurances contre le chômage et par des politiques de recyclage
professionnel appropriées pour faciliter le passage des travailleurs de secteurs
en crise vers d'autres secteurs en développement.
En outre, la société et
l'Etat doivent assurer des niveaux de salaire proportionnés à la subsistance du
travailleur et de sa famille, ainsi qu'une certaine possibilité d'épargne. Cela
requiert des efforts pour donner aux travailleurs des connaissances et des
aptitudes toujours meilleures et susceptibles de rendre leur travail plus
qualifié et plus productif ; mais cela requiert aussi une surveillance assidue
et des mesures législatives appropriées pour couper court aux honteux
phénomènes d'exploitation, surtout au détriment des travailleurs les plus
démunis, des immigrés ou des marginaux. Dans ce domaine, le rôle des syndicats,
qui négocient le salaire minimum et les conditions de travail, est déterminant.
Enfin, il faut garantir
le respect d'horaires « humains » pour le travail et le repos, ainsi que le
droit d'exprimer sa personnalité sur les lieux de travail, sans être violenté
en aucune manière dans sa conscience ou dans sa dignité. Là encore, il convient
de rappeler le rôle des syndicats, non seulement comme instruments de
négociation mais encore comme « lieux » d'expression de la personnalité : ils
sont utiles au développement d'une authentique culture du travail et ils aident
les travailleurs à participer d'une façon pleinement humaine à la vie de
l'entreprise (44).
L'Etat doit contribuer à
la réalisation de ces objectifs directement et indirectement. Indirectement et
suivant le principe de subsidiarité, en créant les conditions favorables
au libre exercice de l'activité économique, qui conduit à une offre abondante
de possibilités de travail et de sources de richesse. Directement et suivant
le principe de solidarité, en imposant, pour la défense des plus faibles,
certaines limites à l'autonomie des parties qui décident des conditions du
travail, et en assurant dans chaque cas un minimum vital au travailleur sans
emploi (45).
L'encyclique et
l'enseignement social qui la prolonge ont influencé de multiples manières les
dernières années du XIXème siècle et le début du XXème. Cette influence est à
l'origine de nombreuses réformes introduites dans les secteurs de la prévoyance
sociale, des retraites, des assurances contre les maladies, de la prévention des
accidents, tout cela dans le cadre d'un respect plus grand des droits des
travailleurs (46).
16. Les réformes furent
en partie réalisées par les Etats, mais, dans la lutte pour les obtenir, l'action
du Mouvement ouvrier a joué un rôle important. Né d'une réaction de la
conscience morale contre des situations injustes et préjudiciables, il déploya
une vaste activité syndicale et réformiste, qui était loin des brumes de
l'idéologie et plus proche des besoins quotidiens des travailleurs et, dans ce
domaine, ses efforts se joignirent souvent à ceux des chrétiens pour obtenir
l'amélioration des conditions de vie des travailleurs.
Par la suite, ce
mouvement fut dans une certaine mesure dominé précisément par l'idéologie
marxiste contre laquelle se dressait Rerum
novarum.
Ces mêmes réformes furent
aussi le résultat d'un libre processus d'auto-organisation de la société,
avec la mise au point d'instruments efficaces de solidarité, aptes à soutenir
une croissance économique plus respectueuse des valeurs de la personne. Il faut
rappeler ici les multiples activités, avec la contribution notable des
chrétiens, d'où ont résulté la fondation de coopératives de production, de
consommation et de crédit, la promotion de l'instruction populaire et de la
formation professionnelle, l'expérimentation de diverses formes de
participation à la vie de l'entreprise et, en général, de la société.
Si donc, en regardant le
passé, il y a des raisons de remercier Dieu parce que la grande encyclique
n'est pas restée sans résonance dans les coeurs et a poussé à une générosité
active, néanmoins il faut reconnaître que l'annonce prophétique dont elle était
porteuse n'a pas été complètement accueillie par les hommes de l'époque, et
qu'à cause de cela de très grandes catastrophes se sont produites.
17. Quand on lit
l'encyclique en la reliant à tout le riche enseignement du Pape Léon XIII (47),
on voit qu'au fond elle montre les conséquences d'une erreur de très grande
portée sur le terrain économique et social. L'erreur, comme on l'a dit,
consiste en une conception de la liberté humaine qui la soustrait à
l'obéissance à la vérité et donc aussi au devoir de respecter les droits des
autres hommes. Le sens de la liberté se trouve alors dans un amour de soi qui
va jusqu'au mépris de Dieu et du prochain, dans un amour qui conduit à
l'affirmation illimitée de l'intérêt particulier et ne se laisse arrêter par
aucune obligation de justice (48).
Les conséquences extrêmes
de cette erreur sont apparues dans le cycle tragique des guerres qui ont secoué
l'Europe et le monde entre 1914 et 1945. Il s'agit de guerres provoquées par un
militarisme et un nationalisme exacerbés et par les formes de totalitarisme qui
y sont liées, il s'agit de guerres provoquées par la lutte des classes, de
guerres civiles et idéologiques. Sans le poids implacable de haine et de
rancune, accumulées à la suite de tant d'injustices au niveau international et
au niveau interne des Etats, on n'aurait pu connaître des guerres d'une telle
férocité, où de grandes nations engagèrent leurs forces vives, où l'on n'hésita
pas devant la violation des droits les plus sacrés de l'homme et où fut planifiée
et exécutée l'extermination de peuples et de groupes sociaux entiers. Nous nous
souvenons ici en particulier du peuple juif dont le terrible destin est devenu
un symbole de l'aberration à laquelle l'homme peut arriver quand il se tourne
contre Dieu.
Toutefois, la haine et
l'injustice ne s'emparent de nations entières et ne les poussent à l'action que
lorsqu'elles sont légitimées et organisées par des idéologies qui se fondent
plus sur elles que sur la vérité de l'homme (49). Rerum
novarum combattait les idéologies de la haine et a montré les manières
de mettre un terme à la violence et à la rancœur par la justice. Puisse le
souvenir de ces terribles événements guider les actions de tous les hommes et,
en particulier, des gouvernants des peuples de notre temps, alors que d'autres
injustices alimentent de nouvelles haines et que se profilent à l'horizon de
nouvelles idéologies qui exaltent la violence !
18. Certes, depuis 1945
les armes se taisent sur le continent européen ; toutefois, on se rappellera
que la vraie paix n'est jamais le résultat de la victoire militaire, mais
suppose l'élimination des causes de la guerre et l'authentique réconciliation
entre les peuples. Pendant de nombreuses années, par contre, il y a eu en
Europe et dans le monde une situation de non- guerre plus que de paix
authentique. La moitié du continent est tombée sous le pouvoir de la dictature
communiste, tandis que l'autre partie s'organisait pour se défendre contre ce
type de danger. Bien des peuples perdent le pouvoir de disposer d'eux-mêmes,
sont enfermés dans les limites d'un empire oppressif tandis qu'on s'efforce de
détruire leur mémoire historique et les racines séculaires de leur culture. Des
masses énormes d'hommes, à la suite de cette violente partition, sont
contraintes d'abandonner leur terre et déportées de force.
Une course folle aux
armements absorbe les ressources nécessaires au développement des économies
internes et à l'aide aux nations les plus défavorisées. Le progrès scientifique
et technique, qui devrait contribuer au bien-être de l'homme, est transformé en
instrument de guerre. La science et la technique servent à produire des armes
toujours plus perfectionnées et plus destructrices, tandis qu'on demande à une
idéologie, qui est une perversion de la philosophie authentique, de fournir des
justifications doctrinales à la nouvelle guerre. Et la guerre est non seulement
attendue et préparée, mais elle a lieu dans diverses régions du monde et cause
d'énormes effusions de sang. De la logique des blocs, ou des empires, dénoncée
par les documents de l'Eglise et récemment par l'encyclique Sollicitudo
rei socialis (50), il résulte que les controverses et les discordes
qui naissent dans les pays du Tiers-Monde sont systématiquement amplifiées et
exploitées pour créer des difficultés à l'adversaire.
Les groupes extrémistes,
qui cherchent à résoudre ces controverses par les armes, bénéficient facilement
d'appuis politiques et militaires, sont armés et entraînés à la guerre, tandis
que ceux qui s'efforcent de trouver des solutions pacifiques et humaines,
respectant les intérêts légitimes de toutes les parties, restent isolés et sont
souvent victimes de leurs adversaires. La militarisation de nombreux pays du
Tiers-Monde et les luttes fratricides qui les ont tourmentés, la diffusion du
terrorisme et de procédés toujours plus barbares de lutte politico-militaire
trouvent aussi une de leurs principales causes dans la précarité de la paix qui
a suivi la deuxième guerre mondiale. Sur le monde entier, enfin, pèse la menace
d'une guerre atomique, capable de conduire à l'extinction de l'humanité. La
science, utilisée à des fins militaires, met à la disposition de la haine,
amplifiée par les idéologies, l'arme absolue. Mais la guerre peut se terminer
sans vainqueurs ni vaincus dans un suicide de l'humanité, et alors il faut
répudier la logique qui y conduit, c'est-à-dire l'idée que la lutte pour la
destruction de l'adversaire, la contradiction et la guerre même sont des
facteurs de progrès et de marche en avant de l'histoire (51). Si on admet la
nécessité de ce refus, la logique de la « guerre totale » comme celle de la «
lutte des classes » sont nécessairement remises en cause.
19. Mais à la fin de la
deuxième guerre mondiale, un tel processus est encore en train de prendre forme
dans les esprits, et le fait qui retient l'attention est l'extension du
totalitarisme communiste sur plus de la moitié de l'Europe et sur une partie du
monde. La guerre, qui aurait dû rétablir la liberté et restaurer le droit des
gens, se conclut sans avoir atteint ces buts, mais au contraire d'une manière
qui les contredit ouvertement pour beaucoup de peuples, spécialement ceux qui
avaient le plus souffert. On peut dire que la situation qui s'est créée a
provoqué des réactions différentes.
Dans quelques pays et à
certains points de vue, on assiste à un effort positif pour reconstruire, après
les destructions de la guerre, une société démocratique inspirée par la justice
sociale, qui prive le communisme du potentiel révolutionnaire représenté par
les masses humaines exploitées et opprimées. Ces tentatives cherchent en général
à maintenir les mécanismes du marché libre, en assurant par la stabilité de la
monnaie et la sécurité des rapports sociaux les conditions d'une croissance
économique stable et saine, avec laquelle les hommes pourront par leur travail
construire un avenir meilleur pour eux et pour leurs enfants. En même temps, on
cherche à éviter que les mécanismes du marché soient l'unique point de
référence de la vie sociale et on veut les assujettir à un contrôle public qui
s'inspire du principe de la destination commune des biens de la terre. Une
certaine abondance des offres d'emploi, un système solide de sécurité sociale
et de préparation professionnelle, la liberté d'association et l'action
vigoureuse des syndicats, la protection sociale en cas de chômage, les instruments
de participation démocratique à la vie sociale, tout cela, dans un tel
contexte, devrait soustraire le travail à la condition de « marchandise » et
garantir la possibilité de l'accomplir dignement.
En second lieu, d'autres
forces sociales et d'autres écoles de pensée s'opposent au marxisme par la
construction de systèmes de « sécurité nationale » qui visent à contrôler d'une
façon capillaire toute la société pour rendre impossible l'infiltration marxiste.
En exaltant et en augmentant le pouvoir de l'Etat, ces systèmes entendent
préserver leurs peuples du communisme ; mais, ce faisant, ils courent le risque
grave de détruire la liberté et les valeurs de la personne au nom desquelles il
faut s'y opposer.
Enfin, une autre forme
pratique de réponse est représentée par la société du bien-être, ou société de
consommation. Celle-ci tend à l'emporter sur le marxisme sur le terrain du pur
matérialisme, montrant qu'une société de libre marché peut obtenir une satisfaction
des besoins matériels de l'homme plus complète que celle qu'assure le
communisme, tout en excluant également les valeurs spirituelles. En réalité,
s'il est vrai, d'une part, que ce modèle social montre l'incapacité du marxisme
à construire une société nouvelle et meilleure, d'un autre côté, en refusant à
la morale, au droit, à la culture et à la religion leur réalité propre et leur
valeur, il le rejoint en réduisant totalement l'homme à la sphère économique et
à la satisfaction des besoins matériels.
20. Dans la même période
se déroule un impressionnant processus de « décolonisation », dans lequel de
nombreux pays acquièrent ou reconquièrent leur indépendance et le droit à
disposer librement d'eux-mêmes. Cependant, avec la reconquête formelle de leur
souveraineté d'Etat, ces pays se trouvent souvent juste au début du chemin dans
la construction d'une authentique indépendance. En fait, des secteurs décisifs
de l'économie demeurent encore entre les mains de grandes entreprises
étrangères, qui n'acceptent pas de se lier durablement au développement du pays
qui leur donne l'hospitalité, et la vie politique elle-même est contrôlée par
des forces étrangères, tandis qu'à l'intérieur des frontières de l'Etat
cohabitent des groupes ethniques, non encore complètement intégrés dans une
authentique communauté nationale. En outre, il manque un groupe de
fonctionnaires compétents, capables d'administrer d'une façon honnête et juste
l'appareil de l'Etat, ainsi que des cadres pour une gestion efficace et responsable
de l'économie.
Etant donné cette
situation, il semble à beaucoup que le marxisme peut offrir comme un raccourci
pour l'édification de la nation et de l'Etat, et c'est pour cette raison que
voient le jour diverses variantes du socialisme avec un caractère national
spécifique. Elles se mêlent ainsi aux nombreuses idéologies qui se constituent
différemment suivant les cas : exigences légitimes de salut national, formes de
nationalisme et aussi de militarisme, principes tirés d'antiques sagesses
populaires, parfois accordés avec la doctrine sociale chrétienne, et les
concepts du marxisme-léninisme.
21. Il faut rappeler
enfin qu'après la deuxième guerre mondiale et aussi en réaction contre ses
horreurs, s'est répandu un sentiment plus vif des droits de l'homme, qui a
trouvé une reconnaissance dans divers Documents internationaux (52)
et, pourrait-on dire, dans l'élaboration d'un nouveau « droit des gens » à
laquelle le Saint-Siège a apporté constamment sa contribution. Le pivot de
cette évolution a été l'Organisation des Nations unies. Non seulement la
conscience du droit des individus s'est développée, mais aussi celle des droits
des nations, tandis qu'on saisit mieux la nécessité d'agir pour porter remède
aux graves déséquilibres entre les différentes aires géographiques du monde,
qui, en un sens, ont déplacé le centre de la question sociale du cadre national
au niveau international (53).
En prenant acte de cette
évolution avec satisfaction, on ne peut cependant passer sous silence le fait
que le bilan d'ensemble des diverses politiques d'aide au développement n'est
pas toujours positif. Aux Nations unies, en outre, on n'a pas réussi jusqu'à
maintenant à élaborer des procédés efficaces, autres que la guerre, pour la
solution des conflits internationaux, et cela semble être le problème le plus
urgent que la communauté internationale ait encore à résoudre.
III. L'ANNÉE 1989
22. C'est à partir de la
situation mondiale qui vient d'être décrite, et qui a déjà été largement
exposée dans l'encyclique Sollicitudo
rei socialis, que l'on comprend la portée inattendue et prometteuse des
événements de ces dernières années. Leur point culminant, sans aucun doute, ce
sont les événements survenus en 1989 dans les pays de l'Europe centrale et
orientale, mais ils couvrent une période et un espace géographique plus larges.
Au cours des années 1980, on voit s'écrouler progressivement dans plusieurs
pays d'Amérique latine, et aussi d'Afrique et d'Asie, certains régimes de
dictature et d'oppression. Dans d'autres cas commence un cheminement, difficile
mais fécond, de transition vers des formes politiques qui laissent plus de
place à la participation et à la justice. L'Eglise a fourni une
contribution importante, et même décisive, par son engagement en faveur de
la défense et de la promotion des droits de l'homme : dans des milieux
fortement imprégnés d'idéologie, où les prises de position radicales
obscurcissaient le sens commun de la dignité humaine, l'Eglise a affirmé avec
simplicité et énergie que tout homme, quelles que soient ses convictions
personnelles, porte en lui l'image de Dieu et mérite donc le respect. La grande
majorité du peuple s'est bien souvent reconnue dans cette affirmation, et cela
a conduit à rechercher des formes de lutte et des solutions politiques plus
respectueuses de la dignité de la personne.
De ce processus
historique sont sorties de nouvelles formes de démocratie qui suscitent
l'espoir d'un changement dans les structures politiques et sociales précaires,
grevées de l'hypothèque d'une douloureuse série d'injustices et de rancœurs,
qui s'ajoutent à une économie désastreuse et à de pénibles conflits sociaux.
Tout en rendant grâce à Dieu, en union avec toute l'Eglise, pour le témoignage,
parfois héroïque, que beaucoup de Pasteurs, de communautés chrétiennes comme de
simples fidèles et d'autres hommes de bonne volonté ont donné en ces
circonstances difficiles, je le prie de soutenir les efforts accomplis par tous
pour bâtir un avenir meilleur. C'est là, en effet, une responsabilité qui
incombe non seulement aux citoyens de ces pays mais à tous les chrétiens et aux
hommes de bonne volonté. Il s'agit de montrer que les problèmes complexes de
ces peuples peuvent être résolus par la méthode du dialogue et de la
solidarité, et non par la lutte pour détruire l'adversaire ou par la guerre.
23. Parmi les nombreux
facteurs de la chute des régimes oppressifs, certains méritent d'être rappelés
d'une façon particulière. Le facteur décisif qui a mis en route les changements
est assurément la violation des droits du travail. On ne saurait oublier que la
crise fondamentale des systèmes qui se prétendent l'expression du gouvernement
et même de la dictature des ouvriers commence par les grands mouvements
survenus en Pologne au nom de la solidarité. Les foules ouvrières elles-mêmes
ôtent sa légitimité à l'idéologie qui prétend parler en leur nom, et elles
retrouvent, elles redécouvrent presque, à partir de l'expérience vécue et
difficile du travail et de l'oppression, des expressions et des principes de la
doctrine sociale de l'Eglise.
Un autre fait mérite
d'être souligné : à peu près partout, on est arrivé à faire tomber un tel «
bloc », un tel empire, par une lutte pacifique, qui a utilisé les seules armes
de la vérité et de la justice. Alors que, selon le marxisme, ce n'est qu'en
poussant à l'extrême les contradictions sociales que l'on pouvait les résoudre
dans un affrontement violent, les luttes qui ont amené l'écroulement du
marxisme persistent avec ténacité à essayer toutes les voies de la négociation,
du dialogue, du témoignage de la vérité, faisant appel à la conscience de
l'adversaire et cherchant à réveiller en lui le sens commun de la dignité
humaine.
Apparemment, l'ordre
européen issu de la deuxième guerre mondiale et consacré par les Accords
de Yalta ne pouvait être ébranlé que par une autre guerre. Et pourtant, il
s'est trouvé dépassé par l'action non violente d'hommes qui, alors qu'ils
avaient toujours refusé de céder au pouvoir de la force, ont su trouver dans
chaque cas la manière efficace de rendre témoignage à la vérité. Cela a désarmé
l'adversaire, car la violence a toujours besoin de se légitimer par le
mensonge, de se donner l'air, même si c'est faux, de défendre un droit ou de
répondre à une menace d'autrui (54). Encore une fois, nous rendons grâce à Dieu
qui a soutenu le cœur des hommes au temps de la difficile épreuve, et nous
prions pour qu'un tel exemple serve en d'autres lieux et en d'autres
circonstances. Puissent les hommes apprendre à lutter sans violence pour la
justice, en renonçant à la lutte des classes dans les controverses internes et
à la guerre dans les controverses internationales !
24. Comme deuxième facteur
de crise, il y a bien certainement l'inefficacité du système économique, qu'il
ne faut pas considérer seulement comme un problème technique mais plutôt comme
une conséquence de la violation des droits humains à l'initiative, à la
propriété et à la liberté dans le domaine économique. Il convient d'ajouter à
cet aspect la dimension culturelle et nationale : il n'est pas possible de
comprendre l'homme en partant exclusivement du domaine de l'économie, il n'est
pas possible de le définir en se fondant uniquement sur son appartenance à une
classe. On comprend l'homme d'une manière plus complète si on le replace dans
son milieu culturel, en considérant sa langue, son histoire, les positions
qu'il adopte devant les événements fondamentaux de l'existence comme la
naissance, l'amour, le travail, la mort. Au centre de toute culture se trouve
l'attitude que l'homme prend devant le mystère le plus grand, le mystère de
Dieu. Au fond, les cultures des diverses nations sont autant de manières
d'aborder la question du sens de l'existence personnelle : quand on élimine
cette question, la culture et la vie morale des nations se désagrègent. C'est
pourquoi la lutte pour la défense du travail s'est liée spontanément à la lutte
pour la culture et pour les droits nationaux.
Mais la cause véritable
de ces nouveautés est le vide spirituel provoqué par l'athéisme qui a laissé
les jeunes générations démunies d'orientations et les a amenées bien souvent,
dans la recherche irrésistible de leur identité et du sens de la vie, à redécouvrir
les racines religieuses de la culture de leurs nations et la personne même du
Christ, comme réponse existentiellement adaptée à la soif de vérité et de vie
qui est au cœur de tout homme. Cette recherche a été encouragée par le
témoignage de ceux qui, dans des circonstances difficiles et au milieu des
persécutions, sont restés fidèles à Dieu. Le marxisme s'était promis d'extirper
du cœur de l'homme la soif de Dieu, mais les résultats ont montré qu'il est
impossible de le faire sans bouleverser le cœur de l'homme.
25. Les événements de
1989 donnent l'exemple du succès remporté par la volonté de négocier et par
l'esprit évangélique face à un adversaire décidé à ne pas se laisser arrêter
par des principes moraux ; ils constituent donc un avertissement pour tous ceux
qui, au nom du réalisme politique, veulent bannir de la politique le droit et
la morale. Certes, la lutte qui a conduit aux changements de 1989 a exigé de la
lucidité, de la modération, des souffrances et des sacrifices ; en un sens,
elle est née de la prière et elle aurait été impensable sans une confiance
illimitée en Dieu, Seigneur de l'histoire, qui tient en main le coeur de
l'homme. C'est en unissant sa souffrance pour la vérité et la liberté à celle
du Christ en Croix que l'homme peut accomplir le miracle de la paix et est
capable de découvrir le sentier souvent étroit entre la lâcheté qui cède au mal
et la violence qui, croyant le combattre, l'aggrave.
On ne peut cependant
ignorer les innombrables conditionnements au milieu desquels la liberté de
l'individu est amenée à agir ; ils affectent, certes, la liberté, mais ils ne
la déterminent pas ; ils rendent son exercice plus ou moins facile, mais ils ne
peuvent la détruire. Non seulement on n'a pas le droit de méconnaître, du point
de vue éthique, la nature de l'homme qui est fait pour la liberté, mais en
pratique ce n'est même pas possible. Là où la société s'organise en réduisant
arbitrairement ou même en supprimant le champ dans lequel s'exerce légitimement
la liberté, il en résulte que la vie sociale se désagrège progressivement et
entre en décadence.
En outre, l'homme, créé
pour la liberté, porte en lui la blessure du péché originel qui l'attire
continuellement vers le mal et fait qu'il a besoin de rédemption. Non seulement
cette doctrine fait partie intégrante de la Révélation chrétienne, mais
elle a une grande valeur herméneutique car elle aide à comprendre la réalité
humaine. L'homme tend vers le bien, mais il est aussi capable de mal ; il peut
transcender son intérêt immédiat et pourtant lui rester lié. L'ordre social
sera d'autant plus ferme qu'il tiendra davantage compte de ce fait et qu'il
n'opposera pas l'intérêt personnel à celui de la société dans son ensemble,
mais qu'il cherchera plutôt comment assurer leur fructueuse coordination. En
effet, là où l'intérêt individuel est supprimé par la violence, il est remplacé
par un système écrasant de contrôle bureaucratique qui tarit les sources de
l'initiative et de la créativité. Quand les hommes croient posséder le secret
d'une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent
aussi pouvoir utiliser tous les moyens, même la violence ou le mensonge, pour
la réaliser. La politique devient alors une « religion séculière » qui croit
bâtir le paradis en ce monde. Mais aucune société politique, qui possède sa
propre autonomie et ses propres lois (55), ne pourra jamais être confondue avec
le Royaume de Dieu. La parabole évangélique du bon grain et de l'ivraie (cf. Mt
13, 24-30. 36-43) enseigne qu'il appartient à Dieu seul de séparer les sujets
du Royaume et les sujets du Malin, et que ce jugement arrivera à la fin des
temps. En prétendant porter dès maintenant le jugement, l'homme se substitue à
Dieu et s'oppose à la patience de Dieu.
Par le sacrifice du
Christ sur la Croix, la victoire du Royaume de Dieu est acquise une fois pour
toutes. Cependant la condition chrétienne comporte la lutte contre les
tentations et les forces du mal. Ce n'est qu'à la fin de l'histoire que le
Seigneur reviendra en gloire pour le jugement final (cf. Mt 25, 31) et
l'instauration des cieux nouveaux et de la terre nouvelle (cf. 2 P 3, 13 ; Ap
21, 1). Mais, tant que dure le temps, le combat du bien et du mal se poursuit
jusque dans le cœur de l'homme.
Ce que l'Ecriture nous
apprend des destinées du Royaume de Dieu n'est pas sans conséquences pour la
vie des sociétés temporelles qui, comme l'indique l'expression, appartiennent
aux réalités du temps, avec ce que cela comporte d'imparfait et de provisoire.
Le Royaume de Dieu, présent dans le monde sans être du monde,
illumine l'ordre de la société humaine, alors que les énergies de la grâce
pénètrent et vivifient cet ordre. Ainsi sont mieux perçues les exigences d'une
société digne de l'homme, les déviations sont redressées, le courage d'œuvrer
pour le bien est conforté. A cette tâche d'animation évangélique des réalités
humaines sont appelés, avec tous les hommes de bonne volonté, les chrétiens, et
tout spécialement les laïcs (56).
26. Les événements de
1989 se sont déroulés principalement dans les pays d'Europe orientale et
centrale. Ils ont toutefois une portée universelle car il en est résulté des
conséquences positives et négatives qui intéressent toute la famille humaine.
Ces conséquences n'ont pas un caractère mécanique ou fatidique, mais sont comme
des occasions offertes à la liberté humaine de collaborer avec le dessein
miséricordieux de Dieu qui agit dans l'histoire.
La première conséquence a
été, dans certains pays, la rencontre entre l'Eglise et le Mouvement
ouvrier né d'une réaction d'ordre éthique et explicitement chrétien,
contre une situation générale d'injustice. Depuis un siècle environ, ce
Mouvement était en partie tombé sous l'hégémonie du marxisme, dans la
conviction que les prolétaires, pour lutter efficacement contre l'oppression,
devaient faire leurs les théories matérialistes et économistes.
Dans la crise du marxisme
resurgissent les formes spontanées de la conscience ouvrière qui exprime une
demande de justice et de reconnaissance de la dignité du travail, conformément
à la doctrine sociale de l'Eglise (57). Le Mouvement ouvrier devient un
mouvement plus général des travailleurs et des hommes de bonne volonté pour la
libération de la personne humaine et pour l'affirmation de ses droits ; il est
répandu aujourd'hui dans de nombreux pays et, loin de s'opposer à l'Eglise
catholique, il se tourne vers elle avec intérêt.
La crise du marxisme
n'élimine pas du monde les situations d'injustice et d'oppression, que le
marxisme lui même exploitait et dont il tirait sa force. A ceux qui,
aujourd'hui, sont à la recherche d'une théorie et d'une pratique nouvelles et
authentiques de libération, l'Eglise offre non seulement sa doctrine sociale
et, d'une façon générale, son enseignement sur la personne, rachetée par le
Christ, mais aussi son engagement et sa contribution pour combattre la
marginalisation et la souffrance.
Dans un passé récent, le
désir sincère d'être du côté des opprimés et de ne pas se couper du cours de
l'histoire a amené bien des croyants à rechercher de diverses manières un
impossible compromis entre le marxisme et le christianisme. Le moment présent
dépasse tout ce qu'il y avait de caduc dans ces tentatives et incite en même
temps à réaffirmer le caractère positif d'une authentique théologie de la
libération intégrale de l'homme (58). Considérés sous cet angle, les événements
de 1989 s'avèrent importants aussi pour les pays du Tiers-Monde, qui cherchent
la voie de leur développement, comme ils l'ont été pour les pays de l'Europe
centrale et orientale.
27. La deuxième
conséquence concerne les peuples de l'Europe. Bien des injustices, aux niveaux
individuel, social, régional et national, ont été commises pendant les années
de domination du communisme et même avant ; bien des haines et des rancœurs ont
été accumulées. Après l'écroulement de la dictature, celles-ci risquent fort
d'exploser avec violence, provoquant de graves conflits et des deuils, si
viennent à manquer la tension morale et la force de rendre consciemment
témoignage à la vérité qui ont animé les efforts du passé. Il faut souhaiter
que la haine et la violence ne triomphent pas dans les cœurs, surtout en ceux
qui luttent pour la justice, et qu'en tous grandisse l'esprit de paix et de
pardon !
Mais il faut que des
démarches concrètes soient effectuées afin de créer ou de consolider des
structures internationales capables d'intervenir, pour l'arbitrage convenable
dans les conflits qui surgissent entre les nations, de telle sorte que chacune
d'entre elles puisse faire valoir ses propres droits et parvenir à un juste
accord et à un compromis pacifique avec les droits des autres. Tout cela est
particulièrement nécessaire pour les nations européennes, intimement unies par
les liens de leur culture commune et de leur histoire millénaire. Un effort
considérable doit être consenti pour la reconstruction morale et économique des
pays qui ont abandonné le communisme. Pendant très longtemps, les relations
économiques les plus élémentaires ont été altérées, et même des vertus
fondamentales dans le secteur économique, comme l'honnêteté, la confiance méritée,
l'ardeur au travail, ont été méprisées. Une patiente reconstruction matérielle
et morale est nécessaire, alors que les peuples épuisés par de longues
privations demandent à leurs gouvernants des résultats tangibles et immédiats
pour leur bien-être, ainsi que la satisfaction de leurs légitimes aspirations.
La chute du marxisme a eu
naturellement des conséquences importantes en ce qui concerne la division de la
terre en mondes fermés l'un à l'autre, opposés dans une concurrence jalouse. La
réalité de l'interdépendance des peuples s'en trouve plus clairement mise en
lumière, et aussi le fait que le travail humain est par nature destiné à unir
les peuples et non à les diviser. La paix et la prospérité, en effet, sont des
biens qui appartiennent à tout le genre humain, de sorte qu'il n'est pas
possible d'en jouir d'une manière honnête et durable si on les a obtenus et
conservés au détriment d'autres peuples et d'autres nations, en violant leurs
droits ou en les excluant des sources du bien-être.
28. Pour certains pays
d'Europe, c'est, en un sens, le véritable après-guerre qui commence. La
restructuration radicale des économies jusque-là collectivisées crée des
problèmes et suppose des sacrifices qui peuvent être comparés à ceux que les
pays de l'ouest du continent ont dû affronter pour leur reconstruction après le
deuxième conflit mondial. Il est juste que, dans les difficultés actuelles, les
pays anciennement communistes soient soutenus par l'effort solidaire des autres
nations: ils doivent, bien évidemment, être les premiers artisans de leur
développement, mais il faut leur donner une possibilité raisonnable de le
mettre en œuvre, et cela ne peut se faire sans l'aide des autres pays.
D'ailleurs, la situation actuelle, marquée par les difficultés et la pénurie,
est la conséquence d'un processus historique dont les pays anciennement
communistes ont souvent été les victimes et non les responsables ; ils se
trouvent donc dans cette situation non pas en raison de choix libres ou
d'erreurs commises, mais parce que de tragiques événements historiques, imposés
par la force, les ont empêchés de poursuivre leur développement économique et
civil.
L'aide des autres pays,
d'Europe spécialement, qui ont eu part à la même histoire et en portent les
responsabilités, répond à une dette de justice. Mais elle répond aussi à
l'intérêt et au bien général de l'Europe, car celle-ci ne pourra pas vivre en
paix si les conflits de diverse nature qui surgissent par suite du passé sont
rendus plus aigus par une situation de désordre économique, d'insatisfaction
spirituelle et de désespoir.
Toutefois, une telle
exigence ne doit pas entraîner une diminution des efforts pour soutenir et
aider les pays du Tiers-Monde, qui connaissent souvent des conditions de
carence et de pauvreté beaucoup plus graves (59). Ce qui est requis, c'est un
effort extraordinaire pour mobiliser les ressources, dont le monde dans son
ensemble n'est pas dépourvu, vers des objectifs de croissance économique et de
développement commun, en redéfinissant les priorités et les échelles des
valeurs selon lesquelles sont décidés les choix économiques et politiques.
D'immenses ressources peuvent être rendues disponibles par le désarmement des
énormes appareils militaires édifiés pour le conflit entre l'Est et l'Ouest.
Elles pourront s'avérer encore plus abondantes si l'on arrive à mettre en place
des procédures fiables — autres que la guerre — pour résoudre les conflits,
puis à propager le principe du contrôle et de la réduction des armements, dans
les pays du Tiers-Monde aussi, en prenant les mesures nécessaires contre leur
commerce (60). Mais il faudra surtout abandonner la mentalité qui considère les
pauvres — personnes et peuples — presque comme un fardeau, comme d'ennuyeux
importuns qui prétendent consommer ce que d'autres ont produit. Les pauvres
revendiquent le droit d'avoir leur part des biens matériels et de mettre à
profit leur capacité de travail afin de créer un monde plus juste et plus
prospère pour tous. Le progrès des pauvres est une grande chance pour la
croissance morale, culturelle et même économique de toute l'humanité.
29. Enfin, le
développement ne doit pas être compris d'une manière exclusivement économique,
mais dans un sens intégralement humain (61). Il ne s'agit pas seulement
d'élever tous les peuples au niveau dont jouissent aujourd'hui les pays les
plus riches, mais de construire, par un travail solidaire, une vie plus digne,
de faire croître réellement la dignité et la créativité de chaque personne, sa
capacité de répondre à sa vocation et donc à l'appel de Dieu. Au faîte du
développement, il y a la mise en oeuvre du droit et du devoir de chercher Dieu,
de le connaître et de vivre selon cette connaissance (62). Dans les régimes
totalitaires et autoritaires, on a poussé à l'extrême le principe de la prépondérance
de la force sur la raison. L'homme a été contraint d'accepter une conception de
la réalité imposée par la force et non acquise par l'effort de sa raison et
l'exercice de sa liberté. Il faut inverser ce principe et reconnaître
intégralement les droits de la conscience humaine, celle-ci n'étant liée
qu'à la vérité naturelle et à la vérité révélée. C'est dans la reconnaissance
de ces droits que se trouve le fondement premier de tout ordre politique
authentiquement libre (63). Il est important de réaffirmer ce principe, pour
divers motifs :
a) parce que les
anciennes formes de totalitarisme et d'autoritarisme ne sont pas encore
complètement anéanties et qu'il existe même un risque qu'elles reprennent
vigueur : cette situation appelle à un effort renouvelé de collaboration et de
solidarité entre tous les pays ;
b) parce que, dans les
pays développés, on fait parfois une propagande excessive pour les valeurs
purement utilitaires, en stimulant les instincts et les tendances à la
jouissance immédiate, ce qui rend difficiles la reconnaissance et le respect de
la hiérarchie des vraies valeurs de l'existence humaine ;
c) parce que, dans
certains pays, apparaissent de nouvelles formes de fondamentalisme religieux
qui, de façon voilée ou même ouvertement, refusent aux citoyens qui ont une foi
différente de celle de la majorité le plein exercice de leurs droits civils ou
religieux, les empêchent de participer au débat culturel, restreignent le droit
qu'a l'Eglise de prêcher l'Evangile et le droit qu'ont les hommes d'accueillir
la parole qu'ils ont entendu prêcher et de se convertir au Christ. Aucun
progrès authentique n'est possible sans respect du droit naturel élémentaire de
connaître la vérité et de vivre selon la vérité. A ce droit se rattache, comme
son exercice et son approfondissement, le droit de découvrir et d'accueillir
librement Jésus-Christ, qui est le vrai bien de l'homme (64).
IV. LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE
ET LA DESTINATION UNIVERSELLE DES BIENS
30. Dans
l'encyclique Rerum
novarum, Léon XIII affirmait avec force, contre le socialisme de son temps,
le caractère naturel du droit à la propriété privée, et il s'appuyait sur
divers arguments (65). Ce droit, fondamental pour l'autonomie et le
développement de la personne, a toujours été défendu par l'Eglise jusqu'à nos
jours. L'Eglise enseigne de même que la propriété des biens n'est pas un droit
absolu mais comporte, dans sa nature même de droit humain, ses propres limites.
Tandis qu'il proclamait
le droit à la propriété privée, le Pape affirmait avec la même clarté que l'«
usage » des biens, laissé à la liberté, est subordonné à leur destination
originelle commune de biens créés et aussi à la volonté de Jésus-Christ, exprimée
dans l'Évangile. Il écrivait en effet : « Les fortunés de ce monde sont avertis
[...] qu'ils doivent trembler devant les menaces inusitées que Jésus profère
contre les riches ; qu'enfin il viendra un jour où ils devront rendre à Dieu,
leur juge, un compte très rigoureux de l'usage qu'ils auront fait de leur
fortune» ; et, citant saint Thomas d'Aquin, il ajoutait : « Mais si l'on
demande en quoi il faut faire consister l'usage des biens, l'Eglise répond sans
hésitation : A ce sujet, l'homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour
privées, mais pour communes », car « au-dessus des jugements de l'homme et de
ses lois, il y a la loi et le jugement de Jésus-Christ » (66).
Les successeurs de Léon
XIII ont repris cette double affirmation : la nécessité et donc la licéité de
la propriété privée, et aussi les limites dont elle est grevée (67). Le Concile
Vatican II a également proposé la doctrine traditionnelle dans des termes qui
méritent d'être cités littéralement : « L'homme, dans l'usage qu'il fait de ses
biens, ne doit jamais tenir les choses qu'il possède légitimement comme
n'appartenant qu'à lui, mais les regarder aussi comme communes, en ce sens
qu'elles puissent profiter non seulement à lui, mais aussi aux autres ». Et un
peu plus loin : « La propriété privée ou un certain pouvoir sur les biens
extérieurs assurent à chacun une zone indispensable d'autonomie personnelle et
familiale ; il faut les regarder comme un prolongement de la liberté humaine.
[...] De par sa nature même, la propriété privée a aussi un caractère social,
fondé dans la loi de commune destination des biens » (68). J'ai repris la même
doctrine d'abord dans le discours d'ouverture de la III Conférence de
l'épiscopat latino-américain à Puebla, puis dans les encycliques Laborem
exercens et, plus récemment, Sollicitudo
rei socialis (69).
31. Lorsqu'on relit dans
le contexte de notre temps cet enseignement sur le droit à la propriété et la
destination commune des biens, on peut se poser la question de l'origine des
biens qui soutiennent la vie de l'homme, qui satisfont à ses besoins et qui
sont l'objet de ses droits.
La première origine de
tout bien est l'acte de Dieu lui-même qui a créé la terre et l'homme, et qui a
donné la terre à l'homme pour qu'il la maîtrise par son travail et jouisse de
ses fruits (cf. Gn 1, 28-29). Dieu a donné la terre à tout le genre humain pour
qu'elle fasse vivre tous ses membres, sans exclure ni privilégier personne.
C'est là l'origine de la destination universelle des biens de la terre. En
raison de sa fécondité même et de ses possibilités de satisfaire les besoins de
l'homme, la terre est le premier don de Dieu pour la subsistance humaine. Or,
elle ne produit pas ses fruits sans une réponse spécifique de l'homme au don de
Dieu, c'est-à-dire sans le travail. Grâce à son travail, l'homme, utilisant son
intelligence et sa liberté, parvient à la dominer et il en fait la demeure qui
lui convient. Il s'approprie ainsi une partie de la terre, celle qu'il s'est
acquise par son travail. C'est là l'origine de la propriété individuelle.
Evidemment, il a aussi la responsabilité de ne pas empêcher que d'autres hommes
disposent de leur part du don de Dieu ; au contraire, il doit collaborer avec
eux pour dominer ensemble toute la terre.
Dans l'histoire, ces deux
facteurs, le travail et la terre, se retrouvent toujours au
principe de toute société humaine ; cependant ils ne se situent pas toujours
dans le même rapport entre eux. Il fut un temps où la fécondité naturelle
de la terre paraissait être, et était effectivement, le facteur principal
de la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte l'aide et le
soutien de cette fécondité. En notre temps, le rôle du travail
humain devient un facteur toujours plus important pour la production des
richesses immatérielles et matérielles ; en outre, il paraît évident que le
travail d'un homme s'imbrique naturellement dans celui d'autres hommes. Plus
que jamais aujourd'hui, travailler, c'est travailler avec les
autres et travailler pour les autres : c'est faire quelque chose
pour quelqu'un. Le travail est d'autant plus fécond et productif que l'homme
est plus capable de connaître les ressources productives de la terre et de
percevoir quels sont les besoins profonds de l'autre pour qui le travail est
fourni.
32. Mais, à notre époque,
il existe une autre forme de propriété et elle a une importance qui n'est pas
inférieure à celle de la terre : c'est la propriété de la connaissance, de
la technique et du savoir. La richesse des pays industrialisés se fonde bien
plus sur ce type de propriété que sur celui des ressources naturelles.
On a fait allusion au
fait que l'homme travaille avec les autres hommes, prenant part à un «
travail social » qui s'étend dans des cercles de plus en plus larges. En règle
générale, celui qui produit un objet le fait, non seulement pour son usage
personnel, mais aussi pour que d'autres puissent s'en servir après avoir payé
le juste prix, convenu d'un commun accord dans une libre négociation. Or, la
capacité de connaître en temps utile les besoins des autres hommes et
l'ensemble des facteurs de production les plus aptes à les satisfaire, c'est
précisément une autre source importante de richesse dans la société moderne. Du
reste, beaucoup de biens ne peuvent être produits de la manière qui convient
par le travail d'un seul individu, mais ils requièrent la collaboration de nombreuses
personnes au même objectif. Organiser un tel effort de production, planifier sa
durée, veiller à ce qu'il corresponde positivement aux besoins à satisfaire en
prenant les risques nécessaires, tout cela constitue aussi une source de
richesses dans la société actuelle. Ainsi devient toujours plus évident et
déterminant le rôle du travail humain maîtrisé et créatif et, comme
part essentielle de ce travail, celui de la capacité d'initiative et
d'entreprise (70).
Il faut considérer avec
une attention favorable ce processus qui met en lumière concrètement un
enseignement sur la personne que le christianisme a constamment affirmé. En
effet, avec la terre, la principale ressource de l'homme, c'est l'homme
lui-même. C'est son intelligence qui lui fait découvrir les capacités
productives de la terre et les multiples manières dont les besoins humains
peuvent être satisfaits. C'est son travail maîtrisé, dans une collaboration
solidaire, qui permet la création de communautés de travail toujours
plus larges et sûres pour accomplir la transformation du milieu naturel et du
milieu humain lui-même. Entrent dans ce processus d'importantes vertus telles
que l'application, l'ardeur au travail, la prudence face aux risques
raisonnables à prendre, la confiance méritée et la fidélité dans les rapports
interpersonnels, l'énergie dans l'exécution de décisions difficiles et
douloureuses mais nécessaires pour le travail commun de l'entreprise et pour
faire face aux éventuels renversements de situations.
L'économie moderne
de l'entreprise comporte des aspects positifs dont la source est la
liberté de la personne qui s'exprime dans le domaine économique comme en
beaucoup d'autres. En effet, l'économie est un secteur parmi les multiples
formes de l'activité humaine, et dans ce secteur, comme en tout autre, le droit
à la liberté existe, de même que le devoir d'en faire un usage responsable.
Mais il importe de noter qu'il y a des différences caractéristiques entre ces
tendances de la société moderne et celles du passé même récent. Si, autrefois,
le facteur décisif de la production était la terre, et si, plus tard,
c'était le capital, compris comme l'ensemble des machines et des
instruments de production, aujourd'hui le facteur décisif est de plus en
plus l'homme lui-même, c'est-à-dire sa capacité de connaissance qui
apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d'organisation solidaire et
sa capacité de saisir et de satisfaire les besoins des autres.
33. On ne peut toutefois
omettre de dénoncer les risques et les problèmes liés à ce type d'évolution. En
effet, de nombreux hommes, et sans doute la grande majorité, ne disposent pas
aujourd'hui des moyens d'entrer, de manière efficace et digne de l'homme, à
l'intérieur d'un système d'entreprise dans lequel le travail occupe une place réellement
centrale. Ils n'ont la possibilité ni d'acquérir les connaissances de base qui
permettent d'exprimer leur créativité et de développer leurs capacités, ni
d'entrer dans le réseau de connaissances et d'intercommunications qui leur
permettraient de voir apprécier et utiliser leurs qualités. En somme, s'ils ne
sont pas exploités, ils sont sérieusement marginalisés ; et le développement
économique se poursuit, pour ainsi dire, au-dessus de leur tête, quand il ne va
pas jusqu'à restreindre le champ déjà étroit de leurs anciennes économies de
subsistance. Incapables de résister à la concurrence de produits obtenus avec
des méthodes nouvelles et répondant aux besoins qu'ils satisfaisaient
antérieurement dans le cadre d'organisations traditionnelles, alléchés par la
splendeur d'une opulence inaccessible pour eux, et en même temps pressés par la
nécessité, ces hommes peuplent les villes du Tiers-Monde où ils sont souvent
déracinés culturellement et où ils se trouvent dans des situations précaires
qui leur font violence, sans possibilité d'intégration. On ne reconnaît pas en
fait leur dignité ni leurs capacités humaines positives, et, parfois, on
cherche à éliminer leur présence du cours de l'histoire en leur imposant
certaines formes de contrôle démographique contraires à la dignité humaine.
Beaucoup d'autres hommes,
bien qu'ils ne soient pas tout à fait marginalisés, vivent dans des conditions
telles que la lutte pour survivre est de prime nécessité, alors que sont encore
en vigueur les pratiques du capitalisme des origines, dans une situation dont
la « cruauté » n'a rien à envier à celle des moments les plus noirs de la
première phase de l'industrialisation. Dans d'autres cas, c'est encore la terre
qui est l'élément central du processus économique, et ceux qui la cultivent,
empêchés de la posséder, sont réduits à des conditions de demi-servitude (71).
Dans ces cas, on peut parler, aujourd'hui comme au temps de Rerum
novarum, d'une exploitation inhumaine. Malgré les changements importants
survenus dans les sociétés les plus avancées, les déficiences humaines du
capitalisme sont loin d'avoir disparu, et la conséquence en est que les choses
matérielles l'emportent sur les hommes ; et plus encore, pour les pauvres,
s'est ajoutée à la pénurie de biens matériels celle du savoir et des
connaissances qui les empêche de sortir de leur état d'humiliante
subordination.
Malheureusement, la
grande majorité des habitants du Tiers-Monde vit encore dans de telles
conditions. Il serait cependant inexact de comprendre le Tiers- Monde dans un
sens uniquement géographique. Dans certaines régions et dans certains secteurs
sociaux de ce « Monde », des processus de développement ont été mis en œuvre,
centrés moins sur la valorisation des ressources matérielles que sur celle des
« ressources humaines ».
Il n'y a pas très
longtemps, on soutenait que le développement supposait, pour les pays les plus
pauvres, qu'ils restent isolés du marché mondial et ne comptent que sur leurs
propres forces. L'expérience de ces dernières années a montré que les pays qui
se sont exclus des échanges généraux de l'activité économique sur le plan
international ont connu la stagnation et la régression, et que le développement
a bénéficié aux pays qui ont réussi à y entrer. Il semble donc que le problème
essentiel soit d'obtenir un accès équitable au marché international, fondé non
sur le principe unilatéral de l'exploitation des ressources naturelles, mais
sur la valorisation des ressources humaines (72).
Mais certains aspects
caractéristiques du Tiers- Monde apparaissent aussi dans les pays développés où
la transformation incessante des modes de production et des types de
consommation dévalorise des connaissances acquises et des compétences
professionnelles confirmées, ce qui exige un effort continu de mise à jour et
de recyclage. Ceux qui ne réussissent pas à suivre le rythme peuvent facilement
être marginalisés, comme le sont, en même temps qu'eux, les personnes âgées,
les jeunes incapables de bien s'insérer dans la vie sociale, ainsi que, d'une
manière générale, les sujets les plus faibles et ce qu'on appelle le Quart-
Monde. Dans ces conditions, la situation de la femme est loin d'être facile.
34. Il semble que, à
l'intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le
marché libre soit l'instrument le plus approprié pour répartir les
ressources et répondre efficacement aux besoins. Toutefois, cela ne vaut que
pour les besoins « solvables», parce que l'on dispose d'un pouvoir d'achat, et
pour les ressources qui sont « vendables », susceptibles d'être payées à un
juste prix. Mais il y a de nombreux besoins humains qui ne peuvent être
satisfaits par le marché. C'est un strict devoir de justice et de vérité de
faire en sorte que les besoins humains fondamentaux ne restent pas insatisfaits
et que ne périssent pas les hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il
faut que ces hommes dans le besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à
entrer dans les réseaux de relations, à développer leurs aptitudes pour mettre
en valeur leurs capacités et leurs ressources personnelles. Avant même la
logique des échanges à parité et des formes de la justice qui les régissent, il
y a un certain dû à l'homme parce qu'il est homme, en raison de son
éminente dignité. Ce dû comporte inséparablement la possibilité de
survivre et celle d'apporter une contribution active au bien commun de
l'humanité.
Les objectifs énoncés
par Rerum
novarum pour éviter de ramener le travail de l'homme et l'homme
lui-même au rang d'une simple marchandise gardent toute leur valeur dans le
contexte du Tiers-Monde, et, dans certains cas, ils restent encore un but à
atteindre : un salaire suffisant pour faire vivre la famille, des assurances
sociales pour la vieillesse et le chômage, une réglementation convenable des
conditions de travail.
35. Tout cela
constitue un champ d'action vaste et fécond pour l'engagement et
les luttes, au nom de la justice, des syndicats et des autres organisations de
travailleurs qui défendent les droits de ces derniers et protègent leur
dignité, alors qu'ils remplissent en même temps une fonction essentielle
d'ordre culturel, en vue de les faire participer de plein droit et
honorablement à la vie de la nation et de les aider à progresser sur la voie de
leur développement.
Dans ce sens, on peut
parler à juste titre de lutte contre un système économique entendu comme
méthode pour assurer la primauté absolue du capital, de la propriété des
instruments de production et de la terre sur la liberté et la dignité du
travail de l'homme (73). En luttant contre ce système, on ne peut lui opposer,
comme modèle de substitution, le système socialiste, qui se trouve être en fait
un capitalisme d'Etat, mais on peut opposer une société du travail libre,
de l'entreprise et de la participation. Elle ne s'oppose pas au marché, mais
demande qu'il soit dûment contrôlé par les forces sociales et par l'Etat, de
manière à garantir la satisfaction des besoins fondamentaux de toute la
société.
L'Eglise
reconnaît le rôle pertinent du profit comme indicateur du bon
fonctionnement de l'entreprise. Quand une entreprise génère du profit, cela
signifie que les facteurs productifs ont été dûment utilisés et les besoins
humains correspondants convenablement satisfaits. Cependant, le profit n'est
pas le seul indicateur de l'état de l'entreprise. Il peut arriver que les
comptes économiques soient satisfaisants et qu'en même temps les hommes qui
constituent le patrimoine le plus précieux de l'entreprise soient humiliés et
offensés dans leur dignité. Non seulement cela est moralement inadmissible,
mais cela ne peut pas ne pas entraîner par la suite des conséquences négatives
même pour l'efficacité économique de l'entreprise. En effet, le but de
l'entreprise n'est pas uniquement la production du profit, mais l'existence
même de l'entreprise comme communauté de personnes qui, de
différentes manières, recherchent la satisfaction de leurs besoins fondamentaux
et qui constituent un groupe particulier au service de la société tout entière.
Le profit est un régulateur dans la vie de l'établissement mais il n'en est pas
le seul ; il faut y ajouter la prise en compte d'autres facteurs humains
et moraux qui, à long terme, sont au moins aussi essentiels pour la vie de
l'entreprise.
On a vu que l'on ne peut
accepter l'affirmation selon laquelle la défaite du « socialisme réel », comme
on l'appelle, fait place au seul modèle capitaliste d'organisation économique.
Il faut rompre les barrières et les monopoles qui maintiennent de nombreux
peuples en marge du développement, assurer à tous les individus et à toutes les
nations les conditions élémentaires qui permettent de participer au
développement. Cet objectif requiert des efforts concertés et responsables de
la part de toute la communauté internationale. Il convient que les pays les
plus puissants sachent donner aux plus pauvres des possibilités d'insertion
dans la vie internationale et que les pays les plus démunis sachent saisir ces
possibilités, en consentant les efforts et les sacrifices nécessaires, en
assurant la stabilité de leur organisation politique et de leur économie, la
sûreté dans leurs perspectives d'avenir, l'augmentation du niveau des
compétences de leurs travailleurs, la formation de dirigeants d'entreprises
efficaces et conscients de leurs responsabilités.
Actuellement, sur les
efforts constructifs qui sont accomplis dans ce domaine pèse le problème de la
dette extérieure des pays les plus pauvres, problème encore en grande partie
non résolu. Le principe que les dettes doivent être payées est assurément juste
; mais il n'est pas licite de demander et d'exiger un paiement quand cela
reviendrait à imposer en fait des choix politiques de nature à pousser à la
faim et au désespoir des populations entières. On ne saurait prétendre au
paiement des dettes contractées si c'est au prix de sacrifices insupportables.
Dans ces cas, il est nécessaire — comme du reste cela est entrain d'être
partiellement fait — de trouver des modalités d'allégement, de report ou même
d'extinction de la dette, compatibles avec le droit fondamental des peuples à
leur subsistance et à leur progrès.
36. Il convient
maintenant d'attirer l'attention sur les problèmes spécifiques et sur les
menaces qui surgissent à l'intérieur des économies les plus avancées et qui
sont liés à leurs caractéristiques particulières. Dans les étapes antérieures
du développement, l'homme a toujours vécu sous l'emprise de la nécessité. Ses
besoins étaient réduits, définis en quelque sorte par les seules structures
objectives de sa constitution physique, et l'activité économique était conçue
pour les satisfaire. Il est clair qu'aujourd'hui, le problème n'est pas
seulement de lui offrir une quantité suffisante de biens, mais de répondre à
une demande de qualité : qualité des marchandises à produire et à
consommer ; qualité des services dont on doit disposer ; qualité du milieu et
de la vie en général.
La demande d'une
existence plus satisfaisante qualitativement et plus riche est en soi légitime.
Mais on ne peut que mettre l'accent sur les responsabilités nouvelles et sur
les dangers liés à cette étape de l'histoire. Dans la manière dont surgissent
les besoins nouveaux et dont ils sont définis, intervient toujours une
conception plus ou moins juste de l'homme et de son véritable bien. Dans les
choix de la production et de la consommation, se manifeste une culture
déterminée qui présente une conception d'ensemble de la vie. C'est là
qu'apparaît le phénomène de la consommation. Quand on définit de nouveaux
besoins et de nouvelles méthodes pour les satisfaire, il est nécessaire qu'on
s'inspire d'une image intégrale de l'homme qui respecte toutes les dimensions
de son être et subordonne les dimensions physiques et instinctives aux
dimensions intérieures et spirituelles. Au contraire, si l'on se réfère
directement à ses instincts et si l'on fait abstraction d'une façon ou de
l'autre de sa réalité personnelle, consciente et libre, cela peut entraîner
des habitudes de consommation et des styles de
vie objectivement illégitimes, et souvent préjudiciables à sa santé
physique et spirituelle. Le système économique ne comporte pas dans son propre
cadre des critères qui permettent de distinguer correctement les formes
nouvelles et les plus élevées de satisfaction des besoins humains et les
besoins nouveaux induits qui empêchent la personnalité de parvenir à sa
maturité. La nécessité et l'urgence apparaissent donc d'un vaste travail
éducatif et culturel qui comprenne l'éducation des consommateurs à un
usage responsable de leur pouvoir de choisir, la formation d'un sens aigu des
responsabilités chez les producteurs, et surtout chez les professionnels des
moyens de communication sociale, sans compter l'intervention nécessaire des
pouvoirs publics.
La drogue constitue un
cas évident de consommation artificielle, préjudiciable à la santé et à la
dignité de l'homme, et, certes, difficile à contrôler. Sa diffusion est le
signe d'un grave dysfonctionnement du système social qui suppose une « lecture
» matérialiste et, en un sens, destructrice des besoins humains. Ainsi, les
capacités d'innovation de l'économie libérale finissent par être mises en
oeuvre de manière unilatérale et inappropriée. La drogue, et de même la
pornographie et d'autres formes de consommation, exploitant la fragilité des
faibles, cherchent à remplir le vide spirituel qui s'est produit.
Il n'est pas mauvais de
vouloir vivre mieux, mais ce qui est mauvais, c'est le style de vie qui prétend
être meilleur quand il est orienté vers l'avoir et non vers l'être, et quand on
veut avoir plus, non pour être plus mais pour consommer l'existence avec une
jouissance qui est à elle-même sa fin (75). Il est donc nécessaire de
s'employer à modeler un style de vie dans lequel les éléments qui déterminent
les choix de consommation, d'épargne et d'investissement soient la recherche du
vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une
croissance commune. A ce propos, je ne puis m'en tenir à un rappel du devoir de
la charité, c'est-à-dire du devoir de donner de son « superflu » et aussi
parfois de son « nécessaire » pour subvenir à la vie du pauvre. Je pense au
fait que même le choix d'investir en un lieu plutôt que dans un autre, dans un
secteur de production plutôt qu'en un autre, est toujours un choix moral
et culturel. Une fois réunies certaines conditions nécessaires dans les
domaines de l'économie et de la stabilité politique, la décision d'investir,
c'est-à-dire d'offrir à un peuple l'occasion de mettre en valeur son travail,
est conditionnée également par une attitude de sympathie et par la confiance en
la Providence qui révèlent la qualité humaine de celui qui prend la décision.
37. A côté du problème de
la consommation, la question de l'écologie, qui lui est étroitement
connexe, inspire autant d'inquiétude. L'homme, saisi par le désir d'avoir et de
jouir plus que par celui d'être et de croître, consomme d'une manière excessive
et désordonnée les ressources de la terre et sa vie même. A l'origine de la
destruction insensée du milieu naturel, il y a une erreur anthropologique,
malheureusement répandue à notre époque. L'homme, qui découvre sa capacité de
transformer et en un sens de créer le monde par son travail, oublie que cela
s'accomplit toujours à partir du premier don originel des choses fait par Dieu.
Il croit pouvoir disposer arbitrairement de la terre, en la soumettant sans
mesure à sa volonté, comme si elle n'avait pas une forme et une destination
antérieures que Dieu lui a données, que l'homme peut développer mais qu'il ne
doit pas trahir. Au lieu de remplir son rôle de collaborateur de Dieu dans
l'œuvre de la création, l'homme se substitue à Dieu et, ainsi, finit par
provoquer la révolte de la nature, plus tyrannisée que gouvernée par lui (76).
En cela, on remarque
avant tout la pauvreté ou la mesquinerie du regard de l'homme, plus animé par
le désir de posséder les choses que de les considérer par rapport à la vérité,
et qui ne prend pas l'attitude désintéressée, faite de gratuité et de sens
esthétique, suscitée par l'émerveillement pour l'être et pour la splendeur qui
permet de percevoir dans les choses visibles le message de Dieu invisible qui
les a créées. Dans ce domaine, l'humanité d'aujourd'hui doit avoir conscience
de ses devoirs et de ses responsabilités envers les générations à venir.
38. En dehors de la
destruction irrationnelle du milieu naturel, il faut rappeler ici la
destruction encore plus grave du milieu humain, à laquelle on est cependant
loin d'accorder l'attention voulue. Alors que l'on se préoccupe à juste titre,
même si on est bien loin de ce qui serait nécessaire, de sauvegarder les
habitats naturels des différentes espèces animales menacées d'extinction, parce
qu'on se rend compte que chacune d'elles apporte sa contribution particulière à
l'équilibre général de la terre, on s'engage trop peu dans la sauvegarde
des conditions morales d'une « écologie humaine » authentique. Non
seulement la terre a été donnée par Dieu à l'homme qui doit en faire usage dans
le respect de l'intention primitive, bonne, dans laquelle elle a été donnée,
mais l'homme, lui aussi, est donné par Dieu à lui-même et il doit donc
respecter la structure naturelle et morale dont il a été doté. Dans ce
contexte, il faut mentionner les problèmes graves posés par l'urbanisation
moderne, la nécessité d'un urbanisme soucieux de la vie des personnes, de même
que l'attention qu'il convient de porter à une « écologie sociale » du travail.
L'homme reçoit de Dieu sa
dignité essentielle et, avec elle, la capacité de transcender toute
organisation de la société dans le sens de la vérité et du bien. Toutefois, il
est aussi conditionné par la structure sociale dans laquelle il vit, par
l'éducation reçue et par son milieu. Ces éléments peuvent faciliter ou entraver
sa vie selon la vérité. Les décisions grâce auxquelles se constitue un milieu
humain peuvent créer des structures de péché spécifiques qui entravent le plein
épanouissement de ceux qu'elles oppriment de différentes manières. Démanteler
de telles structures et les remplacer par des formes plus authentiques de
convivialité constitue une tâche qui requiert courage et patience (77).
39. La première structure
fondamentale pour une « écologie humaine » est la famille, au sein de
laquelle l'homme reçoit des premières notions déterminantes concernant la
vérité et le bien, dans laquelle il apprend ce que signifie aimer et être aimé
et, par conséquent, ce que veut dire concrètement être une personne. On pense
ici à la famille fondée sur le mariage, où le don de soi réciproque de
l'homme et de la femme crée un milieu de vie dans lequel l'enfant peut naître
et épanouir ses capacités, devenir conscient de sa dignité et se préparer à
affronter son destin unique et irremplaçable. Il arrive souvent, au contraire,
que l'homme se décourage de réaliser les conditions authentiques de la
reproduction humaine, et il est amené à se considérer lui-même et à considérer
sa propre vie comme un ensemble de sensations à expérimenter et non comme une
oeuvre à accomplir. Il en résulte un manque de liberté qui fait renoncer au
devoir de se lier dans la stabilité avec une autre personne et d'engendrer des
enfants, ou bien qui amène à considérer ceux-ci comme une de ces nombreuses «
choses » que l'on peut avoir ou ne pas avoir, au gré de ses goûts, et qui
entrent en concurrence avec d'autres possibilités.
Il faut en revenir à
considérer la famille comme le sanctuaire de la vie. En effet, elle est
sacrée, elle est le lieu où la vie, don de Dieu, peut être convenablement accueillie
et protégée contre les nombreuses attaques auxquelles elle est exposée, le lieu
où elle peut se développer suivant les exigences d'une croissance humaine
authentique. Contre ce qu'on appelle la culture de la mort, la famille
constitue le lieu de la culture de la vie.
Dans ce domaine, le génie
de l'homme semble s'employer plus à limiter, à supprimer ou à annuler les
sources de la vie, en recourant même à l'avortement, malheureusement très
diffusé dans le monde, qu'à défendre et à élargir les possibilités de la vie
elle-même. Dans l'encyclique Sollicitudo
rei socialis, ont été dénoncées les campagnes systématiques contre la
natalité qui, fondées sur une conception faussée du problème démographique dans
un climat de « manque absolu de respect pour la liberté de décision des
personnes intéressées », les soumettent fréquemment « à d'intolérables
pressions [...] pour les plier à cette forme nouvelle d'oppression » (78). Il
s'agit de politiques qui étendent leur champ d'action avec des techniques
nouvelles jusqu'à parvenir, comme dans une « guerre chimique », à empoisonner
la vie de millions d'êtres humains sans défense.
Ces critiques s'adressent
moins à un système économique qu'à un système éthique et culturel. En effet,
l'économie n'est qu'un aspect et une dimension dans la complexité de l'activité
humaine. Si elle devient un absolu, si la production et la consommation des
marchandises finissent par occuper le centre de la vie sociale et deviennent la
seule valeur de la société, soumise à aucune autre, il faut en chercher la
cause non seulement et non tant dans le système économique lui-même, mais dans
le fait que le système socio-culturel, ignorant la dimension éthique et
religieuse, s'est affaibli et se réduit alors à la production des biens et des services
(79).
On peut résumer tout cela
en réaffirmant, une fois encore, que la liberté économique n'est qu'un élément
de la liberté humaine. Quand elle se rend autonome, quand l'homme est considéré
plus comme un producteur ou un consommateur de biens que comme un sujet qui
produit et consomme pour vivre, alors elle perd sa juste relation avec la
personne humaine et finit par l'aliéner et par l'opprimer (80).
40. L'Etat a le devoir
d'assurer la défense et la protection des biens collectifs que sont le milieu
naturel et le milieu humain dont la sauvegarde ne peut être obtenue par les
seuls mécanismes du marché. Comme, aux temps de l'ancien capitalisme, l'Etat
avait le devoir de défendre les droits fondamentaux du travail, de même, avec
le nouveau capitalisme, il doit, ainsi que la société, défendre les biens
collectifs qui, entre autres, constituent le cadre à l'intérieur duquel il
est possible à chacun d'atteindre légitimement ses fins personnelles.
On retrouve ici une
nouvelle limite du marché : il y a des besoins collectifs et qualitatifs qui ne
peuvent être satisfaits par ses mécanismes ; il y a des nécessités humaines
importantes qui échappent à sa logique ; il y a des biens qui, en raison de
leur nature, ne peuvent ni ne doivent être vendus ou achetés. Certes, les
mécanismes du marché présentent des avantages solides : entre autres, ils
aident à mieux utiliser les ressources ; ils favorisent les échanges de produits
; et, surtout, ils placent au centre la volonté et les préférences de la
personne, qui, dans un contrat, rencontrent celles d'une autre personne.
Toutefois, ils comportent le risque d'une « idolâtrie » du marché qui ignore
l'existence des biens qui, par leur nature, ne sont et ne peuvent être de
simples marchandises.
41. Le marxisme a
critiqué les sociétés capitalistes bourgeoises, leur reprochant d'aliéner
l'existence humaine et d'en faire une marchandise. Ce reproche se fonde
assurément sur une conception erronée et inappropriée de l'aliénation, qui la
fait dépendre uniquement de la sphère des rapports de production et de
propriété, c'est-à-dire qu'il lui attribue un fondement matérialiste et, de
plus, nie la légitimité et le caractère positif des relations du marché même
dans leur propre domaine. On en vient ainsi à affirmer que l'aliénation ne peut
être éliminée que dans une société de type collectiviste. Or, l'expérience
historique des pays socialistes a tristement fait la preuve que le collectivisme
non seulement ne supprime pas l'aliénation, mais l'augmente plutôt, car il y
ajoute la pénurie des biens nécessaires et l'inefficacité économique.
L'expérience historique
de l'Occident, de son côté, montre que, même si l'analyse marxiste de
l'aliénation et ses fondements sont faux, l'aliénation avec la perte du sens
authentique de l'existence est également une réalité dans les sociétés
occidentales. On le constate au niveau de la consommation lorsqu'elle engage
l'homme dans un réseau de satisfactions superficielles et fausses, au lieu de
l'aider à faire l'expérience authentique et concrète de sa personnalité. Elle
se retrouve aussi dans le travail, lorsqu'il est organisé de manière à ne
valoriser que ses productions et ses revenus sans se soucier de savoir si le
travailleur, par son travail, s'épanouit plus ou moins en son humanité, selon
qu'augmente l'intensité de sa participation à une véritable communauté
solidaire, ou bien que s'aggrave son isolement au sein d'un ensemble de
relations caractérisé par une compétitivité exaspérée et des exclusions
réciproques, où il n'est considéré que comme un moyen, et non comme une fin.
Il est nécessaire de
rapprocher le concept d'aliénation de la vision chrétienne des choses, pour y
déceler l'inversion entre les moyens et les fins : quand il ne reconnaît pas la
valeur et la grandeur de la personne en lui-même et dans l'autre, l'homme se
prive de la possibilité de jouir convenablement de son humanité et d'entrer
dans les relations de solidarité et de communion avec les autres hommes pour
lesquelles Dieu l'a créé. En effet, c'est par le libre don de soi que l'homme
devient authentiquement lui-même (81), et ce don est rendu possible parce que
la personne humaine est essentiellement « capable de transcendance ». L'homme
ne peut se donner à un projet seulement humain sur la réalité, à un idéal
abstrait ou à de fausses utopies. En tant que personne, il peut se donner à une
autre personne ou à d'autres personnes et, finalement, à Dieu qui est l'auteur
de son être et qui, seul, peut accueillir pleinement ce don (82). L'homme est
aliéné quand il refuse de se transcender et de vivre l'expérience du don de soi
et de la formation d'une communauté humaine authentique orientée vers sa fin
dernière qu'est Dieu. Une société est aliénée quand, dans les formes de son
organisation sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus
difficile la réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre
hommes.
Dans la société
occidentale, l'exploitation a été surmontée, du moins sous la forme analysée et
décrite par Karl Marx. Cependant, l'aliénation n'a pas été surmontée dans les
diverses formes d'exploitation lorsque les hommes tirent profit les uns des
autres et que, avec la satisfaction toujours plus raffinée de leurs besoins
particuliers et secondaires, ils se rendent sourds à leurs besoins essentiels
et authentiques qui doivent régir aussi les modalités de la satisfaction des
autres besoins (83). L'homme ne peut pas être libre s'il se préoccupe seulement
ou surtout de l'avoir et de la jouissance, au point de n'être plus capable de
dominer ses instincts et ses passions, ni de les unifier ou de les maîtriser
par l'obéissance à la vérité. L'obéissance à la vérité de Dieu et de
l'homme est pour lui la condition première de la liberté et lui permet
d'ordonner ses besoins, ses désirs et les manières de les satisfaire suivant
une juste hiérarchie, de telle sorte que la possession des choses soit pour lui
un moyen de grandir. Cette croissance peut être entravée du fait de la manipulation
par les médias qui imposent, au moyen d'une insistance bien orchestrée, des
modes et des mouvements d'opinion, sans qu'il soit possible de soumettre à une
critique attentive les prémisses sur lesquelles ils sont fondés.
42. En revenant maintenant
à la question initiale, peut-on dire que, après l'échec du communisme, le
capitalisme est le système social qui l'emporte et que c'est vers lui que
s'orientent les efforts des pays qui cherchent à reconstruire leur économie et
leur société ? Est-ce ce modèle qu'il faut proposer aux pays du Tiers-Monde qui
cherchent la voie du vrai progrès de leur économie et de leur société civile ?
La réponse est évidemment
complexe. Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique
qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la
propriété privée et de la responsabilité qu'elle implique dans les moyens de
production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la
réponse est sûrement positive, même s'il serait peut-être plus approprié de
parler d'« économie d'entreprise », ou d'« économie de marché », ou simplement
d'« économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la
liberté dans le domaine économique n'est pas encadrée par un contexte juridique
ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère
comme une dimension particulière de cette dernière, dont l'axe est d'ordre
éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative.
La solution marxiste a
échoué, mais des phénomènes de marginalisation et d'exploitation demeurent dans
le monde, spécialement dans le Tiers-Monde, de même que des phénomènes
d'aliénation humaine, spécialement dans les pays les plus avancés, contre
lesquels la voix de l'Eglise s'élève avec fermeté. Des foules importantes
vivent encore dans des conditions de profonde misère matérielle et morale.
Certes, la chute du système communiste élimine dans de nombreux pays un
obstacle pour le traitement approprié et réaliste de ces problèmes, mais cela
ne suffit pas à les résoudre. Il y a même un risque de voir se répandre une
idéologie radicale de type capitaliste qui refuse jusqu'à leur prise en
considération, admettant a priori que toute tentative d'y faire face
directement est vouée à l'insuccès, et qui, par principe, en attend la solution
du libre développement des forces du marché.
43. L'Eglise n'a pas de
modèle à proposer. Les modèles véritables et réellement efficaces ne peuvent
être conçus que dans le cadre des différentes situations historiques, par
l'effort de tous les responsables qui font face aux problèmes concrets sous
tous leurs aspects sociaux, économiques, politiques et culturels imbriqués les
uns avec les autres (84). Face à ces responsabilités, l'Eglise présente,
comme orientation intellectuelle indispensable, sa doctrine sociale qui —
ainsi qu'il a été dit — reconnaît le caractère positif du marché et de
l'entreprise, mais qui souligne en même temps la nécessité de leur orientation
vers le bien commun. Cette doctrine reconnaît aussi la légitimité des efforts
des travailleurs pour obtenir le plein respect de leur dignité et une
participation plus large à la vie de l'entreprise, de manière que, tout en
travaillant avec d'autres et sous la direction d'autres personnes, ils puissent
en un sens travailler « à leur compte» (85), en exerçant leur intelligence et
leur liberté.
Le développement intégral
de la personne humaine dans le travail ne contredit pas, mais favorise plutôt,
une meilleure productivité et une meilleure efficacité du travail lui-même,
même si cela peut affaiblir les centres du pouvoir établi. L'entreprise ne peut
être considérée seulement comme une « société de capital » ; elle est en même
temps une « société de personnes » dans laquelle entrent de différentes
manières et avec des responsabilités spécifiques ceux qui fournissent le
capital nécessaire à son activité et ceux qui y collaborent par leur travail.
Pour atteindre ces objectifs, un vaste mouvement associatif des
travailleurs est encore nécessaire, dont le but est la libération et la
promotion intégrale de la personne.
On a relu, à la lumière
des « choses nouvelles » d'aujourd'hui, le rapport entre la propriété
individuelle, ou privée, et la destination universelle des biens. L'homme
s'épanouit par son intelligence et sa liberté, et, ce faisant, il prend comme
objet et comme instrument les éléments du monde et il se les approprie. Le
fondement du droit d'initiative et de propriété individuelle réside dans cette
nature de son action. Par son travail, l'homme se dépense non seulement pour
lui-même, mais aussi pour les autres et avec les autres :
chacun collabore au travail et au bien d'autrui. L'homme travaille pour
subvenir aux besoins de sa famille, de la communauté à laquelle il appartient,
de la nation et, en définitive, de l'humanité entière (86). En outre, il
collabore au travail des autres personnes qui exercent leur activité dans la
même entreprise, de même qu'au travail des fournisseurs et à la consommation
des clients, dans une chaîne de solidarité qui s'étend progressivement. La
propriété des moyens de production, tant dans le domaine industriel
qu'agricole, est juste et légitime, si elle permet un travail utile ; au
contraire, elle devient illégitime quand elle n'est pas valorisée ou quand elle
sert à empêcher le travail des autres pour obtenir un gain qui ne provient pas
du développement d'ensemble du travail et de la richesse sociale, mais plutôt
de leur limitation, de l'exploitation illicite, de la spéculation et de la
rupture de la solidarité dans le monde du travail (87). Ce type de propriété
n'a aucune justification et constitue un abus devant Dieu et devant les hommes.
L'obligation de gagner
son pain à la sueur de son front suppose en même temps un droit. Une société
dans laquelle ce droit serait systématiquement nié, dans laquelle les mesures
de politique économique ne permettraient pas aux travailleurs d'atteindre un
niveau satisfaisant d'emploi, ne peut ni obtenir sa légitimation éthique ni
assurer la paix sociale. De même que la personne se réalise pleinement dans le
libre don de soi, de même la propriété se justifie moralement dans la création,
suivant les modalités et les rythmes appropriés, de possibilités d'emploi et de
développement humain pour tous.
V. L'ETAT ET LA CULTURE
44. Léon XIII n'ignorait
pas qu'il faut une saine théorie de l'Etat pour assurer le
développement normal des activités humaines, des activités spirituelles et
matérielles, indispensables les unes et les autres (89). A ce sujet, dans un
passage de Rerum
novarum, il expose l'organisation de la société en trois pouvoirs —
législatif, exécutif et judiciaire —, et cela représentait alors une nouveauté
dans l'enseignement de l'Eglise (90). Cette structure reflète une conception
réaliste de la nature sociale de l'homme qui requiert une législation adaptée
pour protéger la liberté de tous. Dans cette perspective, il est préférable que
tout pouvoir soit équilibré par d'autres pouvoirs et par d'autres compétences
qui le maintiennent dans de justes limites. C'est là le principe de l'« Etat de
droit », dans lequel la souveraineté appartient à la loi et non pas aux volontés
arbitraires des hommes.
A l'époque moderne,
contre cette conception s'est dressé le totalitarisme qui, dans sa forme
marxiste-léniniste, considère que quelques hommes, en vertu d'une connaissance
plus approfondie des lois du développement de la société, ou à cause de leur
appartenance particulière de classe et de leur proximité des sources les plus
vives de la conscience collective, sont exempts d'erreur et peuvent donc
s'arroger l'exercice d'un pouvoir absolu. Il faut ajouter que le totalitarisme
naît de la négation de la vérité au sens objectif du terme : s'il n'existe pas
de vérité transcendante, par l'obéissance à laquelle l'homme acquiert sa pleine
identité, dans ces conditions, il n'existe aucun principe sûr pour garantir des
rapports justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de
nation les opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité
transcendante n'est pas reconnue, la force du pouvoir triomphe, et chacun tend
à utiliser jusqu'au bout les moyens dont il dispose pour faire prévaloir ses
intérêts ou ses opinions, sans considération pour les droits des autres. Alors
l'homme n'est respecté que dans la mesure où il est possible de l'utiliser aux
fins d'une prépondérance égoïste. Il faut donc situer la racine du
totalitarisme moderne dans la négation de la dignité transcendante de la
personne humaine, image visible du Dieu invisible et, précisément pour cela, de
par sa nature même, sujet de droits que personne ne peut violer, ni l'individu,
ni le groupe, ni la classe, ni la nation, ni l'Etat. La majorité d'un corps
social ne peut pas non plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la
marginaliser, l'opprimer, l'exploiter, ou pour tenter de l'anéantir (91).
45. La culture et la
pratique du totalitarisme comportent aussi la négation de l'Eglise. L'Etat, ou
le parti, qui considère qu'il peut réaliser dans l'histoire le bien absolu et
qui se met lui-même au-dessus de toutes les valeurs, ne peut tolérer que l'on
défende un critère objectif du bien et du mal qui soit différent de
la volonté des gouvernants et qui, dans certaines circonstances, puisse servir
à porter un jugement sur leur comportement. Cela explique pourquoi le
totalitarisme cherche à détruire l'Eglise ou du moins à l'assujettir, en en
faisant un instrument de son propre système idéologique (92).
L'Etat totalitaire,
d'autre part, tend à absorber la nation, la société, la famille, les
communautés religieuses et les personnes elles-mêmes. En défendant sa liberté,
l'Eglise défend la personne, qui doit obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes (cf. Ac
5, 29), la famille, les différentes organisations sociales et les nations,
réalités qui jouissent toutes d'un domaine propre d'autonomie et de
souveraineté.
46. L'Eglise apprécie le
système démocratique, comme système qui assure la participation des citoyens
aux choix politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de
contrôler leurs gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique lorsque
cela s'avère opportun (93). Cependant, l'Eglise ne peut approuver la
constitution de groupes dirigeants restreints qui usurpent le pouvoir de l'Etat
au profit de leurs intérêts particuliers ou à des fins idéologiques.
Une démocratie
authentique n'est possible que dans un Etat de droit et sur la base d'une
conception correcte de la personne humaine. Elle requiert la réalisation des
conditions nécessaires pour la promotion des personnes, par l'éducation et la
formation à un vrai idéal, et aussi l'épanouissement de la « personnalité » de
la société, par la création de structures de participation et de
coresponsabilité. On tend à affirmer aujourd'hui que l'agnosticisme et le
relativisme sceptique représentent la philosophie et l'attitude fondamentale
accordées aux formes démocratiques de la vie politique, et que ceux qui sont
convaincus de connaître la vérité et qui lui donnent une ferme adhésion ne sont
pas dignes de confiance du point de vue démocratique, parce qu'ils n'acceptent
pas que la vérité soit déterminée par la majorité, ou bien qu'elle diffère
selon les divers équilibres politiques. A ce propos, il faut observer que, s'il
n'existe aucune vérité dernière qui guide et oriente l'action politique, les
idées et les convictions peuvent être facilement exploitées au profit du
pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un
totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l'histoire.
Et l'Eglise n'ignore pas
le danger du fanatisme, ou du fondamentalisme, de ceux qui, au nom d'une
idéologie qui se prétend scientifique ou religieuse, estiment pouvoir imposer
aux autres hommes leur conception de la vérité et du bien. La vérité
chrétienne n'est pas de cette nature. N'étant pas une idéologie, la foi
chrétienne ne cherche nullement à enfermer dans le cadre d'un modèle rigide la
changeante réalité sociale et politique et elle admet que la vie de l'homme se
réalise dans l'histoire de manières diverses et imparfaites. Cependant
l'Eglise, en réaffirmant constamment la dignité transcendante de la personne,
adopte comme règle d'action le respect de la liberté (94).
Mais la liberté n'est
pleinement mise en valeur que par l'accueil de la vérité : en un monde sans
vérité, la liberté perd sa consistance et l'homme est soumis à la violence des
passions et à des conditionnements apparents ou occultes. Le chrétien vit la
liberté (cf. Jn 8, 31-32) et il se met au service de la liberté, il propose
constamment, en fonction de la nature missionnaire de sa vocation, la vérité
qu'il a découverte. Dans le dialogue avec les autres, attentif à tout élément
de la vérité qu'il découvre dans l'expérience de la vie et de la culture des
personnes et des nations, il ne renoncera pas à affirmer tout ce que sa foi et
un sain exercice de la raison lui ont fait connaître.
47. Après la chute du
totalitarisme communiste et de nombreux autres régimes totalitaires et de «
sécurité nationale », on assiste actuellement, non sans conflits, au succès de
l'idéal démocratique dans le monde, allant de pair avec une grande attention et
une vive sollicitude pour les droits de l'homme. Mais précisément pour aller
dans ce sens, il est nécessaire que les peuples qui sont en train de réformer
leurs institutions donnent à la démocratie un fondement authentique et solide
grâce à la reconnaissance explicite de ces droits (96). Parmi les principaux,
il faut rappeler le droit à la vie dont fait partie intégrante le droit de
grandir dans le sein de sa mère après la conception ; puis le droit de vivre
dans une famille unie et dans un climat moral favorable au développement de sa
personnalité ; le droit d'épanouir son intelligence et sa liberté par la
recherche et la connaissance de la vérité ; le droit de participer au travail
de mise en valeur des biens de la terre et d'en tirer sa subsistance et celle
de ses proches ; le droit de fonder librement une famille, d'accueillir et
d'élever des enfants, en exerçant de manière responsable sa sexualité. En un
sens, la source et la synthèse de ces droits, c'est la liberté religieuse,
entendue comme le droit de vivre dans la vérité de sa foi et conformément à la
dignité transcendante de sa personne (97).
Même dans les pays qui
connaissent des formes de gouvernement démocratique, ces droits ne sont pas
toujours entièrement respectés. Et l'on ne pense pas seulement au scandale de
l'avortement, mais aussi aux divers aspects d'une crise des systèmes
démocratiques qui semblent avoir parfois altéré la capacité de prendre des
décisions en fonction du bien commun. Les requêtes qui viennent de la société
ne sont pas toujours examinées selon les critères de la justice et de la
moralité, mais plutôt d'après l'influence électorale ou le poids financier des
groupes qui les soutiennent. De telles déviations des mœurs politiques
finissent par provoquer la défiance et l'apathie, et par entraîner une baisse
de la participation politique et de l'esprit civique de la population, qui se
sent atteinte et déçue. Il en résulte une incapacité croissante à situer les
intérêts privés dans le cadre d'une conception cohérente du bien commun.
Celui-ci, en effet, n'est pas seulement la somme des intérêts particuliers,
mais il suppose qu'on les évalue et qu'on les harmonise en fonction d'une
hiérarchie des valeurs équilibrée et, en dernière analyse, d'une conception
correcte de la dignité et des droits de la personne (98).
L'Eglise
respecte l'autonomie légitime de l'ordre démocratique et elle n'a pas
qualité pour exprimer une préférence de l'une ou l'autre solution
institutionnelle ou constitutionnelle. La contribution qu'elle offre à ce titre
est justement celle de sa conception de la dignité de la personne qui apparaît
en toute plénitude dans le mystère du Verbe incarné (99).
48. Ces considérations
d'ordre général rejaillissent également sur le rôle de l'Etat dans le
secteur économique. L'activité économique, en particulier celle de l'économie
de marché, ne peut se dérouler dans un vide institutionnel, juridique et
politique. Elle suppose, au contraire, que soient assurées les garanties des
libertés individuelles et de la propriété, sans compter une monnaie stable et
des services publics efficaces. Le devoir essentiel de l'Etat est cependant
d'assurer ces garanties, afin que ceux qui travaillent et qui produisent
puissent jouir du fruit de leur travail et donc se sentir stimulés à
l'accomplir avec efficacité et honnêteté. L'un des principaux obstacles au
développement et au bon ordre économiques est le défaut de sécurité, accompagné
de la corruption des pouvoirs publics et de la multiplication de manières
impropres de s'enrichir et de réaliser des profits faciles en recourant à des
activités illégales ou purement spéculatives.
L'Etat a par ailleurs le
devoir de surveiller et de conduire l'application des droits humains dans le
secteur économique ; dans ce domaine, toutefois, la première responsabilité ne
revient pas à l'Etat mais aux individus et aux différents groupes ou
associations qui composent la société. L'Etat ne pourrait pas assurer
directement l'exercice du droit au travail de tous les citoyens sans contrôler
toute la vie économique et entraver la liberté des initiatives individuelles.
Cependant, cela ne veut pas dire qu'il n'ait aucune compétence dans ce secteur,
comme l'ont affirmé ceux qui prônent l'absence totale de règles dans le domaine
économique. Au contraire, l'Etat a le devoir de soutenir l'activité des
entreprises en créant les conditions qui permettent d'offrir des emplois, en la
stimulant dans les cas où elle reste insuffisante ou en la soutenant dans les
périodes de crise.
L'Etat a aussi le droit
d'intervenir lorsque des situations particulières de monopole pourraient
freiner ou empêcher le développement. Mais, à part ces rôles d'harmonisation et
d'orientation du développement, il peut remplir des fonctions de
suppléance dans des situations exceptionnelles, lorsque des groupes
sociaux ou des ensembles d'entreprises trop faibles ou en cours de constitution
ne sont pas à la hauteur de leurs tâches. Ces interventions de suppléance, que
justifie l'urgence d'agir pour le bien commun, doivent être limitées dans le
temps, autant que possible, pour ne pas enlever de manière stable à ces groupes
ou à ces entreprises les compétences qui leur appartiennent et pour ne pas étendre
à l'excès le cadre de l'action de l'Etat, en portant atteinte à la liberté
économique ou civile.
On a assisté, récemment,
à un important élargissement du cadre de ces interventions, ce qui a amené à
constituer, en quelque sorte, un Etat de type nouveau, l'« Etat du bien-être ».
Ces développements ont eu lieu dans certains Etats pour mieux répondre à
beaucoup de besoins, en remédiant à des formes de pauvreté et de privation
indignes de la personne humaine. Cependant, au cours de ces dernières années en
particulier, des excès ou des abus assez nombreux ont provoqué des critiques
sévères de l'Etat du bien-être, que l'on a appelé l'« Etat de l'assistance ».
Les dysfonctionnements et les défauts des soutiens publics proviennent d'une
conception inappropriée des devoirs spécifiques de l'Etat. Dans ce cadre, il
convient de respecter également le principe de subsidiarité: une société
d'ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d'une société d'un
ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la
soutenir en cas de nécessité et l'aider à coordonner son action avec celle des
autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun (100).
En intervenant
directement et en privant la société de ses responsabilités, l'Etat de
l'assistance provoque la déperdition des forces humaines, l'hypertrophie des
appareils publics, animés par une logique bureaucratique plus que par la
préoccupation d'être au service des usagers, avec une croissance énorme des
dépenses. En effet, il semble que les besoins soient mieux connus par ceux qui
en sont plus proches ou qui savent s'en rapprocher, et que ceux-ci soient plus
à même d'y répondre. On ajoutera que souvent certains types de besoins
appellent une réponse qui ne soit pas seulement d'ordre matériel mais qui sache
percevoir la requête humaine plus profonde. Que l'on pense aussi aux conditions
que connaissent les réfugiés, les immigrés, les personnes âgées ou malades, et
aux diverses conditions qui requièrent une assistance, comme dans le cas des
toxicomanes, toutes personnes qui ne peuvent être efficacement aidées que par
ceux qui leur apportent non seulement les soins nécessaires, mais aussi un
soutien sincèrement fraternel.
49. Dans ce domaine,
l'Eglise, fidèle au commandement du Christ, son Fondateur, a toujours été
présente par ses œuvres conçues pour offrir à l'homme dans le besoin un soutien
matériel qui ne l'humilie pas et qui ne le réduise pas à l'état de sujet
assisté, mais qui l'aide à sortir de ses conditions précaires en l'affermissant
dans sa dignité de personne. Dans une fervente action de grâce, il faut
souligner que la charité active ne s'est jamais éteinte dans l'Eglise, et même
qu'elle connaît aujourd'hui une progression réconfortante sous de multiples
formes. A cet égard, une mention particulière est due au phénomène du
volontariat que l'Eglise encourage et promeut en demandant à tous leur
collaboration pour le soutenir et l'encourager dans ses initiatives.
Pour dépasser la
mentalité individualiste répandue aujourd'hui, il faut un engagement
concret de solidarité et de charité qui commence à l'intérieur de la famille
par le soutien mutuel des époux, puis s'exerce par la prise en charge des
générations les unes par les autres. C'est ainsi que la famille se définit comme
une communauté de travail et de solidarité. Cependant, il arrive que, lorsque
la famille décide de répondre pleinement à sa vocation, elle se trouve privée
de l'appui nécessaire de la part de l'Etat, et elle ne dispose pas de
ressources suffisantes. Il est urgent de promouvoir non seulement des
politiques de la famille, mais aussi des politiques sociales qui aient comme
principal objectif la famille elle-même, en l'aidant, par l'affectation de
ressources convenables et de moyens efficaces de soutien, tant dans l'éducation
des enfants que dans la prise en charge des anciens, afin d'éviter à ces
derniers l'éloignement de leur noyau familial et de renforcer les liens entre
les générations (101).
A part la famille,
d'autres groupes sociaux intermédiaires remplissent des rôles primaires et
mettent en œuvre des réseaux de solidarité spécifiques. Ces groupes acquièrent
la maturité de vraies communautés de personnes et innervent le tissu social, en
l'empêchant de tomber dans l'impersonnalité et l'anonymat de la masse, malheureusement
trop fréquents dans la société moderne. C'est dans l'entrecroisement des
relations multiples que vit la personne et que progresse la « personnalité » de
la société. L'individu est souvent écrasé aujourd'hui entre les deux pôles de
l'Etat et du marché. En effet, il semble parfois n'exister que comme producteur
et comme consommateur de marchandises, ou comme administré de l'Etat, alors
qu'on oublie que la convivialité n'a pour fin ni l'Etat ni le marché, car elle
possède en elle-même une valeur unique que l'Etat et le marché doivent servir.
L'homme est avant tout un être qui cherche la vérité et qui s'efforce de vivre
selon cette vérité, de l'approfondir dans un dialogue constant qui implique les
générations passées et à venir (102).
50. La culture de la
nation est caractérisée par la recherche ouverte de la vérité qui se
renouvelle à chaque génération. En effet, le patrimoine des valeurs transmises
et acquises est assez souvent soumis à la contestation par les jeunes.
Contester, il est vrai, ne signifie pas nécessairement détruire ou
refuser a priori, mais cela vent dire surtout mettre à l'épreuve dans sa
propre vie et, par une telle vérification existentielle, rendre ces valeurs
plus vivantes, plus actuelles et plus personnelles, en distinguant dans la
tradition ce qui est valable de ce qui est faux ou erroné, ou des formes
vieillies qui peuvent être remplacées par d'autres plus appropriées à l'époque
présente.
A ce propos, il convient
de rappeler que l'évangélisation s'insère dans la culture des nations, en
affermissant sa recherche de la vérité et en l'aidant à accomplir son travail
de purification et d'approfondissement (103). Cependant, quand une culture se
ferme sur elle-même et cherche à perpétuer des manières de vivre vieillies, en
refusant tout échange et toute confrontation au sujet de la vérité de l'homme,
elle devient stérile et va vers la décadence.
51. Toute l'activité
humaine se situe à l'intérieur d'une culture et réagit par rapport à celle-ci.
Pour que cette culture soit constituée comme il convient, il faut que tout
l'homme soit impliqué, qu'il y développe sa créativité, son intelligence, sa
connaissance du monde et des hommes. En outre, il y investit ses capacités de
maîtrise de soi, de sacrifice personnel, de solidarité et de disponibilité pour
promouvoir le bien commun. Pour cela, la première et la plus importante des
tâches s'accomplit dans le cœur de l'homme, et la manière dont l'homme se
consacre à la construction de son avenir dépend de la conception qu'il a de
lui-même et de son destin. C'est à ce niveau que se situe la contribution
spécifique et décisive de l'Eglise à la véritable culture. Elle favorise la
qualité des comportements humains qui contribuent à former une culture de la
paix, à l'encontre des modèles culturels qui absorbent l'homme dans la masse,
méconnaissent le rôle de son initiative et de sa liberté et ne situent sa
grandeur que dans les techniques conflictuelles et guerrières. L'Eglise rend ce
service en prêchant la vérité sur la création du monde que Dieu a mise
entre les mains des hommes pour la rendre féconde et la parfaire par leur
travail, et en prêchant la vérité sur la rédemption par laquelle le
Fils de Dieu a sauvé tous les hommes et, en même temps, les a unis les uns aux
autres, les rendant responsables les uns des autres. La Sainte Ecriture nous
parle constamment d'un engagement actif en faveur d'autrui et nous présente
l'exigence d'une coresponsabilité qui doit impliquer tous les hommes.
Cette exigence ne
s'arrête pas aux limites de la famille, ni même du peuple ou de l'Etat, mais
elle concerne progressivement toute l'humanité, de telle sorte qu'aucun homme
ne doit se considérer comme étranger ou indifférent au sort d'un autre membre
de la famille humaine. Aucun homme ne peut affirmer qu'il n'est pas responsable
du sort de son frère (cf. Gn 4, 9 ; Lc 10, 29-37 ; Mt 25, 31-46) ! Une
sollicitude attentive et dévouée à l'égard du prochain au moment même où il en
a besoin — facilitée aujourd'hui par les nouveaux moyens de communication
sociale qui ont rendu les hommes plus proches les uns des autres — présente une
importance particulière pour la recherche de modes de résolution, autres que la
guerre, des conflits internationaux. Il n'est pas difficile d'affirmer que la
puissance terrifiante des moyens de destruction, accessibles même aux petites
et moyennes puissances, ainsi que les relations toujours plus étroites existant
entre les peuples de toute la terre, rendent la limitation des conséquences
d'un conflit très ardue ou pratiquement impossible.
52. Le Pape Benoît XV et
ses successeurs ont clairement compris ce danger (104), et moi-même, à
l'occasion de la récente et dramatique guerre du Golfe persique, j'ai repris le
cri : « Jamais plus la guerre ! ». Non, jamais plus la guerre, qui détruit la
vie des innocents, qui apprend à tuer et qui bouleverse également la vie de
ceux qui tuent, qui laisse derrière elle une traînée de rancoeurs et de haines,
rendant plus difficile la juste solution des problèmes mêmes qui l'ont
provoquée! De même qu'à l'intérieur des Etats est finalement venu le temps où
le système de la vengeance privée et des représailles a été remplacé par
l'autorité de la loi, de même il est maintenant urgent qu'un semblable progrès
soit réalisé dans la communauté internationale. D'autre part, il ne faut pas
oublier qu'aux racines de la guerre il y a généralement des motifs réels et
graves: des injustices subies, la frustration d'aspirations légitimes, la
misère et l'exploitation de foules humaines désespérées qui ne voient pas la
possibilité effective d'améliorer leurs conditions de vie par des moyens
pacifiques.
C'est pourquoi l'autre
nom de la paix est le développement (105). Il y a une responsabilité
collective pour éviter la guerre, il y a de même une responsabilité collective
pour promouvoir le développement. Sur le plan intérieur, il est possible, et
c'est un devoir, de construire une économie sociale qui oriente son
fonctionnement dans le sens du bien commun ; des interventions appropriées sont
également nécessaires pour cela sur le plan international. Il faut donc
consentir un vaste effort de compréhension mutuelle, de connaissance
mutuelle et de sensibilisation des consciences. C'est là la culture
désirée qui fait progresser la confiance dans les capacités humaines du pauvre
et donc dans ses possibilités d'améliorer ses conditions de vie par son
travail, ou d'apporter une contribution positive à la prospérité économique.
Mais pour y parvenir, le pauvre — individu ou nation — a besoin de se voir
offrir des conditions de vie favorables concrètement accessibles. Créer de
telles conditions, c'est le but d'une concertation mondiale pour le
développement qui suppose même le sacrifice de positions avantageuses de
revenu et de puissance dont se prévalent les économies les plus développées
(106).
Cela peut comporter
d'importants changements dans les styles de vie établis, afin de limiter le
gaspillage des ressources naturelles et des ressources humaines, pour permettre
à tous les peuples et à tous les hommes sur la terre d'en disposer dans une
mesure convenable. Il faut ajouter à cela la mise en valeur de nouveaux biens
matériels et spirituels, fruits du travail et de la culture des peuples
aujourd'hui marginalisés, arrivant ainsi à l'enrichissement humain global de la
famille des nations.
VI. L'HOMME EST LA ROUTE
DE L'ÉGLISE
53. Face à la misère du
prolétariat, Léon XIII disait : « C'est avec assurance que Nous abordons ce
sujet, et dans toute la plénitude de notre droit. [...] Nous taire serait aux
yeux de tous négliger notre devoir » (107). Au cours des cent dernières années,
l'Eglise a manifesté sa pensée à maintes reprises, suivant de près l'évolution
continue de la question sociale, et elle ne l'a certes pas fait pour retrouver
des privilèges du passé ou pour imposer son point de vue. Son but unique a été
d'exercer sa sollicitude et ses responsabilités à l'égard de
l'homme qui lui a été confié par le Christ lui-même, cet
homme qui, comme le rappelle le deuxième Concile du Vatican, est la seule
créature sur terre que Dieu ait voulue pour elle-même et pour lequel Dieu a son
projet, à savoir la participation au salut éternel. Il ne s'agit pas de l'homme
« abstrait », mais réel, de l'homme « concret », « historique ». Il s'agit
de chaque homme, parce que chacun a été inclus dans le mystère de la Rédemption,
et Jésus- Christ s'est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère (108).
Il s'ensuit que l'Eglise ne peut abandonner l'homme et que « cet homme est la
première route que l'Eglise doit parcourir en accomplissant sa mission [...],
route tracée par le Christ lui-même, route qui, de façon immuable, passe par le
mystère de l'Incarnation et de la Rédemption » (109).
Tel est le principe, et
le principe unique, qui inspire la doctrine sociale de l'Eglise. Si celle-ci a
progressivement élaboré cette doctrine d'une manière systématique, surtout à
partir de la date que nous commémorons, c'est parce que toute la richesse
doctrinale de l'Eglise a pour horizon l'homme dans sa réalité concrète de pécheur
et de juste.
54. La doctrine sociale,
aujourd'hui surtout, s'occupe de l'homme en tant qu'intégré dans le
réseau complexe de relations des sociétés modernes. Les sciences humaines et la
philosophie aident à bien saisir que l'homme est situé au centre de la
société et à le mettre en mesure de mieux se comprendre lui- même en tant
qu'«être social ». Mais seule la foi lui révèle pleinement sa véritable
identité, et elle est précisément le point de départ de la doctrine sociale de
l'Eglise qui, en s'appuyant sur tout ce que lui apportent les sciences et la
philosophie, se propose d'assister l'homme sur le chemin du salut.
L'encyclique Rerum
novarum peut être considérée comme un apport important à l'analyse
socio-économique de la fin du XIXème siècle, mais sa valeur particulière lui
vient de ce qu'elle est un document du magistère qui s'inscrit bien dans la
mission évangélisatrice de l'Eglise en même temps que beaucoup d'autres
documents de cette nature. On en déduit que la doctrine sociale a par
elle-même la valeur d'un instrument d'évangélisation : en tant que
telle, à tout homme elle annonce Dieu et le mystère du salut dans le Christ,
et, pour la même raison, elle révèle l'homme à lui-même. Sous cet éclairage, et
seulement sous cet éclairage, elle s'occupe du reste : les droits humains de
chacun et en particulier du « prolétariat », la famille et l'éducation, les
devoirs de l'Etat, l'organisation de la société nationale et internationale, la
vie économique, la culture, la guerre et la paix, le respect de la vie depuis
le moment de la conception jusqu'à la mort.
55. L'Eglise reçoit de la
Révélation divine le « sens de l'homme ». « Pour connaître l'homme, l'homme
vrai, l'homme intégral, il faut connaître Dieu », disait Paul VI, et aussitôt
après il citait sainte Catherine de Sienne qui exprimait sous forme de prière
la même idée : « Dans ta nature, Dieu éternel, je connaîtrai ma nature ».
L'anthropologie
chrétienne est donc en réalité un chapitre de la théologie, et, pour la même
raison, la doctrine sociale de l'Eglise, en s'occupant de l'homme, en
s'intéressant à lui et à sa manière de se comporter dans le monde, « appartient
[...] au domaine de la théologie et spécialement de la théologie morale »
(111). La dimension théologique apparaît donc nécessaire tant pour interpréter
que pour résoudre les problèmes actuels de la convivialité humaine. Cela vaut —
il convient de le noter — à la fois pour la solution « athée », qui prive
l'homme de l'une de ses composantes fondamentales, la composante spirituelle,
et pour les solutions inspirées par la permissivité et l'esprit de
consommation, solutions qui, sous divers prétextes, cherchent à le convaincre
de son indépendance par rapport à Dieu et à toute loi, l'enfermant dans un égoïsme
qui finit par nuire à lui-même et à autrui.
Quand elle annonce
à l'homme le salut de Dieu, quand elle lui offre la vie divine et la
lui communique par les sacrements, quand elle oriente sa vie par les
commandements de l'amour de Dieu et du prochain, l'Eglise contribue à
l'enrichissement de la dignité de l'homme. Mais, de même qu'elle ne peut jamais
abandonner cette mission religieuse et transcendante en faveur de l'homme, de
même, elle se rend compte que son œuvre affronte aujourd'hui des difficultés et
des obstacles particuliers. Voilà pourquoi elle se consacre avec des forces et
des méthodes toujours nouvelles à l'évangélisation qui assure le développement
de tout l'homme. A la veille du troisième millénaire, elle reste « le signe et
la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine » (112), comme
elle a toujours essayé de l'être depuis le début de son existence, cheminant
avec l'homme tout au long de son histoire. L'encyclique Rerum
novarum en est une expression significative.
56. En ce centième
anniversaire de l'encyclique, je voudrais remercier tous ceux qui ont fait
l'effort d'étudier, d'approfondir et de répandre la doctrine sociale
chrétienne. Pour cela, la collaboration des Eglises locales est indispensable,
et je souhaite que le centenaire soit l'occasion d'un nouvel élan en faveur de
l'étude, de la diffusion et de l'application de cette doctrine dans les
multiples domaines.
Je voudrais en
particulier qu'on la fasse connaître et qu'on l'applique dans les pays où,
après l'écroulement du socialisme réel, on paraît très désorienté face à la
tâche de reconstruction. De leur côté, les pays occidentaux eux-mêmes courent
le risque de voir dans cet effondrement la victoire unilatérale de leur système
économique et ils ne se soucient donc pas d'y apporter maintenant les
corrections qu'il faudrait. Quant aux pays du Tiers-Monde, ils se trouvent plus
que jamais dans la dramatique situation du sous-développement, qui s'aggrave
chaque jour.
Léon XIII, après avoir
formulé les principes et les orientations pour une solution de la question
ouvrière, a écrit ce mot d'ordre : « Que chacun se mette sans délai à la part
qui lui incombe de peur qu'en différant le remède on ne rende incurable un mal
déjà si grave! ». Et il ajoutait : « Quant à l'Eglise, son action ne fera
jamais défaut en aucune manière » (113).
57. Pour l'Eglise, le
message social de l'Evangile ne doit pas être considéré comme une théorie mais
avant tout comme un fondement et une motivation de l'action. Stimulés par ce
message, quelques-uns des premiers chrétiens distribuaient leurs biens aux
pauvres, montrant qu'en dépit des différences de provenance sociale, une
convivialité harmonieuse et solidaire était possible. Par la force de
l'Evangile, au cours des siècles, les moines ont cultivé la terre, les
religieux et religieuses ont fondé des hôpitaux et des asiles pour les pauvres,
les confréries ainsi que des hommes et des femmes de toutes conditions se sont
engagés en faveur des nécessiteux et des marginaux, dans la conviction que les
paroles du Christ « ce que vous avez fait à l'un de ces plus petits de mes
frères, c'est à moi que vous l'avez fait » (Mt 25, 40) ne devaient pas rester
un vœu pieux mais devenir un engagement concret de leur vie.
Plus que jamais, l'Eglise
sait que son message social sera rendu crédible par le témoignage des
œuvres plus encore que par sa cohérence et sa logique internes. C'est
aussi de cette conviction que découle son option préférentielle pour les
pauvres, qui n'est jamais exclusive ni discriminatoire à l'égard d'autres
groupes. Il s'agit en effet d'une option qui ne vaut pas seulement pour la
pauvreté matérielle : on sait bien que, surtout dans la société moderne, on
trouve de nombreuses formes de pauvreté, économique mais aussi culturelle et
religieuse. L'amour de l'Eglise pour les pauvres, qui est capital et qui fait
partie de sa tradition constante, la pousse à se tourner vers le monde dans
lequel, malgré le progrès technique et économique, la pauvreté menace de
prendre des proportions gigantesques. Dans les pays occidentaux, il y a la
pauvreté aux multiples formes des groupes marginaux, des personnes âgées et des
malades, des victimes de la civilisation de consommation et, plus encore, celle
d'une multitude de réfugiés et d'émigrés ; dans les pays en voie de
développement, on voit poindre à l'horizon des crises qui seront dramatiques si
l'on ne prend pas en temps voulu des mesures coordonnées au niveau international.
58. L'amour pour l'homme,
et en premier lieu pour le pauvre dans lequel l'Eglise voit le Christ, se
traduit concrètement par la promotion de la justice. Celle-ci ne pourra
jamais être pleinement mise en œuvre si les hommes ne voient pas celui qui est
dans le besoin, qui demande un soutien pour vivre, non pas comme un gêneur ou
un fardeau, mais comme un appel à faire le bien, la possibilité d'une richesse
plus grande. Seule cette prise de conscience donnera le courage d'affronter le
risque et le changement qu'implique toute tentative authentique de se porter au
secours d'un autre homme. En effet, il ne s'agit pas seulement de donner de son
superflu mais d'apporter son aide pour faire entrer dans le cycle du
développement économique et humain des peuples entiers qui en sont exclus ou
marginalisés. Ce sera possible non seulement si l'on puise dans le superflu,
produit en abondance par notre monde, mais surtout si l'on change les styles de
vie, les modèles de production et de consommation, les structures de pouvoir
établies qui régissent aujourd'hui les sociétés. Il ne s'agit pas non plus de
détruire des instruments d'organisation sociale qui ont fait leurs preuves,
mais de les orienter en fonction d'une juste conception du bien commun de la
famille humaine tout entière. Aujourd'hui est en vigueur ce qu'on appelle la «
mondialisation de l'économie », phénomène qui ne doit pas être réprouvé car il
peut créer des occasions extraordinaires de mieux-être. Mais on sent toujours
davantage la nécessité qu'à cette internationalisation croissante de l'économie
corresponde l'existence de bons organismes internationaux de contrôle et
d'orientation, afin de guider l'économie elle-même vers le bien commun, ce
qu'aucun Etat, fût-il le plus puissant de la terre, n'est plus en mesure de
faire. Pour qu'un tel résultat puisse être atteint, il faut que s'accroisse la
concertation entre les grands pays et que, dans les organismes internationaux
spécialisés, les intérêts de la grande famille humaine soient équitablement
représentés. Il faut également qu'en évaluant les conséquences de leurs
décisions, ils tiennent toujours dûment compte des peuples et des pays qui ont
peu de poids sur le marché international mais qui concentrent en eux les
besoins les plus vifs et les plus douloureux, et ont besoin d'un plus grand
soutien pour leur développement. Il est certain qu'il y a encore beaucoup à
faire dans ce domaine.
59. Afin que la justice
s'accomplisse et que soient couronnées de succès les tentatives des hommes pour
la mettre en œuvre, il est donc nécessaire que soit donnée la
grâce qui vient de Dieu. Par la grâce, en collaboration avec la liberté
des hommes, se réalise la mystérieuse présence de Dieu dans l'histoire, qui est
la Providence.
La nouveauté dont on fait
l'expérience à la suite du Christ doit être communiquée aux autres hommes dans
la réalité concrète de leurs difficultés, de leurs luttes, de leurs problèmes
et de leurs défis, afin que tout cela soit éclairé et rendu plus humain par la
lumière de la foi. Celle-ci, en effet, n'aide pas seulement à trouver des
solutions : elle permet aussi de supporter humainement les situations de
souffrance, afin qu'en elles l'homme ne se perde pas et qu'il n'oublie pas sa
dignité et sa vocation.
En outre, la doctrine
sociale a une importante dimension interdisciplinaire. Pour mieux incarner
l'unique vérité concernant l'homme dans des contextes sociaux, économiques et
politiques différents et en continuel changement, cette doctrine entre en
dialogue avec les diverses disciplines qui s'occupent de l'homme, elle en
assimile les apports et elle les aide à s'orienter, dans une perspective plus
vaste, vers le service de la personne, connue et aimée dans la plénitude de sa
vocation.
A côté de la dimension
interdisciplinaire, il faut rappeler aussi la dimension pratique et, en un
sens, expérimentale de cette doctrine. Elle se situe à la rencontre de la vie
et de la conscience chrétienne avec les situations du monde, et elle se
manifeste dans les efforts accomplis par les individus, les familles, les agents
culturels et sociaux, les politiciens et les hommes d'Etat pour lui donner sa
forme et son application dans l'histoire.
60. En énonçant les
principes de solution de la question ouvrière, Léon XIII écrivait : « Une
question de cette importance demande encore à d'autres agents leur part
d'activité et d'efforts » (114). Il était convaincu que les graves problèmes
causés par la société industrielle ne pouvaient être résolus que par la
collaboration entre toutes les forces. Cette affirmation est devenue un élément
permanent de la doctrine sociale de l'Eglise, et cela explique notamment
pourquoi Jean XXIII a adressé aussi à « tous les hommes de bonne volonté » son
encyclique sur la paix.
Toutefois, le Pape Léon
XIII constatait avec tristesse que les idéologies de son temps,
particulièrement le libéralisme et le marxisme, refusaient cette collaboration.
Depuis lors, bien des choses ont changé, surtout ces dernières années. Le monde
prend toujours mieux conscience aujourd'hui de ce que la solution des graves problèmes
nationaux et internationaux n'est pas seulement une question de production
économique ou bien d'organisation juridique ou sociale, mais qu'elle requiert
des valeurs précises d'ordre éthique et religieux, ainsi qu'un changement de
mentalité, de comportement et de structures. L'Eglise se sent en particulier le
devoir d'y apporter sa contribution et, comme je l'ai écrit dans
l'encyclique Sollicitudo
rei socialis, il y a un espoir fondé que même les nombreuses personnes qui
ne professent pas une religion puissent contribuer à donner à la question
sociale le fondement éthique qui s'impose (115).
Dans le même document,
j'ai aussi lancé un appel aux Eglises chrétiennes et à toutes les grandes
religions du monde, les invitant à donner un témoignage unanime des convictions
communes sur la dignité de l'homme, créé par Dieu (116). Je suis convaincu, en
effet, que les religions auront aujourd'hui et demain un rôle prépondérant dans
la conservation de la paix et dans la construction d'une société digne de l'homme.
D'autre part, il est
demandé à tous les hommes de bonne volonté d'être disposés au dialogue et à la
collaboration, et cela vaut en particulier pour les personnes et les groupes
qui ont une responsabilité propre dans les domaines politique, économique et
social, que ce soit au niveau national ou international.
61. Au début de la
société industrielle, c'est l'existence d'un « joug quasi servile » qui obligea
mon prédécesseur à prendre la parole pour défendre l'homme. L'Eglise est
restée fidèle à ce devoir au cours des cent ans qui se sont écoulés depuis. En
effet, elle est intervenue à l'époque tumultueuse de la lutte des classes,
après la première guerre mondiale, pour défendre l'homme contre l'exploitation
économique et la tyrannie des systèmes totalitaires. Après la seconde guerre
mondiale, elle a centré ses messages sociaux sur la dignité de la personne,
insistant sur la destination universelle des biens matériels, sur un ordre
social exempt d'oppression et fondé sur l'esprit de collaboration et de
solidarité. Elle a sans cesse répété que la personne et la société ont besoin
non seulement de ces biens mais aussi des valeurs spirituelles et religieuses.
En outre, comme elle se rendait toujours mieux compte que trop d'hommes, loin
de vivre dans le bien- être du monde occidental, subissent la misère des pays
en voie de développement et sont dans une situation qui est encore celle du «
joug quasi servile », elle s'est sentie et elle se sent obligée de dénoncer
cette réalité en toute clarté et en toute franchise, bien qu'elle sache que ses
appels ne seront pas toujours accueillis favorablement par tous.
Cent années après la
publication de Rerum
novarum, l'Eglise se trouve encore face à des « choses nouvelles » et à des
défis nouveaux. C'est pourquoi ce centenaire doit confirmer dans leur effort
tous les hommes de bonne volonté et en particulier les croyants.
62. La présente
encyclique a voulu regarder le passé mais surtout se tourner vers l'avenir.
Comme Rerum
novarum, elle se situe presque au seuil du nouveau siècle et elle entend,
avec l'aide de Dieu, préparer sa venue.
La véritable et
permanente « nouveauté des choses » vient en tout temps de la puissance infinie
de Dieu, qui dit : « Voici, je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21, 5). Ces
paroles se réfèrent à l'accomplissement de l'histoire, quand le Christ «
remettra la royauté à Dieu le Père... afin que Dieu soit tout en tous » (1 Co
15, 24.28). Mais le chrétien sait bien que la nouveauté que nous attendons dans
sa plénitude au retour du Seigneur est présente depuis la création du monde, et
plus exactement depuis que Dieu s'est fait homme en Jésus-Christ, et qu'avec
lui et par lui il a fait une « création nouvelle » (2 Co 5, 17 ; cf. Ga 6, 15).
Avant de conclure, je
rends grâce encore une fois à Dieu tout-puissant qui a donné à son Eglise la
lumière et la force nécessaires pour accompagner l'homme dans son cheminement
terrestre vers son destin éternel. Au troisième millénaire aussi, l'Eglise
continuera fidèlement à faire sienne la route de l'homme, sachant qu'elle
ne marche pas toute seule mais avec le Christ, son Seigneur. C'est lui qui a
fait sienne la route de l'homme et qui le conduit, même s'il ne s'en rend pas
compte.
Puisse Marie, Mère du
Rédempteur, elle qui reste auprès du Christ dans sa marche vers les hommes et
avec les hommes, et qui précède l'Eglise dans son pèlerinage de la foi,
accompagner de sa maternelle intercession l'humanité vers le prochain
millénaire, dans la fidélité à Celui qui « est le même hier et aujourd'hui » et
qui « le sera à jamais » (cf. He 13, 8), Jésus-Christ, notre Seigneur, au nom
duquel, de grand cœur, j'accorde à tous ma Bénédiction.
Donné à Rome, près de
Saint-Pierre, le 1er mai 1991 — mémoire de saint Joseph, travailleur —, en la
treizième année de mon pontificat.
1 Leone
XIII, lett. enc. Rerum
novarum (15 maggio 1891): Leonis XIII P.M. Acta, XI, Romae 1892,
97-144.
2 Pio
XI, lett. enc. Quadragesimo
anno (15 maggio 1931): AAS 23 (1931), 177-228; Pio XII, Messaggio
radiofonico del 1° giugno 1941: AAS 33 (1941), 195-205; Giovanni XXIII,
lett. enc. Mater
et Magistra (15 maggio 1961): AAS 53 (1961), 401-464; Paolo VI, epist.
ap. Octogesima
adveniens (14 maggio 1971): AAS 63 (1971), 401-441.
3 Cf
Pio XI, lett. enc. Quadragesimo
anno, III, l.c., 228.
4 Lett.
enc. Laborem
exercens (14 settembre 1981): AAS 73 (1981), 577- 647; Lett.
enc. Sollicitudo
rei socialis (30 dicembre 1987); AAS 80 (1988): 513-586.
5 Cf
S. Ireneo, Adversus haereses, I, 10, 1; III, 4, 1: PG 7, 549 s.; 855 s.; S Ch.
264, 154 s.; 211, 44-46.
6 Leone
XIII, lett. enc. Rerum
novarum: l.c., 132.
7 Cf,
ad es., Leone XIII, epist. enc. Arcanum,
divinae sapientiae (10 febbraio 1880): Leonis XIII P.M. Acta, II,
Romae 1882, 10-40; epist. enc. Diuturnum
illud (29 giugno 1881): Leonis XIII P.M. Acta, II, Romae 1882, 269-287;
lett. enc. Libertas
praestantissimum (20 giugno 1888): Leonis XIII P.M. Acta, VIII, Romae
1889, 212-246; epist. enc. Graves de communi (18 gennaio 1901): Leonis XIII P.M.
Acta, XXI, Romae 1902, 3-20.
8 Lett.
enc. Rerum
novarum: l.c., 97.
9 Ibid.:
l.c., 98.
10 Cf
ibid.: l.c., 109 s.
11 Cf
ibid.: descrizione delle condizioni di lavoro; associazioni operaie anti-cristiane:
l.c., 110 s.; 136 s.
12 Ibid.:
l.c., 130; cf anche 114 s.
13 Ibid.:
l.c., 130.
14 Ibid.:
I.c., 123.
15 Cf
lett. enc. Laborem
exercens, 1, 2, 6: l.c., 578-583; 589-592.
16 Cf
lett. enc. Rerum
novarum: l.c., 99-107.
17 Cf
ibid.: l.c., 102 s.
18 Cf
ibid.: l.c., 101-104.
19 Cf
ibid.: I.c., 134 s.; 137 s.
20 Ibid.:
l.c., 135.
21 Cf
ibid.: l.c., 128-129.
22 Ibid.:
l.c., 129.
23 Ibid.:
l.c., 129.
24 Ibid.:
l.c., 130 s.
25 Ibid.:
l.c., 131.
26 Cf
Dichiarazione universale dei diritti dell’uomo.
27 Cf
lett. enc. Rerum
novarum: l.c., 121-123.
28 Cf
ibid.: l.c., 127.
29 Ibid.:
l.c., 126 s.
30 Cf
Dichiarazione universale dei diritti dell’uomo; Dichiarazione sull’eliminazione
di ogni forma di intolleranza e discriminazione fondate sulla religione o sulle
convinzioni.
31 Cf
Conc. Ecum. Vat. II, Dichiarazione sulla libertà religiosa Dignitatis
humanae; Giovanni Paolo II, Lettera
ai capi di stato (1° settembre 1980): AAS 72 (1980), 1252-1260; Messaggio
per la Giornata mondiale della pace 1988: AAS 80 (1988), 278-286.
32 Cf
lett. enc. Rerum
novarum: l.c., 99-105; 130 s.; 135.
33 Ibid.:
1.c., 125.
34 Cf
lett. enc. Sollicitudo
rei socialis, 38-40: l.c., 564-569; cf anche Giovanni XXIII, lett.
enc. Mater
et Magistra, l.c., 407.
35 Cf
Leone XIII, lett. enc. Rerum
novarum: l.c., 114-116; Pio XI, lett. enc. Quadragesimo
anno, III,l.c., 208; Paolo VI, Omelia
per la chiusura dell’Anno santo (25 dicembre 1975): AAS68 (1976),
145; Messaggio
per la Giornata mondiale della pace 1977: AAS 68 (1976), 709.
36 Lett.
enc. Sollicitudo
rei socialis, 42: l.c., 572.
37 Cf
lett. enc. Rerum
novarum: l.c., 101 s.; 104 s.; 130 s.; 136.
38 Conc.
Ecum. Vat. II, cost. past. sulla chiesa nel mondo contemporaneo Gaudium
et spes, 24.
39 Lett.
enc. Rerum
novarum: I.c., 99.
40 Cf
lett. enc. Sollicitudo
rei socialis, 15, 28: l.c., 530; 548 ss.
41 Cf
lett. enc. Laborem
exercens, 11-15: l.c., 602-618.
42 Pio
XI, lett. enc. Quadragesimo
anno, III: l.c., 213.
43 Cf
lett. enc. Rerum
novarum: l.c., 121-125.
44 Cf
lett. enc. Laborem
exercens, 20: l.c., 629-632; Discorso
all’Organizzazione internazionale del lavoro (O.I.T.) a Ginevra (15 giugno
1982): Insegnamenti V/2 (1982), 2250-2266; Paolo VI, Discorso
alla medesima Organizzazione (10 giugno 1969): AAS 61 (1969), 491-502.
45 Cf
lett. enc. Laborem
exercens, 8: l.c., 594-598.
46 Cf
Pio XI, lett. enc. Quadragesimo
anno: l.c., 178-181.
47 Cf
epist. enc. Arcanum
divinae sapientiae (10 febbraio 1880): Leonis XIII P.M. Acta, II,
Romae 1882, 10-40; epist. enc. Diuturnum
illud (29 giugno 1881): Leonis XIII P.M. acta, II, Romae 1882,
269-287; epist. enc. Immortale
Dei (1° novembre 1885): Leonis XIII P.M. Acta, V, Romae 1886, 118-150;
lett. enc. Sapientiae Christiane (10 gennaio 1890): Leonis XIII P.M. Acta,
X, Romae 1891, 10-41; epist. enc. Quod
apostolici muneris (28 dicembre 1878): Leonis XIII P.M. Acta, I, Romae
1881, 170-183; lett. enc, Libertas
praestantissimum (20 giugno 1888): Leonis XIII P.M. Acta, VIII, Romae
1889, 212-246.
48 Cf
Leone XIII, lett. enc. Libertas
praestantissimum: l.c., 224-226.
49 Cf Messaggio
per la Giornata mondiale della pace 1980: AAS 71 (1979), 1572-1580.
50 Cf
lett. enc. Sollicitudo
rei socialis, 20: l.c., 536 s.
51 Cf
Giovanni XXIII, lett. enc. Pacem
in terris (11 aprile 1963), III: AAS 55 (1963), 286-289.
52 Cf
Dichiarazione universale dei diritti dell’uomo, del 1948; Giovanni XXIII, lett.
enc. Pacem
in terris, IV: l.c., 291-296; «Atto Finale» della Conferenza sulla
sicurezza e la Cooperazione in Europa (CSCE), Helsinki 1975.
53 Cf
Paolo VI, lett. enc. Populorum
progressio (26 marzo 1967), 61- 65: AAS 59 (1967), 287-289.
54 Cf Messaggio
per la Giornata mondiale della pace 1980: l.c., 1572- 1580.
55 Cf
Conc. Ecum. Vat. II, costituzione pastorale sulla chiesa nel mondo
contemporaneo Gaudium
et spes, 36; 39.
56 Cf
esort. ap. Christifideles
laici (30 dicembre 1988), 32-44: AAS 81 (1989), 431-481.
57 Cf
lett. enc. Laborem
exercens, 20: l.c., 629-632.
58 Cf
Congregazione per la Dottrina della Fede, Istruzione sulla libertà cristiana e
la liberazione Libertatis
conscientia (22 marzo 1986): AAS 79 (1987), 554-599.
59 Cf Discorso
nella sede del Consiglio della C.E.A.O. in occasione del X anniversario
dell’«Appello per il Sahel» (Ouagadougou, Burkina Faso 29 gennaio 1990):
AAS 82 (1990), 816-821.
60 Cf
Giovanni XXIII, lett. enc. Pacem
in terris, III: l.c., 286-288.
61 Cf
lett. enc. Sollicitudo
rei socialis, 27-28: l.c., 547-550; Paolo VI, lett. enc. Populorum
progressio, 43-44: l.c., 278 s.
62 Cf
lett. enc. Sollicitudo
rei socialis, 29-31: l.c., 550-556.
63 Cf
Atto di Helsinki e Accordo di Vienna; Leone XIII, lett. enc. Libertas
praestantissimum: l.c., 215-217
64 Cf
lett. enc. Redemptoris
missio (7 dicembre 1990), 7: L’Osservatore Romano, 23 gennaio 1991.
65 Cf
lett. enc. Rerum
novarum: l.c., 99-107; 131-133
66 Ibid.:
l.c., 111-113 s.
67 Cf
Pio XI, lett. enc. Quadragesimo
anno, II: l.c., 191; Pio XII, Messaggio
radiofonico del 1° giugno 1941: l.c., 199; Giovanni XXIII, lett. enc. Mater
et Magistra: l.c. 428-429; Paolo VI, lett. enc. Populorum
progressio, 22-24: l.c., 268 s.
68 Cost.
past. sulla chiesa nel mondo contemporaneo Gaudium
et spes, 69; 71.
69 Cf Discorso
ai vescovi latinoamericani a Puebla (28 gennaio 1979), III, 4: AAS 71
(1979), 199-201; lett. enc. Laborem
exercens, 14: l.c., 612- 616; lett. enc. Sollicitudo
rei socialis, 42: l.c., 572-574.
70 Cf
lett. enc. Sollicitudo
rei socialis, 15: l.c., 528-531.
71 Cf
lett. enc. Laborem
exercens, 21: l.c., 632-634.
72 Cf
Paolo VI, enc. Populorum
progressio, 33-42: l.c., 273-278.
73 Cf
lett. enc. Laborem
exercens, 7: l.c., 592-594.
74 Cf
ibid., l.c., 594-598.
75 Cf
Conc. Ecum. Vat. II, Cost. past. sulla chiesa nel mondo contemporaneo Gaudium
et spes, 35; Paolo VI, lett. enc. Populorum
progressio, 19: l.c., 266 s.
76 Cf
lett. enc. Sollicitudo
rei socialis, 34: l.c., 559; Messaggio
per la Giornata mondiale della pace 1990: AAS 82 (1990), 147-156.
77 Cf
esort. ap. Reconciliatio
et Paenitentia (2 dicembre 1984), 16: AAS 77 (1985), 213-217; Pio XI,
lett. enc. Quadragesimo
anno, III, l.c., 219.
78 Lett.
enc. Sollicitudo
rei socialis, 25: l.c., 544.
79 Cf
ibid, 34: l.c., 599 s.
80 Cf
lett. enc. Redemptor
hominis (4 marzo 1979), 15: AAS 71 (1979), 286-289.
81 Cf
Conc. Ecum. Vat. II, cost. past. sulla chiesa nel mondo contemporaneo Gaudium
et spes, 24.
82 Cf
ibid., 41.
83 Cf
ibid., 26.
84 Cf
Conc. Ecum. Vat. II, cost. past. sulla chiesa nel mondo contemporaneo Gaudium
et spes, 36; Paolo VI, lett. ap. Octogesima adveniens, 2-5: l.c., 402-405.
85 Cf
lett. enc. Laborem
exercens, 15: l.c., 616-618.
86 Cf
ibid., 10: l. c., 600-602.
87 Cf
ibid., 14: l. c., 612-616.
88 Cf
ibid., 18: l. c., 622-625.
89 Cf
lett. enc. Rerum
novarum; l. c., 126-128.
90 Cf
ibid., l. c., 121 s.
91 Cf
Leone XIII, lett. enc. Libertas
praestantissimum; l. c., 224-226.
92 Cf
Conc. Ecum. Vat. II, cost. past. sulla Chiesa nel mondo contemporaneo Gaudium
et spes, 76.
93 Cf
ibid. 29; Pio XII, Radiomessaggio
natalizio del 24 dicembre 1944: AAS 37 (1945), 10-20.
94 Cf
Conc. Ecum. Vat. II, dich. sulla libertà religiosa Dignitatis
humanae.
95 Cf
lett. enc. Redemptoris
missio, 11: L’Osservatore Romano, 23 gennaio 1991.
96 Cf
lett. enc. Redemptor
hominis, 17: l. c. 270-272.
97 Cf Messaggio
per la Giornata mondiale della pace 1988: l. c., 1572-1580: Messaggio
per la Giornata mondiale della pace 1991: L’Osservatore Romano, 19 dicembre
1990; Conc. Ecum. Vat. II, dich. sulla libertà religiosa Dignitatis
humanae, 1-2.
98 Conc. Ecum.
Vat. II, cost. past. sulla Chiesa nel mondo contemporaneo Gaudium
et spes, 26.
99 Cf
ibid., 22.
100 Cf
Pio XI, lett. enc. Quadragesimo
anno, I: l. c., 184-186.
101 Cf
esort. ap. Familiaris
consortio (22 novembre 1981), 45: AAS 74 (1982), 136 s.
102 Cf Allocuzione
all’UNESCO (2 giugno 1980): AAS 72 (1980), 735-752.
103 Cf
lett. enc. Redemptoris
missio, 39; 52: L’Osservatore Romano, 23 gennaio 1991.
104 Cf
Benedetto XV, esort. Ubi
primum (8 settembre 1914): AAS 6 (1914), 501 s.; Pio XI, Radiomessaggio
a tutti i fedeli cattolici e a tutto il mondo (29 settembre 1938): AAS 30
(1938), 309 s.; Pio XII, Radiomessaggio
a tutto il mondo (24 agosto 1939), 333-335; Giovanni XXIII, lett.
enc. Pacem
in terris, III: l. c., 285-289; Paolo VI, Discorso
all’ONU (4 ottobre 1965): AAS 57 (1965), 877-885.
105 Cf
Paolo VI, lett. enc. Populorum
progressio, 76-77: l. c., 294 s.
106 Cf
esort. ap. Familiaris
consortio, 48: l. c., 139 s.
107 Lett.
enc., Rerum
novarum: l. c., 107
108 Cf
lett. enc. Redemptor
hominis, 13: l. c., 283.
109 Ibid.,
14: l. c., 284 s.
110 Paolo
VI, Omelia
all’ultima sessione pubblica del Concilio Ecumenico Vaticano II (7 dicembre
1965): AAS 58 (1966), 58.
111 Lett.
enc. Sollicitudo
rei socialis, 41: l. c., 571.
112 Conc.
Ecum. Vat. II, cost. past. sulla Chiesa nel mondo contemporaneo Gaudium
et spes, 76; cf Giovanni Paolo II, lett. enc. Redemptor
hominis, 13: l. c., 283
113 Lett.
enc. Rerum
novarum: l. c., 143.
114 Ibid.:
l. c., 107.
115 Cf
lett. enc. Sollicitudo
rei socialis, 38: l. c., 564-566.
116 Ibid.,
47: l. c., 582.
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