LETTRE
ENCYCLIQUE
CENTESIMUS ANNUS
DU SOUVERAIN PONTIFE
JEAN-PAUL II
À SES FRÈRES DANS L'ÉPISCOPAT
AU CLERGÉ
AUX FAMILLES RELIGIEUSES
AUX FIDÈLES
DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE
ET À TOUS LES HOMMES
DE BONNE VOLONTÉ
À L'OCCASION DU CENTENAIRE
DE L'ENCYCLIQUE
RERUM NOVARUM
Frères vénérés,
chers Fils et Filles,
salut et Bénédiction apostolique !
chers Fils et Filles,
salut et Bénédiction apostolique !
INTRODUCTION
1. Le centenaire de la
promulgation de l'encyclique de mon prédécesseur Léon XIII, de vénérée mémoire,
qui commence par les mots Rerum novarum (1) marque une date de
grande importance dans la présente période de l'histoire de l'Eglise et aussi
dans mon pontificat. En effet, cette encyclique a eu le privilège d'être
commémorée, de son quarantième à son quatre-vingt-dixième anniversaire, par des
documents solennels des Souverains Pontifes : on peut dire que le destin
historique de Rerum novarum a été rythmé par d'autres
documents qui attiraient l'attention sur elle et en même temps l'actualisaient
(2).
En faisant de même pour le
centième anniversaire, à la demande de nombreux évêques, d'institutions
ecclésiales, de centres universitaires, de dirigeants d'entreprises et de travailleurs,
à titre individuel ou comme membres d'associations, je voudrais avant tout
honorer la dette de gratitude qu'a toute l'Eglise à l'égard du grand Pape et de
son « document immortel » (3). Je voudrais aussi montrer que la sève
généreuse qui monte de cette racine n'a pas été épuisée au fil des ans,
mais qu'au contraire elle est devenue plus féconde. En témoignent les
initiatives de natures diverses qui ont précédé, qui accompagnent et qui
suivront cette célébration, initiatives prises par les Conférences épiscopales,
par des Organisations internationales, des Universités et des institutions
académiques, des associations professionnelles et d'autres institutions ou
personnes dans de nombreuses régions du monde.
2. La présente encyclique prend
place dans ces célébrations, pour rendre grâce à Dieu de qui vient « tout don
excellent, et toute donation parfaite » (Jc 1, 17 ), parce qu'il s'est servi
d'un document venant du Siège de Pierre il y a cent ans pour faire beaucoup de
bien et répandre beaucoup de lumière dans l'Eglise et dans le monde. La
commémoration que l'on fait ici concerne l'encyclique de Léon XIII, et en même
temps les encycliques et les autres documents de mes prédécesseurs qui ont
contribué à attirer l'attention sur elle et à développer son influence au long
des années en constituant ce qu'on allait appeler la « doctrine sociale », «
l'enseignement social » ou encore le « magistère social » de l'Eglise.
Deux encycliques que j'ai
publiées au cours de mon pontificat se réfèrent déjà à cet enseignement qui
garde sa valeur : Laborem exercens sur le travail humain,
et Sollicitudo rei socialis sur les
problèmes actuels du développement des hommes et des peuples.
3. Je voudrais proposer
maintenant une « relecture » de l'encyclique de Léon XIII, et inviter à porter
un regard « rétrospectif » sur son texte lui-même afin de redécouvrir la
richesse des principes fondamentaux qui y sont formulés pour la solution de la
question ouvrière. Mais j'invite aussi à porter un regard « actuel » sur les «
choses nouvelles » qui nous entourent et dans lesquelles nous nous trouvons
immergés, pour ainsi dire, bien différentes des « choses nouvelles » qui
caractérisaient l'ultime décennie du siècle dernier. J'invite enfin à porter le
regard « vers l'avenir », alors qu'on entrevoit déjà le troisième millénaire de
l'ère chrétienne, lourd d'inconnu mais aussi de promesses. Inconnu et promesses
qui font appel à notre imagination et à notre créativité, qui nous stimulent
aussi, en tant que disciples du Christ, le « Maître unique » (cf. Mt 23, 8),
dans notre responsabilité de montrer la voie, de proclamer la vérité et de
communiquer la vie qu'il est lui-même (cf. Jn 14, 6).
En agissant ainsi, non seulement
on réaffirmera la valeur permanente de cet enseignement, mais on
manifestera aussi le vrai sens de la Tradition de l'Eglise qui, toujours
vivante et active, construit sur les fondations posées par nos pères dans la
foi et particulièrement sur ce que « les Apôtres ont transmis à l'Eglise » (5)
au nom de Jésus-Christ : il est le fondement et « nul n'en peut poser d'autre »
(cf. 1 Co 3, 11).
C'est en vertu de la conscience
qu'il avait de sa mission de successeur de Pierre que Léon XIII décida de
prendre la parole, et c'est la même conscience qui anime aujourd'hui son
successeur. Comme lui, et comme les Papes avant et après lui, je m'inspire de
l'image évangélique du « scribe devenu disciple du Royaume des cieux », dont le
Seigneur dit qu'il « est semblable à un propriétaire qui tire de son trésor du
neuf et de l'ancien » (Mt 13, 52). Le trésor est le grand courant de la
Tradition de l'Eglise qui contient les « choses anciennes », reçues et
transmises depuis toujours, et qui permet de lire les « choses nouvelles » au
milieu desquelles se déroule la vie de l'Eglise et du monde.
De ces choses qui, en
s'incorporant à la Tradition, deviennent anciennes et qui offrent les matériaux
et l'occasion de son enrichissement comme de l'enrichissement de la vie de la
foi, fait partie aussi l'activité féconde de millions et de millions d'hommes
qui, stimulés par l'enseignement social de l'Eglise, se sont efforcés de s'en
inspirer pour leur engagement dans le monde. Agissant individuellement ou
rassemblés de diverses manières en groupes, associations et organisations, ils
ont constitué comme un grand mouvement pour la défense de la personne
humaine et la protection de sa dignité, ce qui a contribué, à travers les
vicissitudes diverses de l'histoire, à construire une société plus juste ou du
moins à freiner et à limiter l'injustice.
La présente encyclique cherche à
mettre en lumière la fécondité des principes exprimés par Léon XIII, principes
qui appartiennent au patrimoine doctrinal de l'Eglise et, à ce titre, engagent
l'autorité de son magistère. Mais la sollicitude pastorale m'a conduit, d'autre
part, à proposer l'analyse de certains événements récents de l'histoire.
Il n'est pas besoin de souligner que la considération attentive du cours des
événements, en vue de discerner les exigences nouvelles de l'évangélisation,
relève des devoirs qui incombent aux Pasteurs. Toutefois, on n'entend pas
exprimer des jugements définitifs en développant ces considérations, car, en
elles-mêmes, elles n'entrent pas dans le cadre propre du magistère.
I. TRAITS CARACTÉRISTIQUES DE "RERUM
NOVARUM"
4. Vers la fin du siècle dernier,
l'Eglise dut faire face à un processus historique qui avait déjà commencé
depuis quelque temps mais atteignait alors un point critique. Parmi les
facteurs déterminants de ce processus, il y eut un ensemble de changements
radicaux qui se produisirent dans le domaine politique, économique et social
mais aussi dans le cadre de la science et de la technique, sans oublier les
influences multiples des idéologies dominantes. Dans le domaine politique, ces
changements engendrèrent une nouvelle conception de la société et de l'Etat
et, par conséquent, de l'autorité. Une société traditionnelle
disparaissait tandis qu'une autre commençait à voir le jour, marquée par l'espoir
de nouvelles libertés, mais également par le risque de nouvelles formes
d'injustice et d'esclavage.
Dans le domaine économique, où
convergeaient les découvertes et les applications des sciences, on avait
progressivement atteint de nouvelles structures pour la production des biens de
consommation. On avait assisté à l'apparition d'une nouvelle forme de
propriété, le capital, et d'une nouvelle forme de travail, le
travail salarié, caractérisé par de pénibles rythmes de production, négligeant
toute considération de sexe, d'âge ou de situation familiale, uniquement
déterminé par l'efficacité en vue d'augmenter le profit.
Ainsi, le travail devenait une
marchandise qui pouvait être librement acquise et vendue sur le marché et dont
le prix n'était établi qu'en fonction de la loi de l'offre et de la demande,
sans tenir compte du minimum vital nécessaire à la subsistance de la personne
et de sa famille. De plus, le travailleur n'était pas même certain de réussir à
vendre sa « marchandise » et il se trouvait constamment sous la menace du
chômage, ce qui, en l'absence de protection sociale, lui faisait courir le
risque de mourir de faim.
La conséquence de cette
transformation était « la division de la société en deux classes séparées par
un profond abîme » (6). Cette situation s'ajoutait aux transformations d'ordre
politique déjà soulignées. Ainsi, la théorie politique dominante de l'époque
tendait à promouvoir la liberté économique totale par des lois adaptées ou au
contraire par une absence voulue de toute intervention. Simultanément,
commençait à se manifester, sous une forme organisée et d'une manière souvent
violente, une autre conception de la propriété et de la vie économique qui
entraînait une nouvelle structure politique et sociale.
Au paroxysme de cette opposition,
alors qu'apparaissaient en pleine lumière la très grave injustice de la réalité
sociale telle qu'elle existait en plusieurs endroits, et le risque d'une
révolution favorisée par les idées que l'on appelait alors « socialistes »,
Léon XIII intervint en publiant un document qui traitait de manière
systématique la « question ouvrière ». Cette encyclique avait été précédée par
d'autres, consacrées davantage à des enseignements de caractère politique,
tandis que d'autres encore devaient suivre (7). C'est dans ce contexte qu'il
convient d'évoquer en particulier l'encyclique Libertas praestantissimum
dans laquelle était rappelé le lien constitutif de la liberté humaine avec la
vérité, lien si fort qu'une liberté qui refuserait de se lier à la vérité
tomberait dans l'arbitraire et finirait par se soumettre elle-même aux passions
les plus dégradantes et par s'autodétruire. D'où viennent, en effet, tous les
maux que veut combattre Rerum novarum sinon d'une liberté qui,
dans le domaine de l'activité économique et sociale, s'éloigne de la vérité de
l'homme ?
D'autre part, le Souverain
Pontife s'inspirait de l'enseignement de ses prédécesseurs ainsi que de
nombreux documents épiscopaux, des études scientifiques dues à des laïcs, de
l'action de mouvements et d'associations catholiques et des réalisations
concrètes dans le domaine social qui marquèrent la vie de l'Eglise dans la
seconde moitié du XIXème siècle.
5. Les « choses nouvelles »
examinées par le Pape étaient rien moins que positives. Le premier paragraphe
de l'encyclique décrit en termes vigoureux les « choses nouvelles » dont elle
tire son nom : « A l'heure où grandissait le désir de choses nouvelles
qui, depuis longtemps, agite les Etats, il fallait s'attendre à voir la soif
de changements passer du domaine de la politique dans la sphère voisine de
l'économie. En effet, l'industrie s'est développée et ses méthodes se sont
complètement renouvelées. Les rapports entre patrons et ouvriers se sont
modifiés, la richesse a afflué entre les mains d'un petit nombre et la
multitude est dans l'indigence. Les ouvriers ont conçu une opinion plus haute
d'eux-mêmes et ont contracté entre eux une union plus étroite. Tout cela, sans
parler de la corruption des moeurs, a eu pour résultat de faire éclater un
conflit » (8).
Le Pape et l'Eglise, ainsi que la
communauté civile, se trouvaient face à une société divisée par un conflit
d'autant plus dur et inhumain qu'il ne connaissait ni règle ni norme, le
conflit entre capital et travail ou, comme le dit l'encyclique, la question
ouvrière. Précisément sur ce conflit, dans les conditions critiques que l'on
observait alors, le Pape n'hésita pas à donner son jugement.
Ici intervient la première
réflexion suggérée par l'encyclique pour notre temps. Face à un conflit qui
opposait les hommes entre eux, pour ainsi dire comme des « loups », jusque sur
le plan de la subsistance matérielle des uns et de l'opulence des autres, le
Pape ne craignait pas d'intervenir en vertu de sa « charge apostolique » (9),
c'est-à-dire de la mission qu'il a reçue de Jésus-Christ lui-même de « paître
les agneaux et les brebis » (cf. Jn 21, 15-17), de « lier et délier sur la
terre » pour le Royaume des cieux (cf. Mt 16, 19). Son intention était
certainement de rétablir la paix, et le lecteur d'aujourd'hui ne peut que
remarquer la sévère condamnation de la lutte des classes qu'il prononça sans
appel (10). Mais il était bien conscient du fait que la paix s'édifie sur le
fondement de la justice : l'encyclique avait précisément pour contenu
essentiel de proclamer les conditions fondamentales de la justice dans la
conjoncture économique et sociale de l'époque.
Léon XIII, à la suite de ses
prédécesseurs, établissait de la sorte un modèle permanent pour l'Eglise.
Celle-ci, en effet, a une parole à dire face à des situations humaines
déterminées, individuelles et communautaires, nationales et internationales,
pour lesquelles elle énonce une véritable doctrine, un corpus qui lui
permet d'analyser les réalités sociales, comme aussi de se prononcer sur elles
et de donner des orientations pour la juste solution des problèmes qu'elles
posent.
Du temps de Léon XIII, une telle
conception des droits et des devoirs de l'Eglise était bien loin d'être
communément admise. En effet, deux tendances prédominaient : l'une, tournée
vers ce monde et vers cette vie, à laquelle la foi devait rester étrangère ;
l'autre, vers un salut purement situé dans l'au-delà, et qui n'apportait ni
lumière ni orientations pour la vie sur terre. En publiant Rerum novarum, le Pape donnait pour
ainsi dire « droit de cité » à l'Eglise dans les réalités changeantes de la vie
publique. Cela devait se préciser davantage encore par la suite. En effet,
l'enseignement et la diffusion de la doctrine sociale de l'Eglise appartiennent
à sa mission d'évangélisation ; c'est une partie essentielle du message
chrétien, car cette doctrine en propose les conséquences directes dans la vie
de la société et elle place le travail quotidien et la lutte pour la justice
dans le cadre du témoignage rendu au Christ Sauveur. Elle est également une
source d'unité et de paix face aux conflits qui surgissent inévitablement dans
le domaine économique et social. Ainsi, il devient possible de vivre les
nouvelles situations sans amoindrir la dignité transcendante de la personne
humaine ni en soi-même ni chez les adversaires, et de trouver la voie de
solutions correctes.
A cent ans de distance, la valeur
d'une telle orientation m'offre l'occasion d'apporter une contribution à
l'élaboration de la « doctrine sociale chrétienne ». La « nouvelle
évangélisation », dont le monde moderne a un urgent besoin et sur laquelle j'ai
insisté de nombreuses fois, doit compter parmi ses éléments essentiels l'annonce
de la doctrine sociale de l'Eglise, apte, aujourd'hui comme sous Léon XIII,
à indiquer le bon chemin pour répondre aux grands défis du temps présent, dans
un contexte de discrédit croissant des idéologies. Comme à cette époque, il
faut répéter qu'il n'existe pas de véritable solution de la « question
sociale » hors de l'Evangile et que, d'autre part, les « choses nouvelles »
peuvent trouver en lui leur espace de vérité et la qualification morale qui
convient.
6. En se proposant de faire la
lumière sur le conflit survenu entre le capital et le travail, Léon XIII
affirmait les droits fondamentaux des travailleurs. C'est pourquoi la clé de
lecture du texte pontifical est la dignité du travailleur en tant que
tel et, de ce fait, la dignité du travail défini comme « l'activité
humaine ordonnée à la satisfaction des besoins de la vie, notamment à sa
conservation » (12). Le Pape qualifiait le travail de « personnel », parce que
« la force de travail est inhérente à la personne et appartient en propre à
celui qui l'exerce et dont elle est l'apanage » (13). Le travail appartient
ainsi à la vocation de toute personne ; l'homme s'exprime donc et se réalise
dans son activité laborieuse. Le travail possède en même temps une dimension «
sociale », par sa relation étroite tant avec la famille qu'avec le bien commun,
« puisqu'on peut affirmer sans se tromper que le travail des ouvriers est à
l'origine de la richesse des Etats » (14). Tels sont les points que j'ai repris
et développés dans l'encyclique Laborem
exercens (15).
Il existe sans aucun doute un
autre principe important, celui du droit à la « propriété privée ». La longueur
du développement que lui consacre l'encyclique révèle à elle seule l'importance
qui lui revient. Le Pape est bien conscient du fait que la propriété privée
n'est pas une valeur absolue et il ne manque pas de proclamer les principes
complémentaires indispensables, tels que celui de la destination universelle
des biens de la terre (17).
Par ailleurs, s'il est vrai que
le type de propriété privée qu'il considère au premier chef est celui de la
propriété de la terre (18), il n'en demeure pas moins qu'aujourd'hui conservent
leur valeur les raisons avancées pour protéger la propriété privée,
c'est-à-dire pour affirmer le droit de posséder ce qui est nécessaire au
développement personnel et à celui de sa famille, quelle que soit la forme
effective prise par ce droit. Il faut l'affirmer une nouvelle fois devant les
changements, dont nous sommes les témoins, survenus dans les systèmes où
régnait le principe de la propriété collective des moyens de production, mais
également devant les situations toujours plus nombreuses de pauvreté ou, plus
exactement, devant les négations de la propriété privée, qui se présentent dans
beaucoup de régions du monde, y compris celles où prédominent les systèmes qui
reposent sur l'affirmation du droit à la propriété privée. A la suite de ces
changements et de la persistance de la pauvreté, une analyse plus profonde du
problème s'avère nécessaire, ce qui sera fait plus loin.
7. En relation étroite avec le
droit de propriété, l'encyclique de Léon XIII affirme également d'autres
droits, en disant qu'ils sont inhérents à la personne humaine et
inaliénables. Au rang de ces droits, le « droit naturel de l'homme » à former
des associations privées occupe une place de premier plan par l'ampleur du
développement que lui consacre le Pape et l'importance qu'il lui attribue ; il
s'agit avant tout du droit à créer des associations professionnelles de
chefs d'entreprise et d'ouvriers ou simplement d'ouvriers (19). On saisit ici
le motif pour lequel l'Eglise défend et approuve la création de ce qu'on
appelle couramment des syndicats, non certes par préjugé idéologique ni pour
céder à une mentalité de classe, mais parce que s'associer est un droit naturel
de l'être humain et, par conséquent, un droit antérieur à sa reconnaissance par
la société politique. En effet, « il n'est pas au pouvoir de l'Etat d'interdire
leur existence », car « l'Etat est fait pour protéger et non pour détruire le
droit naturel. En interdisant de telles associations, il s'attaquerait lui-même
» (20).
Avec ce droit que le Pape — il
est juste de le souligner — reconnaît explicitement aux ouvriers, ou, pour
reprendre ses termes, aux « prolétaires », sont affirmés de manière tout aussi
claire les droits à la « limitation des heures de travail », au repos légitime
et à une différence de traitement pour les enfants et les femmes (21) en ce qui
concerne la forme et la durée du travail.
Si l'on se souvient de ce que
nous apprend l'histoire au sujet des pratiques admises, ou du moins pas
interdites par la loi, dans le domaine des contrats, qui étaient passés sans
aucune garantie d'horaires ni de conditions d'hygiène dans le travail, sans
respect non plus pour l'âge ou le sexe des candidats à l'emploi, on comprend
bien la sévérité des paroles du Pape. « Il n'est ni juste ni humain,
écrivait-il, d'exiger de l'homme un travail tel qu'il s'abrutisse l'esprit et
s'affaiblisse le corps par suite d'une fatigue excessive ». Et, de manière plus
précise, en se référant au contrat, qui a pour objectif de faire entrer en
vigueur de telles « relations de travail », il affirme : « Dans toute
convention passée entre patrons et ouvriers, figure la condition expresse ou
tacite » que l'on ménagera un temps de repos convenable, en proportion des «
forces dépensées dans le travail » ; puis il conclut : « Un pacte contraire
serait immoral » (22).
8. Immédiatement après, le Pape
énonce un autre droit du travailleur en tant que personne. Il s'agit du
droit à un « juste salaire », droit qui ne peut être laissé « au libre
consentement des parties, de telle sorte que l'employeur, après avoir payé le
salaire convenu, aurait rempli ses engagements et ne semblerait rien devoir
d'autre » (23). L'Etat — disait-on à cette époque — n'a pas le pouvoir
d'intervenir dans la détermination de ces contrats, sinon pour veiller à
l'accomplissement de ce qui a été expressément convenu. Une telle conception
des rapports entre patrons et ouvriers, purement pragmatique et inspirée par un
individualisme strict, est sévèrement critiquée dans l'encyclique comme
contraire à la double nature du travail en tant que fait personnel et
nécessaire. En effet, si le travail, en tant que personnel, fait partie
des capacités et des forces dont chacun a la libre disposition, il est, en
tant que nécessaire, régi par le grave devoir pour chacun de « se garder en
vie » ; « de ce devoir, conclut le Pape, découle nécessairement le droit de se
procurer ce qui sert à la subsistance, que les pauvres ne se procurent que
moyennant le salaire de leur travail » (24).
Le salaire doit suffire à faire
vivre l'ouvrier et sa famille. Si le travailleur, « contraint par la nécessité
ou poussé par la crainte d'un mal plus grand, accepte des conditions très
dures, que d'ailleurs il ne peut refuser parce qu'elles lui sont imposées par
le patron ou par celui qui fait l'offre du travail, il subit une violence
contre laquelle la justice proteste » (25).
Dieu veuille que ces phrases,
écrites tandis que progressait ce qu'on a appelé le « capitalisme sauvage », ne
soient pas à reprendre et à répéter aujourd'hui avec la même sévérité !
Malheureusement, aujourd'hui encore, on trouve des cas de contrats passés entre
patrons et ouvriers qui ignorent la justice la plus élémentaire en matière de
travail des mineurs ou des femmes, pour les horaires de travail, les conditions
d'hygiène dans les locaux et la juste rétribution. Cela arrive malgré les
Déclarations et les Conventions internationales qui en traitent
(26), et même les lois des divers Etats. Le Pape assignait à l'«
autorité publique » le « strict devoir » de prendre grand soin du bien-être des
travailleurs, parce qu'en ne le faisant pas, on offensait la justice, et il
n'hésitait pas à parler de « justice distributive » (27).
9. A ces droits, Léon XIII en
ajoute un autre, toujours à propos de la condition ouvrière, que je
désire rappeler, étant donné son importance : le droit d'accomplir librement
ses devoirs religieux. Le Pape le proclame clairement dans le contexte des
autres droits et devoirs des ouvriers, malgré le climat général où, déjà de son
temps, on considérait que certaines questions appartenaient exclusivement au
domaine de la vie privée. Il affirme la nécessité du repos dominical, afin de
rappeler à l'homme la pensée des biens célestes et du culte que l'on doit à la
majesté divine (28). De ce droit, qui s'enracine dans un commandement
fondamental, personne ne peut priver l'homme : « Il n'est permis à personne de
violer impunément cette dignité de l'homme que Dieu lui-même traite avec un
grand respect ». Par conséquent, l'Etat doit assurer à l'ouvrier l'exercice de
cette liberté (29).
On ne se tromperait pas en voyant
en germe, dans cette affirmation claire, le principe du droit à la liberté
religieuse, qui est devenu depuis lors l'objet de nombreuses Déclarations
et Conventions internationales solennelles (30), sans oublier la célèbre
Déclaration conciliaire et mes enseignements fréquents (31). Sur ce
point, nous devons nous demander si les dispositions légales en vigueur et les
pratiques des sociétés industrialisées permettent aujourd'hui d'assurer
effectivement l'exercice de ce droit élémentaire au repos dominical.
10. Une autre donnée importante,
riche d'enseignements pour notre époque, est la conception des rapports de
l'Etat avec les citoyens. Rerum novarum critique les deux
systèmes sociaux et économiques, le socialisme et le libéralisme. Elle consacre
au premier la partie initiale qui réaffirme le droit à la propriété privée. Au
contraire, il n'y a pas de section spécialement consacrée au second système,
mais — et ceci mérite que l'on y porte attention — les critiques à son égard
apparaissent lorsqu'est traité le thème des devoirs de l'Etat (32). L'Etat ne
peut se borner à « veiller sur une partie de ses citoyens », celle qui est
riche et prospère, et il ne peut « négliger l'autre », qui représente sans
aucun doute la grande majorité du corps social. Sinon il est porté atteinte à
la justice qui veut que l'on rende à chacun ce qui lui appartient. « Toutefois,
dans la protection des droits privés, il doit se préoccuper d'une manière
spéciale des petits et des pauvres. La classe riche, qui est forte de par ses
biens, a moins besoin de la protection publique ; la classe pauvre, sans
richesse pour la mettre à l'abri, compte surtout sur la protection de l'Etat.
L'Etat doit donc entourer de soins et d'une sollicitude toute particulière les
travailleurs qui appartiennent à la foule des déshérités » (33).
Ces passages gardent leur valeur
aujourd'hui, surtout face aux nouvelles formes de pauvreté qui existent dans le
monde, d'autant que des affirmations si importantes ne dépendent nullement
d'une conception déterminée de l'Etat ni d'une théorie politique particulière.
Le Pape reprend un principe élémentaire de toute saine organisation politique :
dans une société, plus les individus sont vulnérables, plus ils ont besoin de
l'intérêt et de l'attention que leur portent les autres, et, en particulier, de
l'intervention des pouvoirs publics.
Ainsi, le principe de solidarité,
comme on dit aujourd'hui, dont j'ai rappelé, dans l'encyclique Sollicitudo
rei socialis (34), la valeur dans l'ordre interne de chaque
nation comme dans l'ordre international, apparaît comme l'un des principes
fondamentaux de la conception chrétienne de l'organisation politique et sociale.
Il a été énoncé à plusieurs reprises par Léon XIII sous le nom d'« amitié » que
nous trouvons déjà dans la philosophie grecque. Pie XI le désigna par le terme
non moins significatif de « charité sociale », tandis que Paul VI, élargissant
le concept en fonction des multiples dimensions modernes de la question
sociale, parlait de « civilisation de l'amour » (35).
11. En relisant l'encyclique à la
lumière de la situation contemporaine, on peut se rendre compte de la sollicitude
et de l'action incessantes de l'Eglise en faveur des catégories de
personnes qui sont objet de prédilection de la part du Seigneur Jésus. Le
contenu du texte est un excellent témoignage de la continuité, dans l'Eglise,
de ce qu'on appelle l'« option préférentielle pour les pauvres », option
définie comme une « forme spéciale de priorité dans la pratique de la charité
chrétienne » (36). L'encyclique sur la « question ouvrière » est donc une
encyclique sur les pauvres et sur la terrible condition à laquelle le processus
d'industrialisation nouveau et souvent violent avait réduit de très nombreuses
personnes. Aujourd'hui encore, dans une grande partie du monde, de tels
processus de transformation économique, sociale et politique produisent les
mêmes fléaux.
Si Léon XIII en appelle à l'Etat
pour remédier selon la justice à la condition des pauvres, il le fait aussi
parce qu'il reconnaît, à juste titre, que l'Etat a le devoir de veiller au bien
commun et de pourvoir à ce que chaque secteur de la vie sociale, sans exclure
celui de l'économie, contribue à le promouvoir, tout en respectant la juste
autonomie de chacun d'entre eux. Toutefois, il ne faudrait pas en conclure que,
pour le Pape Léon XIII, la solution de la question sociale devrait dans tous
les cas venir de l'Etat. Au contraire, il insiste à plusieurs reprises sur les
nécessaires limites de l'intervention de l'Etat et sur sa nature de simple
instrument, puisque l'individu, la famille et la société lui sont antérieurs et
que l'Etat existe pour protéger leurs droits respectifs sans jamais les
opprimer (37).
L'actualité de ces réflexions
n'échappe à personne. Il conviendra de reprendre plus loin ce thème important
des limites inhérentes à la nature de l'Etat. Les points soulignés, qui ne sont
pas les seuls abordés par l'encyclique, se situent dans la continuité de
l'enseignement social de l'Eglise, et sont éclairés par une saine conception de
la propriété privée, du travail, du développement économique, de la nature de
l'Etat et, avant tout, de l'homme lui-même. D'autres thèmes seront mentionnés
par la suite quand on examinera certains aspects de la réalité contemporaine,
mais dès maintenant, il convient de garder présent à l'esprit que ce qui sert
de trame et, d'une certaine manière, de guide à l'encyclique et à toute la
doctrine sociale de l'Eglise, c'est la juste conception de la personne
humaine, de sa valeur unique, dans la mesure où « l'homme est sur la terre
la seule créature que Dieu ait voulue pour elle-même » (38). Dans l'homme, il a
sculpté son image, à sa ressemblance (cf. Gn 1, 26), en lui donnant une dignité
incomparable, sur laquelle l'encyclique insiste à plusieurs reprises. En effet,
au-delà des droits que l'homme acquiert par son travail, il existe des droits
qui ne sont corrélatifs à aucune de ses activités mais dérivent de sa dignité
essentielle de personne.
II. VERS LES "CHOSES NOUVELLES"
D'AUJOURD'HUI
12. L'anniversaire de Rerum novarum ne serait pas célébré
comme il convient si l'on ne regardait pas également la situation actuelle.
Déjà, par son contenu, l'encyclique se prête à une telle réflexion ; en effet,
le cadre historique et les prévisions qui y sont tracées se révèlent d'une exactitude
surprenante, à la lumière de tous les événements ultérieurs.
Les faits des derniers mois de
l'année 1989 et du début de 1990 en ont été une confirmation singulière. Ils ne
s'expliquent, de même que les transformations radicales qui s'en sont suivies,
qu'en fonction des situations antérieures qui avaient cristallisé ou
institutionnalisé, dans une certaine mesure, les prévisions de Léon XIII et les
signes toujours plus inquiétants perçus par ses successeurs. En effet, le Pape
Léon XIII prévoyait les conséquences négatives — sous tous les aspects :
politique, social et économique — d'une organisation de la société telle que la
proposait le « socialisme », qui en était alors au stade d'une philosophie
sociale et d'un mouvement plus ou moins structuré. On pourrait s'étonner de ce
que le Pape parte du « socialisme » pour faire la critique des solutions qu'on
donnait de la « question ouvrière », alors que le socialisme ne se présentait
pas encore, comme cela se produisit ensuite, sous la forme d'un Etat fort et
puissant, avec toutes les ressources à sa disposition. Toutefois, il mesura
bien le danger que représentait pour les masses la présentation séduisante
d'une solution aussi simple que radicale de la « question ouvrière » d'alors.
Cela est plus vrai encore si l'on considère l'effroyable condition d'injustice
à laquelle étaient réduites les masses prolétariennes dans les nations
récemment industrialisées.
Il faut ici souligner deux
choses: d'une part, la grande lucidité avec laquelle est perçue, dans toute sa
rigueur, la condition réelle des prolétaires, hommes, femmes et enfants;
d'autre part, la clarté non moins grande avec laquelle est saisi ce qu'il y a
de mauvais dans une solution qui, sous l'apparence d'un renversement des
situations des pauvres et des riches, portait en réalité préjudice à ceux-là
mêmes qu'on se promettait d'aider. Le remède se serait ainsi révélé pire que le
mal. En caractérisant la nature du socialisme de son époque, qui supprimait la
propriété privée, Léon XIII allait au coeur du problème.
Ses paroles méritent d'être
relues avec attention: « Les socialistes, pour guérir ce mal [l'injuste
distribution des richesses et la misère des prolétaires], poussent les pauvres
à être jaloux de ceux qui possèdent. Ils prétendent que toute propriété de
biens privés doit être supprimée, que les biens de chacun doivent être communs
à tous... Mais pareille théorie, loin d'être capable de mettre fin au conflit,
ferait tort à l'ouvrier si elle était appliquée. D'ailleurs, elle est
souverainement injuste, parce qu'elle fait violence aux propriétaires
légitimes, dénature les fonctions de l'Etat et bouleverse de fond en comble
l'édifice social » (39). On ne saurait pas mieux indiquer les maux entraînés
par l'instauration de ce type de socialisme comme système d'Etat, qui prendrait
le nom de « socialisme réel ».
13. Approfondissant maintenant la
réflexion et aussi en référence à tout ce qui a été dit dans les encycliques Laborem
exercens et Sollicitudo
rei socialis, il faut ajouter que l'erreur fondamentale du «
socialisme » est de caractère anthropologique. En effet, il considère
l'individu comme un simple élément, une molécule de l'organisme social, de
sorte que le bien de chacun est tout entier subordonné au fonctionnement du
mécanisme économique et social, tandis que, par ailleurs, il estime que ce même
bien de l'individu peut être atteint hors de tout choix autonome de sa part, hors
de sa seule et exclusive décision responsable devant le bien ou le mal. L'homme
est ainsi réduit à un ensemble de relations sociales, et c'est alors que
disparaît le concept de personne comme sujet autonome de décision morale qui
construit l'ordre social par cette décision. De cette conception erronée de la
personne découlent la déformation du droit qui définit la sphère d'exercice de
la liberté, ainsi que le refus de la propriété privée. En effet, l'homme
dépossédé de ce qu'il pourrait dire « sien » et de la possibilité de gagner sa
vie par ses initiatives en vient à dépendre de la machine sociale et de ceux
qui la contrôlent ; cela lui rend beaucoup plus difficile la reconnaissance de
sa propre dignité de personne et entrave la progression vers la constitution
d'une authentique communauté humaine.
Au contraire, de la conception
chrétienne de la personne résulte nécessairement une vision juste de la
société. Selon Rerum novarum et toute la doctrine
sociale de l'Eglise, le caractère social de l'homme ne s'épuise pas dans
l'Etat, mais il se réalise dans divers groupes intermédiaires, de la famille
aux groupes économiques, sociaux, politiques et culturels qui, découlant de la
même nature humaine, ont — toujours à l'intérieur du bien commun — leur
autonomie propre. C'est ce que j'ai appelé la « personnalité » de la société
qui, avec la personnalité de l'individu, a été éliminée par le « socialisme
réel » (40).
Si on se demande ensuite d'où
naît cette conception erronée de la nature de la personne humaine et de la
personnalité de la société, il faut répondre que la première cause en est
l'athéisme. C'est par sa réponse à l'appel de Dieu contenu dans l'être des
choses que l'homme prend conscience de sa dignité transcendante. Tout homme
doit donner cette réponse, car en elle il atteint le sommet de son humanité, et
aucun mécanisme social ou sujet collectif ne peut se substituer à lui. La
négation de Dieu prive la personne de ses racines et, en conséquence, incite à
réorganiser l'ordre social sans tenir compte de la dignité et de la
responsabilité de la personne.
L'athéisme dont on parle est, du
reste, étroitement lié au rationalisme de la philosophie des lumières, qui
conçoit la réalité humaine et sociale d'une manière mécaniste. On nie ainsi
l'intuition ultime de la vraie grandeur de l'homme, sa transcendance par
rapport au monde des choses, la contradiction qu'il ressent dans son coeur
entre le désir d'une plénitude de bien et son impuissance à l'obtenir et,
surtout, le besoin de salut qui en dérive.
14. C'est de cette même racine de
l'athéisme que découle le choix des moyens d'action propre au socialisme
condamné dans Rerum novarum. Il s'agit de la lutte
des classes. Le Pape, bien entendu, n'entend pas condamner tout conflit social
sous quelque forme que ce soit : l'Eglise sait bien que les conflits d'intérêts
entre divers groupes sociaux surgissent inévitablement dans l'histoire et que
le chrétien doit souvent prendre position à leur sujet avec décision et
cohérence. L'encyclique Laborem
exercens, du reste, a reconnu clairement le rôle positif du
conflit quand il prend l'aspect d'une « lutte pour la justice sociale » (41) ;
et déjà dans Quadragesimo anno on lit : « La lutte des classes, en
effet, quand on s'abstient d'actes de violence et de haine réciproque, se
transforme peu à peu en une honnête discussion, fondée sur la recherche de la
justice » (42).
Ce qui est condamné dans la lutte
des classes, c'est plutôt l'idée d'un conflit dans lequel n'interviennent pas
de considérations de caractère éthique ou juridique, qui se refuse à respecter
la dignité de la personne chez autrui (et, par voie de conséquence, en soi-
même), qui exclut pour cela un accommodement raisonnable et recherche non pas
le bien général de la société, mais plutôt un intérêt de parti qui se substitue
au bien commun et veut détruire ce qui s'oppose à lui. Il s'agit, en un mot, de
la reprise — dans le domaine du conflit interne entre groupes sociaux — de la
doctrine de la « guerre totale » que le militarisme et l'impérialisme de
l'époque faisaient prévaloir dans le domaine des rapports internationaux. Cette
doctrine substituait à la recherche du juste équilibre entre les intérêts des
diverses nations celle de la prédominance absolue de son propre parti moyennant
la destruction de la capacité de résistance du parti adverse, effectuée par
tous les moyens, y compris le mensonge, la terreur à l'encontre des populations
civiles et les armes d'extermination (qui étaient en élaboration précisément
durant ces années-là). La lutte des classes au sens marxiste et le militarisme
ont donc la même racine : l'athéisme, et le mépris de la personne humaine qui
fait prévaloir le principe de la force sur celui de la raison et du droit.
15. Rerum novarum s'oppose — comme on l'a
dit — à l'étatisation des instruments de production, qui réduirait chaque
citoyen à n'être qu'une pièce dans la machine de l'Etat. Elle critique aussi
résolument la conception de l'Etat qui laisse le domaine de l'économie
totalement en dehors de son champ d'intérêt et d'action. Certes, il existe une
sphère légitime d'autonomie pour les activités économiques, dans laquelle
l'Etat ne doit pas entrer. Cependant, il a le devoir de déterminer le cadre
juridique à l'intérieur duquel se déploient les rapports économiques et de
sauvegarder ainsi les conditions premières d'une économie libre, qui présuppose
une certaine égalité entre les parties, d'une manière telle que l'une d'elles
ne soit pas par rapport à l'autre puissante au point de la réduire pratiquement
en esclavage (43).
A ce sujet, Rerum novarum montre la voie des justes
réformes susceptibles de redonner au travail sa dignité d'activité libre de
l'homme. Ces réformes supposent que la société et l'Etat prennent leurs
responsabilités surtout pour défendre le travailleur contre le cauchemar du
chômage. Cela s'est réalisé historiquement de deux manières convergentes : soit
par des politiques économiques destinées à assurer une croissance équilibrée et
une situation de plein emploi ; soit par les assurances contre le chômage et
par des politiques de recyclage professionnel appropriées pour faciliter le
passage des travailleurs de secteurs en crise vers d'autres secteurs en
développement.
En outre, la société et l'Etat
doivent assurer des niveaux de salaire proportionnés à la subsistance du
travailleur et de sa famille, ainsi qu'une certaine possibilité d'épargne. Cela
requiert des efforts pour donner aux travailleurs des connaissances et des
aptitudes toujours meilleures et susceptibles de rendre leur travail plus
qualifié et plus productif ; mais cela requiert aussi une surveillance assidue
et des mesures législatives appropriées pour couper court aux honteux
phénomènes d'exploitation, surtout au détriment des travailleurs les plus
démunis, des immigrés ou des marginaux. Dans ce domaine, le rôle des syndicats,
qui négocient le salaire minimum et les conditions de travail, est déterminant.
Enfin, il faut garantir le
respect d'horaires « humains » pour le travail et le repos, ainsi que le droit
d'exprimer sa personnalité sur les lieux de travail, sans être violenté en
aucune manière dans sa conscience ou dans sa dignité. Là encore, il convient de
rappeler le rôle des syndicats, non seulement comme instruments de négociation
mais encore comme « lieux » d'expression de la personnalité : ils sont utiles
au développement d'une authentique culture du travail et ils aident les
travailleurs à participer d'une façon pleinement humaine à la vie de l'entreprise
(44).
L'Etat doit contribuer à la
réalisation de ces objectifs directement et indirectement. Indirectement et
suivant le principe de subsidiarité, en créant les conditions favorables
au libre exercice de l'activité économique, qui conduit à une offre abondante
de possibilités de travail et de sources de richesse. Directement et suivant le
principe de solidarité, en imposant, pour la défense des plus faibles,
certaines limites à l'autonomie des parties qui décident des conditions du
travail, et en assurant dans chaque cas un minimum vital au travailleur sans
emploi (45).
L'encyclique et l'enseignement
social qui la prolonge ont influencé de multiples manières les dernières années
du XIXème siècle et le début du XXème. Cette influence est à l'origine de
nombreuses réformes introduites dans les secteurs de la prévoyance sociale, des
retraites, des assurances contre les maladies, de la prévention des accidents,
tout cela dans le cadre d'un respect plus grand des droits des travailleurs
(46).
16. Les réformes furent en partie
réalisées par les Etats, mais, dans la lutte pour les obtenir, l'action du
Mouvement ouvrier a joué un rôle important. Né d'une réaction de la
conscience morale contre des situations injustes et préjudiciables, il déploya
une vaste activité syndicale et réformiste, qui était loin des brumes de
l'idéologie et plus proche des besoins quotidiens des travailleurs et, dans ce
domaine, ses efforts se joignirent souvent à ceux des chrétiens pour obtenir
l'amélioration des conditions de vie des travailleurs.
Par la suite, ce mouvement fut
dans une certaine mesure dominé précisément par l'idéologie marxiste contre
laquelle se dressait Rerum novarum.
Ces mêmes réformes furent aussi
le résultat d'un libre processus d'auto-organisation de la société, avec
la mise au point d'instruments efficaces de solidarité, aptes à soutenir une
croissance économique plus respectueuse des valeurs de la personne. Il faut
rappeler ici les multiples activités, avec la contribution notable des
chrétiens, d'où ont résulté la fondation de coopératives de production, de
consommation et de crédit, la promotion de l'instruction populaire et de la
formation professionnelle, l'expérimentation de diverses formes de
participation à la vie de l'entreprise et, en général, de la société.
Si donc, en regardant le passé,
il y a des raisons de remercier Dieu parce que la grande encyclique n'est pas
restée sans résonance dans les coeurs et a poussé à une générosité active,
néanmoins il faut reconnaître que l'annonce prophétique dont elle était
porteuse n'a pas été complètement accueillie par les hommes de l'époque, et
qu'à cause de cela de très grandes catastrophes se sont produites.
17. Quand on lit l'encyclique en
la reliant à tout le riche enseignement du Pape Léon XIII (47), on voit qu'au
fond elle montre les conséquences d'une erreur de très grande portée sur le
terrain économique et social. L'erreur, comme on l'a dit, consiste en une
conception de la liberté humaine qui la soustrait à l'obéissance à la vérité et
donc aussi au devoir de respecter les droits des autres hommes. Le sens de la
liberté se trouve alors dans un amour de soi qui va jusqu'au mépris de Dieu et
du prochain, dans un amour qui conduit à l'affirmation illimitée de l'intérêt
particulier et ne se laisse arrêter par aucune obligation de justice (48).
Les conséquences extrêmes de
cette erreur sont apparues dans le cycle tragique des guerres qui ont secoué
l'Europe et le monde entre 1914 et 1945. Il s'agit de guerres provoquées par un
militarisme et un nationalisme exacerbés et par les formes de totalitarisme qui
y sont liées, il s'agit de guerres provoquées par la lutte des classes, de
guerres civiles et idéologiques. Sans le poids implacable de haine et de
rancune, accumulées à la suite de tant d'injustices au niveau international et
au niveau interne des Etats, on n'aurait pu connaître des guerres d'une telle
férocité, où de grandes nations engagèrent leurs forces vives, où l'on n'hésita
pas devant la violation des droits les plus sacrés de l'homme et où fut
planifiée et exécutée l'extermination de peuples et de groupes sociaux entiers.
Nous nous souvenons ici en particulier du peuple juif dont le terrible destin
est devenu un symbole de l'aberration à laquelle l'homme peut arriver quand il
se tourne contre Dieu.
Toutefois, la haine et
l'injustice ne s'emparent de nations entières et ne les poussent à l'action que
lorsqu'elles sont légitimées et organisées par des idéologies qui se fondent
plus sur elles que sur la vérité de l'homme (49). Rerum novarum combattait les idéologies
de la haine et a montré les manières de mettre un terme à la violence et à la
rancœur par la justice. Puisse le souvenir de ces terribles événements guider
les actions de tous les hommes et, en particulier, des gouvernants des peuples
de notre temps, alors que d'autres injustices alimentent de nouvelles haines et
que se profilent à l'horizon de nouvelles idéologies qui exaltent la violence !
18. Certes, depuis 1945 les armes
se taisent sur le continent européen ; toutefois, on se rappellera que la vraie
paix n'est jamais le résultat de la victoire militaire, mais suppose
l'élimination des causes de la guerre et l'authentique réconciliation entre les
peuples. Pendant de nombreuses années, par contre, il y a eu en Europe et dans
le monde une situation de non- guerre plus que de paix authentique. La moitié
du continent est tombée sous le pouvoir de la dictature communiste, tandis que
l'autre partie s'organisait pour se défendre contre ce type de danger. Bien des
peuples perdent le pouvoir de disposer d'eux-mêmes, sont enfermés dans les
limites d'un empire oppressif tandis qu'on s'efforce de détruire leur mémoire
historique et les racines séculaires de leur culture. Des masses énormes
d'hommes, à la suite de cette violente partition, sont contraintes d'abandonner
leur terre et déportées de force.
Une course folle aux armements
absorbe les ressources nécessaires au développement des économies internes et à
l'aide aux nations les plus défavorisées. Le progrès scientifique et technique,
qui devrait contribuer au bien-être de l'homme, est transformé en instrument de
guerre. La science et la technique servent à produire des armes toujours plus perfectionnées
et plus destructrices, tandis qu'on demande à une idéologie, qui est une
perversion de la philosophie authentique, de fournir des justifications
doctrinales à la nouvelle guerre. Et la guerre est non seulement attendue et
préparée, mais elle a lieu dans diverses régions du monde et cause d'énormes
effusions de sang. De la logique des blocs, ou des empires, dénoncée par les
documents de l'Eglise et récemment par l'encyclique Sollicitudo
rei socialis (50), il résulte que les controverses et les
discordes qui naissent dans les pays du Tiers-Monde sont systématiquement
amplifiées et exploitées pour créer des difficultés à l'adversaire.
Les groupes extrémistes, qui
cherchent à résoudre ces controverses par les armes, bénéficient facilement
d'appuis politiques et militaires, sont armés et entraînés à la guerre, tandis
que ceux qui s'efforcent de trouver des solutions pacifiques et humaines,
respectant les intérêts légitimes de toutes les parties, restent isolés et sont
souvent victimes de leurs adversaires. La militarisation de nombreux pays du
Tiers-Monde et les luttes fratricides qui les ont tourmentés, la diffusion du
terrorisme et de procédés toujours plus barbares de lutte politico-militaire
trouvent aussi une de leurs principales causes dans la précarité de la paix qui
a suivi la deuxième guerre mondiale. Sur le monde entier, enfin, pèse la menace
d'une guerre atomique, capable de conduire à l'extinction de l'humanité. La
science, utilisée à des fins militaires, met à la disposition de la haine,
amplifiée par les idéologies, l'arme absolue. Mais la guerre peut se terminer
sans vainqueurs ni vaincus dans un suicide de l'humanité, et alors il faut
répudier la logique qui y conduit, c'est-à-dire l'idée que la lutte pour la
destruction de l'adversaire, la contradiction et la guerre même sont des
facteurs de progrès et de marche en avant de l'histoire (51). Si on admet la
nécessité de ce refus, la logique de la « guerre totale » comme celle de la «
lutte des classes » sont nécessairement remises en cause.
19. Mais à la fin de la deuxième
guerre mondiale, un tel processus est encore en train de prendre forme dans les
esprits, et le fait qui retient l'attention est l'extension du totalitarisme communiste
sur plus de la moitié de l'Europe et sur une partie du monde. La guerre, qui
aurait dû rétablir la liberté et restaurer le droit des gens, se conclut sans
avoir atteint ces buts, mais au contraire d'une manière qui les contredit
ouvertement pour beaucoup de peuples, spécialement ceux qui avaient le plus
souffert. On peut dire que la situation qui s'est créée a provoqué des
réactions différentes.
Dans quelques pays et à certains
points de vue, on assiste à un effort positif pour reconstruire, après les
destructions de la guerre, une société démocratique inspirée par la justice
sociale, qui prive le communisme du potentiel révolutionnaire représenté par
les masses humaines exploitées et opprimées. Ces tentatives cherchent en
général à maintenir les mécanismes du marché libre, en assurant par la
stabilité de la monnaie et la sécurité des rapports sociaux les conditions
d'une croissance économique stable et saine, avec laquelle les hommes pourront
par leur travail construire un avenir meilleur pour eux et pour leurs enfants.
En même temps, on cherche à éviter que les mécanismes du marché soient l'unique
point de référence de la vie sociale et on veut les assujettir à un contrôle
public qui s'inspire du principe de la destination commune des biens de la terre.
Une certaine abondance des offres d'emploi, un système solide de sécurité
sociale et de préparation professionnelle, la liberté d'association et l'action
vigoureuse des syndicats, la protection sociale en cas de chômage, les
instruments de participation démocratique à la vie sociale, tout cela, dans un
tel contexte, devrait soustraire le travail à la condition de « marchandise »
et garantir la possibilité de l'accomplir dignement.
En second lieu, d'autres forces
sociales et d'autres écoles de pensée s'opposent au marxisme par la
construction de systèmes de « sécurité nationale » qui visent à contrôler d'une
façon capillaire toute la société pour rendre impossible l'infiltration
marxiste. En exaltant et en augmentant le pouvoir de l'Etat, ces systèmes entendent
préserver leurs peuples du communisme ; mais, ce faisant, ils courent le risque
grave de détruire la liberté et les valeurs de la personne au nom desquelles il
faut s'y opposer.
Enfin, une autre forme pratique
de réponse est représentée par la société du bien-être, ou société de
consommation. Celle-ci tend à l'emporter sur le marxisme sur le terrain du pur
matérialisme, montrant qu'une société de libre marché peut obtenir une
satisfaction des besoins matériels de l'homme plus complète que celle qu'assure
le communisme, tout en excluant également les valeurs spirituelles. En réalité,
s'il est vrai, d'une part, que ce modèle social montre l'incapacité du marxisme
à construire une société nouvelle et meilleure, d'un autre côté, en refusant à
la morale, au droit, à la culture et à la religion leur réalité propre et leur
valeur, il le rejoint en réduisant totalement l'homme à la sphère économique et
à la satisfaction des besoins matériels.
20. Dans la même période se
déroule un impressionnant processus de « décolonisation », dans lequel de
nombreux pays acquièrent ou reconquièrent leur indépendance et le droit à
disposer librement d'eux-mêmes. Cependant, avec la reconquête formelle de leur
souveraineté d'Etat, ces pays se trouvent souvent juste au début du chemin dans
la construction d'une authentique indépendance. En fait, des secteurs décisifs
de l'économie demeurent encore entre les mains de grandes entreprises
étrangères, qui n'acceptent pas de se lier durablement au développement du pays
qui leur donne l'hospitalité, et la vie politique elle-même est contrôlée par
des forces étrangères, tandis qu'à l'intérieur des frontières de l'Etat
cohabitent des groupes ethniques, non encore complètement intégrés dans une
authentique communauté nationale. En outre, il manque un groupe de
fonctionnaires compétents, capables d'administrer d'une façon honnête et juste
l'appareil de l'Etat, ainsi que des cadres pour une gestion efficace et
responsable de l'économie.
Etant donné cette situation, il
semble à beaucoup que le marxisme peut offrir comme un raccourci pour
l'édification de la nation et de l'Etat, et c'est pour cette raison que voient
le jour diverses variantes du socialisme avec un caractère national spécifique.
Elles se mêlent ainsi aux nombreuses idéologies qui se constituent différemment
suivant les cas : exigences légitimes de salut national, formes de nationalisme
et aussi de militarisme, principes tirés d'antiques sagesses populaires,
parfois accordés avec la doctrine sociale chrétienne, et les concepts du
marxisme-léni- nisme.
21. Il faut rappeler enfin
qu'après la deuxième guerre mondiale et aussi en réaction contre ses horreurs,
s'est répandu un sentiment plus vif des droits de l'homme, qui a trouvé une
reconnaissance dans divers Documents internationaux (52) et, pourrait-on
dire, dans l'élaboration d'un nouveau « droit des gens » à laquelle le
Saint-Siège a apporté constamment sa contribution. Le pivot de cette évolution
a été l'Organisation des Nations unies. Non seulement la conscience du droit
des individus s'est développée, mais aussi celle des droits des nations, tandis
qu'on saisit mieux la nécessité d'agir pour porter remède aux graves
déséquilibres entre les différentes aires géographiques du monde, qui, en un
sens, ont déplacé le centre de la question sociale du cadre national au niveau
international (53).
En prenant acte de cette
évolution avec satisfaction, on ne peut cependant passer sous silence le fait
que le bilan d'ensemble des diverses politiques d'aide au développement n'est
pas toujours positif. Aux Nations unies, en outre, on n'a pas réussi jusqu'à
maintenant à élaborer des procédés efficaces, autres que la guerre, pour la
solution des conflits internationaux, et cela semble être le problème le plus
urgent que la communauté internationale ait encore à résoudre.
III. L'ANNÉE 1989
22. C'est à partir de la
situation mondiale qui vient d'être décrite, et qui a déjà été largement
exposée dans l'encyclique Sollicitudo
rei socialis, que l'on comprend la portée inattendue et
prometteuse des événements de ces dernières années. Leur point culminant, sans
aucun doute, ce sont les événements survenus en 1989 dans les pays de l'Europe
centrale et orientale, mais ils couvrent une période et un espace géographique
plus larges. Au cours des années 1980, on voit s'écrouler progressivement dans
plusieurs pays d'Amérique latine, et aussi d'Afrique et d'Asie, certains
régimes de dictature et d'oppression. Dans d'autres cas commence un cheminement,
difficile mais fécond, de transition vers des formes politiques qui laissent
plus de place à la participation et à la justice. L'Eglise a fourni une
contribution importante, et même décisive, par son engagement en faveur de
la défense et de la promotion des droits de l'homme : dans des milieux
fortement imprégnés d'idéologie, où les prises de position radicales
obscurcissaient le sens commun de la dignité humaine, l'Eglise a affirmé avec
simplicité et énergie que tout homme, quelles que soient ses convictions
personnelles, porte en lui l'image de Dieu et mérite donc le respect. La grande
majorité du peuple s'est bien souvent reconnue dans cette affirmation, et cela
a conduit à rechercher des formes de lutte et des solutions politiques plus
respectueuses de la dignité de la personne.
De ce processus historique sont
sorties de nouvelles formes de démocratie qui suscitent l'espoir d'un
changement dans les structures politiques et sociales précaires, grevées de
l'hypothèque d'une douloureuse série d'injustices et de rancœurs, qui s'ajoutent
à une économie désastreuse et à de pénibles conflits sociaux. Tout en rendant
grâce à Dieu, en union avec toute l'Eglise, pour le témoignage, parfois
héroïque, que beaucoup de Pasteurs, de communautés chrétiennes comme de simples
fidèles et d'autres hommes de bonne volonté ont donné en ces circonstances
difficiles, je le prie de soutenir les efforts accomplis par tous pour bâtir un
avenir meilleur. C'est là, en effet, une responsabilité qui incombe non
seulement aux citoyens de ces pays mais à tous les chrétiens et aux hommes de
bonne volonté. Il s'agit de montrer que les problèmes complexes de ces peuples
peuvent être résolus par la méthode du dialogue et de la solidarité, et non par
la lutte pour détruire l'adversaire ou par la guerre.
23. Parmi les nombreux facteurs
de la chute des régimes oppressifs, certains méritent d'être rappelés d'une
façon particulière. Le facteur décisif qui a mis en route les changements est
assurément la violation des droits du travail. On ne saurait oublier que la
crise fondamentale des systèmes qui se prétendent l'expression du gouvernement
et même de la dictature des ouvriers commence par les grands mouvements
survenus en Pologne au nom de la solidarité. Les foules ouvrières elles-mêmes
ôtent sa légitimité à l'idéologie qui prétend parler en leur nom, et elles
retrouvent, elles redécouvrent presque, à partir de l'expérience vécue et
difficile du travail et de l'oppression, des expressions et des principes de la
doctrine sociale de l'Eglise.
Un autre fait mérite d'être
souligné : à peu près partout, on est arrivé à faire tomber un tel « bloc », un
tel empire, par une lutte pacifique, qui a utilisé les seules armes de la
vérité et de la justice. Alors que, selon le marxisme, ce n'est qu'en poussant
à l'extrême les contradictions sociales que l'on pouvait les résoudre dans un
affrontement violent, les luttes qui ont amené l'écroulement du marxisme
persistent avec ténacité à essayer toutes les voies de la négociation, du
dialogue, du témoignage de la vérité, faisant appel à la conscience de
l'adversaire et cherchant à réveiller en lui le sens commun de la dignité
humaine.
Apparemment, l'ordre européen
issu de la deuxième guerre mondiale et consacré par les Accords de Yalta
ne pouvait être ébranlé que par une autre guerre. Et pourtant, il s'est trouvé
dépassé par l'action non violente d'hommes qui, alors qu'ils avaient toujours
refusé de céder au pouvoir de la force, ont su trouver dans chaque cas la
manière efficace de rendre témoignage à la vérité. Cela a désarmé l'adversaire,
car la violence a toujours besoin de se légitimer par le mensonge, de se donner
l'air, même si c'est faux, de défendre un droit ou de répondre à une menace
d'autrui (54). Encore une fois, nous rendons grâce à Dieu qui a soutenu le cœur
des hommes au temps de la difficile épreuve, et nous prions pour qu'un tel
exemple serve en d'autres lieux et en d'autres circonstances. Puissent les
hommes apprendre à lutter sans violence pour la justice, en renonçant à la
lutte des classes dans les controverses internes et à la guerre dans les
controverses internationales !
24. Comme deuxième facteur de
crise, il y a bien certainement l'inefficacité du système économique, qu'il ne
faut pas considérer seulement comme un problème technique mais plutôt comme une
conséquence de la violation des droits humains à l'initiative, à la propriété
et à la liberté dans le domaine économique. Il convient d'ajouter à cet aspect
la dimension culturelle et nationale : il n'est pas possible de comprendre
l'homme en partant exclusivement du domaine de l'économie, il n'est pas
possible de le définir en se fondant uniquement sur son appartenance à une
classe. On comprend l'homme d'une manière plus complète si on le replace dans
son milieu culturel, en considérant sa langue, son histoire, les positions
qu'il adopte devant les événements fondamentaux de l'existence comme la
naissance, l'amour, le travail, la mort. Au centre de toute culture se trouve
l'attitude que l'homme prend devant le mystère le plus grand, le mystère de
Dieu. Au fond, les cultures des diverses nations sont autant de manières
d'aborder la question du sens de l'existence personnelle : quand on élimine
cette question, la culture et la vie morale des nations se désagrègent. C'est
pourquoi la lutte pour la défense du travail s'est liée spontanément à la lutte
pour la culture et pour les droits nationaux.
Mais la cause véritable de ces
nouveautés est le vide spirituel provoqué par l'athéisme qui a laissé les
jeunes générations démunies d'orientations et les a amenées bien souvent, dans
la recherche irrésistible de leur identité et du sens de la vie, à redécouvrir
les racines religieuses de la culture de leurs nations et la personne même du
Christ, comme réponse existentiellement adaptée à la soif de vérité et de vie
qui est au cœur de tout homme. Cette recherche a été encouragée par le
témoignage de ceux qui, dans des circonstances difficiles et au milieu des
persécutions, sont restés fidèles à Dieu. Le marxisme s'était promis d'extirper
du cœur de l'homme la soif de Dieu, mais les résultats ont montré qu'il est
impossible de le faire sans bouleverser le cœur de l'homme.
25. Les événements de 1989
donnent l'exemple du succès remporté par la volonté de négocier et par l'esprit
évangélique face à un adversaire décidé à ne pas se laisser arrêter par des
principes moraux ; ils constituent donc un avertissement pour tous ceux qui, au
nom du réalisme politique, veulent bannir de la politique le droit et la
morale. Certes, la lutte qui a conduit aux changements de 1989 a exigé de la
lucidité, de la modération, des souffrances et des sacrifices ; en un sens,
elle est née de la prière et elle aurait été impensable sans une confiance
illimitée en Dieu, Seigneur de l'histoire, qui tient en main le coeur de
l'homme. C'est en unissant sa souffrance pour la vérité et la liberté à celle
du Christ en Croix que l'homme peut accomplir le miracle de la paix et est
capable de découvrir le sentier souvent étroit entre la lâcheté qui cède au mal
et la violence qui, croyant le combattre, l'aggrave.
On ne peut cependant ignorer les
innombrables conditionnements au milieu desquels la liberté de l'individu est
amenée à agir ; ils affectent, certes, la liberté, mais ils ne la déterminent
pas ; ils rendent son exercice plus ou moins facile, mais ils ne peuvent la
détruire. Non seulement on n'a pas le droit de méconnaître, du point de vue
éthique, la nature de l'homme qui est fait pour la liberté, mais en pratique ce
n'est même pas possible. Là où la société s'organise en réduisant
arbitrairement ou même en supprimant le champ dans lequel s'exerce légitimement
la liberté, il en résulte que la vie sociale se désagrège progressivement et
entre en décadence.
En outre, l'homme, créé pour la
liberté, porte en lui la blessure du péché originel qui l'attire
continuellement vers le mal et fait qu'il a besoin de rédemption. Non seulement
cette doctrine fait partie intégrante de la Révélation chrétienne, mais
elle a une grande valeur herméneutique car elle aide à comprendre la réalité
humaine. L'homme tend vers le bien, mais il est aussi capable de mal ; il peut
transcender son intérêt immédiat et pourtant lui rester lié. L'ordre social
sera d'autant plus ferme qu'il tiendra davantage compte de ce fait et qu'il
n'opposera pas l'intérêt personnel à celui de la société dans son ensemble, mais
qu'il cherchera plutôt comment assurer leur fructueuse coordination. En effet,
là où l'intérêt individuel est supprimé par la violence, il est remplacé par un
système écrasant de contrôle bureaucratique qui tarit les sources de
l'initiative et de la créativité. Quand les hommes croient posséder le secret
d'une organisation sociale parfaite qui rend le mal impossible, ils pensent
aussi pouvoir utiliser tous les moyens, même la violence ou le mensonge, pour
la réaliser. La politique devient alors une « religion séculière » qui croit
bâtir le paradis en ce monde. Mais aucune société politique, qui possède sa
propre autonomie et ses propres lois (55), ne pourra jamais être confondue avec
le Royaume de Dieu. La parabole évangélique du bon grain et de l'ivraie (cf. Mt
13, 24-30. 36-43) enseigne qu'il appartient à Dieu seul de séparer les sujets
du Royaume et les sujets du Malin, et que ce jugement arrivera à la fin des
temps. En prétendant porter dès maintenant le jugement, l'homme se substitue à
Dieu et s'oppose à la patience de Dieu.
Par le sacrifice du Christ sur la
Croix, la victoire du Royaume de Dieu est acquise une fois pour toutes.
Cependant la condition chrétienne comporte la lutte contre les tentations et
les forces du mal. Ce n'est qu'à la fin de l'histoire que le Seigneur reviendra
en gloire pour le jugement final (cf. Mt 25, 31) et l'instauration des cieux
nouveaux et de la terre nouvelle (cf. 2 P 3, 13 ; Ap 21, 1). Mais, tant que
dure le temps, le combat du bien et du mal se poursuit jusque dans le cœur de
l'homme.
Ce que l'Ecriture nous apprend
des destinées du Royaume de Dieu n'est pas sans conséquences pour la vie des
sociétés temporelles qui, comme l'indique l'expression, appartiennent aux
réalités du temps, avec ce que cela comporte d'imparfait et de provisoire. Le
Royaume de Dieu, présent dans le monde sans être du monde,
illumine l'ordre de la société humaine, alors que les énergies de la grâce
pénètrent et vivifient cet ordre. Ainsi sont mieux perçues les exigences d'une
société digne de l'homme, les déviations sont redressées, le courage d'œuvrer
pour le bien est conforté. A cette tâche d'animation évangélique des réalités
humaines sont appelés, avec tous les hommes de bonne volonté, les chrétiens, et
tout spécialement les laïcs (56).
26. Les événements de 1989 se
sont déroulés principalement dans les pays d'Europe orientale et centrale. Ils
ont toutefois une portée universelle car il en est résulté des conséquences
positives et négatives qui intéressent toute la famille humaine. Ces conséquences
n'ont pas un caractère mécanique ou fatidique, mais sont comme des occasions
offertes à la liberté humaine de collaborer avec le dessein miséricordieux de
Dieu qui agit dans l'histoire.
La première conséquence a été,
dans certains pays, la rencontre entre l'Eglise et le Mouvement ouvrier né
d'une réaction d'ordre éthique et explicitement chrétien, contre une situation
générale d'injustice. Depuis un siècle environ, ce Mouvement était en partie
tombé sous l'hégémonie du marxisme, dans la conviction que les prolétaires,
pour lutter efficacement contre l'oppression, devaient faire leurs les théories
matérialistes et économistes.
Dans la crise du marxisme
resurgissent les formes spontanées de la conscience ouvrière qui exprime une
demande de justice et de reconnaissance de la dignité du travail, conformément
à la doctrine sociale de l'Eglise (57). Le Mouvement ouvrier devient un
mouvement plus général des travailleurs et des hommes de bonne volonté pour la
libération de la personne humaine et pour l'affirmation de ses droits ; il est
répandu aujourd'hui dans de nombreux pays et, loin de s'opposer à l'Eglise
catholique, il se tourne vers elle avec intérêt.
La crise du marxisme n'élimine
pas du monde les situations d'injustice et d'oppression, que le marxisme lui même
exploitait et dont il tirait sa force. A ceux qui, aujourd'hui, sont à la
recherche d'une théorie et d'une pratique nouvelles et authentiques de
libération, l'Eglise offre non seulement sa doctrine sociale et, d'une façon
générale, son enseignement sur la personne, rachetée par le Christ, mais aussi
son engagement et sa contribution pour combattre la marginalisation et la
souffrance.
Dans un passé récent, le désir
sincère d'être du côté des opprimés et de ne pas se couper du cours de
l'histoire a amené bien des croyants à rechercher de diverses manières un
impossible compromis entre le marxisme et le christianisme. Le moment présent
dépasse tout ce qu'il y avait de caduc dans ces tentatives et incite en même
temps à réaffirmer le caractère positif d'une authentique théologie de la
libération intégrale de l'homme (58). Considérés sous cet angle, les événements
de 1989 s'avèrent importants aussi pour les pays du Tiers-Monde, qui cherchent
la voie de leur développement, comme ils l'ont été pour les pays de l'Europe
centrale et orientale.
27. La deuxième conséquence
concerne les peuples de l'Europe. Bien des injustices, aux niveaux individuel,
social, régional et national, ont été commises pendant les années de domination
du communisme et même avant ; bien des haines et des rancœurs ont été
accumulées. Après l'écroulement de la dictature, celles-ci risquent fort
d'exploser avec violence, provoquant de graves conflits et des deuils, si
viennent à manquer la tension morale et la force de rendre consciemment témoignage
à la vérité qui ont animé les efforts du passé. Il faut souhaiter que la haine
et la violence ne triomphent pas dans les cœurs, surtout en ceux qui luttent
pour la justice, et qu'en tous grandisse l'esprit de paix et de pardon !
Mais il faut que des démarches
concrètes soient effectuées afin de créer ou de consolider des structures
internationales capables d'intervenir, pour l'arbitrage convenable dans les
conflits qui surgissent entre les nations, de telle sorte que chacune d'entre
elles puisse faire valoir ses propres droits et parvenir à un juste accord et à
un compromis pacifique avec les droits des autres. Tout cela est
particulièrement nécessaire pour les nations européennes, intimement unies par
les liens de leur culture commune et de leur histoire millénaire. Un effort
considérable doit être consenti pour la reconstruction morale et économique des
pays qui ont abandonné le communisme. Pendant très longtemps, les relations
économiques les plus élémentaires ont été altérées, et même des vertus fondamentales
dans le secteur économique, comme l'honnêteté, la confiance méritée, l'ardeur
au travail, ont été méprisées. Une patiente reconstruction matérielle et morale
est nécessaire, alors que les peuples épuisés par de longues privations
demandent à leurs gouvernants des résultats tangibles et immédiats pour leur
bien-être, ainsi que la satisfaction de leurs légitimes aspirations.
La chute du marxisme a eu
naturellement des conséquences importantes en ce qui concerne la division de la
terre en mondes fermés l'un à l'autre, opposés dans une concurrence jalouse. La
réalité de l'interdépendance des peuples s'en trouve plus clairement mise en
lumière, et aussi le fait que le travail humain est par nature destiné à unir
les peuples et non à les diviser. La paix et la prospérité, en effet, sont des
biens qui appartiennent à tout le genre humain, de sorte qu'il n'est pas
possible d'en jouir d'une manière honnête et durable si on les a obtenus et
conservés au détriment d'autres peuples et d'autres nations, en violant leurs
droits ou en les excluant des sources du bien-être.
28. Pour certains pays d'Europe,
c'est, en un sens, le véritable après-guerre qui commence. La restructuration
radicale des économies jusque-là collectivisées crée des problèmes et suppose
des sacrifices qui peuvent être comparés à ceux que les pays de l'ouest du
continent ont dû affronter pour leur reconstruction après le deuxième conflit
mondial. Il est juste que, dans les difficultés actuelles, les pays
anciennement communistes soient soutenus par l'effort solidaire des autres
nations: ils doivent, bien évidemment, être les premiers artisans de leur
développement, mais il faut leur donner une possibilité raisonnable de le
mettre en œuvre, et cela ne peut se faire sans l'aide des autres pays. D'ailleurs,
la situation actuelle, marquée par les difficultés et la pénurie, est la
conséquence d'un processus historique dont les pays anciennement communistes
ont souvent été les victimes et non les responsables ; ils se trouvent donc
dans cette situation non pas en raison de choix libres ou d'erreurs commises,
mais parce que de tragiques événements historiques, imposés par la force, les
ont empêchés de poursuivre leur développement économique et civil.
L'aide des autres pays, d'Europe
spécialement, qui ont eu part à la même histoire et en portent les
responsabilités, répond à une dette de justice. Mais elle répond aussi à
l'intérêt et au bien général de l'Europe, car celle-ci ne pourra pas vivre en
paix si les conflits de diverse nature qui surgissent par suite du passé sont
rendus plus aigus par une situation de désordre économique, d'insatisfaction
spirituelle et de désespoir.
Toutefois, une telle exigence ne
doit pas entraîner une diminution des efforts pour soutenir et aider les pays
du Tiers-Monde, qui connaissent souvent des conditions de carence et de
pauvreté beaucoup plus graves (59). Ce qui est requis, c'est un effort
extraordinaire pour mobiliser les ressources, dont le monde dans son ensemble
n'est pas dépourvu, vers des objectifs de croissance économique et de
développement commun, en redéfinissant les priorités et les échelles des
valeurs selon lesquelles sont décidés les choix économiques et politiques.
D'immenses ressources peuvent être rendues disponibles par le désarmement des
énormes appareils militaires édifiés pour le conflit entre l'Est et l'Ouest.
Elles pourront s'avérer encore plus abondantes si l'on arrive à mettre en place
des procédures fiables — autres que la guerre — pour résoudre les conflits,
puis à propager le principe du contrôle et de la réduction des armements, dans
les pays du Tiers-Monde aussi, en prenant les mesures nécessaires contre leur
commerce (60). Mais il faudra surtout abandonner la mentalité qui considère les
pauvres — personnes et peuples — presque comme un fardeau, comme d'ennuyeux
importuns qui prétendent consommer ce que d'autres ont produit. Les pauvres
revendiquent le droit d'avoir leur part des biens matériels et de mettre à
profit leur capacité de travail afin de créer un monde plus juste et plus
prospère pour tous. Le progrès des pauvres est une grande chance pour la
croissance morale, culturelle et même économique de toute l'humanité.
29. Enfin, le développement ne
doit pas être compris d'une manière exclusivement économique, mais dans un sens
intégralement humain (61). Il ne s'agit pas seulement d'élever tous les peuples
au niveau dont jouissent aujourd'hui les pays les plus riches, mais de
construire, par un travail solidaire, une vie plus digne, de faire croître
réellement la dignité et la créativité de chaque personne, sa capacité de
répondre à sa vocation et donc à l'appel de Dieu. Au faîte du développement, il
y a la mise en oeuvre du droit et du devoir de chercher Dieu, de le connaître
et de vivre selon cette connaissance (62). Dans les régimes totalitaires et
autoritaires, on a poussé à l'extrême le principe de la prépondérance de la
force sur la raison. L'homme a été contraint d'accepter une conception de la
réalité imposée par la force et non acquise par l'effort de sa raison et
l'exercice de sa liberté. Il faut inverser ce principe et reconnaître
intégralement les droits de la conscience humaine, celle-ci n'étant liée
qu'à la vérité naturelle et à la vérité révélée. C'est dans la reconnaissance
de ces droits que se trouve le fondement premier de tout ordre politique
authentiquement libre (63). Il est important de réaffirmer ce principe, pour
divers motifs :
a) parce que les anciennes formes
de totalitarisme et d'autoritarisme ne sont pas encore complètement anéanties
et qu'il existe même un risque qu'elles reprennent vigueur : cette situation
appelle à un effort renouvelé de collaboration et de solidarité entre tous les
pays ;
b) parce que, dans les pays
développés, on fait parfois une propagande excessive pour les valeurs purement
utilitaires, en stimulant les instincts et les tendances à la jouissance
immédiate, ce qui rend difficiles la reconnaissance et le respect de la
hiérarchie des vraies valeurs de l'existence humaine ;
c) parce que, dans certains pays,
apparaissent de nouvelles formes de fondamentalisme religieux qui, de façon
voilée ou même ouvertement, refusent aux citoyens qui ont une foi différente de
celle de la majorité le plein exercice de leurs droits civils ou religieux, les
empêchent de participer au débat culturel, restreignent le droit qu'a l'Eglise
de prêcher l'Evangile et le droit qu'ont les hommes d'accueillir la parole
qu'ils ont entendu prêcher et de se convertir au Christ. Aucun progrès
authentique n'est possible sans respect du droit naturel élémentaire de
connaître la vérité et de vivre selon la vérité. A ce droit se rattache, comme
son exercice et son approfondissement, le droit de découvrir et d'accueillir
librement Jésus-Christ, qui est le vrai bien de l'homme (64).
IV. LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE ET LA DESTINATION
UNIVERSELLE DES BIENS
30. Dans l'encyclique Rerum novarum, Léon XIII affirmait avec
force, contre le socialisme de son temps, le caractère naturel du droit à la
propriété privée, et il s'appuyait sur divers arguments (65). Ce droit,
fondamental pour l'autonomie et le développement de la personne, a toujours été
défendu par l'Eglise jusqu'à nos jours. L'Eglise enseigne de même que la
propriété des biens n'est pas un droit absolu mais comporte, dans sa nature
même de droit humain, ses propres limites.
Tandis qu'il proclamait le droit
à la propriété privée, le Pape affirmait avec la même clarté que l'« usage »
des biens, laissé à la liberté, est subordonné à leur destination originelle
commune de biens créés et aussi à la volonté de Jésus-Christ, exprimée dans
l'Évangile. Il écrivait en effet : « Les fortunés de ce monde sont avertis
[...] qu'ils doivent trembler devant les menaces inusitées que Jésus profère
contre les riches ; qu'enfin il viendra un jour où ils devront rendre à Dieu,
leur juge, un compte très rigoureux de l'usage qu'ils auront fait de leur
fortune» ; et, citant saint Thomas d'Aquin, il ajoutait : « Mais si l'on
demande en quoi il faut faire consister l'usage des biens, l'Eglise répond sans
hésitation : A ce sujet, l'homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour
privées, mais pour communes », car « au-dessus des jugements de l'homme et de
ses lois, il y a la loi et le jugement de Jésus-Christ » (66).
Les successeurs de Léon XIII ont
repris cette double affirmation : la nécessité et donc la licéité de la
propriété privée, et aussi les limites dont elle est grevée (67). Le Concile Vatican
II a également proposé la doctrine traditionnelle dans des termes qui méritent
d'être cités littéralement : « L'homme, dans l'usage qu'il fait de ses biens,
ne doit jamais tenir les choses qu'il possède légitimement comme n'appartenant
qu'à lui, mais les regarder aussi comme communes, en ce sens qu'elles puissent
profiter non seulement à lui, mais aussi aux autres ». Et un peu plus loin : «
La propriété privée ou un certain pouvoir sur les biens extérieurs assurent à
chacun une zone indispensable d'autonomie personnelle et familiale ; il faut
les regarder comme un prolongement de la liberté humaine. [...] De par sa
nature même, la propriété privée a aussi un caractère social, fondé dans la loi
de commune destination des biens » (68). J'ai repris la même doctrine d'abord
dans le discours d'ouverture de la III Conférence de l'épiscopat
latino-américain à Puebla, puis dans les encycliques Laborem
exercens et, plus récemment, Sollicitudo
rei socialis (69).
31. Lorsqu'on relit dans le
contexte de notre temps cet enseignement sur le droit à la propriété et la
destination commune des biens, on peut se poser la question de l'origine des
biens qui soutiennent la vie de l'homme, qui satisfont à ses besoins et qui sont
l'objet de ses droits.
La première origine de tout bien
est l'acte de Dieu lui-même qui a créé la terre et l'homme, et qui a donné la
terre à l'homme pour qu'il la maîtrise par son travail et jouisse de ses fruits
(cf. Gn 1, 28-29). Dieu a donné la terre à tout le genre humain pour qu'elle
fasse vivre tous ses membres, sans exclure ni privilégier personne. C'est là l'origine
de la destination universelle des biens de la terre. En raison de sa
fécondité même et de ses possibilités de satisfaire les besoins de l'homme, la
terre est le premier don de Dieu pour la subsistance humaine. Or, elle ne
produit pas ses fruits sans une réponse spécifique de l'homme au don de Dieu,
c'est-à-dire sans le travail. Grâce à son travail, l'homme, utilisant son
intelligence et sa liberté, parvient à la dominer et il en fait la demeure qui
lui convient. Il s'approprie ainsi une partie de la terre, celle qu'il s'est
acquise par son travail. C'est là l'origine de la propriété individuelle.
Evidemment, il a aussi la responsabilité de ne pas empêcher que d'autres hommes
disposent de leur part du don de Dieu ; au contraire, il doit collaborer avec
eux pour dominer ensemble toute la terre.
Dans l'histoire, ces deux
facteurs, le travail et la terre, se retrouvent toujours au
principe de toute société humaine ; cependant ils ne se situent pas toujours
dans le même rapport entre eux. Il fut un temps où la fécondité naturelle de
la terre paraissait être, et était effectivement, le facteur principal de
la richesse, tandis que le travail était en quelque sorte l'aide et le soutien
de cette fécondité. En notre temps, le rôle du travail humain devient un
facteur toujours plus important pour la production des richesses immatérielles
et matérielles ; en outre, il paraît évident que le travail d'un homme
s'imbrique naturellement dans celui d'autres hommes. Plus que jamais
aujourd'hui, travailler, c'est travailler avec les autres et
travailler pour les autres : c'est faire quelque chose pour quelqu'un. Le
travail est d'autant plus fécond et productif que l'homme est plus capable de
connaître les ressources productives de la terre et de percevoir quels sont les
besoins profonds de l'autre pour qui le travail est fourni.
32. Mais, à notre époque, il
existe une autre forme de propriété et elle a une importance qui n'est pas
inférieure à celle de la terre : c'est la propriété de la connaissance, de
la technique et du savoir. La richesse des pays industrialisés se fonde
bien plus sur ce type de propriété que sur celui des ressources naturelles.
On a fait allusion au fait que l'homme
travaille avec les autres hommes, prenant part à un « travail social » qui
s'étend dans des cercles de plus en plus larges. En règle générale, celui qui
produit un objet le fait, non seulement pour son usage personnel, mais aussi
pour que d'autres puissent s'en servir après avoir payé le juste prix, convenu
d'un commun accord dans une libre négociation. Or, la capacité de connaître en
temps utile les besoins des autres hommes et l'ensemble des facteurs de
production les plus aptes à les satisfaire, c'est précisément une autre source
importante de richesse dans la société moderne. Du reste, beaucoup de biens ne
peuvent être produits de la manière qui convient par le travail d'un seul
individu, mais ils requièrent la collaboration de nombreuses personnes au même
objectif. Organiser un tel effort de production, planifier sa durée, veiller à
ce qu'il corresponde positivement aux besoins à satisfaire en prenant les
risques nécessaires, tout cela constitue aussi une source de richesses dans la
société actuelle. Ainsi devient toujours plus évident et déterminant le rôle
du travail humain maîtrisé et créatif et, comme part essentielle de ce
travail, celui de la capacité d'initiative et d'entreprise (70).
Il faut considérer avec une attention
favorable ce processus qui met en lumière concrètement un enseignement sur la
personne que le christianisme a constamment affirmé. En effet, avec la terre,
la principale ressource de l'homme, c'est l'homme lui-même. C'est son
intelligence qui lui fait découvrir les capacités productives de la terre et
les multiples manières dont les besoins humains peuvent être satisfaits. C'est
son travail maîtrisé, dans une collaboration solidaire, qui permet la création
de communautés de travail toujours plus larges et sûres pour accomplir
la transformation du milieu naturel et du milieu humain lui-même. Entrent dans
ce processus d'importantes vertus telles que l'application, l'ardeur au
travail, la prudence face aux risques raisonnables à prendre, la confiance méritée
et la fidélité dans les rapports interpersonnels, l'énergie dans l'exécution de
décisions difficiles et douloureuses mais nécessaires pour le travail commun de
l'entreprise et pour faire face aux éventuels renversements de situations.
L'économie moderne de l'entreprise
comporte des aspects positifs dont la source est la liberté de la personne qui
s'exprime dans le domaine économique comme en beaucoup d'autres. En effet,
l'économie est un secteur parmi les multiples formes de l'activité humaine, et
dans ce secteur, comme en tout autre, le droit à la liberté existe, de même que
le devoir d'en faire un usage responsable. Mais il importe de noter qu'il y a
des différences caractéristiques entre ces tendances de la société moderne et
celles du passé même récent. Si, autrefois, le facteur décisif de la production
était la terre, et si, plus tard, c'était le capital, compris
comme l'ensemble des machines et des instruments de production, aujourd'hui le
facteur décisif est de plus en plus l'homme lui-même, c'est-à-dire sa
capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité
d'organisation solidaire et sa capacité de saisir et de satisfaire les besoins
des autres.
33. On ne peut toutefois omettre
de dénoncer les risques et les problèmes liés à ce type d'évolution. En effet,
de nombreux hommes, et sans doute la grande majorité, ne disposent pas
aujourd'hui des moyens d'entrer, de manière efficace et digne de l'homme, à
l'intérieur d'un système d'entreprise dans lequel le travail occupe une place
réellement centrale. Ils n'ont la possibilité ni d'acquérir les connaissances
de base qui permettent d'exprimer leur créativité et de développer leurs
capacités, ni d'entrer dans le réseau de connaissances et d'intercommunications
qui leur permettraient de voir apprécier et utiliser leurs qualités. En somme,
s'ils ne sont pas exploités, ils sont sérieusement marginalisés ; et le
développement économique se poursuit, pour ainsi dire, au-dessus de leur tête,
quand il ne va pas jusqu'à restreindre le champ déjà étroit de leurs anciennes
économies de subsistance. Incapables de résister à la concurrence de produits
obtenus avec des méthodes nouvelles et répondant aux besoins qu'ils
satisfaisaient antérieurement dans le cadre d'organisations traditionnelles, alléchés
par la splendeur d'une opulence inaccessible pour eux, et en même temps pressés
par la nécessité, ces hommes peuplent les villes du Tiers-Monde où ils sont
souvent déracinés culturellement et où ils se trouvent dans des situations
précaires qui leur font violence, sans possibilité d'intégration. On ne
reconnaît pas en fait leur dignité ni leurs capacités humaines positives, et,
parfois, on cherche à éliminer leur présence du cours de l'histoire en leur
imposant certaines formes de contrôle démographique contraires à la dignité
humaine.
Beaucoup d'autres hommes, bien
qu'ils ne soient pas tout à fait marginalisés, vivent dans des conditions
telles que la lutte pour survivre est de prime nécessité, alors que sont encore
en vigueur les pratiques du capitalisme des origines, dans une situation dont
la « cruauté » n'a rien à envier à celle des moments les plus noirs de la
première phase de l'industrialisation. Dans d'autres cas, c'est encore la terre
qui est l'élément central du processus économique, et ceux qui la cultivent,
empêchés de la posséder, sont réduits à des conditions de demi-servitude (71).
Dans ces cas, on peut parler, aujourd'hui comme au temps de Rerum novarum, d'une exploitation
inhumaine. Malgré les changements importants survenus dans les sociétés les
plus avancées, les déficiences humaines du capitalisme sont loin d'avoir
disparu, et la conséquence en est que les choses matérielles l'emportent sur
les hommes ; et plus encore, pour les pauvres, s'est ajoutée à la pénurie de
biens matériels celle du savoir et des connaissances qui les empêche de sortir
de leur état d'humiliante subordination.
Malheureusement, la grande majorité
des habitants du Tiers-Monde vit encore dans de telles conditions. Il serait
cependant inexact de comprendre le Tiers- Monde dans un sens uniquement
géographique. Dans certaines régions et dans certains secteurs sociaux de ce «
Monde », des processus de développement ont été mis en œuvre, centrés moins sur
la valorisation des ressources matérielles que sur celle des « ressources
humaines ».
Il n'y a pas très longtemps, on
soutenait que le développement supposait, pour les pays les plus pauvres,
qu'ils restent isolés du marché mondial et ne comptent que sur leurs propres
forces. L'expérience de ces dernières années a montré que les pays qui se sont
exclus des échanges généraux de l'activité économique sur le plan international
ont connu la stagnation et la régression, et que le développement a bénéficié
aux pays qui ont réussi à y entrer. Il semble donc que le problème essentiel
soit d'obtenir un accès équitable au marché international, fondé non sur le
principe unilatéral de l'exploitation des ressources naturelles, mais sur la
valorisation des ressources humaines (72).
Mais certains aspects
caractéristiques du Tiers- Monde apparaissent aussi dans les pays développés où
la transformation incessante des modes de production et des types de
consommation dévalorise des connaissances acquises et des compétences
professionnelles confirmées, ce qui exige un effort continu de mise à jour et
de recyclage. Ceux qui ne réussissent pas à suivre le rythme peuvent facilement
être marginalisés, comme le sont, en même temps qu'eux, les personnes âgées,
les jeunes incapables de bien s'insérer dans la vie sociale, ainsi que, d'une
manière générale, les sujets les plus faibles et ce qu'on appelle le Quart-
Monde. Dans ces conditions, la situation de la femme est loin d'être facile.
34. Il semble que, à l'intérieur
de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre
soit l'instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre
efficacement aux besoins. Toutefois, cela ne vaut que pour les besoins «
solvables», parce que l'on dispose d'un pouvoir d'achat, et pour les ressources
qui sont « vendables », susceptibles d'être payées à un juste prix. Mais il y a
de nombreux besoins humains qui ne peuvent être satisfaits par le marché. C'est
un strict devoir de justice et de vérité de faire en sorte que les besoins
humains fondamentaux ne restent pas insatisfaits et que ne périssent pas les
hommes qui souffrent de ces carences. En outre, il faut que ces hommes dans le
besoin soient aidés à acquérir des connaissances, à entrer dans les réseaux de
relations, à développer leurs aptitudes pour mettre en valeur leurs capacités
et leurs ressources personnelles. Avant même la logique des échanges à parité
et des formes de la justice qui les régissent, il y a un certain dû à
l'homme parce qu'il est homme, en raison de son éminente dignité. Ce dû
comporte inséparablement la possibilité de survivre et celle d'apporter une
contribution active au bien commun de l'humanité.
Les objectifs énoncés par Rerum novarum pour éviter de ramener le
travail de l'homme et l'homme lui-même au rang d'une simple marchandise gardent
toute leur valeur dans le contexte du Tiers-Monde, et, dans certains cas, ils
restent encore un but à atteindre : un salaire suffisant pour faire vivre la
famille, des assurances sociales pour la vieillesse et le chômage, une
réglementation convenable des conditions de travail.
35. Tout cela constitue un
champ d'action vaste et fécond pour l'engagement et les luttes, au
nom de la justice, des syndicats et des autres organisations de travailleurs
qui défendent les droits de ces derniers et protègent leur dignité, alors
qu'ils remplissent en même temps une fonction essentielle d'ordre culturel, en
vue de les faire participer de plein droit et honorablement à la vie de la
nation et de les aider à progresser sur la voie de leur développement.
Dans ce sens, on peut parler à
juste titre de lutte contre un système économique entendu comme méthode pour
assurer la primauté absolue du capital, de la propriété des instruments de
production et de la terre sur la liberté et la dignité du travail de l'homme
(73). En luttant contre ce système, on ne peut lui opposer, comme modèle de
substitution, le système socialiste, qui se trouve être en fait un capitalisme
d'Etat, mais on peut opposer une société du travail libre, de l'entreprise
et de la participation. Elle ne s'oppose pas au marché, mais demande qu'il soit
dûment contrôlé par les forces sociales et par l'Etat, de manière à garantir la
satisfaction des besoins fondamentaux de toute la société.
L'Eglise reconnaît le rôle
pertinent du profit comme indicateur du bon fonctionnement de l'entreprise.
Quand une entreprise génère du profit, cela signifie que les facteurs
productifs ont été dûment utilisés et les besoins humains correspondants
convenablement satisfaits. Cependant, le profit n'est pas le seul indicateur de
l'état de l'entreprise. Il peut arriver que les comptes économiques soient
satisfaisants et qu'en même temps les hommes qui constituent le patrimoine le
plus précieux de l'entreprise soient humiliés et offensés dans leur dignité.
Non seulement cela est moralement inadmissible, mais cela ne peut pas ne pas
entraîner par la suite des conséquences négatives même pour l'efficacité
économique de l'entreprise. En effet, le but de l'entreprise n'est pas
uniquement la production du profit, mais l'existence même de l'entreprise comme
communauté de personnes qui, de différentes manières, recherchent la
satisfaction de leurs besoins fondamentaux et qui constituent un groupe
particulier au service de la société tout entière. Le profit est un régulateur
dans la vie de l'établissement mais il n'en est pas le seul ; il faut y ajouter
la prise en compte d'autres facteurs humains et moraux qui, à long
terme, sont au moins aussi essentiels pour la vie de l'entreprise.
On a vu que l'on ne peut accepter
l'affirmation selon laquelle la défaite du « socialisme réel », comme on
l'appelle, fait place au seul modèle capitaliste d'organisation économique. Il
faut rompre les barrières et les monopoles qui maintiennent de nombreux peuples
en marge du développement, assurer à tous les individus et à toutes les nations
les conditions élémentaires qui permettent de participer au développement. Cet
objectif requiert des efforts concertés et responsables de la part de toute la
communauté internationale. Il convient que les pays les plus puissants sachent
donner aux plus pauvres des possibilités d'insertion dans la vie internationale
et que les pays les plus démunis sachent saisir ces possibilités, en consentant
les efforts et les sacrifices nécessaires, en assurant la stabilité de leur
organisation politique et de leur économie, la sûreté dans leurs perspectives
d'avenir, l'augmentation du niveau des compétences de leurs travailleurs, la
formation de dirigeants d'entreprises efficaces et conscients de leurs
responsabilités.
Actuellement, sur les efforts
constructifs qui sont accomplis dans ce domaine pèse le problème de la dette
extérieure des pays les plus pauvres, problème encore en grande partie non
résolu. Le principe que les dettes doivent être payées est assurément juste ;
mais il n'est pas licite de demander et d'exiger un paiement quand cela
reviendrait à imposer en fait des choix politiques de nature à pousser à la
faim et au désespoir des populations entières. On ne saurait prétendre au
paiement des dettes contractées si c'est au prix de sacrifices insupportables.
Dans ces cas, il est nécessaire — comme du reste cela est entrain d'être
partiellement fait — de trouver des modalités d'allégement, de report ou même
d'extinction de la dette, compatibles avec le droit fondamental des peuples à
leur subsistance et à leur progrès.
36. Il convient maintenant
d'attirer l'attention sur les problèmes spécifiques et sur les menaces qui
surgissent à l'intérieur des économies les plus avancées et qui sont liés à
leurs caractéristiques particulières. Dans les étapes antérieures du
développement, l'homme a toujours vécu sous l'emprise de la nécessité. Ses
besoins étaient réduits, définis en quelque sorte par les seules structures
objectives de sa constitution physique, et l'activité économique était conçue
pour les satisfaire. Il est clair qu'aujourd'hui, le problème n'est pas
seulement de lui offrir une quantité suffisante de biens, mais de répondre à
une demande de qualité : qualité des marchandises à produire et à
consommer ; qualité des services dont on doit disposer ; qualité du milieu et
de la vie en général.
La demande d'une existence plus
satisfaisante qualitativement et plus riche est en soi légitime. Mais on ne
peut que mettre l'accent sur les responsabilités nouvelles et sur les dangers
liés à cette étape de l'histoire. Dans la manière dont surgissent les besoins
nouveaux et dont ils sont définis, intervient toujours une conception plus ou
moins juste de l'homme et de son véritable bien. Dans les choix de la
production et de la consommation, se manifeste une culture déterminée qui
présente une conception d'ensemble de la vie. C'est là qu'apparaît le
phénomène de la consommation. Quand on définit de nouveaux besoins et de
nouvelles méthodes pour les satisfaire, il est nécessaire qu'on s'inspire d'une
image intégrale de l'homme qui respecte toutes les dimensions de son être et
subordonne les dimensions physiques et instinctives aux dimensions intérieures
et spirituelles. Au contraire, si l'on se réfère directement à ses instincts et
si l'on fait abstraction d'une façon ou de l'autre de sa réalité personnelle,
consciente et libre, cela peut entraîner des habitudes de consommation
et des styles de vie objectivement illégitimes, et souvent préjudiciables
à sa santé physique et spirituelle. Le système économique ne comporte pas dans
son propre cadre des critères qui permettent de distinguer correctement les
formes nouvelles et les plus élevées de satisfaction des besoins humains et les
besoins nouveaux induits qui empêchent la personnalité de parvenir à sa
maturité. La nécessité et l'urgence apparaissent donc d'un vaste travail
éducatif et culturel qui comprenne l'éducation des consommateurs à un usage
responsable de leur pouvoir de choisir, la formation d'un sens aigu des
responsabilités chez les producteurs, et surtout chez les professionnels des
moyens de communication sociale, sans compter l'intervention nécessaire des
pouvoirs publics.
La drogue constitue un cas
évident de consommation artificielle, préjudiciable à la santé et à la dignité
de l'homme, et, certes, difficile à contrôler. Sa diffusion est le signe d'un
grave dysfonctionnement du système social qui suppose une « lecture » matérialiste
et, en un sens, destructrice des besoins humains. Ainsi, les capacités
d'innovation de l'économie libérale finissent par être mises en oeuvre de
manière unilatérale et inappropriée. La drogue, et de même la pornographie et
d'autres formes de consommation, exploitant la fragilité des faibles, cherchent
à remplir le vide spirituel qui s'est produit.
Il n'est pas mauvais de vouloir
vivre mieux, mais ce qui est mauvais, c'est le style de vie qui prétend être
meilleur quand il est orienté vers l'avoir et non vers l'être, et quand on veut
avoir plus, non pour être plus mais pour consommer l'existence avec une
jouissance qui est à elle-même sa fin (75). Il est donc nécessaire de
s'employer à modeler un style de vie dans lequel les éléments qui déterminent
les choix de consommation, d'épargne et d'investissement soient la recherche du
vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une
croissance commune. A ce propos, je ne puis m'en tenir à un rappel du devoir de
la charité, c'est-à-dire du devoir de donner de son « superflu » et aussi
parfois de son « nécessaire » pour subvenir à la vie du pauvre. Je pense au
fait que même le choix d'investir en un lieu plutôt que dans un autre, dans un
secteur de production plutôt qu'en un autre, est toujours un choix moral et
culturel. Une fois réunies certaines conditions nécessaires dans les
domaines de l'économie et de la stabilité politique, la décision d'investir,
c'est-à-dire d'offrir à un peuple l'occasion de mettre en valeur son travail,
est conditionnée également par une attitude de sympathie et par la confiance en
la Providence qui révèlent la qualité humaine de celui qui prend la décision.
37. A côté du problème de la
consommation, la question de l'écologie, qui lui est étroitement connexe,
inspire autant d'inquiétude. L'homme, saisi par le désir d'avoir et de jouir
plus que par celui d'être et de croître, consomme d'une manière excessive et
désordonnée les ressources de la terre et sa vie même. A l'origine de la
destruction insensée du milieu naturel, il y a une erreur anthropologique,
malheureusement répandue à notre époque. L'homme, qui découvre sa capacité de
transformer et en un sens de créer le monde par son travail, oublie que cela
s'accomplit toujours à partir du premier don originel des choses fait par Dieu.
Il croit pouvoir disposer arbitrairement de la terre, en la soumettant sans
mesure à sa volonté, comme si elle n'avait pas une forme et une destination
antérieures que Dieu lui a données, que l'homme peut développer mais qu'il ne
doit pas trahir. Au lieu de remplir son rôle de collaborateur de Dieu dans
l'œuvre de la création, l'homme se substitue à Dieu et, ainsi, finit par
provoquer la révolte de la nature, plus tyrannisée que gouvernée par lui (76).
En cela, on remarque avant tout
la pauvreté ou la mesquinerie du regard de l'homme, plus animé par le désir de
posséder les choses que de les considérer par rapport à la vérité, et qui ne
prend pas l'attitude désintéressée, faite de gratuité et de sens esthétique,
suscitée par l'émerveillement pour l'être et pour la splendeur qui permet de
percevoir dans les choses visibles le message de Dieu invisible qui les a
créées. Dans ce domaine, l'humanité d'aujourd'hui doit avoir conscience de ses
devoirs et de ses responsabilités envers les générations à venir.
38. En dehors de la destruction
irrationnelle du milieu naturel, il faut rappeler ici la destruction encore
plus grave du milieu humain, à laquelle on est cependant loin d'accorder
l'attention voulue. Alors que l'on se préoccupe à juste titre, même si on est
bien loin de ce qui serait nécessaire, de sauvegarder les habitats naturels des
différentes espèces animales menacées d'extinction, parce qu'on se rend compte
que chacune d'elles apporte sa contribution particulière à l'équilibre général
de la terre, on s'engage trop peu dans la sauvegarde des conditions morales
d'une « écologie humaine » authentique. Non seulement la terre a été donnée
par Dieu à l'homme qui doit en faire usage dans le respect de l'intention
primitive, bonne, dans laquelle elle a été donnée, mais l'homme, lui aussi, est
donné par Dieu à lui-même et il doit donc respecter la structure naturelle et
morale dont il a été doté. Dans ce contexte, il faut mentionner les problèmes
graves posés par l'urbanisation moderne, la nécessité d'un urbanisme soucieux
de la vie des personnes, de même que l'attention qu'il convient de porter à une
« écologie sociale » du travail.
L'homme reçoit de Dieu sa dignité
essentielle et, avec elle, la capacité de transcender toute organisation de la
société dans le sens de la vérité et du bien. Toutefois, il est aussi
conditionné par la structure sociale dans laquelle il vit, par l'éducation
reçue et par son milieu. Ces éléments peuvent faciliter ou entraver sa vie
selon la vérité. Les décisions grâce auxquelles se constitue un milieu humain
peuvent créer des structures de péché spécifiques qui entravent le plein
épanouissement de ceux qu'elles oppriment de différentes manières. Démanteler
de telles structures et les remplacer par des formes plus authentiques de
convivialité constitue une tâche qui requiert courage et patience (77).
39. La première structure
fondamentale pour une « écologie humaine » est la famille, au sein de
laquelle l'homme reçoit des premières notions déterminantes concernant la
vérité et le bien, dans laquelle il apprend ce que signifie aimer et être aimé
et, par conséquent, ce que veut dire concrètement être une personne. On pense
ici à la famille fondée sur le mariage, où le don de soi réciproque de
l'homme et de la femme crée un milieu de vie dans lequel l'enfant peut naître
et épanouir ses capacités, devenir conscient de sa dignité et se préparer à
affronter son destin unique et irremplaçable. Il arrive souvent, au contraire,
que l'homme se décourage de réaliser les conditions authentiques de la
reproduction humaine, et il est amené à se considérer lui-même et à considérer
sa propre vie comme un ensemble de sensations à expérimenter et non comme une
oeuvre à accomplir. Il en résulte un manque de liberté qui fait renoncer au
devoir de se lier dans la stabilité avec une autre personne et d'engendrer des
enfants, ou bien qui amène à considérer ceux-ci comme une de ces nombreuses «
choses » que l'on peut avoir ou ne pas avoir, au gré de ses goûts, et qui
entrent en concurrence avec d'autres possibilités.
Il faut en revenir à considérer
la famille comme le sanctuaire de la vie. En effet, elle est sacrée,
elle est le lieu où la vie, don de Dieu, peut être convenablement accueillie et
protégée contre les nombreuses attaques auxquelles elle est exposée, le lieu où
elle peut se développer suivant les exigences d'une croissance humaine
authentique. Contre ce qu'on appelle la culture de la mort, la famille
constitue le lieu de la culture de la vie.
Dans ce domaine, le génie de
l'homme semble s'employer plus à limiter, à supprimer ou à annuler les sources
de la vie, en recourant même à l'avortement, malheureusement très diffusé dans
le monde, qu'à défendre et à élargir les possibilités de la vie elle-même. Dans
l'encyclique Sollicitudo rei socialis, ont été
dénoncées les campagnes systématiques contre la natalité qui, fondées sur une
conception faussée du problème démographique dans un climat de « manque absolu
de respect pour la liberté de décision des personnes intéressées », les
soumettent fréquemment « à d'intolérables pressions [...] pour les plier à
cette forme nouvelle d'oppression » (78). Il s'agit de politiques qui étendent
leur champ d'action avec des techniques nouvelles jusqu'à parvenir, comme dans
une « guerre chimique », à empoisonner la vie de millions d'êtres humains sans
défense.
Ces critiques s'adressent moins à
un système économique qu'à un système éthique et culturel. En effet, l'économie
n'est qu'un aspect et une dimension dans la complexité de l'activité humaine.
Si elle devient un absolu, si la production et la consommation des marchandises
finissent par occuper le centre de la vie sociale et deviennent la seule valeur
de la société, soumise à aucune autre, il faut en chercher la cause non
seulement et non tant dans le système économique lui-même, mais dans le fait
que le système socio-culturel, ignorant la dimension éthique et religieuse,
s'est affaibli et se réduit alors à la production des biens et des services
(79).
On peut résumer tout cela en
réaffirmant, une fois encore, que la liberté économique n'est qu'un élément de
la liberté humaine. Quand elle se rend autonome, quand l'homme est considéré
plus comme un producteur ou un consommateur de biens que comme un sujet qui
produit et consomme pour vivre, alors elle perd sa juste relation avec la
personne humaine et finit par l'aliéner et par l'opprimer (80).
40. L'Etat a le devoir d'assurer
la défense et la protection des biens collectifs que sont le milieu naturel et
le milieu humain dont la sauvegarde ne peut être obtenue par les seuls
mécanismes du marché. Comme, aux temps de l'ancien capitalisme, l'Etat avait le
devoir de défendre les droits fondamentaux du travail, de même, avec le nouveau
capitalisme, il doit, ainsi que la société, défendre les biens collectifs
qui, entre autres, constituent le cadre à l'intérieur duquel il est possible à
chacun d'atteindre légitimement ses fins personnelles.
On retrouve ici une nouvelle
limite du marché : il y a des besoins collectifs et qualitatifs qui ne peuvent
être satisfaits par ses mécanismes ; il y a des nécessités humaines importantes
qui échappent à sa logique ; il y a des biens qui, en raison de leur nature, ne
peuvent ni ne doivent être vendus ou achetés. Certes, les mécanismes du marché
présentent des avantages solides : entre autres, ils aident à mieux utiliser
les ressources ; ils favorisent les échanges de produits ; et, surtout, ils
placent au centre la volonté et les préférences de la personne, qui, dans un
contrat, rencontrent celles d'une autre personne. Toutefois, ils comportent le
risque d'une « idolâtrie » du marché qui ignore l'existence des biens qui, par
leur nature, ne sont et ne peuvent être de simples marchandises.
41. Le marxisme a critiqué les
sociétés capitalistes bourgeoises, leur reprochant d'aliéner l'existence
humaine et d'en faire une marchandise. Ce reproche se fonde assurément sur une
conception erronée et inappropriée de l'aliénation, qui la fait dépendre
uniquement de la sphère des rapports de production et de propriété,
c'est-à-dire qu'il lui attribue un fondement matérialiste et, de plus, nie la
légitimité et le caractère positif des relations du marché même dans leur
propre domaine. On en vient ainsi à affirmer que l'aliénation ne peut être
éliminée que dans une société de type collectiviste. Or, l'expérience
historique des pays socialistes a tristement fait la preuve que le
collectivisme non seulement ne supprime pas l'aliénation, mais l'augmente
plutôt, car il y ajoute la pénurie des biens nécessaires et l'inefficacité
économique.
L'expérience historique de
l'Occident, de son côté, montre que, même si l'analyse marxiste de l'aliénation
et ses fondements sont faux, l'aliénation avec la perte du sens authentique de
l'existence est également une réalité dans les sociétés occidentales. On le
constate au niveau de la consommation lorsqu'elle engage l'homme dans un réseau
de satisfactions superficielles et fausses, au lieu de l'aider à faire
l'expérience authentique et concrète de sa personnalité. Elle se retrouve aussi
dans le travail, lorsqu'il est organisé de manière à ne valoriser que ses
productions et ses revenus sans se soucier de savoir si le travailleur, par son
travail, s'épanouit plus ou moins en son humanité, selon qu'augmente
l'intensité de sa participation à une véritable communauté solidaire, ou bien
que s'aggrave son isolement au sein d'un ensemble de relations caractérisé par
une compétitivité exaspérée et des exclusions réciproques, où il n'est
considéré que comme un moyen, et non comme une fin.
Il est nécessaire de rapprocher
le concept d'aliénation de la vision chrétienne des choses, pour y déceler
l'inversion entre les moyens et les fins : quand il ne reconnaît pas la valeur
et la grandeur de la personne en lui-même et dans l'autre, l'homme se prive de
la possibilité de jouir convenablement de son humanité et d'entrer dans les
relations de solidarité et de communion avec les autres hommes pour lesquelles
Dieu l'a créé. En effet, c'est par le libre don de soi que l'homme devient
authentiquement lui-même (81), et ce don est rendu possible parce que la
personne humaine est essentiellement « capable de transcendance ». L'homme ne
peut se donner à un projet seulement humain sur la réalité, à un idéal abstrait
ou à de fausses utopies. En tant que personne, il peut se donner à une autre
personne ou à d'autres personnes et, finalement, à Dieu qui est l'auteur de son
être et qui, seul, peut accueillir pleinement ce don (82). L'homme est aliéné
quand il refuse de se transcender et de vivre l'expérience du don de soi et de
la formation d'une communauté humaine authentique orientée vers sa fin dernière
qu'est Dieu. Une société est aliénée quand, dans les formes de son organisation
sociale, de la production et de la consommation, elle rend plus difficile la
réalisation de ce don et la constitution de cette solidarité entre hommes.
Dans la société occidentale,
l'exploitation a été surmontée, du moins sous la forme analysée et décrite par
Karl Marx. Cependant, l'aliénation n'a pas été surmontée dans les diverses
formes d'exploitation lorsque les hommes tirent profit les uns des autres et
que, avec la satisfaction toujours plus raffinée de leurs besoins particuliers
et secondaires, ils se rendent sourds à leurs besoins essentiels et authentiques
qui doivent régir aussi les modalités de la satisfaction des autres besoins
(83). L'homme ne peut pas être libre s'il se préoccupe seulement ou surtout de
l'avoir et de la jouissance, au point de n'être plus capable de dominer ses
instincts et ses passions, ni de les unifier ou de les maîtriser par
l'obéissance à la vérité. L'obéissance à la vérité de Dieu et de l'homme
est pour lui la condition première de la liberté et lui permet d'ordonner ses
besoins, ses désirs et les manières de les satisfaire suivant une juste
hiérarchie, de telle sorte que la possession des choses soit pour lui un moyen
de grandir. Cette croissance peut être entravée du fait de la manipulation par
les médias qui imposent, au moyen d'une insistance bien orchestrée, des modes
et des mouvements d'opinion, sans qu'il soit possible de soumettre à une
critique attentive les prémisses sur lesquelles ils sont fondés.
42. En revenant maintenant à la
question initiale, peut-on dire que, après l'échec du communisme, le
capitalisme est le système social qui l'emporte et que c'est vers lui que
s'orientent les efforts des pays qui cherchent à reconstruire leur économie et
leur société ? Est-ce ce modèle qu'il faut proposer aux pays du Tiers-Monde qui
cherchent la voie du vrai progrès de leur économie et de leur société civile ?
La réponse est évidemment
complexe. Si sous le nom de « capitalisme » on désigne un système économique
qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la
propriété privée et de la responsabilité qu'elle implique dans les moyens de
production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la
réponse est sûrement positive, même s'il serait peut-être plus approprié de
parler d'« économie d'entreprise », ou d'« économie de marché », ou simplement
d'« économie libre ». Mais si par « capitalisme » on entend un système où la
liberté dans le domaine économique n'est pas encadrée par un contexte juridique
ferme qui la met au service de la liberté humaine intégrale et la considère
comme une dimension particulière de cette dernière, dont l'axe est d'ordre
éthique et religieux, alors la réponse est nettement négative.
La solution marxiste a échoué,
mais des phénomènes de marginalisation et d'exploitation demeurent dans le
monde, spécialement dans le Tiers-Monde, de même que des phénomènes
d'aliénation humaine, spécialement dans les pays les plus avancés, contre
lesquels la voix de l'Eglise s'élève avec fermeté. Des foules importantes
vivent encore dans des conditions de profonde misère matérielle et morale.
Certes, la chute du système communiste élimine dans de nombreux pays un
obstacle pour le traitement approprié et réaliste de ces problèmes, mais cela
ne suffit pas à les résoudre. Il y a même un risque de voir se répandre une
idéologie radicale de type capitaliste qui refuse jusqu'à leur prise en
considération, admettant a priori que toute tentative d'y faire face
directement est vouée à l'insuccès, et qui, par principe, en attend la solution
du libre développement des forces du marché.
43. L'Eglise n'a pas de modèle à
proposer. Les modèles véritables et réellement efficaces ne peuvent être conçus
que dans le cadre des différentes situations historiques, par l'effort de tous
les responsables qui font face aux problèmes concrets sous tous leurs aspects
sociaux, économiques, politiques et culturels imbriqués les uns avec les autres
(84). Face à ces responsabilités, l'Eglise présente, comme orientation
intellectuelle indispensable, sa doctrine sociale qui — ainsi qu'il a été
dit — reconnaît le caractère positif du marché et de l'entreprise, mais qui
souligne en même temps la nécessité de leur orientation vers le bien commun.
Cette doctrine reconnaît aussi la légitimité des efforts des travailleurs pour
obtenir le plein respect de leur dignité et une participation plus large à la
vie de l'entreprise, de manière que, tout en travaillant avec d'autres et sous
la direction d'autres personnes, ils puissent en un sens travailler « à leur
compte» (85), en exerçant leur intelligence et leur liberté.
Le développement intégral de la
personne humaine dans le travail ne contredit pas, mais favorise plutôt, une
meilleure productivité et une meilleure efficacité du travail lui-même, même si
cela peut affaiblir les centres du pouvoir établi. L'entreprise ne peut être considérée
seulement comme une « société de capital » ; elle est en même temps une «
société de personnes » dans laquelle entrent de différentes manières et avec
des responsabilités spécifiques ceux qui fournissent le capital nécessaire à
son activité et ceux qui y collaborent par leur travail. Pour atteindre ces
objectifs, un vaste mouvement associatif des travailleurs est encore
nécessaire, dont le but est la libération et la promotion intégrale de la
personne.
On a relu, à la lumière des «
choses nouvelles » d'aujourd'hui, le rapport entre la propriété
individuelle, ou privée, et la destination universelle des biens. L'homme
s'épanouit par son intelligence et sa liberté, et, ce faisant, il prend comme
objet et comme instrument les éléments du monde et il se les approprie. Le
fondement du droit d'initiative et de propriété individuelle réside dans cette
nature de son action. Par son travail, l'homme se dépense non seulement pour
lui-même, mais aussi pour les autres et avec les autres : chacun
collabore au travail et au bien d'autrui. L'homme travaille pour subvenir aux
besoins de sa famille, de la communauté à laquelle il appartient, de la nation
et, en définitive, de l'humanité entière (86). En outre, il collabore au
travail des autres personnes qui exercent leur activité dans la même
entreprise, de même qu'au travail des fournisseurs et à la consommation des
clients, dans une chaîne de solidarité qui s'étend progressivement. La
propriété des moyens de production, tant dans le domaine industriel qu'agricole,
est juste et légitime, si elle permet un travail utile ; au contraire, elle
devient illégitime quand elle n'est pas valorisée ou quand elle sert à empêcher
le travail des autres pour obtenir un gain qui ne provient pas du développement
d'ensemble du travail et de la richesse sociale, mais plutôt de leur
limitation, de l'exploitation illicite, de la spéculation et de la rupture de
la solidarité dans le monde du travail (87). Ce type de propriété n'a aucune
justification et constitue un abus devant Dieu et devant les hommes.
L'obligation de gagner son pain à
la sueur de son front suppose en même temps un droit. Une société dans laquelle
ce droit serait systématiquement nié, dans laquelle les mesures de politique
économique ne permettraient pas aux travailleurs d'atteindre un niveau
satisfaisant d'emploi, ne peut ni obtenir sa légitimation éthique ni assurer la
paix sociale. De même que la personne se réalise pleinement dans le libre don
de soi, de même la propriété se justifie moralement dans la création, suivant
les modalités et les rythmes appropriés, de possibilités d'emploi et de
développement humain pour tous.
V. L'ETAT ET LA CULTURE
44. Léon XIII n'ignorait pas
qu'il faut une saine théorie de l'Etat pour assurer le développement
normal des activités humaines, des activités spirituelles et matérielles,
indispensables les unes et les autres (89). A ce sujet, dans un passage de Rerum novarum, il expose l'organisation
de la société en trois pouvoirs — législatif, exécutif et judiciaire —, et cela
représentait alors une nouveauté dans l'enseignement de l'Eglise (90). Cette
structure reflète une conception réaliste de la nature sociale de l'homme qui
requiert une législation adaptée pour protéger la liberté de tous. Dans cette
perspective, il est préférable que tout pouvoir soit équilibré par d'autres
pouvoirs et par d'autres compétences qui le maintiennent dans de justes
limites. C'est là le principe de l'« Etat de droit », dans lequel la
souveraineté appartient à la loi et non pas aux volontés arbitraires des
hommes.
A l'époque moderne, contre cette
conception s'est dressé le totalitarisme qui, dans sa forme marxiste-léniniste,
considère que quelques hommes, en vertu d'une connaissance plus approfondie des
lois du développement de la société, ou à cause de leur appartenance
particulière de classe et de leur proximité des sources les plus vives de la
conscience collective, sont exempts d'erreur et peuvent donc s'arroger
l'exercice d'un pouvoir absolu. Il faut ajouter que le totalitarisme naît de la
négation de la vérité au sens objectif du terme : s'il n'existe pas de vérité
transcendante, par l'obéissance à laquelle l'homme acquiert sa pleine identité,
dans ces conditions, il n'existe aucun principe sûr pour garantir des rapports
justes entre les hommes. Leurs intérêts de classe, de groupe ou de nation les
opposent inévitablement les uns aux autres. Si la vérité transcendante n'est
pas reconnue, la force du pouvoir triomphe, et chacun tend à utiliser jusqu'au
bout les moyens dont il dispose pour faire prévaloir ses intérêts ou ses
opinions, sans considération pour les droits des autres. Alors l'homme n'est
respecté que dans la mesure où il est possible de l'utiliser aux fins d'une
prépondérance égoïste. Il faut donc situer la racine du totalitarisme moderne
dans la négation de la dignité transcendante de la personne humaine, image
visible du Dieu invisible et, précisément pour cela, de par sa nature même,
sujet de droits que personne ne peut violer, ni l'individu, ni le groupe, ni la
classe, ni la nation, ni l'Etat. La majorité d'un corps social ne peut pas non
plus le faire, en se dressant contre la minorité pour la marginaliser,
l'opprimer, l'exploiter, ou pour tenter de l'anéantir (91).
45. La culture et la pratique du
totalitarisme comportent aussi la négation de l'Eglise. L'Etat, ou le parti,
qui considère qu'il peut réaliser dans l'histoire le bien absolu et qui se met
lui-même au-dessus de toutes les valeurs, ne peut tolérer que l'on défende un critère
objectif du bien et du mal qui soit différent de la volonté des gouvernants
et qui, dans certaines circonstances, puisse servir à porter un jugement sur
leur comportement. Cela explique pourquoi le totalitarisme cherche à détruire
l'Eglise ou du moins à l'assujettir, en en faisant un instrument de son propre
système idéologique (92).
L'Etat totalitaire, d'autre part,
tend à absorber la nation, la société, la famille, les communautés religieuses
et les personnes elles-mêmes. En défendant sa liberté, l'Eglise défend la
personne, qui doit obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes (cf. Ac 5, 29), la
famille, les différentes organisations sociales et les nations, réalités qui
jouissent toutes d'un domaine propre d'autonomie et de souveraineté.
46. L'Eglise apprécie le système
démocratique, comme système qui assure la participation des citoyens aux choix
politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler
leurs gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique lorsque cela
s'avère opportun (93). Cependant, l'Eglise ne peut approuver la constitution de
groupes dirigeants restreints qui usurpent le pouvoir de l'Etat au profit de leurs
intérêts particuliers ou à des fins idéologiques.
Une démocratie authentique n'est
possible que dans un Etat de droit et sur la base d'une conception correcte de
la personne humaine. Elle requiert la réalisation des conditions nécessaires
pour la promotion des personnes, par l'éducation et la formation à un vrai
idéal, et aussi l'épanouissement de la « personnalité » de la société, par la
création de structures de participation et de coresponsabilité. On tend à
affirmer aujourd'hui que l'agnosticisme et le relativisme sceptique
représentent la philosophie et l'attitude fondamentale accordées aux formes
démocratiques de la vie politique, et que ceux qui sont convaincus de connaître
la vérité et qui lui donnent une ferme adhésion ne sont pas dignes de confiance
du point de vue démocratique, parce qu'ils n'acceptent pas que la vérité soit
déterminée par la majorité, ou bien qu'elle diffère selon les divers équilibres
politiques. A ce propos, il faut observer que, s'il n'existe aucune vérité
dernière qui guide et oriente l'action politique, les idées et les convictions
peuvent être facilement exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans
valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme
le montre l'histoire.
Et l'Eglise n'ignore pas le
danger du fanatisme, ou du fondamentalisme, de ceux qui, au nom d'une idéologie
qui se prétend scientifique ou religieuse, estiment pouvoir imposer aux autres
hommes leur conception de la vérité et du bien. La vérité chrétienne
n'est pas de cette nature. N'étant pas une idéologie, la foi chrétienne ne
cherche nullement à enfermer dans le cadre d'un modèle rigide la changeante
réalité sociale et politique et elle admet que la vie de l'homme se réalise
dans l'histoire de manières diverses et imparfaites. Cependant l'Eglise, en
réaffirmant constamment la dignité transcendante de la personne, adopte comme
règle d'action le respect de la liberté (94).
Mais la liberté n'est pleinement
mise en valeur que par l'accueil de la vérité : en un monde sans vérité, la
liberté perd sa consistance et l'homme est soumis à la violence des passions et
à des conditionnements apparents ou occultes. Le chrétien vit la liberté (cf.
Jn 8, 31-32) et il se met au service de la liberté, il propose constamment, en
fonction de la nature missionnaire de sa vocation, la vérité qu'il a
découverte. Dans le dialogue avec les autres, attentif à tout élément de la
vérité qu'il découvre dans l'expérience de la vie et de la culture des
personnes et des nations, il ne renoncera pas à affirmer tout ce que sa foi et
un sain exercice de la raison lui ont fait connaître.
47. Après la chute du
totalitarisme communiste et de nombreux autres régimes totalitaires et de «
sécurité nationale », on assiste actuellement, non sans conflits, au succès de
l'idéal démocratique dans le monde, allant de pair avec une grande attention et
une vive sollicitude pour les droits de l'homme. Mais précisément pour aller
dans ce sens, il est nécessaire que les peuples qui sont en train de réformer
leurs institutions donnent à la démocratie un fondement authentique et solide
grâce à la reconnaissance explicite de ces droits (96). Parmi les principaux,
il faut rappeler le droit à la vie dont fait partie intégrante le droit de
grandir dans le sein de sa mère après la conception ; puis le droit de vivre
dans une famille unie et dans un climat moral favorable au développement de sa
personnalité ; le droit d'épanouir son intelligence et sa liberté par la
recherche et la connaissance de la vérité ; le droit de participer au travail
de mise en valeur des biens de la terre et d'en tirer sa subsistance et celle
de ses proches ; le droit de fonder librement une famille, d'accueillir et
d'élever des enfants, en exerçant de manière responsable sa sexualité. En un
sens, la source et la synthèse de ces droits, c'est la liberté religieuse,
entendue comme le droit de vivre dans la vérité de sa foi et conformément à la
dignité transcendante de sa personne (97).
Même dans les pays qui
connaissent des formes de gouvernement démocratique, ces droits ne sont pas
toujours entièrement respectés. Et l'on ne pense pas seulement au scandale de
l'avortement, mais aussi aux divers aspects d'une crise des systèmes
démocratiques qui semblent avoir parfois altéré la capacité de prendre des
décisions en fonction du bien commun. Les requêtes qui viennent de la société
ne sont pas toujours examinées selon les critères de la justice et de la
moralité, mais plutôt d'après l'influence électorale ou le poids financier des
groupes qui les soutiennent. De telles déviations des mœurs politiques
finissent par provoquer la défiance et l'apathie, et par entraîner une baisse
de la participation politique et de l'esprit civique de la population, qui se
sent atteinte et déçue. Il en résulte une incapacité croissante à situer les
intérêts privés dans le cadre d'une conception cohérente du bien commun.
Celui-ci, en effet, n'est pas seulement la somme des intérêts particuliers,
mais il suppose qu'on les évalue et qu'on les harmonise en fonction d'une
hiérarchie des valeurs équilibrée et, en dernière analyse, d'une conception
correcte de la dignité et des droits de la personne (98).
L'Eglise respecte l'autonomie
légitime de l'ordre démocratique et elle n'a pas qualité pour exprimer une
préférence de l'une ou l'autre solution institutionnelle ou constitutionnelle.
La contribution qu'elle offre à ce titre est justement celle de sa conception
de la dignité de la personne qui apparaît en toute plénitude dans le mystère du
Verbe incarné (99).
48. Ces considérations d'ordre
général rejaillissent également sur le rôle de l'Etat dans le secteur
économique. L'activité économique, en particulier celle de l'économie de
marché, ne peut se dérouler dans un vide institutionnel, juridique et
politique. Elle suppose, au contraire, que soient assurées les garanties des
libertés individuelles et de la propriété, sans compter une monnaie stable et
des services publics efficaces. Le devoir essentiel de l'Etat est cependant
d'assurer ces garanties, afin que ceux qui travaillent et qui produisent puissent
jouir du fruit de leur travail et donc se sentir stimulés à l'accomplir avec
efficacité et honnêteté. L'un des principaux obstacles au développement et au
bon ordre économiques est le défaut de sécurité, accompagné de la corruption
des pouvoirs publics et de la multiplication de manières impropres de
s'enrichir et de réaliser des profits faciles en recourant à des activités
illégales ou purement spéculatives.
L'Etat a par ailleurs le devoir
de surveiller et de conduire l'application des droits humains dans le secteur
économique ; dans ce domaine, toutefois, la première responsabilité ne revient
pas à l'Etat mais aux individus et aux différents groupes ou associations qui
composent la société. L'Etat ne pourrait pas assurer directement l'exercice du droit
au travail de tous les citoyens sans contrôler toute la vie économique et
entraver la liberté des initiatives individuelles. Cependant, cela ne veut pas
dire qu'il n'ait aucune compétence dans ce secteur, comme l'ont affirmé ceux
qui prônent l'absence totale de règles dans le domaine économique. Au
contraire, l'Etat a le devoir de soutenir l'activité des entreprises en créant
les conditions qui permettent d'offrir des emplois, en la stimulant dans les
cas où elle reste insuffisante ou en la soutenant dans les périodes de crise.
L'Etat a aussi le droit
d'intervenir lorsque des situations particulières de monopole pourraient
freiner ou empêcher le développement. Mais, à part ces rôles d'harmonisation et
d'orientation du développement, il peut remplir des fonctions de suppléance
dans des situations exceptionnelles, lorsque des groupes sociaux ou des
ensembles d'entreprises trop faibles ou en cours de constitution ne sont pas à
la hauteur de leurs tâches. Ces interventions de suppléance, que justifie
l'urgence d'agir pour le bien commun, doivent être limitées dans le temps,
autant que possible, pour ne pas enlever de manière stable à ces groupes ou à
ces entreprises les compétences qui leur appartiennent et pour ne pas étendre à
l'excès le cadre de l'action de l'Etat, en portant atteinte à la liberté
économique ou civile.
On a assisté, récemment, à un
important élargissement du cadre de ces interventions, ce qui a amené à
constituer, en quelque sorte, un Etat de type nouveau, l'« Etat du bien-être ».
Ces développements ont eu lieu dans certains Etats pour mieux répondre à
beaucoup de besoins, en remédiant à des formes de pauvreté et de privation
indignes de la personne humaine. Cependant, au cours de ces dernières années en
particulier, des excès ou des abus assez nombreux ont provoqué des critiques
sévères de l'Etat du bien-être, que l'on a appelé l'« Etat de l'assistance ».
Les dysfonctionnements et les défauts des soutiens publics proviennent d'une
conception inappropriée des devoirs spécifiques de l'Etat. Dans ce cadre, il
convient de respecter également le principe de subsidiarité: une société
d'ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d'une société d'un
ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la
soutenir en cas de nécessité et l'aider à coordonner son action avec celle des
autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun (100).
En intervenant directement et en
privant la société de ses responsabilités, l'Etat de l'assistance provoque la
déperdition des forces humaines, l'hypertrophie des appareils publics, animés
par une logique bureaucratique plus que par la préoccupation d'être au service
des usagers, avec une croissance énorme des dépenses. En effet, il semble que
les besoins soient mieux connus par ceux qui en sont plus proches ou qui savent
s'en rapprocher, et que ceux-ci soient plus à même d'y répondre. On ajoutera
que souvent certains types de besoins appellent une réponse qui ne soit pas
seulement d'ordre matériel mais qui sache percevoir la requête humaine plus
profonde. Que l'on pense aussi aux conditions que connaissent les réfugiés, les
immigrés, les personnes âgées ou malades, et aux diverses conditions qui
requièrent une assistance, comme dans le cas des toxicomanes, toutes personnes qui
ne peuvent être efficacement aidées que par ceux qui leur apportent non
seulement les soins nécessaires, mais aussi un soutien sincèrement fraternel.
49. Dans ce domaine, l'Eglise,
fidèle au commandement du Christ, son Fondateur, a toujours été présente par
ses œuvres conçues pour offrir à l'homme dans le besoin un soutien matériel qui
ne l'humilie pas et qui ne le réduise pas à l'état de sujet assisté, mais qui
l'aide à sortir de ses conditions précaires en l'affermissant dans sa dignité
de personne. Dans une fervente action de grâce, il faut souligner que la
charité active ne s'est jamais éteinte dans l'Eglise, et même qu'elle connaît
aujourd'hui une progression réconfortante sous de multiples formes. A cet
égard, une mention particulière est due au phénomène du volontariat que
l'Eglise encourage et promeut en demandant à tous leur collaboration pour le
soutenir et l'encourager dans ses initiatives.
Pour dépasser la mentalité
individualiste répandue aujourd'hui, il faut un engagement concret de solidarité
et de charité qui commence à l'intérieur de la famille par le soutien
mutuel des époux, puis s'exerce par la prise en charge des générations les unes
par les autres. C'est ainsi que la famille se définit comme une communauté de
travail et de solidarité. Cependant, il arrive que, lorsque la famille décide
de répondre pleinement à sa vocation, elle se trouve privée de l'appui
nécessaire de la part de l'Etat, et elle ne dispose pas de ressources
suffisantes. Il est urgent de promouvoir non seulement des politiques de la
famille, mais aussi des politiques sociales qui aient comme principal objectif
la famille elle-même, en l'aidant, par l'affectation de ressources convenables
et de moyens efficaces de soutien, tant dans l'éducation des enfants que dans
la prise en charge des anciens, afin d'éviter à ces derniers l'éloignement de
leur noyau familial et de renforcer les liens entre les générations (101).
A part la famille, d'autres
groupes sociaux intermédiaires remplissent des rôles primaires et mettent en œuvre
des réseaux de solidarité spécifiques. Ces groupes acquièrent la maturité de
vraies communautés de personnes et innervent le tissu social, en l'empêchant de
tomber dans l'impersonnalité et l'anonymat de la masse, malheureusement trop
fréquents dans la société moderne. C'est dans l'entrecroisement des relations
multiples que vit la personne et que progresse la « personnalité » de la
société. L'individu est souvent écrasé aujourd'hui entre les deux pôles de
l'Etat et du marché. En effet, il semble parfois n'exister que comme producteur
et comme consommateur de marchandises, ou comme administré de l'Etat, alors
qu'on oublie que la convivialité n'a pour fin ni l'Etat ni le marché, car elle
possède en elle-même une valeur unique que l'Etat et le marché doivent servir.
L'homme est avant tout un être qui cherche la vérité et qui s'efforce de vivre
selon cette vérité, de l'approfondir dans un dialogue constant qui implique les
générations passées et à venir (102).
50. La culture de la nation
est caractérisée par la recherche ouverte de la vérité qui se renouvelle à
chaque génération. En effet, le patrimoine des valeurs transmises et acquises
est assez souvent soumis à la contestation par les jeunes. Contester, il est
vrai, ne signifie pas nécessairement détruire ou refuser a priori, mais
cela vent dire surtout mettre à l'épreuve dans sa propre vie et, par une telle
vérification existentielle, rendre ces valeurs plus vivantes, plus actuelles et
plus personnelles, en distinguant dans la tradition ce qui est valable de ce
qui est faux ou erroné, ou des formes vieillies qui peuvent être remplacées par
d'autres plus appropriées à l'époque présente.
A ce propos, il convient de
rappeler que l'évangélisation s'insère dans la culture des nations, en
affermissant sa recherche de la vérité et en l'aidant à accomplir son travail
de purification et d'approfondissement (103). Cependant, quand une culture se
ferme sur elle-même et cherche à perpétuer des manières de vivre vieillies, en
refusant tout échange et toute confrontation au sujet de la vérité de l'homme,
elle devient stérile et va vers la décadence.
51. Toute l'activité humaine se
situe à l'intérieur d'une culture et réagit par rapport à celle-ci. Pour que
cette culture soit constituée comme il convient, il faut que tout l'homme soit
impliqué, qu'il y développe sa créativité, son intelligence, sa connaissance du
monde et des hommes. En outre, il y investit ses capacités de maîtrise de soi,
de sacrifice personnel, de solidarité et de disponibilité pour promouvoir le
bien commun. Pour cela, la première et la plus importante des tâches
s'accomplit dans le cœur de l'homme, et la manière dont l'homme se consacre à
la construction de son avenir dépend de la conception qu'il a de lui-même et de
son destin. C'est à ce niveau que se situe la contribution spécifique et
décisive de l'Eglise à la véritable culture. Elle favorise la qualité des
comportements humains qui contribuent à former une culture de la paix, à
l'encontre des modèles culturels qui absorbent l'homme dans la masse, méconnaissent
le rôle de son initiative et de sa liberté et ne situent sa grandeur que dans
les techniques conflictuelles et guerrières. L'Eglise rend ce service en
prêchant la vérité sur la création du monde que Dieu a mise entre les mains
des hommes pour la rendre féconde et la parfaire par leur travail, et en
prêchant la vérité sur la rédemption par laquelle le Fils de Dieu a sauvé
tous les hommes et, en même temps, les a unis les uns aux autres, les rendant
responsables les uns des autres. La Sainte Ecriture nous parle constamment d'un
engagement actif en faveur d'autrui et nous présente l'exigence d'une
coresponsabilité qui doit impliquer tous les hommes.
Cette exigence ne s'arrête pas
aux limites de la famille, ni même du peuple ou de l'Etat, mais elle concerne
progressivement toute l'humanité, de telle sorte qu'aucun homme ne doit se
considérer comme étranger ou indifférent au sort d'un autre membre de la
famille humaine. Aucun homme ne peut affirmer qu'il n'est pas responsable du
sort de son frère (cf. Gn 4, 9 ; Lc 10, 29-37 ; Mt 25, 31-46) ! Une sollicitude
attentive et dévouée à l'égard du prochain au moment même où il en a besoin —
facilitée aujourd'hui par les nouveaux moyens de communication sociale qui ont
rendu les hommes plus proches les uns des autres — présente une importance
particulière pour la recherche de modes de résolution, autres que la guerre,
des conflits internationaux. Il n'est pas difficile d'affirmer que la puissance
terrifiante des moyens de destruction, accessibles même aux petites et moyennes
puissances, ainsi que les relations toujours plus étroites existant entre les
peuples de toute la terre, rendent la limitation des conséquences d'un conflit
très ardue ou pratiquement impossible.
52. Le Pape Benoît XV et ses
successeurs ont clairement compris ce danger (104), et moi-même, à l'occasion
de la récente et dramatique guerre du Golfe persique, j'ai repris le cri : «
Jamais plus la guerre ! ». Non, jamais plus la guerre, qui détruit la vie des
innocents, qui apprend à tuer et qui bouleverse également la vie de ceux qui
tuent, qui laisse derrière elle une traînée de rancoeurs et de haines, rendant
plus difficile la juste solution des problèmes mêmes qui l'ont provoquée! De
même qu'à l'intérieur des Etats est finalement venu le temps où le système de
la vengeance privée et des représailles a été remplacé par l'autorité de la
loi, de même il est maintenant urgent qu'un semblable progrès soit réalisé dans
la communauté internationale. D'autre part, il ne faut pas oublier qu'aux
racines de la guerre il y a généralement des motifs réels et graves: des
injustices subies, la frustration d'aspirations légitimes, la misère et
l'exploitation de foules humaines désespérées qui ne voient pas la possibilité
effective d'améliorer leurs conditions de vie par des moyens pacifiques.
C'est pourquoi l'autre nom de la
paix est le développement (105). Il y a une responsabilité collective
pour éviter la guerre, il y a de même une responsabilité collective pour
promouvoir le développement. Sur le plan intérieur, il est possible, et c'est
un devoir, de construire une économie sociale qui oriente son fonctionnement
dans le sens du bien commun ; des interventions appropriées sont également
nécessaires pour cela sur le plan international. Il faut donc consentir un
vaste effort de compréhension mutuelle, de connaissance mutuelle et de
sensibilisation des consciences. C'est là la culture désirée qui fait
progresser la confiance dans les capacités humaines du pauvre et donc dans ses
possibilités d'améliorer ses conditions de vie par son travail, ou d'apporter
une contribution positive à la prospérité économique. Mais pour y parvenir, le
pauvre — individu ou nation — a besoin de se voir offrir des conditions de vie
favorables concrètement accessibles. Créer de telles conditions, c'est le but
d'une concertation mondiale pour le développement qui suppose même le
sacrifice de positions avantageuses de revenu et de puissance dont se prévalent
les économies les plus développées (106).
Cela peut comporter d'importants
changements dans les styles de vie établis, afin de limiter le gaspillage des
ressources naturelles et des ressources humaines, pour permettre à tous les
peuples et à tous les hommes sur la terre d'en disposer dans une mesure
convenable. Il faut ajouter à cela la mise en valeur de nouveaux biens
matériels et spirituels, fruits du travail et de la culture des peuples
aujourd'hui marginalisés, arrivant ainsi à l'enrichissement humain global de la
famille des nations.
VI. L'HOMME EST LA ROUTE DE L'EGLISE
53. Face à la misère du
prolétariat, Léon XIII disait : « C'est avec assurance que Nous abordons ce
sujet, et dans toute la plénitude de notre droit. [...] Nous taire serait aux
yeux de tous négliger notre devoir » (107). Au cours des cent dernières années,
l'Eglise a manifesté sa pensée à maintes reprises, suivant de près l'évolution
continue de la question sociale, et elle ne l'a certes pas fait pour retrouver
des privilèges du passé ou pour imposer son point de vue. Son but unique a été
d'exercer sa sollicitude et ses responsabilités à l'égard de l'homme qui
lui a été confié par le Christ lui-même, cet homme qui, comme le
rappelle le deuxième Concile du Vatican, est la seule créature sur terre que
Dieu ait voulue pour elle-même et pour lequel Dieu a son projet, à savoir la
participation au salut éternel. Il ne s'agit pas de l'homme « abstrait », mais
réel, de l'homme « concret », « historique ». Il s'agit de chaque homme,
parce que chacun a été inclus dans le mystère de la Rédemption, et Jésus-
Christ s'est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère (108). Il
s'ensuit que l'Eglise ne peut abandonner l'homme et que « cet homme est la
première route que l'Eglise doit parcourir en accomplissant sa mission [...],
route tracée par le Christ lui-même, route qui, de façon immuable, passe par le
mystère de l'Incarnation et de la Rédemption » (109).
Tel est le principe, et le
principe unique, qui inspire la doctrine sociale de l'Eglise. Si celle-ci a
progressivement élaboré cette doctrine d'une manière systématique, surtout à
partir de la date que nous commémorons, c'est parce que toute la richesse
doctrinale de l'Eglise a pour horizon l'homme dans sa réalité concrète de
pécheur et de juste.
54. La doctrine sociale,
aujourd'hui surtout, s'occupe de l'homme en tant qu'intégré dans le
réseau complexe de relations des sociétés modernes. Les sciences humaines et la
philosophie aident à bien saisir que l'homme est situé au centre de la
société et à le mettre en mesure de mieux se comprendre lui- même en tant
qu'«être social ». Mais seule la foi lui révèle pleinement sa véritable
identité, et elle est précisément le point de départ de la doctrine sociale de
l'Eglise qui, en s'appuyant sur tout ce que lui apportent les sciences et la
philosophie, se propose d'assister l'homme sur le chemin du salut.
L'encyclique Rerum novarum peut être considérée
comme un apport important à l'analyse socio-économique de la fin du XIXème
siècle, mais sa valeur particulière lui vient de ce qu'elle est un document du
magistère qui s'inscrit bien dans la mission évangélisatrice de l'Eglise en
même temps que beaucoup d'autres documents de cette nature. On en déduit que la
doctrine sociale a par elle-même la valeur d'un instrument
d'évangélisation : en tant que telle, à tout homme elle annonce Dieu et le
mystère du salut dans le Christ, et, pour la même raison, elle révèle l'homme à
lui-même. Sous cet éclairage, et seulement sous cet éclairage, elle s'occupe du
reste : les droits humains de chacun et en particulier du « prolétariat », la
famille et l'éducation, les devoirs de l'Etat, l'organisation de la société
nationale et internationale, la vie économique, la culture, la guerre et la
paix, le respect de la vie depuis le moment de la conception jusqu'à la mort.
55. L'Eglise reçoit de la
Révélation divine le « sens de l'homme ». « Pour connaître l'homme, l'homme
vrai, l'homme intégral, il faut connaître Dieu », disait Paul VI, et aussitôt
après il citait sainte Catherine de Sienne qui exprimait sous forme de prière
la même idée : « Dans ta nature, Dieu éternel, je connaîtrai ma nature ».
L'anthropologie chrétienne est
donc en réalité un chapitre de la théologie, et, pour la même raison, la
doctrine sociale de l'Eglise, en s'occupant de l'homme, en s'intéressant à lui
et à sa manière de se comporter dans le monde, « appartient [...] au domaine de
la théologie et spécialement de la théologie morale » (111). La dimension
théologique apparaît donc nécessaire tant pour interpréter que pour résoudre
les problèmes actuels de la convivialité humaine. Cela vaut — il convient de le
noter — à la fois pour la solution « athée », qui prive l'homme de l'une de ses
composantes fondamentales, la composante spirituelle, et pour les solutions
inspirées par la permissivité et l'esprit de consommation, solutions qui, sous
divers prétextes, cherchent à le convaincre de son indépendance par rapport à
Dieu et à toute loi, l'enfermant dans un égoïsme qui finit par nuire à lui-même
et à autrui.
Quand elle annonce à l'homme
le salut de Dieu, quand elle lui offre la vie divine et la lui communique par
les sacrements, quand elle oriente sa vie par les commandements de l'amour de Dieu
et du prochain, l'Eglise contribue à l'enrichissement de la dignité de l'homme.
Mais, de même qu'elle ne peut jamais abandonner cette mission religieuse et
transcendante en faveur de l'homme, de même, elle se rend compte que son œuvre
affronte aujourd'hui des difficultés et des obstacles particuliers. Voilà
pourquoi elle se consacre avec des forces et des méthodes toujours nouvelles à
l'évangélisation qui assure le développement de tout l'homme. A la veille du
troisième millénaire, elle reste « le signe et la sauvegarde du caractère
transcendant de la personne humaine » (112), comme elle a toujours essayé de
l'être depuis le début de son existence, cheminant avec l'homme tout au long de
son histoire. L'encyclique Rerum novarum en est une expression
significative.
56. En ce centième anniversaire
de l'encyclique, je voudrais remercier tous ceux qui ont fait l'effort
d'étudier, d'approfondir et de répandre la doctrine sociale chrétienne.
Pour cela, la collaboration des Eglises locales est indispensable, et je
souhaite que le centenaire soit l'occasion d'un nouvel élan en faveur de
l'étude, de la diffusion et de l'application de cette doctrine dans les
multiples domaines.
Je voudrais en particulier qu'on
la fasse connaître et qu'on l'applique dans les pays où, après l'écroulement du
socialisme réel, on paraît très désorienté face à la tâche de reconstruction.
De leur côté, les pays occidentaux eux-mêmes courent le risque de voir dans cet
effondrement la victoire unilatérale de leur système économique et ils ne se
soucient donc pas d'y apporter maintenant les corrections qu'il faudrait. Quant
aux pays du Tiers-Monde, ils se trouvent plus que jamais dans la dramatique
situation du sous-développement, qui s'aggrave chaque jour.
Léon XIII, après avoir formulé
les principes et les orientations pour une solution de la question ouvrière, a
écrit ce mot d'ordre : « Que chacun se mette sans délai à la part qui lui
incombe de peur qu'en différant le remède on ne rende incurable un mal déjà si
grave! ». Et il ajoutait : « Quant à l'Eglise, son action ne fera jamais défaut
en aucune manière » (113).
57. Pour l'Eglise, le message
social de l'Evangile ne doit pas être considéré comme une théorie mais avant
tout comme un fondement et une motivation de l'action. Stimulés par ce message,
quelques-uns des premiers chrétiens distribuaient leurs biens aux pauvres,
montrant qu'en dépit des différences de provenance sociale, une convivialité
harmonieuse et solidaire était possible. Par la force de l'Evangile, au cours
des siècles, les moines ont cultivé la terre, les religieux et religieuses ont
fondé des hôpitaux et des asiles pour les pauvres, les confréries ainsi que des
hommes et des femmes de toutes conditions se sont engagés en faveur des
nécessiteux et des marginaux, dans la conviction que les paroles du Christ « ce
que vous avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que
vous l'avez fait » (Mt 25, 40) ne devaient pas rester un vœu pieux mais devenir
un engagement concret de leur vie.
Plus que jamais, l'Eglise sait
que son message social sera rendu crédible par le témoignage des œuvres plus
encore que par sa cohérence et sa logique internes. C'est aussi de cette
conviction que découle son option préférentielle pour les pauvres, qui n'est
jamais exclusive ni discriminatoire à l'égard d'autres groupes. Il s'agit en
effet d'une option qui ne vaut pas seulement pour la pauvreté matérielle : on
sait bien que, surtout dans la société moderne, on trouve de nombreuses formes
de pauvreté, économique mais aussi culturelle et religieuse. L'amour de
l'Eglise pour les pauvres, qui est capital et qui fait partie de sa tradition
constante, la pousse à se tourner vers le monde dans lequel, malgré le progrès
technique et économique, la pauvreté menace de prendre des proportions
gigantesques. Dans les pays occidentaux, il y a la pauvreté aux multiples
formes des groupes marginaux, des personnes âgées et des malades, des victimes
de la civilisation de consommation et, plus encore, celle d'une multitude de
réfugiés et d'émigrés ; dans les pays en voie de développement, on voit poindre
à l'horizon des crises qui seront dramatiques si l'on ne prend pas en temps
voulu des mesures coordonnées au niveau international.
58. L'amour pour l'homme, et en
premier lieu pour le pauvre dans lequel l'Eglise voit le Christ, se traduit
concrètement par la promotion de la justice. Celle-ci ne pourra jamais
être pleinement mise en œuvre si les hommes ne voient pas celui qui est dans le
besoin, qui demande un soutien pour vivre, non pas comme un gêneur ou un
fardeau, mais comme un appel à faire le bien, la possibilité d'une richesse
plus grande. Seule cette prise de conscience donnera le courage d'affronter le
risque et le changement qu'implique toute tentative authentique de se porter au
secours d'un autre homme. En effet, il ne s'agit pas seulement de donner de son
superflu mais d'apporter son aide pour faire entrer dans le cycle du développement
économique et humain des peuples entiers qui en sont exclus ou marginalisés. Ce
sera possible non seulement si l'on puise dans le superflu, produit en
abondance par notre monde, mais surtout si l'on change les styles de vie, les
modèles de production et de consommation, les structures de pouvoir établies
qui régissent aujourd'hui les sociétés. Il ne s'agit pas non plus de détruire
des instruments d'organisation sociale qui ont fait leurs preuves, mais de les
orienter en fonction d'une juste conception du bien commun de la famille
humaine tout entière. Aujourd'hui est en vigueur ce qu'on appelle la «
mondialisation de l'économie », phénomène qui ne doit pas être réprouvé car il
peut créer des occasions extraordinaires de mieux-être. Mais on sent toujours
davantage la nécessité qu'à cette internationalisation croissante de l'économie
corresponde l'existence de bons organismes internationaux de contrôle et
d'orientation, afin de guider l'économie elle-même vers le bien commun, ce
qu'aucun Etat, fût-il le plus puissant de la terre, n'est plus en mesure de
faire. Pour qu'un tel résultat puisse être atteint, il faut que s'accroisse la
concertation entre les grands pays et que, dans les organismes internationaux
spécialisés, les intérêts de la grande famille humaine soient équitablement
représentés. Il faut également qu'en évaluant les conséquences de leurs
décisions, ils tiennent toujours dûment compte des peuples et des pays qui ont
peu de poids sur le marché international mais qui concentrent en eux les besoins
les plus vifs et les plus douloureux, et ont besoin d'un plus grand soutien
pour leur développement. Il est certain qu'il y a encore beaucoup à faire dans
ce domaine.
59. Afin que la justice
s'accomplisse et que soient couronnées de succès les tentatives des hommes pour
la mettre en œuvre, il est donc nécessaire que soit donnée la grâce qui
vient de Dieu. Par la grâce, en collaboration avec la liberté des hommes, se
réalise la mystérieuse présence de Dieu dans l'histoire, qui est la Providence.
La nouveauté dont on fait
l'expérience à la suite du Christ doit être communiquée aux autres hommes dans
la réalité concrète de leurs difficultés, de leurs luttes, de leurs problèmes
et de leurs défis, afin que tout cela soit éclairé et rendu plus humain par la lumière
de la foi. Celle-ci, en effet, n'aide pas seulement à trouver des solutions :
elle permet aussi de supporter humainement les situations de souffrance, afin
qu'en elles l'homme ne se perde pas et qu'il n'oublie pas sa dignité et sa
vocation.
En outre, la doctrine sociale a
une importante dimension interdisciplinaire. Pour mieux incarner l'unique
vérité concernant l'homme dans des contextes sociaux, économiques et politiques
différents et en continuel changement, cette doctrine entre en dialogue avec les
diverses disciplines qui s'occupent de l'homme, elle en assimile les apports et
elle les aide à s'orienter, dans une perspective plus vaste, vers le service de
la personne, connue et aimée dans la plénitude de sa vocation.
A côté de la dimension interdisciplinaire,
il faut rappeler aussi la dimension pratique et, en un sens, expérimentale de
cette doctrine. Elle se situe à la rencontre de la vie et de la conscience
chrétienne avec les situations du monde, et elle se manifeste dans les efforts
accomplis par les individus, les familles, les agents culturels et sociaux, les
politiciens et les hommes d'Etat pour lui donner sa forme et son application
dans l'histoire.
60. En énonçant les principes de
solution de la question ouvrière, Léon XIII écrivait : « Une question de cette
importance demande encore à d'autres agents leur part d'activité et d'efforts »
(114). Il était convaincu que les graves problèmes causés par la société
industrielle ne pouvaient être résolus que par la collaboration entre toutes
les forces. Cette affirmation est devenue un élément permanent de la doctrine
sociale de l'Eglise, et cela explique notamment pourquoi Jean XXIII a adressé
aussi à « tous les hommes de bonne volonté » son encyclique sur la paix.
Toutefois, le Pape Léon XIII constatait
avec tristesse que les idéologies de son temps, particulièrement le libéralisme
et le marxisme, refusaient cette collaboration. Depuis lors, bien des choses
ont changé, surtout ces dernières années. Le monde prend toujours mieux
conscience aujourd'hui de ce que la solution des graves problèmes nationaux et
internationaux n'est pas seulement une question de production économique ou
bien d'organisation juridique ou sociale, mais qu'elle requiert des valeurs
précises d'ordre éthique et religieux, ainsi qu'un changement de mentalité, de
comportement et de structures. L'Eglise se sent en particulier le devoir d'y
apporter sa contribution et, comme je l'ai écrit dans l'encyclique Sollicitudo
rei socialis, il y a un espoir fondé que même les nombreuses
personnes qui ne professent pas une religion puissent contribuer à donner à la
question sociale le fondement éthique qui s'impose (115).
Dans le même document, j'ai aussi
lancé un appel aux Eglises chrétiennes et à toutes les grandes religions du
monde, les invitant à donner un témoignage unanime des convictions communes sur
la dignité de l'homme, créé par Dieu (116). Je suis convaincu, en effet, que
les religions auront aujourd'hui et demain un rôle prépondérant dans la
conservation de la paix et dans la construction d'une société digne de l'homme.
D'autre part, il est demandé à
tous les hommes de bonne volonté d'être disposés au dialogue et à la
collaboration, et cela vaut en particulier pour les personnes et les groupes
qui ont une responsabilité propre dans les domaines politique, économique et
social, que ce soit au niveau national ou international.
61. Au début de la société
industrielle, c'est l'existence d'un « joug quasi servile » qui obligea mon
prédécesseur à prendre la parole pour défendre l'homme. L'Eglise est
restée fidèle à ce devoir au cours des cent ans qui se sont écoulés depuis. En
effet, elle est intervenue à l'époque tumultueuse de la lutte des classes,
après la première guerre mondiale, pour défendre l'homme contre l'exploitation
économique et la tyrannie des systèmes totalitaires. Après la seconde guerre
mondiale, elle a centré ses messages sociaux sur la dignité de la personne,
insistant sur la destination universelle des biens matériels, sur un ordre
social exempt d'oppression et fondé sur l'esprit de collaboration et de
solidarité. Elle a sans cesse répété que la personne et la société ont besoin
non seulement de ces biens mais aussi des valeurs spirituelles et religieuses.
En outre, comme elle se rendait toujours mieux compte que trop d'hommes, loin
de vivre dans le bien- être du monde occidental, subissent la misère des pays
en voie de développement et sont dans une situation qui est encore celle du «
joug quasi servile », elle s'est sentie et elle se sent obligée de dénoncer
cette réalité en toute clarté et en toute franchise, bien qu'elle sache que ses
appels ne seront pas toujours accueillis favorablement par tous.
Cent années après la publication
de Rerum novarum, l'Eglise se trouve
encore face à des « choses nouvelles » et à des défis nouveaux. C'est pourquoi
ce centenaire doit confirmer dans leur effort tous les hommes de bonne volonté
et en particulier les croyants.
62. La présente encyclique a
voulu regarder le passé mais surtout se tourner vers l'avenir. Comme Rerum novarum, elle se situe presque au
seuil du nouveau siècle et elle entend, avec l'aide de Dieu, préparer sa venue.
La véritable et permanente «
nouveauté des choses » vient en tout temps de la puissance infinie de Dieu, qui
dit : « Voici, je fais toutes choses nouvelles » (Ap 21, 5). Ces paroles se
réfèrent à l'accomplissement de l'histoire, quand le Christ « remettra la
royauté à Dieu le Père... afin que Dieu soit tout en tous » (1 Co 15, 24.28). Mais
le chrétien sait bien que la nouveauté que nous attendons dans sa plénitude au
retour du Seigneur est présente depuis la création du monde, et plus exactement
depuis que Dieu s'est fait homme en Jésus-Christ, et qu'avec lui et par lui il
a fait une « création nouvelle » (2 Co 5, 17 ; cf. Ga 6, 15).
Avant de conclure, je rends grâce
encore une fois à Dieu tout-puissant qui a donné à son Eglise la lumière et la
force nécessaires pour accompagner l'homme dans son cheminement terrestre vers
son destin éternel. Au troisième millénaire aussi, l'Eglise continuera
fidèlement à faire sienne la route de l'homme, sachant qu'elle ne marche
pas toute seule mais avec le Christ, son Seigneur. C'est lui qui a fait sienne
la route de l'homme et qui le conduit, même s'il ne s'en rend pas compte.
Puisse Marie, Mère du Rédempteur,
elle qui reste auprès du Christ dans sa marche vers les hommes et avec les
hommes, et qui précède l'Eglise dans son pèlerinage de la foi, accompagner de
sa maternelle intercession l'humanité vers le prochain millénaire, dans la
fidélité à Celui qui « est le même hier et aujourd'hui » et qui « le sera à
jamais » (cf. He 13, 8), Jésus-Christ, notre Seigneur, au nom duquel, de grand
cœur, j'accorde à tous ma Bénédiction.
Donné à Rome, près de Saint-Pierre,
le 1er mai 1991 — mémoire de saint Joseph, travailleur —, en la treizième année
de mon pontificat.
1 Leone XIII, lett. enc. Rerum novarum (15 maggio 1891): Leonis XIII P.M. Acta, XI, Romae
1892, 97-144.
2
Pio XI, lett. enc. Quadragesimo
anno (15 maggio 1931): AAS 23 (1931), 177-228; Pio XII, Messaggio
radiofonico del 1° giugno 1941: AAS 33 (1941), 195-205; Giovanni
XXIII, lett. enc. Mater et
Magistra (15 maggio 1961): AAS 53 (1961), 401-464; Paolo VI, epist.
ap. Octogesima
adveniens (14 maggio 1971): AAS 63 (1971), 401-441.
4
Lett. enc. Laborem
exercens (14 settembre 1981): AAS 73 (1981), 577- 647; Lett. enc. Sollicitudo rei socialis (30 dicembre 1987); AAS 80 (1988): 513-586.
5 Cf S. Ireneo, Adversus haereses, I, 10, 1; III, 4, 1:
PG 7, 549 s.; 855 s.; S Ch. 264, 154 s.; 211, 44-46.
7 Cf, ad es., Leone XIII, epist. enc. Arcanum, divinae sapientiae (10 febbraio 1880): Leonis XIII P.M. Acta, II, Romae
1882, 10-40; epist. enc. Diuturnum illud (29 giugno 1881): Leonis XIII P.M. Acta, II, Romae
1882, 269-287; lett. enc. Libertas
praestantissimum (20 giugno 1888): Leonis XIII P.M. Acta, VIII,
Romae 1889, 212-246; epist. enc. Graves de communi (18 gennaio 1901): Leonis
XIII P.M. Acta, XXI, Romae 1902, 3-20.
11
Cf ibid.: descrizione delle condizioni di lavoro; associazioni operaie
anti-cristiane: l.c., 110 s.; 136 s.
12 Ibid.:
l.c., 130; cf anche 114 s.
14 Ibid.: I.c., 123.
17 Cf ibid.: l.c., 102 s.
23 Ibid.: l.c., 129.
25
Ibid.: l.c., 131.
26
Cf Dichiarazione universale dei diritti dell’uomo.
28
Cf ibid.: l.c., 127.
29 Ibid.:
l.c., 126 s.
30
Cf Dichiarazione universale dei diritti dell’uomo; Dichiarazione
sull’eliminazione di ogni forma di intolleranza e discriminazione fondate sulla
religione o sulle convinzioni.
31
Cf Conc. Ecum. Vat. II, Dichiarazione sulla libertà religiosa Dignitatis
humanae; Giovanni Paolo II, Lettera ai
capi di stato (1° settembre 1980): AAS 72 (1980), 1252-1260; Messaggio per
la Giornata mondiale della pace 1988: AAS 80 (1988), 278-286.
33 Ibid.: 1.c., 125.
34
Cf lett. enc. Sollicitudo
rei socialis, 38-40: l.c., 564-569; cf anche Giovanni XXIII, lett.
enc. Mater et
Magistra, l.c., 407.
35
Cf Leone XIII, lett. enc. Rerum novarum:
l.c., 114-116; Pio XI, lett. enc. Quadragesimo
anno, III,l.c., 208; Paolo VI, Omelia per la
chiusura dell’Anno santo (25 dicembre 1975): AAS68 (1976), 145; Messaggio per
la Giornata mondiale della pace 1977: AAS 68 (1976), 709.
43
Cf lett. enc. Rerum novarum:
l.c., 121-125.
44
Cf lett. enc. Laborem
exercens, 20: l.c., 629-632; Discorso
all’Organizzazione internazionale del lavoro (O.I.T.) a Ginevra (15 giugno
1982): Insegnamenti V/2 (1982), 2250-2266; Paolo VI, Discorso alla
medesima Organizzazione (10 giugno 1969): AAS 61 (1969), 491-502.
45
Cf lett. enc. Laborem
exercens, 8: l.c., 594-598.
47
Cf epist. enc. Arcanum
divinae sapientiae (10 febbraio 1880): Leonis XIII P.M. Acta, II,
Romae 1882, 10-40; epist. enc. Diuturnum illud (29 giugno 1881): Leonis XIII P.M. acta, II, Romae
1882, 269-287; epist. enc. Immortale Dei
(1° novembre 1885): Leonis XIII P.M. Acta, V, Romae 1886, 118-150; lett. enc. Sapientiae Christiane (10 gennaio 1890): Leonis XIII
P.M. Acta, X, Romae 1891, 10-41; epist. enc. Quod
apostolici muneris (28 dicembre 1878): Leonis XIII P.M. Acta, I,
Romae 1881, 170-183; lett. enc, Libertas
praestantissimum (20 giugno 1888): Leonis XIII P.M. Acta, VIII,
Romae 1889, 212-246.
52
Cf Dichiarazione universale dei diritti dell’uomo, del 1948; Giovanni XXIII,
lett. enc. Pacem in
terris, IV: l.c., 291-296; «Atto Finale» della Conferenza sulla
sicurezza e la Cooperazione in Europa (CSCE), Helsinki 1975.
54
Cf Messaggio per
la Giornata mondiale della pace 1980: l.c., 1572- 1580.
55
Cf Conc. Ecum. Vat. II, costituzione pastorale sulla chiesa nel mondo
contemporaneo Gaudium et
spes, 36; 39.
58
Cf Congregazione per la Dottrina della Fede, Istruzione sulla libertà cristiana
e la liberazione Libertatis
conscientia (22 marzo 1986): AAS 79 (1987), 554-599.
59
Cf Discorso
nella sede del Consiglio della C.E.A.O. in occasione del X anniversario
dell’«Appello per il Sahel» (Ouagadougou, Burkina Faso 29 gennaio 1990):
AAS 82 (1990), 816-821.
61
Cf lett. enc. Sollicitudo
rei socialis, 27-28: l.c., 547-550; Paolo VI, lett. enc. Populorum
progressio, 43-44: l.c., 278 s.
63
Cf Atto di Helsinki e Accordo di Vienna; Leone XIII, lett. enc. Libertas
praestantissimum: l.c., 215-217
67
Cf Pio XI, lett. enc. Quadragesimo
anno, II: l.c., 191; Pio XII, Messaggio
radiofonico del 1° giugno 1941: l.c., 199; Giovanni XXIII, lett.
enc. Mater et
Magistra: l.c. 428-429; Paolo VI, lett. enc. Populorum
progressio, 22-24: l.c., 268 s.
69
Cf Discorso ai
vescovi latinoamericani a Puebla (28 gennaio 1979), III, 4: AAS 71
(1979), 199-201; lett. enc. Laborem
exercens, 14: l.c., 612- 616; lett. enc. Sollicitudo
rei socialis, 42: l.c., 572-574.
70
Cf lett. enc. Sollicitudo
rei socialis, 15: l.c., 528-531.
74
Cf ibid., l.c., 594-598.
75
Cf Conc. Ecum. Vat. II, Cost. past. sulla chiesa nel mondo contemporaneo Gaudium et
spes, 35; Paolo VI, lett. enc. Populorum
progressio, 19: l.c., 266 s.
76
Cf lett. enc. Sollicitudo
rei socialis, 34: l.c., 559; Messaggio per
la Giornata mondiale della pace 1990: AAS 82 (1990), 147-156.
77
Cf esort. ap. Reconciliatio
et Paenitentia (2 dicembre 1984), 16: AAS 77 (1985), 213-217; Pio
XI, lett. enc. Quadragesimo
anno, III, l.c., 219.
79 Cf ibid, 34: l.c., 599 s.
83 Cf ibid., 26.
84 Cf Conc. Ecum. Vat. II, cost. past. sulla chiesa nel
mondo contemporaneo Gaudium et spes, 36; Paolo VI, lett. ap. Octogesima adveniens, 2-5:
l.c., 402-405.
87 Cf ibid., 14: l. c., 612-616.
97
Cf Messaggio per
la Giornata mondiale della pace 1988: l. c., 1572-1580: Messaggio per
la Giornata mondiale della pace 1991: L’Osservatore Romano, 19
dicembre 1990; Conc. Ecum. Vat. II, dich. sulla libertà religiosa Dignitatis
humanae, 1-2.
104
Cf Benedetto XV, esort. Ubi primum
(8 settembre 1914): AAS 6 (1914), 501 s.; Pio XI, Radiomessaggio
a tutti i fedeli cattolici e a tutto il mondo (29 settembre 1938): AAS
30 (1938), 309 s.; Pio XII, Radiomessaggio
a tutto il mondo (24 agosto 1939), 333-335; Giovanni XXIII, lett.
enc. Pacem in terris, III: l. c., 285-289; Paolo VI, Discorso all’ONU (4 ottobre 1965): AAS 57 (1965), 877-885.
107
Lett. enc., Rerum novarum:
l. c., 107
110 Paolo VI, Omelia all’ultima sessione pubblica del Concilio
Ecumenico Vaticano II (7 dicembre 1965): AAS 58 (1966), 58.
111
Lett. enc. Sollicitudo
rei socialis, 41: l. c., 571.
112
Conc. Ecum. Vat. II, cost. past. sulla Chiesa nel mondo contemporaneo Gaudium et
spes, 76; cf Giovanni Paolo II, lett. enc. Redemptor hominis, 13: l. c., 283
116
Ibid., 47: l. c., 582.
© Copyright - Libreria Editrice
Vaticana