vendredi 5 juin 2015

Bienheueureux FERDINAND du PORTUGAL, prince et martyr


Nuno Gonçalves. Portrait de l’Infant de Portugal Ferdinand, Maître de l’Ordre de Aviz
Détail du cinquième panneau du polyptique de l’ Adoration de Saint Vincent (St. Vincent Panels), vers 1470,

Bienheureux Ferdinand de Portugal

Fils du roi Jean 1er ( 1443)

Ferdinand (1402 – 1443) - communiqué par un internaute fidèle:

Enfant du roi Jean I du Portugal et de Philippa, fille de Jean de Gand, duc de Lancastre, qui l’éleva très attentivement dans un esprit évangélique; en 1434 il refusa, par humilité, une proposition du pape Eugène IV pour le cardinalat.  

En 1437 il accompagna l’expédition montée par son frère, Henri le Navigateur, avec une armée de 7000 hommes, dans une tentative de prise de la ville de Tanger au Maroc. L’expédition fut un désastre qui laissa Ferdinand en otage des Maures.

Les négociations pour sa libération s’éternisèrent et Ferdinand fut réduit à l’état d’esclave enchaîné dans la ville de Fès. Malgré ce sort infamant  il garda son espérance et sa foi intactes. Il mourut des mauvais traitements et de  la dysenterie en 1443; son cadavre éviscéré fut suspendu par les pieds aux murailles de la ville.

En 1629 le dramaturge espagnol Pedro Calderón de la Barca, auteur de plus de 200 pièces, retraça cette tragédie dans  'Le Prince constant'.

Le pape Paul II avait, dans un bref (*) de 1470, encouragé sa vénération.

(*) bref: lettre du pape de moindre importance que la bulle ou l’encyclique

Un internaute nous écrit:

Selon le "Santoral" de l'archidiocèse de Madrid, au sujet de Ferdinand de Portugal (5 juin). 
5 de Junio 

Fernando de Portugal, mártir (beato) (1402-1443) 

Hijo de Juan I de Portugal, empleaba desde muy joven sus rentas personales en el rescate de cautivos cristianos de las manos sarracenas. 

Parte en 1434, con su hermano Enrique el Navegante a una expedición contra Marruecos, entonces en manos de una dinastía de piratas. ¿Acaso sería una premonición sobre la situación actual? Nada nuevo hay bajo el sol. Lo cierto es que la expedición fue un fracaso y la armada lusitana hubo de rendirse y dejar a Fernando como garantía del pago de enormes cantidades de dinero. 

Las Cortes de Portugal, después de nueve años de negociaciones, dejaron morir de disentería y en manos del enemigo a su príncipe. Fernando vivió como esclavo, encadenado y obligado a los más sucios trabajos. Soportó su desdicha con dignidad y puso su esperanza en Dios con enorme entereza, sin renunciar a la fe ni a unos compatriotas tan olvidadizos de su terrible suerte. 

Las fuentes históricas musulmanas hablan de su vida edificante y de la veneración que suscitaba en los más piadosos habitantes de Fez. Fernando optó por la pobreza, castidad y obediencia, en radical fidelidad a su propia conciencia. Su cadáver descuartizado se pudrió colgado en las torres de las murallas. 

Debiera ser patrono de los millones de esclavos que todavía quedan en el mundo; o de los héroes olvidados por los suyos, o bien de los que son víctimas de los vaivenes políticos. Cuando el sacerdote don Pedro Calderón de la Barca llegó al cielo, le recibió Fernando agradecido por esa maravilla de drama llamada El Príncipe constante.

SOURCE : http://nominis.cef.fr/contenus/saint/1276/Bienheureux-Ferdinand-de-Portugal.html




LE BIENHEUREUX FERDINAND, INFANT DE PORTUGAL, Fils du roi Jean Ier, grand maître des chevaliers d'Avis, ordre de Cîteaux, MORT A FEZ PENDANT SA CAPTIVITÉ CHEZ LES MAURES, EN L'ANNÉE 1443.


BOLL., Acta sanct., 5 juin, I, 563-591; — ANTONIO, Bibl. Hisp. vet. (1788), II, 243; - BARBOSA, Bibl. Lusit. (1747), II, 9-11 ; — GALLARDO, Bibl. Espan. (1863), I, 357 ; — OLFERS, Leben des stand, haften Prinzen , in-8, Berlin, 1827 ; — H. ROMAN, Historia de la vida de los religiosos infantes de Portugal, y de la infanta d. Juana, hija del reg d. Alonso el V, in-4, Medina de Campo, 1595.

CHAPITRE I. — L'infant Don Ferdinand était le cinquième fils de Jean Ier, d'heureuse mémoire, dixième roi de Portugal, et de Philippe, fille de Jean, duc de Lancastre, et soeur germaine de Henri IV, roi d'Angleterre. La reine, au moment de ses couches, était en proie à une fièvre ardente, et les médecins, désespérant de sauver l'enfant et la mère, ordonnèrent à celle-ci une potion qui devait accélérer le travail, mais au péril de l'enfant. Quand le roi, tout triste, présenta la coupe à sa femme, celle-ci la repoussa avec horreur, et déclara qu'elle ne consentirait jamais à exposer la vie éternelle de son enfant pour sauver ses propres jours. « Du reste, ajouta-t-elle, j'ai grande confiance en la vertu de la sainte Croix ; elle peut nous sauver tous deux ; et si je meurs durant l'accouchement, mon enfant, au moins, aura le bonheur d'être baptisé. » A ces mots, le roi fit emporter la coupe et envoya chercher la parcelle de la vraie Croix que l'on conservait dans l'église de Sainte-Croix, à Marmelar. Quelques jours après que la relique eut été déposée dans la chambre de la malade, elle mit au monde un fils, en la fête de saint Michel Archange, le 29 septembre de l'année 1402. En reconnaissance de cette grâce, la reine offrit deux fois par an à l'église de Marmelar, savoir en la fête de la sainte Croix, le 3 mai, et en celle de saint Michel, un cierge du poids de son fils, et elle continua jusqu'à ce que le jeune prince fût en âge d'accomplir par lui-même le voeu de sa mère.

Depuis sa naissance jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, l'Infant fut presque continuellement sujet à de graves maladies. Lorsqu'il vint au monde, il était extrêmement chétif et n'avait qu'un souffle de vie ; on lui administra donc aussitôt le baptême, car on s'attendait à le voir mourir à tout instant. Il était si maigre que la peau lui pendait des mains et des pieds, comme s'il eût eu des gants ou des chausses trop larges. Pendant toute sa vie, il souffrit de violents maux de coeur ; mais Dieu lui conserva avec tant de soin les vertus dont il avait orné son âme lors du baptême, que son genre de vie parut toujours plus angélique qu'humain. Il garda sa virginité intacte. Très versé dans les saintes Ecritures, il réunissait en lui toutes les vertus morales d'une science plutôt infuse qu'acquise. A partir de l'âge de 14 ans, il récita fidèlement, chaque jour, les Heures canoniales, selon le rit de l'Eglise de Sarum. S'appliquant avec soin à la pratique des commandements de Dieu et de l'Église, il montrait à Dieu son amour. Tout en s'acquittant avec zèle et empressement de ses devoirs envers son père, roi de Portugal, et son frère Edouard, associé au gouvernement, il savait cependant ne rien omettre de ce qui concernait le service de Dieu.

Sa chapelle était abondamment et richement pourvue d'ornements et de tout ce que requiert le culte sacré ; il y entretenait des chanoines qui y accomplissaient ponctuellement, avec les chantres, l'office divin selon le rit de Sarum. Afin de relever l'honneur et la vénération de sa chapelle, il avait obtenu pour elle beaucoup de privilèges du Souverain Pontife, entre autres le pouvoir pour ses chapelains d'administrer les sacrements de Pénitence, de Baptême, d'Eucharistie et d'Extrême-Onction, dans tous les lieux où ils se trouveraient en compagnie de l'Infant, sans être tenus à demander la permission de l'évêque ou du prélat. De même, aux chapelains revenaient les offrandes faites par l'Infant ou les gens de sa maison, même quand il leur arrivait d'officier dans une paroisse étrangère, Pendant les offices, le prince se faisait installer un siège devant la courtine, afin qu'il pût du regard rappeler à leur devoir tous les officiers et les maintenir dans une tenue décente et correcte. Il prenait le plus grand soin possible des intérêts, corporels et spirituels, des gens de sa maison, sachant qu'il rendrait compte à Dieu de chacun d'eux. Il veillait à ce que tous se confessassent au moins une fois l'an, et que ceux qui avaient l'âge requis reçussent la sainte communion : il leur donnait d'ailleurs l'exemple en s'acquittant lui-même de ces devoirs avec la plus vive dévotion. Il avait même obtenu du Souverain Pontife que quiconque demeurerait sept ans à son service, ou même viendrait à mourir avant cet espace de temps, recevrait, au moment de sa mort, une indulgence plénière de toutes coulpes ou peines. Enfin, le prince était véritablement ce serviteur fidèle et prudent établi par le Seigneur pour le gouvernement de sa famille.

L'humilité du saint Infant était si grande que tous l'admiraient, quelques-uns la trouvaient même excessive. Elle paraissait surtout dans les rapports du prince avec les ecclésiastiques ou avec les choses sacrées. Il suivait dévotement, un cierge à la main, les processions solennelles, et le prêtre qui portait aux malades le saint viatique. Le Jeudi saint, les deux jours suivants et le dimanche de Pâques, 'il assistait à tous les offices, et se conformait scrupuleusement à toutes les cérémonies, se faisant un crime d'en négliger une seule, fût-ce la plus petite. Il recevait avec beaucoup de respect toutes les personnes pieuses, traitant chacune conformément à son état ; et plus il les savait riches de vertus, plus il s'appliquait à les combler d'honneurs. Aussitôt levé de table, il donnait audience, à ceux qui avaient quelque grâce à solliciter de lui ; et le reste de la journée, il disposait ses occupations de façon à être toujours promptement à la disposition de ceux qui désiraient lui parler. Une marque de sa délicatesse à l'égard de toutes les femmes en général, c'est que, dès qu'il en apercevait une parmi la foule de ses visiteurs (solliciteurs, clients), il la faisait immédiatement approcher, l'écoutait et la congédiait, afin qu'elle n'eût pas à rester longtemps dans la compagnie des hommes. Jamais il ne détourna ses regards des affligés et des pauvres ; jamais il ne méprisa l'angoisse de ceux qui imploraient son secours. Les infirmes étaient entre tous l'objet de sa compassion, et il ne permettait jamais qu'on les renvoyât sans leur accorder ce qu'ils sollicitaient. Jamais ne tomba de sa bouche une parole qui pût nuire à l'honneur ou à la réputation du prochain. Il aimait en toutes circonstances à prendre conseil d'autrui et à y conformer ses jugements.

Loin de condamner les jeux, les fêtes et les cérémonies qu'on organisait en l'honneur des saints, il se faisait un plaisir d'assister en personne à ceux auxquels ne prenaient part que des gens du peuple. Il n'était point coquet ni recherché ; néanmoins il s'habillait richement aux fêtes solennelles, et toutes les fois que les exigences de sa position ou l'honneur du roi le requéraient. Uniquement préoccupé de plaire àDieu seul, il se mettait peu en peine de ce que les hommes du monde disaient et pensaient de lui. Il avait en horreur l'avarice, et distribuait largement ses richesses aux pauvres et aux mendiants ; si l'argent lui manquait, il y suppléait par la bonne volonté, et donnait au moins des paroles douces et compatissantes. Sa générosité se manifestait principalement quand il y avait des lépreux à secourir ou des captifs à racheter ; il lui semblait que ces deux espèces d'infortunés étaient plus que les autres plongés dans l'affliction et la misère.

Il distribuait de larges aumônes à tous les monastères du royaume, lorsqu'ils célébraient leurs chapitres provinciaux ou généraux, afin de participer aux prières tant des hommes que des femmes, qui vivaient sous l'observance régulière. Il était membre de toutes les confréries, et contribuait à la réparation des églises et des monastères, afin d'avoir part aux bonnes oeuvres qui s'y accompliraient. Chaque année, il vêtissait, pendant la Semaine sainte, autant de pauvres qu'il avait lui-même d'années de vie. Il réglait les dépenses de sa maison de façon à pouvoir distribuer en aumônes le dixième de ses revenus. En voyage, il ne quittait jamais un endroit sans faire acquitter soigneusement toutes les dettes contractées par lui ou les siens, et si quelque dommage avait été commis par lui ou les gens de sa suite, il le réparait scrupuleusement. A voir le nombre des oeuvres de charité et des aumônes de ce prince, on l'aurait cru deux fois plus riche qu'il n'était en réalité.

Il était très attentif à ne point léser en quoi que ce fût le pauvre qui habitait auprès de ses propriétés : aussi n'avait-il jamais de querelle avec ses voisins ; au contraire, tous l'aimaient et le vénéraient comme un père et un seigneur, et priaient Dieu de le garder en santé et en vie.

Son corps demeura vierge et son coeur aussi. Jamais on ne l'entendit prononcer la moindre parole qui pût blesser même légèrement la pudeur, et il ne souffrait point qu'on en prononçât de semblables en sa présence. Parmi tous ses amis, il affectionnait principalement ceux dont les moeurs se distinguaient surtout par la chasteté. Il ressentait une violente répulsion pour les libertins, et quand il les prenait en faute, il les châtiait sévèrement. Ainsi, il ne souffrait point qu'aucun de ses domestiques vécût avec une concubine ; il prit même des mesures rigoureuses pendant plusieurs années pour qu'aucune courtisane ne mît le pied en son palais ; mais plus tard il relâcha un peu de cette rigueur, pour éviter de plus grands péchés. Il surveillait les pages ou les autres jeunes gens élevés chez lui, pour les garder chastes au moins jusqu'à l'âge de vingt ans. En ce qui le concernait, il écartait avec précaution les sensations trop délicates et les attouchements, comme d'ailleurs tout ce qui pouvait provoquer à la luxure, qu'il jugeait le plus. répugnant de tous les vices.



CHAP. II. — Embrassant tout son entourage dans une même charité et étranger à l'envie, il ne convoitait jamais le bien d'autrui. Il vivait satisfait de ses revenus, encore qu'ils fussent peu considérables ; et malgré la modicité de ses ressources, il ne pouvait voir une infortune sans la secourir, à moins qu'il ne fût dans l'impossibilité absolue de le faire. Un jour, le roi offrit à l'Infant des biens qui, à la suite d'une condamnation, avaient été adjugés au fisc ; mais le saint les refusa, disant qu'il ne voulait pas bénéficier du malheur d'autrui. Si quelqu'un des siens priait le bienheureux de lui obtenir la cession de semblables biens, il s'en excusait d'ordinaire, ou bien il y mettait tant de lenteur et de nonchalance que l'occasion finissait par échapper. Jamais il ne sollicita de charge ou de bénéfice pour un sujet qu'il savait peu digne et qui pouvait être nuisible au bien public. Jamais il ne poussa personne à contracter mariage, et n'usa d'astuce pour y amener qui que ce soit. Quand on lui apprenait qu'une grâce avait été accordée à quelqu'un qui la méritait bien, il s'en réjouissait comme si on eût récompensé un des siens. Quand il sollicitait une faveur du roi, et que celui-ci lui répondait qu'il la destinait à telle ou telle personne de mérite, il s'écriait aussitôt : « Je rends grâces à Dieu, seigneur, comme si vous m'aviez octroyé ce que je vous demandais. »

Quand il s'agissait des intérêts d'autrui, il veillait strictement à ce qu'on ne laissât rien passer de contraire à la justice. Il usait de la plus grande délicatesse et du ton le plus humble pour réclamer sa rente au roi ou aux princes ses frères ; il attendait une occasion favorable pour les gêner le moins possible. Si quelqu'un essayait d'entraver le succès de ses requêtes, les manières respectueuses et les douces paroles du bienheureux plaidaient en sa faveur et déterminaient les grands à le satisfaire. Il était très attentif à ce que ses domestiques reçussent fidèlement leurs gages, afin de ne donner de sujet de plainte à personne. Il faisait fréquemment offrir le saint sacrifice ou réciter des prières pour les vieillards, les infirmes, les captifs, et en général tous ceux qui, sur terre ou sur mer, se trouvaient en péril. Toujours attentif à procurer le salut des âmes, surtout des infidèles, il réussit, avec le secours de la grâce de Dieu, à convertir quantité de Juifs et de Maures ; et dès qu'ils étaient régénérés par le baptême, il les considérait comme de sa famille. En somme, il exerçait, autant qu'il était en son pouvoir, toutes les oeuvres spirituelles et corporelles de miséricorde, et il trouvait tant de plaisir à y vaquer qu'aucune récréation mondaine n'avait plus d'attrait pour lui, dès qu'une telle oeuvre se présentait à faire.

Nous ne devons pas omettre de parler de l'abstinence de l'Infant. Elle était si grande que l'année entière n'était pour lui  qu'un long jeûne. Il s'appliquait sans relâche à mortifier en lui la vice de la gourmandise, à priver son corps de satisfactions, en prolongeant ses veilles, en couchant sur la dure, en se levant à minuit pour assister à l'office des Matines. — Il ne vivait que de pain et d'eau tous les samedis et les trois derniers jours de la Semaine sainte, et depuis le jeudi jusqu'au dimanche de Pâques il demeurait en prières dans l'église devant le Saint-Sacrement. Il pratiquait la même observance aux vigiles des fêtes de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge, des saints Vincent, Georges, Jacques, Antoine, de sainte Marie Madeleine, de l'Invention de la sainte Croix, de la Nativité de saint Jean-Baptiste, de chacun des Apôtres, de saint Michel au mois de septembre, de la Toussaint, outre l'Avent et le Carême. Il agissait de même la veille de la Conversion de saint Paul, de saint Blaise, des saintes Anne, Lucie, Apollonie, de saint Louis, roi de France ; de saint Edouard, roi d'Angleterre ; de saint Dominique, de saint François, de l'Exaltation de la sainte Croix au mois de septembre, de saint Pierre ès liens : il veillait alors toute la nuit. — Il avait aussi l'habitude de faire précéder d'un jeûne l'anniversaire des rois et reines de sa famille, et il se tenait seul renfermé dans sa chambre pendant ces jours de réjouissances.

Non seulement il usait d'une grande abstinence dans la nourriture et dans le sommeil, mais encore il s'astreignait au strict nécessaire pour les vêtements et les parures. Il ne tolérait pas que, dans son palais, on organisât des jeux et des fêtes les jours que l'Eglise consacre plus solennellement à Dieu et aux saints. Il prenait soin de ne jamais se montrer irrité en prononçant des paroles sur un ton trop élevé ; mais quand il avait à faire quelque réprimande, il procédait avec douceur et sans émotion. En général, il ne faisait point en public ces réprimandes, à moins que la gravité de la faute ne permît aucun délai, aucune dissimulation. Voici les peines qu'il infligeait d'ordinaire : les enfants étaient punis par les verges ou les soufflets ; les gens de moyenne condition, par la privation du vin ou la prison ; les personnages plus distingués, par la privation de leurs honoraires ou par l'expulsion temporaire de sa maison ; les ecclésiastiques, par la privation de leur rente quotidienne, ou des distributions ordinaires faites dans la chapelle. Modeste dans son langage, doux dans ses réponses, aimable dans sa conversation, jamais il ne se laissait aller à la chicane ; il écoutait avec bonté les autres, et préférait facilement leurs jugements aux siens propres. Il ne parlait jamais mal de personne, ayant en horreur le vice de la détraction, surtout quand elle s'attaquait à des personnes honorables. Il supportait avec patience les gens grossiers. Jamais il ne jurait ni par le démon ou le diable, ni par le nom de Dieu ou toute autre chose ; et rien au monde n'était capable de le faire se départir en quoi que ce soit de cette bonne habitude.

Ferdinand n'était jamais inoccupé ou l'était très rarement, tant étaient grandes la diligence et l'application qu'il apportait à toutes ses actions : tout son temps était absorbé ou bien par l'expédition des affaires, ou bien quelque entretien ou lecture utile. S'il prenait quelque récréation honnête pour délasser le corps, comme, par exemple, la promenade ou la chasse, c'était moins pour son propre plaisir que pour celui de ses domestiques. Il assignait à chaque chose son temps, de telle façon que les préoccupations du monde ne venaient pas le distraire, quand il vaquait à Dieu, et ses devoirs religieux ne nuisaient en rien aux devoirs de son état, hors le cas de nécessité. Ainsi donc, quand il se trouvait à l'église, il n'admettait pas qu'on vînt l'entretenir de quelque affaire séculière, parce que, pensait-il, cela était tout à fait inconvenant ; dès qu'il s'était placé derrière la courtine, il vaquait à la prière vocale, faite soit de mémoire, soit à l'aide d'un livre, ou bien il suivait les chants sacrés et y prenait part, veillant surtout avec grand soin à ce qu'on ne fît rien de contraire aux rites sacrés, qu'il connaissait parfaitement et observait lui-même scrupuleusement. — Il avait du reste, à cet effet, fait venir de Salisbury un maître des cérémonies qui était chargé de veiller à ce que tous les offices s'accomplissent exactement selon le rit de cette Eglise.

Sa chapelle était magnifiquement ornée, plus ou moins selon les fêtes et les époques liturgiques ; tous les jours on y chantait la messe, pendant laquelle deux autres messes basses se disaient, en se conformant rigoureusement au texte du Missel. Le maître de chapelle avait semblablement an livre dans lequel était fixé d'avance tout ce qui devait se chanter avec ou sans orgue, en plain-chant ou en musique. Le majordome du prince, ainsi que son prédicateur, avaient, eux aussi, des livres spéciaux où étaient déterminés les jours de sermon et de jeûne. Il y avait sermon dans la chapelle tous les jours de fête, outre ceux des quatre docteurs de l'Eglise. Tous les dimanches de l'Avent et du Carême, le jour de Noël, le mercredi des Cendres et le Jeudi saint, on prêchait avant et après le repas. A toutes les fêtes de précepte, on chantait vêpres ; les autres jours, où on n'assistait point aux offices dans la chapelle, le prince récitait en chambre toutes les heures canoniales au temps prescrit pour chacune d'elles, en la manière et la position les plus convenables, dans une salle décemment ornée de courtines, de tapis et de coussins, selon la couleur du jour, et dans laquelle était dressé un autel dont une image de la Vierge des Douleurs formait le retable. Le secrétaire du prince récitait avec lui l'office divin, et était attentif à ce qu'il ne se trompât en rien. Ce même secrétaire était chargé de préparer les livres dont il devait lire quelque passage ; il les tirait de la bibliothèque du prince, très bien montée en fait d'auteurs ecclésiastiques.

Quand mourut le roi Jean, son fils Ferdinand n'obtint en héritage que la propriété de Sauve-Terre, lieu dit les Mages ; un titre d'usufruit viager sur une terre située à Baleas, avec une rente annuelle. — Mais quand son frère Edouard monta sur le trône, le grand maître de l'ordre d'Avis étant venu à mourir, le roi conféra cette dignité au prince Ferdinand, qui fit tout ce qu'il put pour s'y soustraire, car, disait-il, il ne voulait pas s'enrichir des biens de l'Église. Le Pape ayant accordé dispense, Ferdinand dut comme ses frères, tous séculiers, accepter les fonctions de grand maître d'Avis : son frère Henri l'était de l'ordre du Christ, et son frère Jean de celui de Saint-Jacques.

Ferdinand considérait, d'une part, les difficultés pour le roi, son frère, de pourvoir aux besoins si considérables des princes de sa famille, et de l'autre les soucis qui accompagnent l'administration d'un ordre militaire ; il se rappelait en outre les paroles de l'Apôtre au chapitre deuxième de la première à Timothée : « Celui qui milite pour Dieu ne doit aucunement se mêler aux affaires du siècle », et bientôt les scrupules et les inquiétudes naquirent en son âme. Le bon désir qu'il avait de plaire au roi et à ses frères ne réussit pas à dissiper ces troubles ; d'autant qu'il considérait en outre combien fréquemment les voyages qu'il devait faire étaient une occasion de chute pour les gens de sa suite, par l'hospitalité qu'ils exigeaient, selon la coutume du royaume ; il se désespérait aussi de voir que, même avec cette dignité lucrative, il ne parvenait pas à payer ses dettes, et à plus forte raison à récompenser, comme il le méritait, le dévouement de ses domestiques.

Il résolut donc de tout abandonner, et de se retirer auprès de son parent le roi d'Angleterre, avec lequel il s'était au préalable entendu. Il mènerait, pensait-il, un genre de vie si simple qu'il ne serait à charge à personne, étant donné qu'en ce pays on n'a pas coutume de faire de grandes dépenses pour entretenir le train des maisons princières. Mais quand le bienheureux Ferdinand sollicita du roi son frère la permission de mettre son projet à exécution, Édouard lui répondit qu'il se garderait bien de la lui accorder, parce qu'il avait absolument besoin de lui pour une affaire difficile.

Vers ce temps, arriva en Portugal le P. Gomez, abbé de Florence, député par le pape Eugène IV pour offrir au prince Ferdinand la dignité de cardinal ; mais le bienheureux la refusa obstinément, disant qu'il ne voulait pas charger sa conscience d'un si lourd fardeau. La principale raison qu'alléguait le roi Édouard pour ne pas permettre à son frère de se retirer en Angleterre était le départ de plusieurs grands ,du royaume : le comte de Arrajolos, son oncle, demandait la permission de se rendre en Castille avec des troupes pour aider le roi Alphonse à s'emparer de Grenade ; de même le comte d'Ouremont désirait sortir du royaume pour aller prendre possession d'un héritage lointain qui venait de lui échoir ; enfin la duchesse de Bourgogne demandait qu'on lui envoyât en Flandre l'infant Henri pour aider son mari d'abord dans la guerre contre la France, et ensuite dans une croisade qu'il voulait entreprendre. — Étant donnée l'absence de tant de personnages, le roi Édouard jugeait qu'il ne pouvait priver encore son royaume d'un prince tel que Ferdinand. Afin d'enlever désormais aux seigneurs le désir de s'absenter, le roi de Portugal résolut de les occuper à une oeuvre qui contribuerait à la gloire de Dieu et à l'avantage de son royaume. Il décréta une expédition militaire chargée d'aller revendiquer aux Maures d'Afrique la ville de Tingi, et fit choix dans ce but de 14.000 hommes d'armes, 10.000. fantassins et 4.000 cavaliers, à la tête desquels il mit les infants Henri et Ferdinand, ainsi que leur oncle, le comte d'Arrajolos. Ces chefs ne se faisaient nullement illusion sur la difficulté de l'entreprise, tant à cause du petit nombre de leurs soldats comparativement à la multitude innombrable de leurs ennemis, qu'à cause du long trajet de l'expédition, dont on ne pouvait prévoir d'avance toutes les nécessités. Cependant ils n'osèrent point s'opposer à la volonté du roi, et acceptèrent joyeusement le commandement qui leur était confié.

Pendant que se faisaient les préparatifs, Ferdinand vint à Lisbonne, ou résidait le roi, et lui parla en ces termes : « Vous savez, Sire, que nous sommes rigoureusement tenus à payer nos serviteurs de leur service et de leur peine : or j'ai chez moi une foule de domestiques, et je n'ai rien à donner à ces pauvres gens pour les remercier de leur fidélité. Daigné donc Votre Altesse me venir en aide ; veuillez accepter la petite propriété que je tiens de votre générosité, ainsi que tout mon mobilier, et donnez-moi en retour une somme qui me permettra de solder en partie mes débiteurs. » — Le roi répondit « Je te suis extrêmement redevable pour l'amour et la singulière bonté que tu me témoignes en toutes circonstances, aussi rien né m'est plus agréable que de faire droit à tes justes demandes; seulement, au milieu des embarras dans lesquels nous nous trouvons actuellement, je ne puis raisonnablement pas y satisfaire en ce moment. J'espère que, avec le secours de Dieu, tu reviendras sain et sauf et victorieux en mon royaume ; et alors tu verras quelles faveurs et quelles dignités je te destine. En attendant, que ta conscience s'affranchisse de tout trouble, car je prends volontiers à mon service tous tes domestiques aux mêmes conditions que s'ils m'avaient servi toute leur vie. Je veux en outre que tu fasses un testament, et s'il manque quelque chose pour l'accomplissement intégral des clauses, je me charge de le fournir de ma propre cassette. Je t'ordonne donc de dissiper toutes tes inquiétudes, car je les prends toutes à mon compte. Mais j'ai bonne espérance que tu reviendras heureusement, et que tu exécuteras toi-même le testament que tu vas faire conformément aux jugements de ta conscience. Ceci dit, le roi remit au prince une attestation signée de sa propre main, par laquelle le roi se déclarait héritier et exécuteur testamentaire du bienheureux.

Ferdinand envoya aussitôt des exprès aux juges et aux préteurs de tous les lieux qu'il avait traversés et traverserait, leur enjoignant de réparer en son nom tous les dommages qui auraient pu on pourraient être commis par lui et ses hommes. En même temps, il demandait à tous pardon des injures ou des pertes qu'il ne pouvait pas réparer. Le saint visita alors tous les sanctuaires de Lisbonne, et envoya de divers côtés des offrandes et des aumônes pour s'assurer le secours divin. Enfin, se rendant dans la chapelle du monastère dominicain de Sainte-Marie de la Scala, il reçut par le ministère de son confesseur Fr. Mag. Gilles Mendez l'indulgence plénière de tous ses péchés, accordée à ceux qui prennent la croix, et communia au Corps du Seigneur ; puis, organisant une procession, il alla rejoindre l'armée qui se tenait sur le rivage, près de Lisbonne, en attendant le vent favorable pour mettre à la voile.



CHAP. III. — Tous les vaisseaux et l'Infant lui-même étaient décorés du signe de la Croix ; on avait célébré l'anniversaire du roi Jean, et accompli la procession qu'on fait d'ordinaire en semblable occasion, pour demander à Dieu la victoire. Le 14 août, veille de l'Assomption de la Vierge Mère de Dieu, la flotte leva l'ancre et s'éloigna du rivage de Lisbonne. Mais au bout de quelques brasses, ordre fut donné de jeter de nouveau l'ancre et de stopper, à cause de la fête qu'on devait célébrer le lendemain, et pour laisser aux princes le temps de dire adieu au roi et à la reine. Au moment du départ, le prince Ferdinand fut pris de la fièvre et un énorme abcès se mit à pousser ; mais le saint, dissimulant la gravité de son mal, se hâta de monter vaillamment sur le navire, dans la crainte de retarder l'expédition sainte. On mit à la voile le jeudi 22 août 1437. Sept mille combattants seulement se mettaient en route ; car, à cause des guerres qui se faisaient en d'autres endroits, on n'avait pu trouver de navires pour en emmener davantage. Le mardi suivant, tous les guerriers abordaient heureusement à Septa. Le seul accident fâcheux était que le prince était retenu au lit par son abcès, et que ses jours étaient même en danger tant que les humeurs ne s'échappaient pas.

Le lundi 9 septembre, l'infant Henri sortit de Septa à la tête de cinq mille hommes, et laissa les deux autres milliers à la garde de la flotte. L'Infant prit le chemin de la mer, et, monté sur une trirème, il arriva devant Tingi en même temps que son frère, c'est-à-dire le vendredi. Ferdinand demeura à bord, en attendant que son frère eût choisi l'emplacement du camp ; il se joignit alors à lui et demeura ferme au poste qui lui était assigné, malgré les douleurs intenses que lui causait son abcès alors crevé, douleurs si vives qu'il pouvait à peine se tenir à cheval. Néanmoins le prince ne se soustrayait à aucun labeur, il était présent partout, surveillant les travaux de circonvallation, et animant par son exemple les chefs et les soldats : aussi était-il pris d'une grosse fièvre toutes les fois qu'il revenait sous sa tente. Ferdinand ne prit pas part au premier engagement que livrèrent les chrétiens, qui se trouvaient à terre, en attaquant la ville ; car il avait reçu l'ordre de demeurer sur les navires. Mais il prodigua dans la suite les marques de sa bravoure dans les batailles qui succédèrent. Et d'abord, le lundi suivant, les croisés, munis d'échelles et d'engins d'escalade, s'avancèrent de nouveau contre la ville, et mirent en fuite les Maures qui s'étaient avancés hors de la ville pour les arrêter. Même victoire des chrétiens le lendemain mardi, encore que les barbares fussent sortis en plus grand nombre. Dans une troisième rencontre, l'armée des Sarrasins, plus considérable que les fois précédentes, ne put tenir tête aux nôtres ; après avoir subi un sanglant échec,l'ennemi prit la fuite, et sans la nuit qui vint arrêter les poursuites, ses pertes auraient été encore plus grandes. — Le jeudi, les Maures s'avancèrent de nouveau contre nous, au nombre de 40.000 cavaliers et 100.000 fantassins ; les chrétiens, malgré leur infériorité numérique, n'hésitèrent pas à marcher à leur rencontre ; après une lutte acharnée, ils réussirent à les disperser, les poursuivirent l'espace de deux lieues, en firent un horrible carnage, et revinrent glorieusement au camp à la troisième heure de la nuit, chargés d'un riche butin. Le lendemain, ils tentèrent un nouvel assaut de la ville.

Le mercredi de la semaine suivante, les nôtres, étant sortis du camp, virent venir à leur rencontre le roi de Fez accompagné de son général Lazaraquis, et derrière eux une armée composée de toutes les recrues qu'on avait pu faire dans là nation entière des Maures : elle montait à 16. 000 cavaliers et 600. 000 fantassins (!). Les chrétiens, se voyant trop peu nombreux pour pouvoir se mesurer avec cette nuée d'ennemis, rentrèrent en bon ordre dans le camp et se disposèrent à soutenir courageusement l'attaque derrière leurs retranchements. Bien que ce retranchement ne consistât qu'en un fossé étroit, les chrétiens cependant le défendirent vaillamment pendant quatre heures, et contraignirent l'ennemi à battre en retraite. Celui-ci, après s'être reposé pendant la nuit, revint à la charge le jeudi matin ; il attaqua le camp avec une fureur nouvelle, et le combat dura cinq heures ; ce fut le saint Infant qui eut à supporter le plus fort de l'attaque, cardes infidèles s'étaient portés principalement sur le poste qu'il défendait.

Les chrétiens, considérant alors que, cernés de toutes parts, et réduits comme ils l'étaient à 3.000 hommes, ils n'avaient aucun espoir ni de s'échapper, ni de pouvoir tenir tête à la multitude innombrable des ennemis, considérant en outre qu'en ce pays désert, il leur serait impossible de renouveler les vivres qui commençaient à manquer dans le camp, les chrétiens jugèrent nécessaire de traiter avec les barbares, et envoyèrent une députation chargée d'offrir aux Maures la restitution de Septa, s'ils permettaient aux chrétiens de se retirer sains et saufs sur leurs navires., Les infidèles, se croyant sûrs de remporter sur nous une éclatante victoire, voulurent tenter un nouvel engagement, et retinrent prisonniers les ambassadeurs. Ils se tinrent en repos le vendredi ; mais le samedi, de grand matin, ils se rangèrent en bataille, et se ruèrent avec une fureur extrême sur le camp. Six heures durant, ils continuèrent l'attaque ; mais Dieu inspira un tel courage aux chrétiens que les Maures, après avoir essuyé des pertes considérables, désespérèrent de triompher les armes à la main. Ils eurent alors recours à la ruse et feignirent de vouloir consentir aux propositions de paix faites par les envoyés. Au fond ils espéraient que, pendant les allées et venues des pourparlers, ou bien lorsque les chrétiens se rendraient à leurs vaisseaux, ils pourraient les attaquer inopinément, et les exterminer sans difficulté.

Ils demandèrent que l'on commençât par leur livrer un des Infants qu'ils garderaient en otage jusqu'à ce que la ville de Septa leur eût été restituée, et de son côté Zalabenzala, gouverneur de Tingi et d'Arsilla, remettrait aux chrétiens son fils aîné, comme gage de la sécurité de leur retraite. Le bienheureux prince n'ignorait pas à quels maux et à quels périls il serait exposé au milieu de cette nation infidèle et barbare ; cependant, comme il avait toujours été dans la disposition de sacrifier sa vie pour ses compagnons, il s'offrit de lui-même comme otage, et se livra le 16 octobre, un mercredi soir. Il partit donc à cheval, en compagnie de Zalabenzala, et fut accompagné de plusieurs nobles, désireux de l'entourer d'honneurs et de lui prodiguer leurs soins ; il y avait Rodrigue Etienne, son gouverneur, Fr. Gilles Mendez, son confesseur, Jean Rodriguez, son frère de lait ; Jean Alvarez, son secrétaire ; Mag. Martin, son médecin ; Ferdinand Gilles, intendant de son vestiaire, et Jean Vasius, son maître d'hôtel. En échange du fils de Zalabenzala, se constituèrent également prisonniers Arias Acunia, Jean Gomez de Abellar, Pierre Ataidius, nobles chevaliers de la maison du prince, ainsi que Gomez de Silva, commandeur de Nudar. — Tous allaient à pied devant l'Infant, même Rodrigué Gomez de Silva, mestrede camp, qui était envoyé pour recevoir le fils de Zalabenzala et le conduire sur nos vaisseaux, où on le retiendrait jusqu'à ce que tous les nôtres fussent revenus sains et saufs à la flotte. Ainsi donc, il n'y avait que l'Infant et Zalabenzala qui voyageaient à cheval. Le prince avait en outre à ses côtés un. chrétien, nommé Michel, qui lui avait été donné lors de la reddition, pour lui servir d'interprète.

Il faisait nuit quand Zalabenzala et l'Infant approchèrent de la ville ; mais il ne voulut point y pénétrer et demeura aux portes du palais, se fit amener son fils qu'il remit à Rodrigue Gomez de Silva, et attendit le retour du messager qui devait lui apprendre son heureuse arrivée sur les vaisseaux. On assigna alors pour résidence à l'Infant et aux gens de sa suite une maison ou une tour bâtie au-dessus de la porte qui mène du palais à la ville ; on fit bonne garde autour d'eux, mais on les nourrit très mal. Les Maures relâchèrent alors les ambassadeurs qu'ils avaient retenus prisonniers, savoir : D. Ferdinand Menesius, Jean-Ferdinand de Arca, Ferdinand de Andrade, Rodrigue Gomez de Silva, premier commandant du camp. Cependant l'infant Henri fut informé que les Maures avaient dessein de se jeter sur lui s'il sortait du camp du côté des murs de la ville. Il ordonna alors de pratiquer une nouvelle issue au camp du côté de la mer, et put ainsi se retirer sans danger, au grand dépit des Maures, qui, malgré les conventions, se ruèrent sur nos soldats en retraite, et tuèrent 50 à 60 hommes de l'arrière-garde.

Le dimanche suivant, fête de saint Irénée, toute la flotte quitta le rivage d'Afrique, sans qu'on envoyât personne pour en avertir l'Infant prisonnier. Celui-ci, ne recevant aucune nouvelle, en conclut que son frère Henri avait péri ; car il avait appris l'échec infligé par les Maures à nos troupes pendant leur retraite. Il ne pouvait pas se persuader que son frère, s'il vivait encore, l'eût ainsi quitté sans lui avoir envoyé un mot d'adieu. L'Infant se désolait et disait : « Pourquoi me suis-je livré en otage, si mon frère lui-même, personnage de si haute importance, et pour la conservation duquel j'aurais volontiers sacrifié ma vie, n'a même pas été épargné par les Maures ? » Il se disait encore : « Il est impossible que mon frère ait été attaqué loin des gens de son entourage, et alors il est probable qu'un grand nombre de nobles ont péri avec lui : ce qui est pour le royaume de Portugal une perte irréparable. » Il ne doutait pas que le roi n'eût volontiers abandonné, pour sauver des vies si précieuses, la ville de Septa, et même mieux que cela, et qu'il serait à jamais inconsolable d'une telle perte. Dans cette profonde affliction, le prince n'avait personne pour adoucir sa douleur, car tous ceux qui l'entouraient pensaient comme lui et étaient atterrés. Cependant les Maures, intrigués eux aussi, envoyèrent deux chrétiens pour voir si l'infant Henri ou quelque personnage de marque se trouvait parmi les morts ; les envoyés inspectèrent 163 cadavres et revinrent en disant que tous étaient de basse condition et des fantassins.

Le vendredi, Zalabenzala fit conduire l'Infant à Arsilla ; on lui donna pour le voyage un bon cheval, mais ses compagnons durent se contenter de haridelles de cavalerie, presque mortes de faim et de soif dans les camps, et qui étaient absolument incapables de supporter les fatigues du voyage. Avant de partir, les hommes de Zalabenzala postèrent l'Infant devant la porte de la ville, pour le donner en spectacle à la foule des Maures qui revenaient le soir chez eux, et qui accoururent autour du prince avec le même empressement que s'il se fût agi de gagner des indulgences. Aucun d'eux ne passa sans injurier le prisonnier, en lui lançant quelque malédiction ou quelque raillerie ; plusieurs même lui jetèrent des pierres. Ce supplice dura deux heures, jusqu'à l'arrivée de Zalabenzala. On mit un jour entier pour se rendre à Arsilla. Le voyage était rendu difficile par la foule des hommes qui allaient et venaient, par les troupeaux et les chameaux qui encombraient la route et barraient le passage ; de sorte qu'on dut plus d'une fois s'écarter de la route. Dans tous les endroits par où l'on passait, les prisonniers étaient accablés d'outrages. A une lieue de distance d'Arsilla, ils aperçurent des groupes d'enfants qui les attendaient sur la route ; un peu plus loin, un petit groupe d'hommes vinrent à leur rencontre ; aux portes de la ville se tenaient en foule les femmes , parmi lesquelles se trouvaient quelques chrétiens indigènes, des marchands de Gênes et même quelques Castillans.

Tous les Maures donnaient de grands signes de joie ; ils chantaient et dansaient en s'accompagnant de flûtes et de tambourins ; et pourtant ils ressentaient au fond du coeur une vive douleur, car il n'y avait parmi eux ni homme ni femme qui n'eût à pleurer un père, un mari, un frère, un fils, morts dans les précédents combats. Le nombre des blessés était incalculable. L'Infant attestait qu'on avait tiré des ateliers d'armes royaux pour l'usage de la campagne 300.000 flèches, et presque toutes avaient été lancées sur l'ennemi, sans compter les provisions particulières de chacun. Par conséquent, si les Maures tués dans la lutte ne pouvaient se compter, il en était de même à plus forte raison des blessés. De fait, l'auteur de cette chronique affirme avoir entendu dire à un chirurgien juif de Fez qu'il avait à lui seul extrait plus de 3.000 flèches des blessés apportés en cette ville. — Aussi tous les infidèles s'affligeaient de ce que l'infant Henri et son armée s'étaient échappés de leurs mains, alors qu'ils comptaient les tenir, et espéraient se venger des maux qu'ils en avaient reçus. Zalabenzala surtout était dans l'angoisse, en pensant qu'il ne pourrait jamais, sans des efforts surhumains, recouvrer son fils aîné. Les prisonniers entrèrent dans la ville, et furent installés dans un endroit solitaire. On les entoura d'une bonne garde et, sans se fier aux chaînes solides de la prison, on les soumit à une surveillance continuelle. L'Infant souffrait horriblement de l'incertitude dans laquelle il se trouvait touchant le sort de son frère Henri. Zalabenzala consentit à lui procurer un messager, qui porterait à Septa une lettre du prince pour s'informer de la vérité. Ce courrier partit d'Arsilla le 22 octobre.

CHAP. IV. — Quand l'infant Henri se fut retiré, comme nous l'avons rapporté, les Maures ne se montrèrent pas véritablement fidèles aux conditions convenues. Chaque jour, en effet, ils harcelaient nos troupes qui battaient en retraite, dans le dessein de les empêcher d'arriver jusqu'aux vaisseaux. Ils lançaient contre eux des flèches et des pierres, qui en tuaient quelques-uns et en blessaient un bon nombre. Les chrétiens cependant n'osaient pas leur livrer bataille, parce que les combats précédents les avaient extrêmement épuisés ; ils ne purent même pas empêcher les barbares de faire prisonniers plusieurs blessés chrétiens qu'on portait aux vaisseaux. Dès que l'Infant eut réuni, autant que possible, ses hommes, il ordonna, au grand dépit des Maures qui, dans une dernière escarmouche, nous avaient tué soixante hommes, de lever l'ancre et d'éloigner la flotte du rivage. Force fut alors aux barbares de reconnaître que leurs embûches avaient été vaines, et que, en définitive, ils ne pouvaient pas grand'chose contre ceux que protégeait le Dieu de miséricorde. — Le comte d'Arayolo et l'évêque d'Evora firent voile immédiatement vers le Portugal. Henri au contraire se dirigea vers Septa, bien déterminé à ne pas s'en éloigner avant d'avoir conclu l'affaire du rachat de son frère. A peine arrivé en cette ville, le lundi, l'infant Henri tomba malade c'était là évidemment la conséquence des fatigues excessives qu'il avait eu à endurer dans les batailles et dans le campe-ment; peut-être même que la cause principale était la douleur qu'il éprouvait d'avoir laissé son frère en captivité. Il fut contraint de garder le lit.

Le mercredi suivant, aborda également à Septa l'infant Jean, avec des subsides qu'il avait recueillis chez les Algarves. Les deux princes, après s'être consultés, convinrent que Jean se rendrait immédiatement au port d'Arsilla avec le fils de Zalabenzala, et que de là il ferait savoir au prince infidèle que, puisque les Maures avaient violé la foi donnée par eux aux chrétiens, il devait s'estimer heureux de reprendre son fils en échange de l'infant Ferdinand, et que s'il refusait d'accepter ces conditions, il devait savoir que l'infant Henri saurait, bien par les armes délivrer son frère. — Cette décision étant prise, Jean se rendit à Arsilla le 29 octobre, traînant à sa suite le fils de Zalabenzala et quelques prisonniers maures que le prince Henri avait faits près du camp, dont ils s'étaient trop approchés pour recueillir du butin. Mais avant que l'entrevue eût pu avoir lieu, une affreuse tempête assaillit les vaisseaux de l'infant Jean, brisa les ancres, et contraignit le prince à se rendre, non sans courir de grands périls, chez les Algarves avec le fils de Zalabenzala et les autres prisonniers maures.

Cependant le messager qu'avait envoyé Ferdinand revint de Septa avec la réponse du prince Henri, qui faisait part à son frère de sa résolution de ne point livrer Septa à des perfides qui avaient violé les conditions du traité. Le messager trouva hinfant Ferdinand étendu sur son lit ; car, durant les sept mois qu'il demeura à Arsilla, il fut accablé de tarit d'infirmités qu'il ne pouvait plus se tenir sur ses jambes. Le bienheureux supportait patiemment toutes ces infirmités, et il n'omit pas même un seul jour à cause d'elles de réciter dévotement, selon sa coutume, les Heures canoniales. Il consumait tout son temps dans le jeûne, la prière et les oeuvres de miséricorde envers, les captifs chrétiens qu'il avait découverts en cette ville ; il réussit à en racheter quelques-uns ; tous les jours il faisait passer aux autres des vivres, et leur faisait secrètement distribuer des vêtements par les marchands ; car il n'osait pas accomplir par lui-même ces actes de charité.

Or donc, Zalabenzala, voyant que l'infant Jean s'était retiré avec ses vaisseaux, vint trouver Ferdinand, en tenant en main le traité qui promettait la restitution de Septa, et qui était signé par les deux infants, le comte d'Arayolo, l'évêque d'Evora, le maréchal du royaume, le grand capitaine et d'autres nobles ; signé également, de la part des Maures, par Lazaraquis, roi de Fez et grand capitaine ; Manzo Beuria, son frère, seigneur de Bellezi ; Zalabenzala, gouverneur de Tingi et d'Arsilla ; Zaene, gouverneur de Mequinez et Callegi, en outre par Zallas Faquios, Abedella, Abeducio Mahomet et plusieurs autres.

Zalabenzala dit alors à l'Infant: « Envoie une copie de ce traité à ton frère, le roi de Portugal, en lui écrivant d'accomplir les promesses que vous m'avez faites dans cette pièce, et pour la garantie desquelles tu as été livré en otage: Car, pour moi, je n'ai jamais violé la foi donnée aux chrétiens, j'en prends à témoins tous ceux qui ont eu à traiter avec moi. Tu sais toute la peine que je me suis donnée pour arriver à la conclusion de ce traité ; en outre, aucun de vous n'a jamais eu à se plaindre de moi en quoique ce soit, at j'ai même sur ce point reçu une lettre d'action de grâces de votre roi ; enfin, dernièrement encore je t'ai permis d'envoyer des lettres à Septa par l'intermédiaire d'un courrier juif. »

En ces jours-là, mourut sur son lit de douleur F. Egidius Mendez, confesseur de l'Infant, et il fut enseveli à Arsilla même, en l'église des marchands chrétiens ; plus tard on le transporta à Septa sur l'ordre de l'Infant, et de là en Portugal. — En même temps tomba malade le gouverneur du prince ; le bienheureux voulait le renvoyer en Portugal, mais Zalabenzala n'y voulut consentir qu'à condition que Pierre, fils de Rodrigue, se constituerait prisonnier à sa place.

Vers cette même époque, Édouard, roi de Portugal, apprit dans quel péril se trouvaient ses frères et leurs troupes, assaillis de toutes parts qu'ils étaient par une nuée de Maures. Il en ressentit une vive douleur, comme il était juste, à la nouvelle d'un si épouvantable désastre. Quand il apprit à quelles conditions les prisonniers chrétiens recouvreraient leur liberté, il fut tout d'abord d'avis d'y consentir. Mais ayant convoqué, pour délibérer sur ce sujet, les Cortés du royaume, celles-ci décidèrent qu'on ne devait pas restituer Septa, mais qu'il fallait chercher quelque autre moyen de délivrer l'infant Ferdinand, soit par les armes, soit en offrant une rançon. Le roi écrivit donc à l'infant Henri de revenir, et de se tenir en Algarbie, d'où il pourrait avec plus de facilité et de promptitude s'occuper du rachat de son frère. Le roi offrit alors à Henri le gouvernement de Septa, dont il avait été investi avant de recevoir celui de Tingi ; mais le prince refusa, dans la crainte qu'on ne l'accusât de s'opposer par intérêt à la reddition de cette ville. — Bien que cette décision de ne pas livrer Septa eût été prise par les États du royaume de Portugal, et que le saint Infant eût écrit, du mieux qu'il put, au roi Édouard pour le prier de hâter sa délivrance, Zalabenzala entra dans une grande colère en voyant qu'on tardait à remplir les conditions du traité. Il fit enjoindre à Ferdinand de signifier au roi son frère de se hâter de remplir les promesses convenues et de le délivrer ; sinon il serait obligé d'envoyer le prince, son prisonnier, au roi de Fez, premier chef de la nation mauresque ; et alors c'est avec lui qu'il au-rait à traiter des conditions du rachat.

L'Infant écrivit dans ce sens au roi, à la reine Éléonore et à ses frères. Puis, ayant reçu de son frère Henri une lettre dans laquelle il lui représentait qu'il n'était pas juste d'observer le traité passé avec les Maures, le bienheureux Ferdinand envoya à Zalabenzala le même courrier chargé de lui dire : « Vous savez quelle violence cause la nécessité, et que tout ce qui est extorqué de force est considéré comme étant de nul effet. Or, il est évident que nous étions réduits dans le camp à la dernière extrémité, et par conséquent la promesse que nous avons faite en ces circonstances n'a aucune valeur. Ajoutez à cela, qu'on n'a pas d'engagements à remplir envers quiconque a violé le premier les siens, et considérez enfin que mon frère Henri na pu s'engager de livrer Septa, sans l'ordre et le consentement du roi notre maître. — Mais admettons, que mon roi consente à vous céder Septa, quel avantage en retirerez-vous, Puisque vous dites vous-même que vous l'abandonnerez immédiatement à la nation mauresque pour qu'on le détruise ? — Mon frère allègue en outre d'autres motifs pour ne pas observer les conditions stipulées : c'est d'abord que vous avez violé les premiers le traité en ne descendant pas des montagnes, du haut desquelles le roi de Fez, entouré de toutes ses troupes, empêchait les chrétiens de se rendre à leurs vaisseaux par le chemin direct ensuite en harcelant nos troupes avec des balistes et des lance-pierres, en faisant prisonniers ceux de nos blessés que nous transportions à la flotte. En outre, vous aviez dessein de tuer ou de capturer tous nos soldats, s'ils étaient passés sous les murs de la cité ; les chrétiens, avertis à temps de ces perfides projets, ont dû s'ouvrir une autre issue, et, aidés de Dieu, ils parvinrent, malgré tous vos efforts, à gagner leurs navires. Enfin, vous êtes tombés sur eux une dernière fois, et vous leur avez tué plusieurs hommes. Tous ces considérants étant de la plus exacte vérité, et en présence de la résolution prise par le grand Conseil de Portugal, il me semble qu'il est de votre intérêt de faire un nouveau pacte avec le roi, mon seigneur, par lequel vous me renverrez libre et recevrez en échange votre fils et tous les autres prisonniers maures faits par nous. — On vous permettra, en outre, de recouvrer tous les trésors que vous aviez amoncelés dans la ville de Septa, quand vous l'enleva mon père et seigneur le roi Jean (Dieu ait son âme 1). »

Zalabenzala fit cette réponse au messager : « Puisque les chrétiens se sont jetés d'eux-mêmes dans la nécessité dont tu parles, ils sont obligés de tenir les promesses qu'ils ont faites alors. Ensuite, le roi et son armée sont censés ne former qu'une seule personne morale ; par conséquent le roi est tenu de remplir les engagements pris par ses princes. Quant aux blessés chrétiens qui, dit-on, ont été faits prisonniers, on ne peut pas tirer de ce fait un chef d'accusation contre moi, puisque ces captifs ne m'ont point été remis, mais à d'autres chefs qui ne dépendent point de moi et contre lesquels je ne puis rien. Quant aux incursions que votre arrière-garde eut à subir de la part des Maures, il faut les mettre à la charge d'aventuriers étrangers qu'il n'était pas en mon pouvoir de réprimer. Rien de semblable n'a été fait à la suite d'une résolution prise par la nation : ce qui le prouve c'est qu'il n'y avait parmi eux aucun homme de marque, aucun chef, aucun capitaine ; du reste, ces aventuriers ont reçu des chrétiens plus de dommages qu'ils ne leur en ont eux-mêmes infligés. —Enfin il est absolument faux que nous préparions des embûches aux chrétiens, dans le cas où ils seraient sortis du côté de la ville m'appartenant, et du moment qu'ils se fussent confiés à moi en s'en approchant, je n'aurais pas consenti pour tout l'or du monde à les trahir. Il résulte donc que toutes les raisons alléguées par vous pour ne pas observer le traité ne valent rien. Vous dites encore que quelques chrétiens ont été tués pendant leur retraite ; mais ils méritaient bien cela, puisqu'ils emmenaient captifs de pauvres Maures inoffensifs, qui s'étaient un peu trop approchés de votre camp pour recueillir du butin. Quand même vous soutiendriez que tous les autres ont été loyalement capturés, vous devez au moins convenir du contraire concernant un de mes satellites qui a été emmené de cette façon.

« Il n'y a plus à songer à quelque entente de rançon 'entre vous et moi ; ma bonne renommée serait certainement très compromise aux yeux de mes compatriotes, si je n'exigeais pas la restitution de Septa. Comme la plupart des Maures ont soutenu autrefois que j'avais vendu cette ville au roi Jean, si l'on me voyait maintenant consentir à la laisser an pouvoir des chrétiens, on conclurait rigoureusement de cette seconde lâcheté plus grave que la première, à l'exactitude de l'ancienne accusation. Si j'étais sûr qu'on me restituerait Septa, je ferais peu de cas de la délivrance de mon fils ; car il m'en reste beaucoup d'autres que je chéris d'un égal amour. Du reste, on ne peut pas dire que j'aime éperdument mes enfants, puisque j'ai fait trancher la tête à l'un d'eux. Sachez enfin que je me sens assez de. courage et de puissance pour faire des rois, les tuer ou les détrôner. — Que le roi ton frère se consulte donc sur ce qu'il doit faire ; pour moi, je ne tiens qu'à mie chose, c'est qu'on me restitue Septa. » En entendant ces raisonnements, l'Infant, tout en en découvrant la fausseté, ne jugea pas à propos de répondre ; car il savait qu'il était absolument à la merci de Zalabenzala.

Il était évident que tout ce que disait Zalabenzala tendait uniquement à déguiser sa ruse et colorer ses mensonges ; car en vérité le roi ne pouvait être tenu à l'accomplissement de ce traité qu'autant qu'il le voulait bien. Quand il disait que les blessés avaient été laissés en otages, il mentait manifestement, d'autant qu'il était convenu avec les Maures que les chrétiens se retireraient en toute sécurité par n'importe quel chemin à leur choix. Si donc Zalabenzala prévoyait qu'il ne pourrait point contenir la fureur de la population, pourquoi promettait-il alors aux chrétiens pleine sécurité de la part de cette tourbe? Il devait déclarer hautement à ces aventuriers qu'il avait conclu avec les chrétiens un traité par lequel tous devaient se retirer sains et saufs. Mais en réalité il n'y eut pas seulement des aventuriers à nous attaquer, il y avait aussi parmi eux des soldats de Zalabenzala qui étaient sortis de la ville et y rentrèrent après l'escarmouche. — Il ressort clairement de tout cela que Zalabenzala avait trempé dans cette violation du traité, en agissant contre ses engagements, et en ne ménageant pas une retraite sûre aux chrétiens, que les Maures espéraient bien faire prisonniers, dès qu'ils se seraient tant soit peu écartés du camp. Zalabenzala savait parfaitement que ses soldats s'étaient joints à ceux de Fez, de Bafilet et d'Alarva, qui étaient arrivés pour emporter d'assaut le camp, alors que le traité était déjà conclu ; et ces soldats, dont deux cents étaient cuirassés, ne cessèrent de harceler les chrétiens jusqu'à leur réembarquement sur les vaisseaux. Le prétexte que Zalabenzala tirait de ce que l'infant Henri avait saisi des Maures qui étaient sortis de la ville pour recueillir du butin sur le champ de bataille, n'avait aucune, valeur. En effet, si l'infant leur avait permis de faire cela en toute sécurité, il ne les eût certes pas inquiétés ; mais, aveuglés par leur cupidité, ils n'avaient même pas songé à demander aux chrétiens un sauf-conduit, et ne s'imaginaient pas que les chrétiens, dans l'angoisse où ils se trouvaient, pussent penser à les faire prisonniers.

Le saint Infant, considérant que Zalabenzala était résolu à l'envoyer à Fez et à le remettre entre les mains de Lazaraquis, le plus cruel des gouverneurs maures, si l'on ne venait promptement à son secours du Portugal ; considérant sa santé débile et l'affaiblissement dans lequel l'avait plongé la maladie ; redoutant enfin les fatigues de tous genres auxquelles on allait le soumettre, redoublait d'instances auprès du roi, pour qu'il cherchât un moyen de hâter sa délivrance, et qu'il eût compassion de la misérable vie qu'il menait en captivité, vie qu'il regrettait de n'avoir pas perdue dans les combats. Mais on tardait beaucoup à lui répondre, comme s'il y avait sur ce point beaucoup de consultations à prendre. Pour hâter l'affaire, le prince se décida à écrire de nouveau au roi ; il le suppliait de lui envoyer un équipement, à l'aide duquel il pourrait peut-être, avec le secours divin, s'échapper avec tous ses compagnons et se réfugier sur les côtes de la mer. Il reconquerrait ainsi sa liberté sans payer de rançon. Il ajoutait que jamais il n'aurait la lâcheté de s'enfuir tout seul et de laisser ses compagnons dans les fers ; qu'il avait toujours repoussé les moyens de se sauver ainsi, que lui avait offerts à plusieurs reprises son frère Henri.

A cette époque, le capitaine de Septa, Orlando de Villareale, envoya son frère Sancho vers le gouverneur de Bellezi, frère de Lazaraquis, lui promettant une forte somme d'argent s'il parvenait à déterminer le gouverneur de Fez à accepter une rançon pour la délivrance de Ferdinand. Mais le gouverneur de Bellezi, tout en feignant de travailler à ce but, cherchait secrètement le moyen de mettre la main sur Sancho lui-même. Grâce à Dieu, ce dernier s'en aperçut à temps, et s'esquiva dextrement de ce péril. — Le roi de Castille, de son côté, envoya des ambassadeurs à Zalabenzala pour obtenir la mise en liberté du bienheureux Ferdinand. Il promettait en retour de laisser les marchands de Maurétanie exercer leur commerce dans toute l'étendue de son royaume, ce qui est pour Zalabenzala une source féconde de richesses. Zalabenzala, sensible à ces avantages, fit part des propositions qui lui étaient faites à Lazaraquis, qui, pour toute réponse, envoya Ocalias, Audaromus et Barraxajus, avec ordre de lui amener l'Infant et ses compagnons ; car, écrivait-il à Zalabenzala, tant que le prince demeurera sur les côtes de la mer, les chrétiens ne cesseront de chercher un moyen quelconque de le délivrer.

A partir de ce moment, le bienheureux fut plus étroitement gardé, et quoique Zalabenzala l'assurât par de fréquentes lettres que jamais il ne consentirait à se séparer de lui, il jugeait cependant nécessaire de faire passer auparavant toutes ces lettres par Fez, pour que le roi de cette ville reconnût clairement que c'était là comédie de sa part. — Sur ces entrefaites, arriva à Arsilla Ferdinand de Andrade, porteur des lettres du roi pour le prince ; Édouard disait à l'Infant qu'il avait délibéré, de concert avec ses meilleurs amis, sur le projet de fuite qu'il lui avait soumis, et que tous avaient été d'avis qu'il ne devait pas songer à risquer une entreprise si périlleuse.

CHAP. V. — Le 25 mai, qui était un dimanche, mon maître l'infant Ferdinand fut emmené dès le matin d'Arsilla à Fez, en compagnie de tous les siens, savoir : Pierre Vaz, son chapelain ; Jean Rodrigue, son grand majordome ; Jean Alvarez, son secrétaire ; Mag. Martinius, son médecin ; Ferdinand de Gilles, intendant de son vestiaire ; Jean de Laurent, son fourrier ; Jean de Luna, son panetier ; Christophore Quvica, chargé de sa correspondance ; le Juif Mag. Joseph, son chirurgien, qui avait reçu de Zalabenzala un sauf-conduit pour retourner chez lui quand bon lui semblerait. Les quatre nobles qui avaient été livrés en otage en échange du fils de Zalabenzala, demeurèrent prisonniers à Arsilla, ainsi que le frère de lait de l'Infant, Pierre Ruiz ; car Zalabenzala ne voulut à aucun prix s'en séparer. Le gouverneur d'Arsilla fit dire au prince que si le roi de Portugal se déterminait clairement à accomplir les conditions de sa rançon, il pouvait être assuré qu'il serait immédiatement ramené de Fez sur ce même cheval qui allait l'emmener. En outre, il lui permettait d'emporter autant d'argent que bon lui semblerait, lui certifiant qu'on ne le volerait point, et qu'il allait écrire sur ce point à Fez. Cette assurance donnée par Zalabenzala détermina l'Infant à emporter avec lui tout son mobilier et divers ustensiles de première nécessité ; mais tout lui fut bientôt volé. Les Maures firent monter les domestiques du prince sur des chevaux de charge, et le prince lui-même sur une rossinante émaciée et débile, sans étriers, avec une selle usée et rapiécée ; en outre, les rênes et tout le harnachement étaient en lambeaux, de sorte qu'il paraissait qu'on avait tout arrangé pour le tourner en ridicule ce que confirma encore le bâton qu'on lui mit à la main.

Tous éclatèrent en sanglots lorsque les voyageurs, dans ce piteux équipage, dirent adieu à leurs compatriotes qui demeuraient à Arsilla. « Seigneur, disaient ceux-ci en s'adressant à l'Infant, souvenez-vous avec quelle admirable charité vous vous êtes soumis vous-même à cette vie de fatigues et de misères, pour rendre hommage à Dieu et sauver la multitude de vos frères. Notre vie à tous dépend de la vôtre. Veillez, nous vous en supplions, à ce qu'il plaise à Dieu de faire servir à votre avantage cette nouvelle séparation. Dieu sait que nous vous accompagnerions volontiers, à la vie ou à la mort, si on nous le permettait. » Tous alors s'embrassèrent en versant d'abondantes larmes, et le prince leur adressa, en sanglotant, les paroles suivantes : « Que le Seigneur soit avec vous ; qu'il exauce ma prière et vous garde. De votre côté, n'oubliez pas de prier pour moi.

La petite troupe à cheval se dirigea vers Fez par le chemin de la montagne ; elle n'aurait pas osé prendre la route de la plaine, à cause des brigands : aussi, dans la crainte d'être attaqués, ils se firent accompagner de vingt hommes bien armés. Quand les voyageurs approchaient d'un village, les Maures envoyaient une estafette pour annoncer leur arrivée. En général, les hommes ne se dérangeaient pas, parce qu'ils vaquaient à leurs travaux ; mais les femmes et les enfants accouraient en foule. Ils demandaient lequel d'entre eux était le roi des chrétiens, comment s'appelaient ses compagnons ; ils les tournaient en ridicule en les mêlant à leurs chansons, leur crachaient au visage et leur jetaient des pierres ou des croûtes de pain sec. Tel était l'accueil que recevaient les prisonniers jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à l'endroit où ils devaient se reposer. A peine étaient-ils descendus de cheval que la population entière accourait autour d'eux, et soumettait ces infortunés à toutes sortes d'avanies jusqu'à la nuit noire.

Quand ensuite on les conduisait dans les maisons, ils étaient obligés de s'étendre sur les lits qu'ils portaient avec eux ; car les Maures ne voulaient même pas consentir à ce que l'Infant reposât sur leurs nattes et leurs couvertures, disant que cc serait un crime de permettre qu'un renégat et un excommunié se servît de ce qui appartenait aux Maures chéris de Dieu. Ce qu'ils leur donnaient pour nourriture, aurait mieux convenu à des chiens qu'à des hommes ; et encore ils ne le leur laissaient pas manger dans leurs vases ou leurs assiettes. Ils les considéraient en effet comme des êtres immondes, et quelques-uns. d'entre eux brisaient immédiatement les ustensiles de cuisine que les chrétiens venaient par hasard à toucher. Qui dira avec quelle patience et quelle humilité notre maître supporta toutes ces injures ? Il en faisait aussi peu de cas que si elles ne se fussent point adressées à lui. Un jour qu'on lui présentait de la nourriture, il dit, bien loin de se plaindre : « Je voudrais qu'on m'en donnât moins même qu'il m'en faut pour soutenir ma vie. » Ce rude voyage dura six jours entiers à travers des chemins pierreux et accidentés, qui étaient presque impraticables.

Le samedi, dernier jour de mai et vigile de la Pentecôte, nos voyageurs arrivèrent à Fez, où on les donna pendant une heure en spectacle à la foule qu'on avait convoquée et qui affluait de toutes parts. On les introduisit ensuite dans la ville, Ferdinand à cheval et les autres à pied, à travers une multitude si pressée, qu'il leur fallut trois heures pour arriver péniblement à l'endroit où ils devaient descendre. Il fallait voir cette populace, non seulement innombrable, mais surtout étrangement bigarrée par la variété des costumes; les cris, les huées, les hurlements étourdissaient à chaque pas les oreilles de nos malheureux voyageurs. Ils n'auraient même pas pu avancer du tout, si on ne les avait pas fait précéder de quelques Maures qui, armés de glaives et de bâtons, leur frayaient un passage, en frappant à droite et à gauche. Les guides les firent passer par la porte neuve de la ville, les conduisirent jusqu'au palais et les introduisirent dans la cour du roi. Ils demeurèrent là jusqu'à ce qu'on les conduisît dans la salle de l'Assemblée, appelée dans leur langue Mexoar. Avant d'y entrer, ils contraignirent l'Infant et ses compagnons à se déchausser, puis les firent asseoir par terre. Lazaraquis dédaigna de leur adresser alors la parole et de les conduire au roi. Il ordonna seulement d'inscrire les noms de chacun d'eux et de les mener à Benzamagus, commandiant de la Zaquifa ou du fort.

Ce Benzamagus les enferma dans les bâtiments bien fortifiés, dans lesquels on bat la monnaie et l'on accomplit d'autres travaux régaliens, et que les Arabes appellent Tarecena. On t'introduisit avec eux cieux esclaves chrétiens, chargés de chaînes ; c'étaient, disait-on, deux Portugais qui s'étaient enfuis du camp des chrétiens et avaient passé comme transfuges chez les Maures ; l'un s'appelait Alvar Reane, l'autre Didace Delgado. Ces esclaves montrèrent à l'Infant et à ses compagnons la Masmorra, c'est-à-dire la prison et les chaînes qui leur étaient réservées ; ils ajoutèrent qu'ils avaient entendu dire qu'on avait l'intention de leur couper à tous un pied et une main. Telles furent les bonnes nouvelles et les délicieuses perspectives qui saluèrent nos hôtes, à leur arrivée dans une de ces maisons, qui était à double étage, et dont toutes les fenêtres étaient bouchées de telle façon qu'on ne pouvait y voir en plein jour qu'avec une chandelle. — Ces deux chrétiens avaient été amenés en ce lieu, disait-on, pour tenir compagnie à l'Infant, et dans la suite ils le suivirent partout.

Durant la nuit suivante, les ministres de Satan ne cessèrent pas de les incommoder jusqu'à ce que fut terminée la prison où ils devaient être enfermés. Les malheureux vivaient là dans la plus grande incertitude du lendemain, et leur esprit était sans cesse agité par les pensées les plus noires. L'Infant les ayant entendus s'entretenir avec frayeur des mauvais traitements qu'ils allaient probablement avoir à subir, leur parla en ces termes : « Dans le lieu où nous sommes ici, nous devons, non pas redouter les maux qui peuvent nous arriver, mais plutôt affermir notre courage pour les supporter. Ne nous laissons donc point aller à l'abattement, encore que nos ennemis soient nombreux, et que nous nous trouvions en petit nombre sur une terre étrangère. Ce que nous avons à faire, c'est mettre toute notre confiance en l'inépuisable miséricorde de Dieu, notre Seigneur, qui ne fait jamais défaut à ses fidèles. A la vérité, nous sommes des pécheurs ; mais Dieu sait bien que c'est pour lui témoigner mon amour et lui rendre mes services, que je me suis jeté dans cet abîme de misères, et que je vous ai acceptés pour mes compagnons agissons donc comme de bons chrétiens. Si la volonté de Dieu ;est que notre vie se consume en ce lieu, je tiens pour certain que nous entrerons, immédiatement après notre mort, en possession de son royaume. Si, au contraire, il veut nous tirer d'ici, il saura bien nous procurer tout ce qui nous est nécessaire pour vivre en ce lieu. »

Le lendemain matin, les Maures avaient terminé de forger les chaînes destinées aux prisonniers ; cependant ils ne voulurent point les leur mettre avant leur fête de Pâques, qui consiste pour eux dans l'immolation d'un agneau et qui arrivait dans quatre jours. Ils décidèrent que les chefs des satellites les garderaient pendant un mois entier, en se succédant deux par deux, et empêcheraient toute personne étrangère de les voir ni de leur adresser la parole. On ne leur permettait de sortir que deux fois par jour pour les besoins de la nature, et toujours deux à deux. On laissait aux geôliers la faculté de leur acheter des vivres avec leur propre argent. Par l'intermédiaire et l'habileté des deux chrétiens qui avaient été jetés avec eux dans les fers, l'Infant entama un commerce épistolaire avec un marchand de Majorque, nommé Christophe de Xalas, qui habitait Fez. Cet homme dévoué, sans jamais voir le prince, en l'entendant tout au plus quelquefois, lui fournissait tout ce qui était nécessaire à sa subsistance. A plusieurs reprises il fut saisi et flagellé à cause de l'Infant et il mourut à son service d'une diarrhée. — C'est donc ainsi que l'Infant fut livré au pouvoir du plus cruel des hommes, dont les crimes devinrent si énormes qu'il fut plus tard assassiné par deux individus de la lie du peuple, comme nous le rapporterons sur la fin de cette chronique.

Le jour de Pâques (fête solennelle), leur gardien fit conduire l'Infant et ses compagnons au sommet d'une tour, afin qu'ils pussent contempler l'innombrable multitude de cavaliers et de fantassins qui se réunissaient hors de la ville, à l'endroit où le roi devait immoler l'agneau. Tandis que les Maures revenaient de la cérémonie, ils rencontrèrent quelques chrétiens d'Almilla, mais ils n'osèrent pas les dévaliser, parce que cela leur était défendu. Cinq jours après, arrivèrent à la Tare cens ceux que les infidèles considèrent comme des saints ; ils ordonnèrent à l'Infant de descendre vers eux et lui dirent: « Le gouverneur de Buzaquaris t'ordonne d'écrire au roi que  toi et les tiens êtes au pouvoir des Maures. Le gouverneur pourrait dès maintenant vous traiter en captifs, mais il préfère attendre pour voir ce que fera pour vous le roi de Portugal. Envoie donc ta lettre par ce Juif qui est venu avec toi, et qui possède un sauf-conduit de Zalabenzala ; avant trois mois tu auras une réponse. » L'Infant aurait préféré envoyer comme messager un des chrétiens qui se trouvaient en sa compagnie, et il s'efforça de faire agréer son désir de ses interlocuteurs ; mais ceux-ci maintinrent leur premier choix, et le Juif fut envoyé. En attendant son retour, l'Infant fut enfermé avec ses compagnons dans la maison de Masmorra, que l'on ferma par une porte solide, munie d'une chaîne et d'une serrure. Ils demeurèrent ainsi emprisonnés pendant trois mois, durant lesquels ils ne pouvaient recevoir les vivres que leur achetait le marchand de Majorque, qu'en faisant force présents au préfet de la prison pour obtenir sa permission : encore arrivait-il bien souvent que les geôliers les leur volaient, en les accablant d'injures par-dessus le marché. — Cependant nos prisonniers avaient la consolation d'entendre tous les jours la messe ; ils avaient apporté avec eux tout ce qui était nécessaire pour la célébration ; mais un beau jour on leur vola tout. Ils s'approchaient fréquemment des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie, s'adonnaient à des jeûnes multipliés, et persévéraient sans relâche dans la prière.

CHAP. VI. — Quatre mois et plus s'étaient déjà écoulés depuis le départ du courrier juif, lorsque, un jour de samedi, 11 octobre de l'année 1438, le préfet de l'Alquifa vint trouver l'Infant qui venait de s'éveiller, chassa tous les hôtes de la Masmorra, dans l'état de nudité où ils se trouvaient, et s'empara de tout ce qu'il trouva en fait de meubles et d'argent. Les barbares les menacèrent même de terribles châtiments, si on venait à découvrir quelque chose caché par eux. Ils dépouillèrent l'Infant et fouillèrent dans ses vêtements. Le préfet ayant trouvé dans sa cuirasse deux cents doublons, que le prince réservait pour ses besoins, il envoya à Lazaraquis la cuirasse et la bourse. Le même jour, on mit des chaînes aux pieds des prisonniers et à l'Infant lui-même. Puis on conduisit les compagnons du prince dans les jardins royaux, appelés Arryate, dans lesquels se trouvent un établissement de bains et un magnifique château, appelé Buco et habité par Lazaraquis. Là, on remit à chacun d'eux un sarcloir, et on leur ordonna de travailler la terre jusqu'au coucher du soleil. Ils virent bientôt arriver le bienheureux Infant, que traînaient enchaîné 10 ou 15 satellites ; les uns le bousculaient, les autres le frappaient dans les côtes avec des bâtons pointus, pour le faire avancer ; malgré l'embarras que lui causaient ses chaînes, le prince relevait comme il pouvait ses fers avec ses mains et s'avançait péniblement entre les deux haies de ses gardiens, qui remplissaient l'air de leurs cris sauvages.

Ses domestiques, en l'apercevant dans ce piteux état,poussèrent de telles lamentations, qu'il apparaissait clairement que rien ne pouvait leur être plus pénible que ce triste spectacle. L'Infant tourna vers eux son doux regard, et ne leur adressa que ces salutaires paroles : « Vous voyez avec quelle peine je marche : priez Dieu pour moi ». En entendant ces mots, lest serviteurs du prince ne purent trouver aucune parole à répondre, leurs yeux seuls purent lui exprimer les sentiments de leur âme.

L'Infant arriva bientôt devant Lazaraquis, qui siégeait devant sa maison, sur un trône de marbre, et qui lui dit : « Puisque les chrétiens violent la foi qu'ils ont jurée, et refusent de me rendre Septa, comme ils l'avaient promis en te livrant pour caution, tu es maintenant mon prisonnier. Je puis donc faire de toi tout ce que , je veux, et j'ordonne que dorénavant tu sois chargé de nettoyer mes écuries. » L'Infant répondit: « Les chrétiens ne se sont rendus coupables d'aucune perfidie, par conséquent on ne peut pas leur appliquer l'épithète de traîtres. Quant à moi, je ferai tout ce que vous m'ordonnerez; car je ne me trouble nullement et je n'ai pas honte d'avoir à vous obéir. » Aussitôt on remit au prince des bottes de paille et un instrument de palefrenier pour racler le fumier de l'écurie qui se trouvait au bout du jardin. On ne le reconduisit en prison que lorsque la nuit fut complètement venue.

Déjà, ses domestiques étaient étendus dans la caverne où on les avait enfermés : on leur avait donné, à la vérité, un endroit pour se reposer, mais pas de pain à manger. Quand  l'Infant fut de retour dans la maison de la Masmorra, il supplia ses gardes de vouloir bien le laisser entrer dans la caverne où gisaient ses compagnons. Mais les geôliers refusèrent, disant qu'ils n'avaient point d'ordres là-dessus de Lazaraquis, et que ce dernier voulait signifier par là au prince qu'on ne lui accordait même pas d'abri, et qu'il voulait le torturer par cette séparation d'avec ses compagnons.

Quand les satellites eurent fermé les portes de la Masmorra, les domestiques crièrent du fond de leur caverne et demandèrent au prince comment il allait. Celui-ci répondit : « Je me sens extrêmement faible, car je n'ai rien pris depuis le petit déjeuner d'hier. » Puis, malgré les souffrances qu'il ressentait et l'abattement dans lequel il se trouvait, il ajouta : » Je suis encore en vie : grâces soient rendues à Dieu. Mais en me séparant ainsi de vous, c'est la vie qu'ils veulent m'arracher. Je préféra mourir que d'endurer plus longtemps une si poignante torture ; d'autant que la mort va venir inévitablement. » Les serviteurs répondirent : « Si vous vivez et êtes en bonne santé, que le Seigneur notre Dieu en soit loué. Nous avons confiance tique vous, pour l'honneur de Dieu, et nous, pour l'amour de vous, nous supporterons courageusement toutes les fatigues dont on nous accablera dans la suite.» Après s'être ainsi entretenus quelques instants, tous, appesantis par Je chagrin et la fatigue, s'endormirent.

Le lendemain matin, les satellites emmenèrent l'Infant dans une autre demeure, et conduisirent au jardin ses domestiques enfermés dans la caverne, pour y travailler comme la veille. L'Infant, les entendant partir et ne sachant où on les emmenait, en conçut une si vive affliction qu'il fut pris de délire ; les gardes ayant informé Lazaraquis de l'état où se trouvait le prince, le gouverneur lui fit dire que s'il voulait accompagner les siens, il devrait travailler comme eux. L'Infant jugea plus supportable pour lui de se soumettre à cette condition que de demeurer seul dans sa prison. Les gardiens le conduisirent donc au jardin où travaillaient ses compagnons. Quand ceux-ci virent qu'on amenait leur maître, ils s'écrièrent, les larmes aux yeux : « Quelle est donc, Seigneur, cette nouvelle calamité ? Quoi ! est-ce que nous allons vous voir, vous aussi, suer à ce pénible labeur? » — L'Infant répondit : « Ne vous mettez donc point en peine de moi. Ce travail convient mieux à moi qu'à vous. » Et en achevant ces mots, il saisit son sarcloir. — Au bout de quelques heures, Lazaraquis, touché de la promptitude avec laquelle l'Infant s'était mis au travail avec ses compagnons, lui fit dire de cesser pour le moment de bêcher; qu'il aurait le temps de le faire plus tard, si l'on ne remplissait pas les conditions que lui-même avait promises avec serment. C'est pourquoi, à partir de ce jour, le prince se rendait au travail en compagnie de ses domestiques; mais il s'occupait uniquement à leur procurer quelques petits soulagements: il leur apportait de l'eau, leur avançait les instrument de travail, leur rendait tous les services possibles avec une si grande tranquillité d'âme, avec des paroles si généreuses, que ses domestiques avouaient que son exemple leur donnait du courage et leur procurait de la consolation.

Quelques jours après, Lahezemcalzal, ami intime de Lazaraquis, étant venu à passer par là, l'Infant le pria de vouloir bien l'écouter un instant, et lui parla en ces termes : « Je tiens à faire savoir à votre Domination que ce n'est ni la violence des armes ni les embûches qui m'ont réduit en servitude, ainsi que mes compagnons; c'est de plein gré que nous nous sommes livrés entre vos mains, à la condition qu'on vous restituerait Septa, et que toutes nos troupes retourneraient librement dans leur patrie. C'est pourquoi il me semble que vous ne devriez pas traiter si durement ces hommes, qui n'ont commis aucune, faute. Dites donc à votre maître de se contenter de sévir contre moi et d'épargner ces malheureux. S'il ne veut pas consentir à cela, qu'il me traite au moins de la même manière qu'eux sans me faire bénéficier d'aucune distinction ». Ce personnage et tous' les Maures qui l'accompagnaient, louèrent beaucoup la générosité de cette requête, ajoutant que Dieu bénirait certainement les princes chrétiens qui aimaient si tendrement leurs sujets, et qu'ils comprenaient que ceux-ci fussent tout disposés à s'exposer à la mort pour des maîtres si affectueux. Néanmoins, on n'apporta aucun adoucissement à la dure situation de l'Infant et de ses domestiques.

La nourriture de chaque jour du prince, comme celle de ses compagnons, consistait en deux pains de son, sans viande, ni poisson. Jamais on ne leur donnait de vin. Leurs vêtements étaient un justaucorps de laine noire, une longue tunique noire toute rapiécée, et un petit manteau également noir ; ils les raccommodaient eux-mêmes, quand c'était nécessaire. Leur literie consistait en deux peaux de mouton avec leur laine, et par-dessus un morceau de vieux tapis ou un mauvais petit manteau ; leur oreiller était formé d'une botte de foin sec. Il était défendu, sous peine de mort ou de confiscation de ses biens, au marchand dont nous avons parlé plus haut, de leur rien donner ou prêter de plus confortable. Défense était également faite aux Maures, sous menace de cinq cents coups de bâton, de leur adresser aucune parole, bonne ou mauvaise : et plusieurs d'entre eux avaient subi ce châtiment. Toutes les nuits on plaçait dans le réduit de l'Infant, qui ne contenait que huit places, deux hommes pour le garder ; les prisonniers s'étendaient alors de la façon la plus incommode, au milieu de monceaux de fumier, car il arrivait souvent qu'on leur refusait de sortir pour les besoins de la nature : il s'ensuivait qu'ils étaient envahis de poux, de puces et d'une infinité de misères qu'il serait trop long d'énumérer. Le roi maure et sa femme venaient quelquefois voir l'Infant, et lui causaient dans le jardin. L'épouse de Lazaraquis et ses amies s'efforçaient de consoler le prince, et quand elles prenaient leur repas en ce lieu, elles lui faisaient passer quelques-uns de leurs mets.

Tandis que le prince continuait à travailler dans ces jardins, Lazaraquis ordonna de lui notifier la mort du roi de Portugal qu'il venait lui-même d'apprendre. A cette nouvelle, l'Infant fut saisi d'une violente émotion et demeura comme pétrifié. Cependant il se prit bientôt à douter de la vérité du fait, soupçonnant que Lazaraquis avait inventé ce moyen de lui causer de la peine. Il se tourna alors vers ses compagnons, et leur dit : « Si cette nouvelle est véritable, je viens de subir la plus grande perte que je puisse faire en ce monde ; j'avais en effet dans le roi mon seigneur un très véritable ami, et un soutien plus puissant que tout autre. Aussi, je vous le déclare, si mon frère Edouard est mort, ma captivité ne se terminera qu'avec ma vie. » Toutes ces paroles furent rapportées à Lazaraquis. Les prisonniers passèrent les jours qui suivirent dans la plus profonde affliction ; jamais il ne leur était venu -à la pensée, qu'ils pussent être réduits à cette extrémité ; toute leur consolation et leur espérance n'avaient jamais eu pour source que Dieu et l'Infant, et maintenant... Comme les mauvaises nouvelles arrivent toujours promptement à ceux qu'elles concernent, le 7 du mois de novembre suivant, Lazaraquis fit passer à l'Infant une lettre que venait d'envoyer à Arsilla Ferdinand de Silva, grand connétable du roi. Il disait que tandis qu'il se trouvait à Sep ta, et avait reçu l'ordre de la part du roi Édouard de notifier à Zalabenzala la prochaine reddition de Septa, il avait reçu la nouvelle de la mort du roi ; qu'il se tenait donc à Septa, en attendant la confirmation de son mandat de par la reine et l'infant Pierre, qui administraient le royaume par intérim ; qu'il ne doutait pas qu'il recevrait d'eux les mêmes ordres, et qu'alors il se rendrait en toute hâte à Arsilla pour confirmer officiellement la promesse. Lazaraquis ajoutait que cette nouvelle avait beaucoup plu à Zalabenzala, qu'il se proposait de demander immédiatement par écrit au successeur l'assurance écrite de la promesse en question, et que, dès qu'il l'aurait obtenue, il enverrait aussitôt réclamer l'Infant et ses domestiques.

Ne pouvant plus alors douter de la mort du roi son frère, l'infant Ferdinand tomba à terre comme foudroyé. Les siens accoururent lui porter secours, et quand il revint à lui, il s'écria en s'arrachant les cheveux et la barbe et en se frappant la poitrine : « O Seigneur mon Dieu, pourquoi m'avez-vous conservé en vie jusqu'à ce jour ?En faisant mourir le roi mon maître, vous m'avez enlevé l'homme qui m'aimait le plus tendrement. Je ne puis rien dire, sinon que vous m'avez dépouillé de ma force et reculé peut-être à l'infini mes espérances. Malheureux que je suis ! pduvre, orphelin et captif, que vais-je devenir ! Dites-moi, je vous prie, quel espoir me reste-t-il encore d'être délivré de cette captivité ? Quel remède pouvons-nous attendre à nos maux ? Un nouveau roi est monté sur le trône, que Dieu - lui accorde un long règne ; mais jamais il ne m'a aimé et connu comme le précédent, car il était trop jeune. Par conséquent, si j'ai mérité en quelque chose du royaume, ces titres tomberont dans l'oubli, avec le roi défunt. Aujourd'hui, je me vois réduit dans cet état lamentable, où notre premier père Adam entendit cette pénible sentence : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. O mon bon frère et seigneur, quelle poignante douleur me cause ta mort ! Je suis certain que c'est le souci que te causait mon triste état qui t'a fait descendre dans la tombe. Oh ! quelle consolation j'éprouverais en songeant que tu savais ce que j'endurais pour ton service et par amour pour toi. Désormais, je n'ai plus aucun espoir sur cette terre, et mes malheurs sont plus grands que jamais. »

Telles étaient les paroles déchirantes par lesquelles le bienheureux Infant exhalait tout le jour sa douleur. La vue des maux qu'enduraient ses compagnons ravivait à chaque instant son chagrin. Ceux-ci, désolés de voir leur maître dans un si triste état, lui dirent en rentrant le soir : « Maître; nous connaissons votre prudence, et nous savons que vous n'avez point besoin de demander à personne ce qu'il faut faire. Nous n'oserions donc pas vous donner un conseil que vous devriez suivre rigoureusement; ce serait plutôt à nous de vous en demander. Cependant l'ardent amour que nous ressentons pour vous, amour pour lequel nous sommes disposés, comme vous voyez, à tout souffrir, nous oblige à vous suggérer que vous devriez bien songer que le roi votre frère était mortel. Il est vrai que le roi est mort au moment juste où vous aviez le plus besoin de lui ; mais nous devons voir en cela une grâce signalée de Dieu, puisque tout ce que nous endurons ici, c'est pour lui plaire. En recevant ainsi de la main de Dieu ce coup terrible qui vient de vous frapper, vous trouverez par là même un adoucissement à votre peine. Si vous ne voulez pas, pour vous-même, rechercher cet allègement, faites-le au moins pour nous que vous aimez tant, malgré notre indignité : sans cela nos maux nous deviendront insupportables. Que si notre perte vous touche peu, souvenez-vous au moins de vos frères survivants qui sont trop bons pour vous laisser gémir en captivité, sans vous procurer de consolations. » Les serviteurs du prince continuèrent ainsi pendant deux jours à lui suggérer toutes sortes de consolations, et peu à peu diminua la douleur que lui causait la mort de son frère.

CHAP. VII. — Bien que Lazaraquis se souciât moins de la reddition de Septa aux Maures que d'une forte rançon à tirer du rachat de l'Infant, il dissimulait ses sentiments, Far il était rusé et il feignait de se réjouir de l'espoir que l'on concevait de recouvrer bientôt cette ville. Il ordonna donc de décharger l'Infant de ses chaînes et de ne plus faire travailler ses compagnons ; mais de les tenir uniquement renfermés dans les bâtiments de la Masmorra. Les prisonniers eurent d'abord à souffrir beaucoup de la faim, jusqu'à ce que le marchand dont nous avons déjà parlé obtint du préfet, en lui faisant un cadeau de 20 doublons, la permission de leur faire passer quelques vivres. Enfin, au mois de juillet de l'année 1439, Lazaraquis reçut des lettres de Zalabenzala, lui annonçant qu'il avait reçu du roi de Portugal la promesse de restituer Septa comme rançon de son oncle. Aucune amélioration ne survint néanmoins dans le traitement de l'Infant et de ses compagnons; il semblait même que plus la nouvelle était certifiée, plus leur condition empirait. Sur la fin d'octobre de la même année, le messager juif était de retour à Fez, apportant des lettres pour l'Infant. Mais on ne lui permit d'en lire aucune. Zalabenzala eut beau insister pour qu'on lui renvoyât l'Infant et ses compagnons, assurant qu'il était désormais certain de l'accomplissement des promesses faites dans le traité; Lazaraquis lui répondit que l'affaire n'était point encore assez mûre ; qu'il veillerait à ce que les captifs fussent remis en temps opportun. En outre, il renvoya en Portugal le Juif avec des lettres demandant que le roi voulût bien envoyer à Septa un personnage important, qui opérerait la restitution de la ville et recouvrerait le prince et ses compagnons. En même temps, il adjoignit à ce messager des Maures, qui devaient sous main laisser entendre que si on ne voulait pas rendre Septa, il y aurait possibilité de racheter le prince avec dé l'argent. Toutes ces  manoeuvres reculaient encore pour l'Infant l'heure de la délivrance.

Après le départ du Juif, le prince fut remis aux fers, et tous ses compagnons furent dépouillés des quelques lambeaux de vêtements qu'on leur avait laissés jusqu'alors ; on leur donna à la place, pour couvrir leur nudité, un morceau d'étoffe grossière. Lazaraquis fit renfermer de nouveau dans la caverne l'Infant et ses domestiques, où ils demeurèrent jour et nuit, sans pouvoir sortir pour les besoins de la nature. On ne leur passa pour toute nourriture quotidienne que de l'eau et deux pains : ils eurent bientôt à souffrir horriblement, dans ce réduit étroit, des poux, des punaises et de l'odeur infecte. A l'approche de Noël, tous, l'Infant excepté, furent tirés de la caverne et conduits hors de la ville, en un lieu nommé Almerée. On leur fit percer toute cette route, extrêmement pierreuse, qui conduit de la vieille cité à la nouvelle ; on les arma de masses et de pics pour briser les pierres et creuser les fossés. Ce fut pour eux un travail très pénible. Au début du premier jour, personne ne savait où on les conduisait, ni dans quel but ; ce ne fut que vers le soir qu'on les mit à cette besogne absolument inutile, uniquement pour accroître leurs misères. En vérité, Dieu semblait multiplier pour eux les moyens d'exercer la patience ; c'est à peine s'ils pouvaient encore se tenir sur leurs jambes, si excessive était leur lassitude ; et leurs mains étaient tout écorchées ; certes ils' offraient le spectacle le plus pitoyable, s'il y eût eu parmi ces barbares quelque sentiment humain. Les huit hommes qui étaient chargés de les garder avaient fort à faire de défendre ces innocents contre la fureur de la plèbe. Ces forcenés auraient voulu les tuer tous : ils leur crachaient au visage, les frappaient à coups de poings, les bousculaient, leur donnaient des soufflets, les accablaient d'opprobres .

Ces scènes de cannibales durèrent jusqu'à ce que vint du préfet un ordre de laisser les chrétiens se défendre eux-mêmes, et de faire arrêter ceux des satellites maures qui se montreraient trop insolents. — Il était bien avant dans la nuit quand on les ramena à la caverne.

Le prince, qui, depuis le départ de ses compagnons, n'avait pas cessé de prier pour eux et de les recommander à Dieu, car il croyait qu'on les emmenait ou pour les faire mourir ou pour ales flageller, fut ravi de joie quand il les aperçut vivants, et il rendit grâces à Dieu de ce qu'il les lui avait rendus. Mais dès qu'il aperçut leurs mains et leurs pieds tout écorchés, il ne put retenir ses larmes, et leur dit en sanglotant : « Voilà bien maintenant accompli ce proverbe : « Le juste souffre pour le pécheur. » C'est à cause de moi que vous endurez tant de maux. Pardonnez-moi, je vous en prie, pour l'amour de Dieu. Quoique je sois cause de vos malheurs, j'ose vous prier de prendre patience ; car j'ai bonne confiance que Dieu agréera toutes ces calamités comme rançon de vos péchés, et vous accordera en retour la gloire éternelle. Si Dieu permet que nous sortions de cette captivité, il n'y aura pas un pain que je ne mange aveu vous, ni une pièce d'étoffe que nous ne partagions ensemble d'égal à égal..» Le prince prononçait ces paroles si affectueusement ; il manifestait une compassion si vive pour chacun de ses familiers, que ceux-ci s'affligeaient plus de la douleur du . prince que de leurs propres souffrances. C'est pourquoi, désireux de le récréer un peu et de dissiper en partie son chagrin, ils se mirent à plaisanter et à fredonner des chansons. L'un disait : « C'est ici qu'on reconnaît les véritables amis. » Un autre : « En vérité, je me sens tellement réjoui que mon affliction et ma lassitude ont complètement disparu. » Un troisième : « Je verrai qui, demain, me damera le pion à la besogne. » L'Infant feignait de prendre intérêt à leurs paroles ; mais on voyait bien qu'il tenait renfermée dans son coeur une douleur inconsolable. Enfin, comme il n'avait rien pris de toute la journée, il célébra avec ses compagnons un festin copieux, composé de pain sec et d'eau.

Tous prirent alors du repos pendant la nuit, et le lendemain matin on vint les chercher pour les mener au travail dont ils s'étaient occupés la veille. Ils furent tout étonnés de trouver là une foule innombrable, venue de tous côtés, comme pour assister à une course de taureaux ou à un tournoi. Dés que la cohue aperçut ceux qu'elle attendait, elle remplit l'air de hurlements sauvages. Les garçons et les filles étaient portés sur les épaules de leurs parents, les vieillards débiles étaient venus montés sur des bêtes de somme. Mieux que cela, il y avait des aveugles, et ils se déclaraient satisfaits d'avoir entendu le bruit des chaînes que portaient ces chiens de prisonniers ; les femmes elles-mêmes se reprochaient leur faiblesse naturelle et s'excitaient mutuellement à donner des coups à ces misérables. Cependant les Maures qui les avaient amenés, voyant que leurs mains toutes déchirées seraient incapables de travailler encore dans la pierre, leur donnèrent à bêcher de la terre végétale jusqu'à ce que leurs plaies se fussent cicatrisées. — En ce  moment, un Maure s'approcha de l'Infant, sous prétexte d'entamer conversation avec lui, mais en réalité pour sonder ses sentiments dans les présentes conjonctures. Le prince lui dit, en se plaignant : « Je m'étonne que vous puissiez ainsi agir contrairement à tous les droits d'humanité. Dis-moi, je te prie, qu'est-ce que vous ont fait ces hommes pour que vous les écrasiez ainsi par des labeurs excessifs?» Le Maure répondit : « C'est pour que leur condition soit connue en Portugal, et qu'on se hâte de nous restituer Septa. » L'Infant reprit : « C'est là une injustice manifeste. C'est moi, en effet, qui ai été remis en gage pour cette ville, et non point ceux-ci. Si vous ne me possédiez pas, on ne vous donnerait pas grand'chose pour ces hommes. » A la suite de cette conversation, il fut décidé que l'Infant serait conduit comme les autres aux travaux publics.

La nouvelle de cette résolution ayant été divulguée, les familiers du prince la lui annoncèrent un soir, et l'Infant leur dit en souriant : «Je ne redoute nullement cette perspective; Dieu sait combien il me serait agréable de n'être jamais séparé de vous, même dans les travaux les plus durs et les plus vils. Tout me semblerait facile, du moment qu'il s'agirait de vous imiter. Mais comme je trouverais en cela une grande consolation, je crains bien que mes péchés n'empêchent chose semblable d'arriver. » Et de fait il en fut ainsi; les Maures n'osèrent pas faire sortir en public l'Infant, de peur que quelqu'un ne tentât de l'enlever, et le conduisît à Leenchus, ennemi de Lazaraquis. Ce voisin , disait-on, cherchait un moyen de s'emparer de l'Infant : pour le vendre ensuite aux Portugais. — Ce pénible travail de la route fut achevé vers la fin du mois de février suivant de l'an 1440. On occupa dès lors les prisonniers soit à cultiver les jardins du roi, soit à exécuter quelque besogne pour l'utilité du palais : ainsi on leur faisait tailler des pierres, scier du bois, nettoyer les écuries ou accomplir quelque autre fonction vile. C'est ainsi que se fermaient successivement les issues par lesquelles on croyait que l'Infant pourrait recouvrer sa liberté.

CHAP. VIII. — Quand le Juif se rendit de Fez à Arsilla, il trouva Zalabenzala très gravement malade. Ce gouverneur étant mort quelque temps après, il eut pour successeur son frère Bubequer. Le courrier dut donc attendre que Bubequer eût reçu de Lazaraquis l'ordre d'agir dans l'affaire en question, comme l'eût fait son frère. Mais le gouverneur de Fez avait d'autres soucis, il méditait d'arracher le pouvoir au frère de Zalabenzala, et dans cette intention il vint mettre le siège devant Arsilla. Nous verrons plus loin qu'il n'eut point de succès. Sur ces entrefaites, arriva à Fez un Maure nommé Faquiamar, qui avait été le frère de lait de l'infant maure Ismaël, élevé pendant quelque temps en Portugal. Il venait dans le dessein de ravir l'infant Ferdinand. Lazaraquis eut vent de la chose ; et comme on disait que les Maures de Lisbonne avaient indique à Faquiamar la route Gadotana pour accomplir son rapt, Lazaraquis tendit en ce lieu des embûches ; mais le Maure sut y échapper, et se retira à Septa. Pour éviter à l'avenir un semblable coup de main, on transféra l'Infant et ses compagnons dans un autre cachot plus étroit ; de cette façon, disait-on, ils feront pénitence, et perdront tout désir de recommencer semblable tentative. Dès lors, une heure ne s'écoulait pas sans leur apporter un nouveau sujet de crainte : tantôt l'un venait dire que tous allaient, être égorgés ; un autre lui succédait et leur annonçait qu'on allait les soumettre à la flagellation ; un autre encore leur prédisait quelque autre supplice, et ainsi de suite de sorte que la vie que menait notre bon prince était plutôt une longue mort.

Il n'y avait personne parmi ces barbares qui eût compassion d'un prince si excellent, si courageux et si humble au milieu de toutes les épreuves. On ne trouvait même pas un seul sentiment de commisération en ces vieillards que les Maures appellent « les saints ». C'est à ces hommes que Lazaraquis confiait le soin de décider du sort de l'Infant ; et comme il voulait passer pour un bienfaiteur de leurs mosquées, il se faisait apporter leurs trésors, et feignait de les leur emprunter, en leur offrant l'Infant comme caution. De cette façon, pensait-il, quand Septa sera rendu pour la rançon du prince, cette ville sera considérée de droit comme dépendance des mosquées. En attendant, il était juste qu'il tirât des mosquées les fonds nécessaires pour une affaire si importante. En agissant ainsi, Lazaraquis satisfaisait la haine qu'il éprouvait contre les captifs, et en plaisant à ses compatriotes, il se faisait passer pour un fervent zélateur de la religion et de la gloire mauresques.

Ces « saints » se consultaient chaque jour pour savoir quel nouveau mal ils feraient à l'Infant, qui, de son côté, priait Dieu chaque jour d'avoir pitié d'eux et de les faire parvenir à la connaissance de la foi véritable.

Jamais on ne T'entendit parler avec aigreur de ces Maures ; il se plaisait au contraire à les recommander à Dieu, et disait quelquefois à ses familiers : « Vous croyez vous venger de ces infidèles en disant du mal d'eux ; mais je vous le dis en vérité, si ces hommes qui vous font tant de misères venaient à mourir, leurs successeurs seraient encore pires. Considérez en outre que si vous cherchez à vous venger de vos persécuteurs, contre lesquels, du reste, vous ne pouvez rien, vous n'avez aucun droit aux récompenses réservées à ceux qui endurent patiemment. Si vous voulez agir en vrais chrétiens, et souffrir avec foi, il vous faut prier Dieu pour la conversion de ces infidèles vos ennemis car s'ils devenaient chrétiens, ils ne vous feraient plus aucun mal. Je vous l'avoue franchement, quand ils me traitent de chien, cela ne me fait pas plus d'impression que s'ils m'appelaient leur seigneur et leur roi ; et puis leurs injures ne m'abaissent pas plus que ne me rehausseraient leurs louanges. Je ne désire nullement être loué et honoré par eux ; mais, s'il plaisait à Dieu, je serais bien aise de vivre en liberté au milieu d'eux.»

Ainsi donc, l'Infant avait le talent d'excuser à la fois et la méchanceté de ses ennemis et les négligences de ses amis. Ce qui pouvait nous paraître des actions injustes était habilement présenté par lui sous un beau côté ; et par ce moyen il apaisait les colères de tous et éteignait tous les foyers de haine. Par exemple, il ne s'indigna aucunement quand on resserra ses fers, à l'occasion de ce Maure qui disait être venu pour l'emmener furtivement. Il y avait également à Gadès un serviteur de l'infant Henri, qui se disait envoyé par ce dernier avec une légation à remplir et des présents à offrir : il devait essayer de racheter à prix d'argent le prince Ferdinand. A la vue de tous ces messages, les Maures disaient que les Portugais voulaient leur jouer un mauvais tour ; car d’une part ils offraient de restituer Septa, et de l’autre ils cherchaient à ravir secrètement le prince. C'est pourquoi, aboutaient-ils, nous sommes obligés d'aggraver les fers et les labeurs des prisonniers et ce que nous faisions à leur égard pour cause de sécurité, nous le faisons maintenant pour les châtier. On le voit, il n'y avait pour le prince aucun espoir de secours et de consolation. En outre, sa vie dépendait du bon ou du mauvais vouloir du préfet et des geôliers, que le marchand dévoué dont nous avons parlé plus haut était obligé de gagner par de l'argent et des présents, pour pouvoir apporter quelques vivres aux captifs, car leur compassion pour ces prisonniers, dont ils ne ressentaient nullement les misères, ne durait pas au delà du moment où on leur faisait un cadeau. Aussi, dès que cet appât manquait, ils déclaraient qu'ils se souciaient fort peu qu'on donnât ou non quelque chose à l'Infant et aux siens ; qu'ils méritaient d'être traités plus durement encore qu'on ne faisait, et ils menaçaient d'en venir là. Le roi maure, la reine et les dames de sa cour, qui avaient pris l'habitude précédemment de venir consoler le prince et relever son courage, ne la faisaient plus maintenant et passaient devant lui comme devant un inconnu : de telle façon qu'il était abandonné de tous, n'avait plus la moindre consolation, et pourtant ses malheurs ne faisaient que s'accroître.

A cette époque, un courrier maure apporta à Lazaraquis une lettre de la reine douairière Dona Éléonore, qui priait l'infant Ferdinand de vouloir bien conférer à Pierre Laurent la commanderie d'Heloa, alors vacante. Lazaraquis, après en avoir entendu la lecture, maudit la perfidie des chrétiens, qui demandaient une ville à l'Infant et ne prenaient aucun souci de sa délivrance ; il déchira la lettre, en disant que l'Infant ne la lirait jamais ; car, s'il avait à sa disposition une ville, il ferait mieux de la donner à un de ses compagnons plutôt qu'à tout autre. Je me demande si ce barbare, qui passait généralement pour un malin et un tyran, ne cherchait pas, en parlant ainsi, à confondre ceux qui regardaient les chrétiens comme des hommes justes et équitables : il attaquait en effet comme injustes les distributions de biens qui se faisaient chez eux, faisant remarquer que ces biens devaient être plutôt accordés à ceux qui enduraient la misère qu'à ceux qui vivaient commodément et délicatement. Comme conclusion, Lazaraquis fit soumettre l'Infant à une garde plus rigoureuse, pour qu'on n'eût pas le moyen de lui faire parvenir de semblables lettres.

Un an s'écoula sans qu'il se produisît d'incident nouveau. Au mois de mars de l'année suivante (1441), arriva un messager annonçant que Ferdinand de Castro venait d'aborder à Septa, dans le dessein de l'échanger contre l'Infant, et que le licencié Gomez Cano devait se rendre à Arsilla avec Martin de Tavora pour négocier l'affaire. Les Maures, satisfaits de cette nouvelle, firent délivrer les captifs de leurs chaînes. Au commencement de mai, arriva à Fez un Juif porteur de lettres écrites par les seigneurs ambassadeurs ; ces derniers annonçaient qu'ils attendaient à Arsilla l'arrivée de l'Infant, et qu'aussitôt après ils livreraient Septa, comme ils l'avaient promis aux Maures. Le Juif présenta en même temps un diplôme scellé du roi de Portugal, qui attestait le pouvoir donné par lui à Ferdinand pour mener à terme cette négociation. Les Maures, bien convaincus par tous ces documents et ivres de bonheur, firent reconduire dans une chambre l'Infant et ses familiers, mais à condition qu'ils ne se montreraient à personne, n'adresseraient la parole à personne, et se contenteraient pour nourriture de pain et d'eau.

Six jours après, en la fête de la Pentecôte, on fit amener l'Infant dans une salle où s'étaient assemblés les hauts dignitaires maures ; au moment d'entrer, on lui ordonna de quitter ses chaussures et de les tenir à la main. En ce lieu siégeait Lazaraquis, entouré de ses conseillers, grands et officiers, dont quelques-uns avaient abjuré la foi du Christ, mais dont la plupart étaient maures ou juifs.

Le président demanda à l'Infant s'il préférait être reconduit à Arsilla par lui ou par un autre. Le prince répondit qu'il lui importait peu d'être reconduit de telle ou telle façon, pourvu qu'on eût sincèrement l'intention de le remettre en liberté. Les infidèles se mirent alors à ergoter et épiloguer longuement ; puis Lazaraquis conclut en déclarant qu'il ne pouvait ni conduire ni envoyer l'Infant, et le fit retirer de sa présence. En chemin, les Maures sondèrent l'Infant pour savoir s'il avait reçu une lettre apportée par le courrier juif. Mais ces questionneurs savaient parfaitement que le Juif ne s'était pas approché assez près de l'Infant pour pouvoir lui remettre quelque chose. Néanmoins ou retint le Juif prisonnier à Fez jusqu'au mois de septembre suivant, sous prétexte qu'il avait apporté de l'argent à l'Infant, et qu'il avait cherché un moyen de procurer son évasion, ce qu'affirmèrent des témoins subornés. Non seulement ils cherchèrent à terroriser cet homme, mais aussi l'Infant et ses familiers, en les changeant de prison, en leur faisant endurer tous les jours de nouvelles injures et de nouvelles avanies, tant que ce Juif demeura en Afrique.

Aussitôt après, Lazaraquis ordonna de prêcher l'Algarn, la guerre sainte, nous dirions la Croisade ; il fit partir en avant l'armée, et fit savoir aux chrétiens que le roi en personne allait se rendre à Septa, et emmènerait avec lui l'Infant. Il ordonna en même temps à ce dernier d'écrire, par l'intermédiaire du courrier juif, aux ambassadeurs portugais de faire tout ce que commanderait Lazaraquis, que c'était un homme bon et sincère en toutes choses, et en qui il avait pleine confiance. Mais à la façon dont ces lettres étaient rédigées, il était facile à quiconque avait de l'intelligence de découvrir ce que pensait au fond I'Infant. Ce même Juif portait du reste une autre pièce secrète, dans laquelle l'Infant indiquait aux ambassadeurs ce qu'ils devraient répondre à Lazaraquis. Celui-ci et le roi donnèrent une attestation écrite, par laquelle ils s'engageaient à rendre l'Infant , si l'on restituait Septa : ce qu'ils juraient par la vérité de leur loi, par les ossements de leurs pères et grands-pères, consentant, s'ils manquaient à leur promesse, à perdre leurs épouses. Le Juif, emportant ces promesses si peu assurées, s'en alla, après avoir reçu l'ordre exprès de se hâter de rapporter les réponses. Le roi se mit immédiatement en marche avec son armée et ses gardes du corps, emmenant avec lui l'Infant et ses familiers. Le Juif devait acheter pour le prince un cheval de selle ; on accordait en outre quatre chevaux, sur lesquels monteraient tour à tour ses familiers, lorsqu'ils seraient fatigués ; ces chevaux porteraient de plus les peaux de moutons qui devaient servir de lits pour la nuit et quelques vivres pour la route, qu'ils devaient faire sans détour, recommandaient les Maures. Tel était le piètre viatique du prince : des peaux et quelques pains.

On quitta Fez au milieu du mois de septembre, et presque, en même temps on apprit que Ferdinand de Castro était mort, mais que son fils Alvarez se trouvait à Septa avec les mêmes pouvoirs. Pendant le trajet, le roi se tenait au milieu de la caravane, pompeusement entouré de joueurs de cymbales, de tambours, de flûtes et de trompettes, et de nombreux porte-étendards. En tête de ce cortège de gala marchaient l'Infant et les chiens ; et devant lui ses domestiques allaient à pied, conduisant les quatre chevaux de charge. Quand donc un de ces chevaux s'arrêtait ou pour boire ou parce qu'il ne pouvait plus avancer, toute la suite et le roi lui-même s'arrêtaient forcément. A chaque étape une tente était développée par le Mexuar, qui répond à notre Mestre de camp : au centre de cette tente était nue petite cellule de bois dans laquelle ou enfermait l'Infant pendant la nuit ; en outre, il était gardé par un des préfets qui remplissaient cette fonction à tour de rôle. Depuis que les Maures savaient avec certitude posséder le prince à titre d'otage, ils l'estimaient grandement à cause de la rançon qu'ils allaient recevoir en échange de lui, et tant qu'il demeura au milieu d'eux, leur conversation ne roula que sur la prochaine reddition de Septa.

Ainsi se passèrent en marche vingt et un jours ; l'armée circulait perpétuellement dans les environs de Fez, sans s'en éloigner de plus de deux lieues par jour. Sur ces entrefaites, revint le courrier juif avec la réponse des ambassadeurs chrétiens, dont voici la teneur : « Puisque Lazaraquis n'envoie point l'Infant, comme il l'avait promis, les ambassadeurs déclarent qu'ils ne peuvent se fier à des assurances si hasardeuses, et qu'il y aurait folie de leur part d'abandonner une ville en échange de quelques morceaux de parchemin ; que, pour eux, ils ont très peu de confiance en les serments des Maures, et qu'ils préfèrent perdre l'Infant tout seul que l'Infant et la ville de Septa ; qu'enfin le roi de Portugal requiert, avant d'agir, des conditions également bonnes et sûres de part et d'autre. » — Cette réponse déplut à Lazaraquis, qui demanda néanmoins quelles étaient les conditions requises ; mais il les repoussa dès qu'il en eut connaissance. Il n'y avait en cela rien d'étonnant ; car il ne se souciait nullement de Septa. Il répondit donc aux ambassadeurs de s'adresser au roi de Grenade, qu'il prenait pour médiateur dans cette négociation. Lazaraquis envoya au roi de Grenade un Maure nommé Benazarnizius, pour lui notifier qu'il désirait ardemment recouvrer Septa. Ce Maure se faufila secrètement dans la compagnie des ambassadeurs qui se retiraient, et qui s'abusaient tellement sur le compte de Lazaraquis qu'ils avaient été sur le point de lui offrir des présents. Le roi s'en retourna à Fez avec son armée dans le courant d'octobre.

De retour à Fez, l'Infant fut jeté dans son ancien cachot et replacé sous la surveillance des mêmes gardes. Comme le marchand qui avait autrefois coutume de faire passer au prince de l'argent et des vivres, avait été jeté en prison et dépouillé de ses biens, Manzor Benguilaris, trésorier de Lazaraquis, consentit à faire aux prisonniers une rente quotidienne de 15 réaux, c'est-à-dire 20 deniers de monnaie mauresque. Cette rente leur fut rarement payée ; mais au moins cet engagement leur permit d'user de l'argent qu'ils avaient ou recevaient secrètement. Malheureusement, les deux marchands génois qui étaient chargés de remettre au prince l'argent envoyé de Portugal par des agents de change, avaient, eux aussi, été dépouillés par les Maures.

En ces jours, arriva à Fez le Maure Xarifius, accompagné d'un représentant du roi de Grenade. Celui-ci assurait Lazaraquis et se donnait pour caution que Septa serait immédiatement restituée aux Maures dès que l'Infant aurait été remis à quelques marchands génois, qu'il désignait; qu'on lui avait remis pour garant de l'accomplissement de cette promesse un gage suffisant, savoir deux otages génois. En revenant de sa légation, Xarifius avait passé par Septa et amené avec lui Jean de Barca, qui devait avoir un entretien avec l'Infant. Mais il n'y avait en tout cela rien de sérieux, ce n'était qu'une comédie organisée par Benazarnefius. Lazaraquis feignit d'acquiescer aux conditions offertes, et ordonna à l'Infant d'écrire au roi de Grenade pour l'assurer qu'il approuvait tout ce qu'il avait fait, conformément à la connaissance qu'il venait d'en recevoir de Benazarnefius. On permit à Jean de Barca d'avoir une entrevue avec l'Infant, puis il partit de Fez, en compagnie de Xarifius, le iour de Noël.

CHAP. IX. — L'Infant, qui avait une intelligence perspicace, était convaincu, pour beaucoup de raisons, que sa délivrance était très douteuse. Il laissait bien entendre à ses familiers ce qu'il pensait à cet égard, cependant il ne le leur disait pas ouvertement  et expressément, de peur de les abattre et de les jeter dans le désespoir. Il s'efforçait au contraire, autant que possible, à les encourager et à les entretenir dans une bonne espérance. Bien que souvent il fût poussé à bout par la perspective de misères imminentes qui se présentait à son esprit, comme le laissaient voir ses larmes et ses soupirs multipliés, cependant il ne laissait pas de consoler de son mieux ses compagnons. Il les aimait tous si tendrement qu'il pouvait leur dire : « je n'ai pour vous aucun secret »; en effet, il ne retenait absolument rien pour lui tout seul. Souvent même, il se privait de nourriture pour leur en procurer, disant qu'ils la méritaient mieux que lui *et en avaient un plus grand besoin. Il se dépouillait de ses vêtements pour les en revêtir : ainsi avec l'étoffe de son manteau et de sa toge il habilla trois d'entre eux qui étaient presque nus. Il prenait soin tout particulièrement des malades ; il leur préparait les médicaments et leur présentait la nourriture, en disant : « Mangez cela pour l'amour de moi ; car Dieu sait bien que ce que je mange, je vous l'enlève. » Sa plus grande consolation était de se trouver avec eux ou pas loin d'eux ; il les embrassait souvent en leur demandant comment ils se portaient au milieu de ces labeurs. Quand ils allaient travailler à quelque distance, le prince les faisait saluer de sa part par des Maures ou des chrétiens qui allaient de ce côté-là. Jamais il ne consentit à manger qu'en présence de ses familiers, eux aussi ayant de quoi se réfectionner. Quand on les emmenait pour le travail, le bienheureux appréhendait toujours de les voir alors pour la dernière fois, tant était vive l'affection qu'il leur portait. Eux, de leur côté, ne recevaient de consolation que du prince, de même qu'eux seuls lui en procuraient : aussi leur paraissait-il impossible à tous de vivre l'un sans l'autre.

Vers ce temps fondit sur ces régions une peste épouvantable qui sévit pendant six mois avec tant de rigueur qu'il mourait parfois 4 à 500 hommes en un jour. La consternation de la population était grande ; on n'entendait partout que gémissements et lamentations. Les Maures venaient parfois demander aux prisonniers quels étaient les remèdes dont usaient les chrétiens contre un tel mal ; ceux-ci leur répondaient que dans ces circonstances ils fuyaient loin des pays infectés par le fléau ; mais les infidèles se moquaient d'un tel moyen, qu'ils considéraient comme insensé. Les prisonniers récitaient, pour se préserver, certaines prières, les litanies des saints, et posaient des croix sur les portes de la prison, et par ce moyen aucun d'eue ne fut atteint de la contagion. L'Infant priait beaucoup le Seigneur de préserver complètement du mal tous ses compagnons de captivité, et sa sollicitude s'étendait à tous ses autres amis qui habitaient les régions dévastées par la peste : il était si préoccupé à leur sujet que son esprit ne pouvait plus,trouver de repos. Sur ces entrefaites, l'Infant reçut des lettres secrètes d'Arsilla, dans lesquelles on lui apprenait que Jean Gomez de Avillar venait de mourir de la peste, et que ses compagnons de captivité étaient sous l'impression d'une grande terreur. Ils se plaignaient de ce qu'on les fit rester inutilement en exil, attendu que les Portugais étaient décidés à ne point rendre le fils de Zalabenzala qu'ils retenaient en otage, seule condition de leur mise en liberté.

A la lecture de ces lettres, l'Infant ressentit une vive douleur, mais, dominant aussitôt la nature, il se mit à rendre grâces à Dieu en disant : « Il n'y a plus de doute, Seigneur, vous voulez me châtier jusque dans ceux que j'aime et ai choisis ; mais je vous en conjure, qu'il plaise à votre miséricorde de ne plus s'appesantir sur eux. Tournez contre moi votre colère, Seigneur, car c'est moi qui ai péché, et qui par conséquent ai mérité les coups. Que cos infortunés, qui sont dans les fers à cause de moi, soient épargnés. » — Ainsi donc la mort de ce chevalier fut pleurée par le maître et ses serviteurs; car tous voyaient dans ce fait le péril auquel ils étaient exposés. Tout ceci se passait dans le plus grand secret, et personne ne les entendait parler sur ce sujet. L'Infant répondit à ceux de ses compatriotes qui survivaient â Arsilla. Il leur disait combien il avait été affligé de la mort de Jean Gomez, et combien il se préoccupait du péril auquel ils étaient exposés. Il les assurait qu'il ne dépendait nullement de lui qu'ils ne fussent remis en liberté : il prenait Dieu â témoin de l'ardent désir qu'il en avait. Il ajoutait qu'il allait les recommander au roi, qui pourrait les secourir beaucoup plus qu'il ne le pouvait lui-même. Quant à la plainte qu'ils formulaient au sujet de l'otage maure qu'on tardait à échanger contre eux, ce n'était nullement de sa faute ; car il avait maintes fois réclamé cet échange et le réclamerait encore, bien que, en agissant ainsi, il travaillât contre sa propre délivrance.

Les misères et les calamités qu'avait à endurer le prince dans l'endroit où il habitait, auraient suffi à le conduire au tombeau, sans qu'il fût nécessaire qu'il lui en vint encore d'autres d'ailleurs. Mais Dieu lui fournissait en abondance les moyens de mériter, afin que, même en mourant durant sa captivité d'Afrique, il laissât une mémoire plus célèbre que s'il avait vécu en liberté dans son royaume. Il permit donc que, dans le courant du même mois, on vînt encore lui annoncer la mort d'Arias Dacunna et de Pierre de Atayde, enlevés par la peste. L'Infant les pleura en disant : « Béni soit Dieu qui m'a fait naître en ce monde, dans des honneurs et des dignités dont j'étais indigne ! Il sait aussi combien je désire ardemment être assimilé aux autres de condition inférieure. Il sait également qu'il m'aurait été bien préférable de mourir dans les périls que j'ai courus ou: les maladies que j'ai endurées. Que ne lui a-t-il plu de rappeler à lui mon âme durant le siège de Tingi, de me laisser tomber, en la société de mes nombreux compagnons généreux qui ont été là immolés par la main des infidèles ! Mais, pécheur comme je le suis, je n'ai pas été jugé digne d'une si grande grâce qui m'eût épargné tous ces maux que j'endure ici et que mes familiers endurent à cause de moi. » Se tournant alors vers les siens, il ajouta : « Vous avez acheté bien cher mon amour ; il eût mieux valu pour vous de ne jamais me connaître. Mais que s'accomplisse la volonté du Seigneur, qui m'a fait naître pour endurer ces maux. »

Ses familiers, le voyant dans l'affliction, tâchaient alors de le consoler : « Il est bien juste que vous vous affligiez de la mort de nos compatriotes, si vous suivez les inspirations de l'amour naturel; et vous pleurerez aussi notre mort, quand il plaira à Dieu de nous faire cette grâce. Mais si nous considérions que Dette mort contribue à la gloire de Dieu. et procure un nom illustre, nous devrions plutôt nous réjouir que pleurer. Pour ce qui concerne nos rapports avec vous, Seigneur, de même que nous sommes tout disposés à recevoir de votre main des honneurs et des bénéfices, de même nous nous sentons le courage d'endurer n'importe quelles peines et quelles afflictions; car il est évident qu'on ne peut acquérir les biens temporels ou spirituels qu'en supportant beaucoup de travaux. En ce monde, nous ne pouvons avoir de bonheur plus grand que de rendre notre mémoire recommandable et glorieuse aux yeux de la postérité ; et le plus beau titre de gloire pour nous sera de vous avoir tenu compagnie au milieu de toutes ces calamités. Nous laissons de côté l'espoir d'une rémunération temporelle, que nous pouvons attendre, à cause de vous, du roi et de vos frères ; nous préférons songer à la confiance d'obtenir le paradis par vos mérites. »

Réconforté par ces affectueuses paroles de ses familiers, l'Infant se sentait encore plus ranimé à la vue de leur dévouement absolu ; car il voyait qu'ils ne cherchaient qu'à lui rendre service et à lui procurer quelque consolation. Ainsi s'écoulaient les jours d'affliction du prince. Je m'attache moins à retracer ses malheurs que les vertus héroïques qu'il déploya au milieu de ces maux. — Comme il endurait tout pour l'amour de Dieu, il ne souffrait pas qu'on lui suggérât en aucune façon la pensée de ces hommes qui, disait-on, pouvaient le tirer de ses calamités par quelque invention de l'art magique, ou par quelque moyen dangereux pour la conscience. — Jamais il n'omit ou n'interrompit une bonne et vertueuse action, soit par honte, soit par respect humain. Il arrivait parfois que, pour reprendre quelques-uns de ses domestiques qui se disputaient entre eux et se lançaient des paroles amères, il prononçait quelques paroles dures ; mais dès qu'il croyait les avoir scandalisés, il se jetait aussitôt à leurs genoux, les priant de lui pardonner pour l'amour de Dieu, s'il les avait contristés ou les avait poussés à la colère ; car il n'avait pas l'intention d'offenser le plus légèrement possible qui que ce fut.

Comme la constance de l'Infant, attaquée de tous côtés à la fois, demeurait toujours victorieuse, les Maures ne doutaient pas que Dieu ne lui conservât miraculeusement la 'vie ; et ils se disaient entre eux que ses mérites seraient infinis, s'il consentait à embrasser la religion musulmane. Comme ils avaient entendu dire que les princes chrétiens se nourrissaient très délicatement, ils pensaient qu'il était humainement impossible que les rudes travaux auxquels ils le soumettaient ne le fissent pas promptement mourir. Ils disaient alors que Dieu le conservait miraculeusement pour lui laisser le temps de passer dans leur religion ou bien pour que, par son moyen, Septa fût rendue aux Maures. — Ils s'étudiaient donc à trouver de nouveaux moyens de le tourmenter, sans toutefois mettre sa vie en danger : ainsi ils ne faisaient pas usage des tortures corporelles, de peur de perdre la rançon qu'ils espéraient en échange de lui ; et surtout pour ne pas compromettre l'espérance, que portaient en leurs coeurs tous les Maures, de la future restitution de Septa. Il leur vint alors à l'idée que le plus grand supplice qu'ils puissent infliger à l'Infant, c'était de le séparer de ses familiers, dont ils savaient que la présence le charmait extrêmement. Ils ne mirent cependant pas leur projet immédiatement à exécution; mais ils attendirent la fin de la négociation entamée avec le roi de Grenade.

L'Infant eut connaissance de leur dessein, et il s'adressa en ces termes à ses familiers : « L'homme ne peut, par une crainte anticipée, éviter les calamités qui sont sur le point de fondre sur lui : mais il peut préparer son âme et ainsi les accueillir plus courageusement. Il y a cependant un malheur que je ne puis m'empêcher de redouter, c'est celui d'être séparé de vous ; et il me semble que je ne pourrai supporter un pareil coup. Je suis disposé à endurer toutes les misères possibles dans votre société, à cause des avantages inappréciables que je tire de votre conversation. Si j'en suis privé et qu'on me laisse seul, infailliblement je mourrai à bref délai. Et je n'ai pas besoin qu'on m'enseigne le moyen d'endurer une si dure épreuve ; on ne m'apprendra rien sur ce sujet. Plus je prévois clairement les périls auxquels m'exposera une pareille séparation, plus je suis persuadé que je ne pourrai pas vivre longtemps dans cet état. C'est là la peine la plus cruelle qu'on puisse m'infliger. Je vous fais cette confidence, parce que vous savez que je vous ai amenés dans cette captivité pour que vous m'aidassiez à boire ce calice ; et je vous ai choisis parce que je vous ai trouvés unis intimement à moi de coeur et de sentiment.

« Quand vous m'avez accompagné à Tingi, je ne vous ai donné aucune récompense; et quand vous m'avez suivi dans les camps, j'ai compris que mes obligations envers vous prenaient un accroissement prodigieux. Quoique la multitude de ceux qui sgr sont exposés, comme vous, à ces périls, diminue l'éclat de vote mérite, cependant, en rigueur de conscience, il ne doit point y avoir d'acception de personnes; et la mauvaise coutume de ne point payer ses dettes n'affranchit nullement le débiteur de la stricte obligation où il est de rendre à chacun ce qu'il lui doit. J'ai vu avec plus d'évidence que jamais, depuis que vous me tenez compagnie au milieu des calamités présentes, quels nombreux services vous m'avez rendus et me rendrez encore : tellement que je ne m'acquitterais pas suffisamment envers vous, me semble-t-il, si, devenant roi, je vous créais tous comtes. En attendant, ces obligations s'accumulent chaque jour dans la situation où je me trouve actuellement ; car vos mérites deviennent de plus en plus grands. Je prie donc le Seigneur mon Dieu et la Vierge Marie, qui connaissent mes désirs et savent à quelle misère je suis réduit, de vous récompenser eux-mêmes, et d'acquitter une dette qui me pèse si lourdement. Je vous en conjure, faites-moi grâce, pour l'amour de Dieu, de tout ce que je vous dois. En outre, quant à ce que je vous dois en ce monde, je vous prie, vous demande et vous ordonne à tous de me dire secrètement dans quelle situation vous désireriez vivre, dans le cas où Dieu nous tirerait de cette captivité. Je vous remettrai à ce sujet des lettres de recommandation au roi, mon seigneur, à la reine et à mes frères, afin de vous rendre certains d'obtenir d'eux les charges et bénéfices que vous souhaitez, et que vous avez si. bien mérités. J'ai une si grande confiance en ces princes et en tous ceux qui me sont unis par quelques liens de parenté ou d'amitié, que je ne doute nullement que, en mon nom et par amour pour moi, ils ne vous traitent et ne vous récompensent conformément à tout ce. que j'ai mérité d'eux dans cette captivité ; car je vous passe tous mes droits. »

Les domestiques du prince ne purent entendre sans éprouver une grande douleur et sans verser des larmes ces paroles prononcées avec une affection si vive et une bonne volonté si manifeste. Ne voulant pas accroître son affliction, ils lui répondirent : « Seigneurs nous ne doutons nullement de votre bonne volonté à notre égard, et nous vous demandons, à la place de récompenses, que vous vous efforciez de prendre courage ; car de vous dépend tout notre bonheur. Dieu nous garde de vous demander une autre récompense au milieu de ces angoisses. Nous vous avons offert généreusement et sans calcul nos vies, nous vous offrirons bien de la même manière nos bourses. »

Cette réponse plut à l'Infant, et il se mit à dire adieu à chacun de ses domestiques, puis il leur dit : « Je sens déjà en moi, à cause de mes péchés, la récompense que promet le monde à ceux qui, le suivent. Aussi je ne voudrais pas que le bon désir que vous avez de me servir vous exposât à une déception, maintenant qu'il n'y a plus aucun remède à espérer à nos maux, Vous voyez par expérience avec quelle lenteur marche en Portugal l'affaire de notre délivrance ; il n'y aurait donc rien d'étonnant que, en languissant si longtemps, elle ne finît par s'évanouir complètement : j'en ressentirais plus. de chagrin pour vous que pour moi; car je me compte déjà au nombre. des morts. Je vous le dis en effet, et chacun de vous peut l'attester, j'avais prévu, avant de quitter le rivage de Portugal, tout ce qui devait m'arriver, et j'étais persuadé que je ne pourrais sortir de ce pays d'Afrique que par le plus grand miracle : ce que je ne mérite pas. Cependant je me suis longtemps abstenu de vous dévoiler ma conviction, de peur de vous affliger.

« Je vous le déclare maintenant, je vous serai plus utile après f, ma mort que pendant ma vie. Je n'ai d'autre héritier direct que vous que je considère comme mes fils. Je vous abandonne donc tout ce que je puis posséder, et j'espère que mes frères et le seigneur mon roi m'aiment trop pour ne pas exécuter ma volonté à cet égard. Comme avant de. quitter le Portugal j'ai fait pour soulager ma conscience un testament que promettait d'exécuter le roi Édouard, et maintenant il est mort (Dieu ait son âme), je veux en faire un nouveau qui, je pense, rendra gloire à Dieu et soulagera ma conscience. Faites de même de votre côté. Commençons d'abord par faire la confession de nos fautes, avec le ferme propos de recevoir, dès que nous le. pourrons, les sacrements d'Eucharistie et d'Extrême-Onction ; ajoutons les principaux actes du chrétien, et tenons-nous ainsi prêts à recevoir la peine de mort. » Tous s'exécutèrent aussitôt.
Les prisonniers demeurèrent ainsi ensemble jusqu'au milieu de septembre, alors que Benazarnefius revint de Grenade annoncer la rupture des négociations. Aussitôt on les remit aux fers.

CHAP. X. — Au commencement du mois de mars de l'année 1442, l'Infant et les siens furent conduits dans la salle de l'Assemblée, où siégeaient Lazaraquis, ses conseillers et quelques renégats. On ne permit à l'Infant d'entrer qu'après qu'il eut ôté ses chaussures, ni de s'avancer jusqu'au tapis sur lequel étaient assis les Maures.

On amena en ce lieu un Maure chargé de chaînes, et qui, selon toute apparence, venait d'être rudement flagellé. II s'appelait Faqui Amar, et avait été le frère de lait de l'infant Ismaël. Il avait été saisi quinze jours auparavant avec des lettres de Portugal, et devait enlever furtivement l'infant Ferdinand. Les juges ordonnèrent la lecture de la lettre adressée à l'Infant par son gouverneur, qui lui disait qu'il pouvait se fier au porteur de la missive, puisqu'ils n'avaient pas d'autres moyens de communiquer entre eux. Après de longues discussions, Lazaraquis dit à l'Infant : « D'après le message de ce Maure, il est décidé maintenant, en Portugal, qu'on ne rendra point Septa en échange de toi. Mais je n'exige point cette reddition. Que l'on donne seulement une somme d'argent suffisante pour toi et les tiens ; je me charge de recouvrer Septa par les armes. » L'Infant répondit qu'on ne donnerait qu'une seule rançon pour lui et les siens, puisque tous étaient ses domestiques et ne possédaient rien en dehors de ce qu'on leur distribuait. Après beaucoup de disputes sur ce point, l'Infant promit 50.000 doublons et 50 esclaves maures. Mais les infidèles se mirent à repousser dédaigneusement une si mesquine rançon, disant qu'une seule place de Septa valait davantage. Lazaraquis, s'adressant alors à l'Infant avec force menaces : « Tu ne pourras plus dire que ce sont les Maures qui sont cause de tes maux, puisque c'est ta propre patrie, bien que chrétienne, qui te plonge dans cet abîme. Et puisque les tiens montrent le peu de cas qu'ils font de toi, tu vas voir désormais combien je t'estime, moi. »

On commença aussitôt l'interrogatoire du Maure, qui se tenait là enchaîné. Comme, dans la lettre en question, il était dit que l'expédient proposé pour fuir était de l'invention de la reine et de l'Infant, ce qui était répété dans une autre lettre adressée à tous les prisonniers, et que le Maure disait avoir oubliée en Portugal, on fit de nouveau flageller le messager, en l'approchant si près de l'Infant et de ses compagnons, que le fouet les atteignait quelquefois ; on voulait leur signifier par là que semblable traitement leur était réservé. Le Maure ayant ensuite été condamné à être lapidé, on emmena avec lui deux des familiers de l'Infant, qui devaient jusqu'au bout assister au supplice : on fit même semblant de vouloir les 'exécuter eux aussi. Puis ils enlevèrent deux autres domestiques, comme pour les étrangler ; et de fait cela paraissait sérieux. Lazaraquis envoya ensuite dire à l'Infant et aux siens par l'intermédiaire d'un renégat : « Préparez-vous tous ; car mon maître vous annonce qu'il va vous en arriver comme à ce Maure, votre associé, qui était venu de Portugal pour vous faire évader, et qui maintenant est écrasé sous les pierres. » L'Infant répondit que Dieu ne lui donnerait jamais pour compagnon un Maure, c'est-à-dire un homme comme eux. On ordonna alors d'enlever l'Infant du milieu des siens et de l'emmener dehors, de telle façon que ses domestiques ne pussent savoir où on le conduisait. Ces scènes les glacèrent d'épouvante, et ils crurent que leur dernier moment était venu.

Ceux qui avaient emporté l'Infant le déposèrent dans une des chambres de la Masmora, et se mirent à traiter secrètement avec lui de sa rançon, jusqu'à la tombée de la nuit. L'Infant alla jusqu'à promettre 150.000 doublons, et Lazaraquis feignit d'être satisfait de cette somme. Le gouverneur maure faisait en même temps sonder les domestiques de l'Infant, afin d'obtenir de chacun d'eux également une rançon, en employant la crainte et les menaces ; mais il eut beau faire, il ne put
jamais en décider un seul à lui offrir quelque chose ; tous déclaraient s'en tenir à ce que l'Infant avait réglé à leur sujet, et qu'il n'en pouvait être autrement. Quand vint la nuit, on ramena au groupe les quatre chrétiens qu'on avait emmenés, et les onze familiers du prince passèrent ensemble la nuit dans la chambre d'Alaquisia, c'est-à-dire le château fort de la prison, où on les avait renfermés.

L'Infant, de son côté, passa toute la nuit sans fermer l'oeil : il ne savait ce qu'étaient devenus ses compagnons, et ceux-ci étaient dans la même ignorance à son égard. Le prince interrogeait les geôliers ; mais, même lorsqu'ils lui disaient la vérité, il n'osait pas les croire. Pour augmenter les angoisses de l'Infant, Lazaraquis demeura durant tout ce jour dans la cour de la Tarecena, ordonnant aux chameliers de se tenir prêts et de bâter leurs bêtes ; il ne s'éloigna jamais de la porte de la Masmora et ne permit pas même aux geôliers de voir l'Infant, de lui passer du pain ou de l'eau. Bien que l'Infant se trouvât personnellement dans une grande pénurie, ce qui le faisait surtout souffrir, c'est que tout ce que disait Lazaraquis semblait dirigé contre des chrétiens, et qu'il entendait perpétuellement un bruit de chaînes. Par moments, il lui semblait entendre le héraut proclamant la sentence portée par des juges contre des coupables. Il se prosternait alors et priait. Puis, soutenant ses chaînes avec ses mains, pour qu'elles ne fissent pas de bruit, il s'approchait d'une fente de la porte, s'asseyait et regardait. Il passa toute la journée dans cette anxiété. Quand la nuit fut venue, on lui apporta du pain et de l'eau ; mais il n'en prit que très peu. Le lendemain, il se sentit très mal : ce que deux des geôliers ayant rapporté à ses domestiques, ceux-ci lui envoyèrent un peu de nourriture cuite. Le troisième jour, les Maures ayant pris un des familiers du prince pour travailler à la Tarecena, il trouva moyen de causer avec son maître. Dès que le prince l'aperçut en cet endroit, il en conclut que tous les autres étaient encore en vie, et il en ressentit une si grande joie que ses yeux se remplirent de larmes ; il se jeta à genoux, et levant les yeux au ciel, il rendit grâces à Dieu, en disant que jamais il n'avait reçu une nouvelle si agréable. Il ordonna de les saluer tous de sa part, les suppliant de prendre? courage par amour pour lui, et que, de son côté, il ferait la même chose par amour pour eux. Désormais, ajoutait-il, je prendrai toute la nourriture qu'on me donnera, afin de prolonger ma vie, puisque je sais maintenant que mes compagnons sont encore en vie, par la miséricorde de Dieu.

Il fut alors décrété par Lazaraquis, par ses cabis et ses faquis, que l'Infant serait détenu séparément des siens : non pas, ajoutaient-ils hypocritement, pour augmenter sa peine, mais pour plus de sécurité et afin d'empêcher toute évasion. En attendant que fût préparé l'endroit où l'on devait l'enfermer, le prince fut placé dans un réduit souterrain, non loin des latrines dont usaient les eunuques qui veillaient à la porte Bembuzari, et donnant sur le chemin qui mène à la porte Mexoaris. Il n'y avait dans ce cachot aucune fenêtre, de sorte qu'il fallait une chandelle pour y voir ; en outre, il n'y avait pas plus d'espace que dans un cabinet d'aisances. Il y avait un siège sur lequel dormait l'Infant. On l'installa dans ce cachot au milieu de la nuit du troisième jour qui suivit sa séparation d'avec ses compagnons ; il y vécut seul pendant quinze mois, c'est-à-dire jusqu'à sa mort.

La nuit même où l'on conduisit le saint de la Masmora à ladite prison, on installa ses familiers dans les bâtiments de la Masmora. Ils ressentirent une grande peine en n'y trouvant pas l'Infant, et soupçonnèrent qu'il pouvait être déjà mort. Cette première nuit fut pour le prince extrêmement mauvaise ; aussi, quand les geôliers vinrent à lui le lendemain matin, ils le trouvèrent si débilité qu'ils mandèrent le médecin. L'Infant, dirigeant vers le médecin un regard triste et découragé, lui dit : « Ce que je craignais par-dessus tout, et que je priais Dieu d'éloigner de moi, a enfin fondu sur moi. Puisqu'il plaît à Dieu que je finisse mes jours si misérablement, que son saint nom soit béni. Cependant je dois faire mes préparatifs, comme quelqu'un qui ne doit pas demeurer longtemps ici, mais qui bientôt doit entrer dans une nouvelle vie. Je dois donc tout disposer, pour me conformer le plus possible aux choses de l'autre monde. Que Dieu dispose ma fin de façon que mon âme se sauve, car mon corps, je le tiens déjà pour mort. » Le médecin ne savait que répondre à ces paroles ; car on le pressait d'agir promptement. Quand il regagna la porte du cachot, l'Infant lui recommanda de saluer en son nom tous ses compagnons, et de leur dire que sa sollicitude pour eux était si grande que sa mort en serait rendue certainement beaucoup plus amère.

En apprenant l'état du prince, Lazaraquis ordonna à ses compagnons de lui préparer de la nourriture et de la lui faire porter par l'un d'entre eux. L'Infant posa pour règle au médecin de ne jamais lui faire servir de viande ou d'aliments gras les lundis et mercredis, et surtout de ne rien dire de cela à ses domestiques, de peur qu'ils ne s'efforçassent d'empêcher cette abstinence. Il demanda aussi qu'on ne lui fît jamais connaître si l'un de ses familiers venait à tomber malade ou à mourir ; également de ne jamais lui faire part des mauvaises nouvelles qui pouvaient venir de Portugal, concernant le roi, ses frères, les grands ou le peuple ; de ne lui rien rapporter qui pût le porter à s'irriter contre qui que ce soit ou à le haïr. Ainsi, tant que le prince vécut dans ce cachot, il mena une vie si mortifiée et si austère, qu'on peut à peine se l'imaginer.

Ses familiers et fidèles domestiques attendaient, plongés dans la plus profonde tristesse, le verdict que le médecin allait rendre de leur maître. Ils auraient mieux aimé apprendre sa mort, que de le savoir tant souffrir en attendant la fin. La mort, en vérité, est le plus terrible de tous les châtiments ; c'est le plus cruel des supplices ; mais on comprend qu'elle parût douce à ces hommes, qui l'avaient devant les yeux depuis si longtemps qu'ils ne la craignaient plus. Pour accroître leurs tortures, Lazaraquis ordonna que dorénavant chacun d'entre eux aurait à s'occuper de dix chevaux ; que tous seraient employés dans les travaux les plus rudes et les plus vils qu'on pourrait imaginer qu'enfin on les ferait toujours travailler jusqu'à la tombée de la nuit, contrairement à la coutume des Maures, qui veut qu'on cesse tous les travaux dès l'heure de vêpres. Peu lui importait qu'ils fussent employés à un ouvrage nécessaire et utile ou non ; quand il n'y avait plus rien à faire, on leur faisait porter du fumier d'un lieu dans un autre, casser des pierres ou du bois, mais jamais on ne les laissait en repos. De même, toutes les fois qu'un Maure passait devant eux, il leur donnait un soufflet ou quelque horion, et si l'un d'eux venait à répondre par une parole dure, on le condamnait à recevoir cinq cents coups de bâton; s'il répondait par un coup, il devait avoir le pied ou la main coupés. On les accablait d'autant de travaux qu'ils en pouvaient supporter sans mourir, tellement que, au début, les infortunés croyaient ne pouvoir jamais les supporter, et qu'on les leur infligeait pour les exténuer et les faire mourir. Quand les Maures faisaient manoeuvrer leur armée dans la plaine, on laissait les prisonniers dans leur cachot, les jambes enfermées dans des ceps, et les mains et le cou chargés de chaînes. Leur nourriture ordinaire était une petite mesure (octava) de farine qu'ils mangeaient comme bon leur semblait ; on y joignait une nourriture appelée couscous, quand la charité publique la leur offrait.

Vers ce temps, Lazaraquis ordonna à l'Infant d'écrire en Portugal qu'il exigeait pour la rançon de l'Infant 400.000 doublons et 400 captifs maures ; car il voulait voir par ce moyen ce que les Portugais offriraient. Quatre mois après le début de la séquestration de l'Infant, arriva de Portugal la réponse demandée. On reconnaissait évidemment à la somme exorbitante qu'on réclamait qu'on n'agissait pas sérieusement ; cependant on offrait 50.000 doublons. S'il y avait quelque espoir de s'entendre sur un prix raisonnable, on enverrait comme. députés à Arsilla Vasquez Friaz et Ferdinand Ruiz, chevalier, qui avait été frère de lait de l'Infant ; ils emmèneraient avec eux le fils de Zalabenzala et le rendraient en échange de Gomez de Silva, Pierre Ruiz et les ossements de leurs compagnons morts. A la lecture de ces lettres, Lazaraquis fit venir l'Infant, l'accabla d'injures et d'outrages, le traita de chien et lui fit forces menaces. Comme il était question, dans la lettre, de la mise en liberté du fils de Zalabenzala, Lazaraquis ordonna de reconduire en prison l'Infant, où il resterait jusqu'à ce que ce Maure eût été rendu à sa patrie. Le fils de Zalabenzala se présenta à Fez trois mois après, mais cette délivrance n'avança aucunement l'affaire de l'Infant, dont les domestiques continuèrent également à être maltraités. Lazaraquis les fit, par exemple, amener en sa présence, et ordonna aux Juifs de les saisir par la barbe et les cheveux, qu'ils avaient très longs, puis de les traîner en les accablant de soufflets : « Allez, dit Lazaraquis en donnant cet ordre à ses satellites ; lancez les chiens sur les chiens, et qu'ils se houspillent mutuellement ; » car c'est ainsi qu'ils en agissaient à l'égard des Maures. Le gouverneur fit renouveler plusieurs fois ce supplice.

En ce même mois, on amena sept captifs chrétiens qu'on avait saisis du nombre des soldats qui gardent la tour de Septa. Toute la ville fêta cette victoire par de grandes réjouissances, les étendards flottèrent partout, et chaque jour arrivaient dans Fez des étrangers qui venaient en bandes se divertir devant le palais du roi. Ils faisaient toutes ces démonstrations pour dissimuler une défaite qui venait d'être infligée par la garnison de Septa à la cohorte du capitaine Burusis qui avait osé s'aventurer sous ses murs : un grand nombre de Maures avaient été tués ou blessés.

Tant que l'Infant demeura dans cette prison, il soupa rarement, et quand il le faisait, il prenait si peu de nourriture qu'on peut dire qu'il ne rompait pas son jeûne. Souvent on le voyait mâcher quelque temps de la nourriture, puis la cracher, en déclarant qu'il ne pouvait pas l'avaler ; ou bien il envoyait ce qu'on lui servait aux captifs malades ou aux pauvres: Il s'efforçait, en leur rappelant les promesses divines et en leur en faisant lui-même de spéciales, d'affermir dans leur foi les esclaves chrétiens, afin de les empêcher d'apostasier : ce que firent, après la mort de l'Infant, six ou sept d'entre eux. Jour et nuit il avait une lampe allumée, que ses familiers s'efforçaient par tous les moyens possibles d'entretenir ; et il avait toujours auprès de lui un grand livre de papyrus, de la forme d'un bréviaire, dans lequel étaient écrites un grand nombre de prières dévotes. Il priait vocalement, sans discontinuer, les genoux fixés en terre ; il dormait également à genoux, de sorte que la peau en était devenue très calleuse, et d'énormes protubérances s'étaient formées, non sans lui être d'un très grand embarras. Tout son temps était presque consumé par la prière ; ce qui lui restait était employé à prendre les poux et les puces. Quand il voulait converser avec l'un des siens, il corrompait à prix d'argent ses gardes, qui introduisaient chez lui son familier au moment du repas. Ou bien encore, ses domestiques disaient qu'ils avaient besoin, pour les planches des jardins, de terre et de chaux, qui se trouvaient en grande quantité dans les décombres d'un palais en ruines, dont l'Infant n'était séparé que par une muraille. Le maître des travaux leur permettait alors d'aller en ce lieu, et là ils voyaient l'Infant et causaient avec lui à travers un trou qu'avait pratiqué l'Infant lui-même en détachant une brique, et dès que ses compagnons étaient partis, il refermait l'ouverture.

Chaque semaine ou chaque quinzaine, venait le trouver son confesseur, qui demeurait avec lui autant qu'il était besoin. Deux fois il y demeura depuis le commencement de la nuit jusqu'à l'aurore, il donna l'absolution au prince de la coulpe et de la peine, par l'indulgence des papes Martin V et Eugène IV, accordée à chaque fidèle une fois en leur vie. Les larmes lui coulaient des yeux avec tant d'abondance, que ses paupières et ses joues en étaient comme brûlées, ainsi que pouvait le constater chacun. On ne peut exprimer la joie qu'il éprouvait de revoir ses compagnons et de causer avec eux; il les reconnaissait même au seul bruit de leurs chaînes. Toutes les fois qu'il pouvait converser avec les siens, il leur disait : « Pour l'amour de Dieu, pardonnez-moi les travaux et les fatigues que vous endurez à cause de moi. » Un jour qu'il entretenait trois d'entre eux à travers le trou de sa prison, quelque temps avant sa mort, il leur manifesta en ces termes les dispositions de son âme:

« Je vous certifie, mes amis qui m'êtes comme des fils, que le plus grand bonheur dont je pourrais jouir en cette captivité serait d'avoir la liberté de demeurer avec vous, et de sortir avec vous pour le travail commun, sans distinction aucune. Je vous affirme que cela me causerait tant de joie que je préférerais de beaucoup cette condition à celle de roi de Portugal. Bien plus (et Dieu est témoin que ce que je vais dire est la vérité), je ne désire vivre que pour trois motifs : le premier, afin de pouvoir vous payer et vous récompenser comme vous le méritez, ainsi que tous mes autres serviteurs : je l'ai constaté en maintes circonstances, personne ne le fera comme je le ferais moi-même ; le second, afin d'animer les chrétiens à faire la guerre à ces nations mauresques ; et cela nullement par esprit de vengeance, à cause du mal qu'elles m'ont fait, non, je leur ai tout pardonné ; car tout ce que me font et me feront les Maures, je le considère comme fait par les ministres de mon salut ; le troisième, pour persuader au roi mon maître et à mes frères de travailler au rachat des captifs en ce pays, et d'exercer à leur égard les oeuvres spirituelles et corporelles de miséricorde. Si je le pouvais, je m'y livrerais immédiatement, sans plus être à charge aux miens, et j'ai confiance que je m'en acquitterais aussi bien que n'importe qui. C'est pour ces seuls trois motifs que je désirerais continuer à vivre, et non pas par espoir de quelque jouissance ; Dieu en effet sait quel dégoût j'éprouve pour ce monde. »

Il arrivait souvent que les femmes mauresques du palais venaient à la porte du cachot où était enfermé l'Infant, et se mettaient à chanter tout ce qui leur passait par la tête ; ne pouvant voir le prince, elles voulaient au moins se faire entendre de lui. Bien qu'il ne sût pas la langue arabe, il comprenait par-ci par-là quelques mots qui d'ordinaire lui causaient beaucoup de peine. Très souvent elles venaient débiter des mensonges inventés à dessein ; par exemple elles chantaient : «Nos Maures ont maintenant pris Septa ; — ils ont tué le gouverneur et avec lui plus de mille chrétiens. »

A cette époque, arriva la nouvelle de la mort de l'infant Jean, frère de notre saint ; les femmes aussitôt vinrent la chanter derrière la porte du cachot ; mais le prince crut qu'elles mentaient, comme de coutume, car elles disaient que cet infant était le roi qui s'était autrefois emparé de Tingi. Comme les Maures ajoutaient qu'il n'y avait pas dans tout le Portugal un homme aussi puissant et aussi célèbre que ce roi qui s'était emparé de Tingi, l'Infant s'imaginait qu'ils publiaient faussement mort un homme à qui ils souhaitaient du mal. Les familiers du prince lui laissèrent toujours ignorer la mort de son frère Jean.

CHAP. XI. — Vers le mois de juin de l'année 1443, approchait l'heure à laquelle Dieu avait décrété de mettre fin aux maux et aux misères du saint Infant ; car ces maux en étaient venus au paroxysme de leur acuité et n'étaient plus tolérables. Le premier du mois, qui était un samedi, le prince fut pris d'une diarrhée accompagnée d'un si grand dégoût pour la nourriture qu'il ne pouvait absolument rien absorber.

Le lendemain le mal s'aggrava, et le lundi encore plus ; car le prince parut absolument exténué. Les domestiques l'ayant appris, trois d'entre eux prirent sur eux d'entrer dans le palais, comme s'ils y étaient mandés pour quelque besogne. Quand ils arrivèrent à la porte du lieu où gisait l'Infant, ils entendirent ses soupirs, semblables à ceux d'un homme qui se meurt. Ils approchèrent la bouche de la cloison, et dirent : « Que Dieu vous sauve, maître ! comment donc allez-vous? » — L'Infant leur ayant demandé qui ils étaient : « Quoi, répliquèrent-ils, votre maladie est si grande que vous ne nous reconnaissez plus ? Autrefois le seul bruit de nos chaînes vous suffisait, et maintenant vous ne distinguez même plus nos voix ? » — Alors le prince : « Pardonnez-moi, je vous prie ; car mes souffrances sont si violentes qu'elles me font presque perdre connaissance. Mais allez, parlez au roi et à la reine, afin qu'ils obtiennent de Lazaraquis qu'on me tire de ce lieu ténébreux et qu'on me transporte là où je pourrai être traité et réconforté. » Et de fait ses forces étaient tellement épuisées qu'il ne pouvait plus se soulever pour les besoins de la nature.

On juge facilement quelle fut la consternation des familiers en recevant cet ordre qu'ils ne pouvaient exécuter qu'au péril de leur vie. Toutefois l'affection qu'ils portaient à leur maître leur fit surmonter tout sentiment de crainte ; car la maladie de leur excellent seigneur les impressionnait plus que leur propre danger. Ils parlèrent donc au roi, à la reine et à la soeur du roi, qui était la première des épouses de Lazaraquis ; mais ils ne reçurent pour toute réponse que ces paroles : « Dites au prince de prendre courage, et de s'aider du mieux qu'il pourra; car pour nous,nous ne pouvons rien en cette affaire. » Tous ceux des préfets bons et honnêtes qui vinrent au palais durent, eux aussi, entendre les plaintes des deux fidèles domestiques, au sujet d'une cruauté si inouïe. Lorsqu'ils imploraient ainsi la pitié des Maures pour leur pauvre maître, ils se prosternaient à terre en répandant d'abondantes larmes, leur baisaient les pieds et les mains. Mais ils n'eurent pas plus de succès auprès d'eux. Les uns disaient : « Eh ! que nous importe ? Qui donc oserait parler de cela à notre maître ?» Les autres : « Dieu sait combien inique nous jugeons cette manière d'agir et combien nous en souffrons, mais nous n'y pouvons rien changer. » Quelques-uns les repoussaient avec mépris, en leur disant : « Rendez-nous Septa, et l'on agira mieux à l'égard de votre roi. »

Sur ces entrefaites, arriva le préfet Balaezem, ami intime de Lazaraquis, et les domestiques lui exposèrent également le misérable et déplorable état de leur maître. Mais, loin de se laisser toucher, le préfet, en les entendant, se mit à vociférer et à les accabler d'outrages : « Comment, chiens, dit-il, vous osez croire que nous qui sommes des hommes, nous puissions vouloir sauver votre roi ? Dieu fera de lui ce qu'il voudra, il le fera mourir ou le guérira. » Après cette grossière et idiote apostrophe, Balaezem chassa loin de lui les pauvres serviteurs, tout abattus de ce nouvel insuccès.

Enfin les deux familiers dévoués allèrent trouver le préfet qui avait la garde de la prison, et le supplièrent d'avertir on maître que l'Infant était à la mort. Celui-ci, moins par cent-passion que par zèle pour ses fonctions de gardien, consentit à faire savoir à Lazaraquis ce qu'il venait d'apprendre. Mais on n'accorda aucun soulagement ni aucun secours au prince, on n'ajouta rien de meilleur à sa pitance ordinaire. La seule chose que l'on permit, ce fut que le médecin pourrait aller voir le malade et demeurer en sa compagnie, ainsi que les quelques chrétiens dont on pourrait avoir besoin pour le service. Ainsi se passa la journée tout entière du mardi.

Le mercredi, une heure avant l'aurore, le confesseur, qui s'était installé près du malade pour l'assister nuit et jour, se leva pour voir si l'Infant dormait ; lorsque ses yeux tombèrent sur le visage du prince, il fut étonné de voir qu'une grande clarté en rayonnait, ses traits exprimaient la joie et le bonheur,;, et il tenait fixés au ciel ses yeux remplis de larmes. Il lui demanda une, deux et trois fois s'il dormait. A la troisième fois l'Infant répondit : « Je vous entends bien. » Le confesseur n'insista plus alors, jugeant que le prince ne voulait pas parler, et il retourna se coucher jusqu'au moment où, le jour venu, les geôliers ouvrirent la porte. L'Infant appela alors son confesseur et pria le médecin de sortir un moment. Le prince, seul avec son confesseur, lui parla alors ainsi : « Vous m'avez demandé ce matin ce que je faisais ; je n'ai rien répondu; car je ne voulais pas qu'un autre pût entendre ce que je voulais vous dire. Promettez-moi maintenant de considérer comme dit en confession tout ce que je vais vous rapporter ; que vous n'en direz rien tant que durera cette captivité, mais seulement quand vous serez en Portugal et que vous verrez que l'on fait des préparatifs pour la réception de mon corps, à moins toutefois que la gloire de Dieu et de la sainte Vierge n'exige qu'on agisse autrement. »

Il commença alors son récit : « Deux heures avant l'aurore, j'étais étendu sur mon lit et je considérais les misères de ce monde et la gloire des bienheureux. Je sentis alors en mon coeur une grande consolation et un vif désir de quitter cette vie. Ayant à ce moment porté mes regards vers cette muraille, j'aperçus devant moi une dame, assise sur un trône élevé ; elle était majestueuse au delà de ce qu'on peut imaginer, et avait tout autour d'elle une multitude de personnes resplendissantes de beauté.

« Je reconnus aussitôt que c'était,en personne, la Vierge Marie, Mère de Dieu, la patronne et l'avocate des pécheurs. Je me jetai à genoux en sa présence, et alors un des personnages de sa suite lui dit : a Je vous en prie, ô ma maîtresse, ayez pitié de ce serviteur qui vous a tant servie et honorée en ce monde. Voyez comme il souffre depuis longtemps : priez votre Fils de mettre enfin un terme à ses malheurs. Maîtresse, je vous offre pour lui mes prières, car c'est un de mes dévots. Qu'il vous plaise donc de faire en sorte qu'il vienne bientôt en notre société. » En entendant ces mots, je tournai les yeux vers cet interlocuteur, et je vis qu'il tenait une balance d'une main, et de l'autre une croix : symboles que les peintres chrétiens donnent toujours à l'archange saint Michel. Je compris donc . que Dieu voulait me le faire reconnaître par ces insignes.

« J'aperçus derrière lui un antre personnage qui, lui aussi, se mit à genoux. Dans une de ses mains il portait un calice, dans l'autre un livre ouvert, dans lequel je lisais le commencement de l'Evangile selon saint Jean : In principio erat Verbum. Je n'eus pas de peine à le reconnaître et bientôt je l'entendis parler ainsi : « O notre Mère et Maîtresse, ayez compassion de votre serviteur, qui m'est également dévot, et ne le laissez pas souffrir plus longtemps. Il est temps qu'il vienne s'asseoir avec
nous au festin de la gloire céleste en la compagnie de tous nos
frères que voici. »

« Après cette double supplication, que je pus seule distinguer parmi toutes les autres, je vis que la Vierge Marie me regardait avec un oeil doux et un gracieux sourire, et elle me dit : « Aujourd'hui même tu marcheras en tête de notre cortège. » Elle disparut aussitôt, et c'est alors que vous m'adressâtes la parole. Cette vision me remplit d'une grande consolation, et je n'en doute pas, véritablement je sortirai aujourd'hui de ce monde. »

En entendant ce récit, le confesseur se mit à verser des larmes et à louer Dieu : il encouragea l'Infant en lui disant que Dieu lui rendrait auparavant une bonne santé. Mais le prince reprit, en levant les mains au ciel : « C'est là que se trouve ma bonne santé ; tout mon bien consiste en ce que je vais obteyir cette béatitude infinie que Dieu accorde à ses serviteurs. — O mon Dieu, comment donc ai-je pu mériter que votre glorieuse Mère, entourée de sa cour céleste, me vienne visiter et rendre certain de ma prochaine entrée dans votre gloire? Comment pouvez-vous accorder une si grande grâce à un pécheur tel que moi ? Toutes les tribulations de cette vie ne sont rien auprès de la plus petite parcelle de votre gloire. O mon âme, combien tu dois te réjouir en ton Dieu, qui t'aime tant, et qui te fait une grâce si grande, qu'en retour de quelques instants de souffrances il t'accorde un repos éternel ? Seigneur, si vous voyez qu'en si peu de temps j'ai pu mériter une si grande récompense, je me réjouis de mourir ; néanmoins je suis tout disposé à endurer les plus cruelles souffrances jusqu'à ma mort. Je sens - en effet en moi un courage supérieur à toutes les épreuves, après avoir reçu de vous une si magnifique espérance. Seigneur, qu'il soit donc fait de moi comme il vous plaît, comme le décidera votre volonté. »

A ce moment, entra le médecin apportant au prince de la nourriture, et toute la journée se passa sans nouvel incident. Après le coucher du soleil, l'Infant fut repris de sa diarrhée, puis il perdit connaissance et fut pris du délire. Le confesseur lui demanda comment il se trouvait. « Je m'en vais rapidement », répondit l'Infant. Le confesseur reprit : « Faites donc alors une confession générale de tous vos péchés. » Le prince la fit, en y joignant une attestation de sa foi, tenant les bras croisés, et se recommandant de la passion de Notre-Seigneur, des souffrances de la sainte Vierge et de tous les saints. Après avoir reçu l'indulgence plénière in articulo mortis, il se tourna sur son côté droit et dit : « Maintenant laissez-moi mourir. » Ce furent là ses dernières paroles, et sans secousse, sans mouvement du corps, il rendit à son Créateur son âme, qui devait aussitôt entrer dans la vie éternelle.

Tandis que l'Infant se trouvait à la dernière extrémité, on vint en toute hâte en avertir Lazaraquis, qui n'y fit pas plus d'attention que si on lui eût annoncé l'agonie du dernier des hommes. Néanmoins sa langue, menteuse d'ordinaire, ne put en cette circonstance se dispenser de faire l'éloge du prince, et il dit à son sujet, en présence de ses courtisans : « S'il peut y avoir quelque chose de bon en ces chiens de renégats chrétiens, ça se trouvait indubitablement en cet homme qui meurt en ce moment ; s'il avait été Maure, ses vertus l'auraient fait déclarer saint. Je sais qu'il n'a jamais menti : pour moi du moins, je n'ai jamais surpris en sa bouche aucun mensonge, et toutes les fois que j'ai envoyé voir, pendant la nuit, ce qu'il faisait, on l'a toujours trouvé à genoux et en prières. On dit même que, outre les autres vertus dont il brilla, il vécut dans la virginité et ne toucha jamais une femme. Assurément ses compatriotes ont commis un grand péché en le laissant ainsi mourir misérablement. » Ainsi parla cet homme, prouvant par là que les vertus de l'Infant étaient tellement certaines et manifestes, que ses ennemis eux-mêmes en étaient frappés ; de sorte que le prince pouvait dire avec le prophète : « Nos ennemis eux-mêmes rendent témoignage de nous ».

Comme l'Infant était mort au milieu de la nuit, les gardes firent enfermer dans la prison avec le cadavre le confesseur et le médecin, et les y laissèrent jusqu'au lendemain soir. On déposa alors le saint corps sur une planche et on le transporta à la maison de la Masmora. On prépara les cordes et tous les instruments nécessaires pour dégager le cadavre de ses chaînes, et l'on fit venir les familiers du prince de l'endroit où ils travaillaient, pour qu'ils pussent contempler une dernière fois leur maître. Les malheureux serviteurs, quoique encore en vie, ressemblaient cependant, on le conçoit facilement, plus à des cadavres qu'à des hommes, à cause des rudes travaux qu'on leur avait fait endurer. Ils se prosternèrent à la vue de leur maître, se frappèrent la tête sur le pavé, s'arrachèrent les cheveux et la barbe, se frappèrent les joues, et baisèrent avec frénésie les pieds et les mains du saint Infant. Ses membres étaient aussi flexibles que s'il eût été encore en vie, son visage resplendissait d'une joie angélique. Ses fidèles ne pouvaient absolument rien dire, la douleur et les sanglots embarrassaient leur langue ; quand ils recouvrèrent l'usage de la parole, ils s'écrièrent en versant un torrent de larmes :
« Il nous a donc quittés celui que nous avions pour père et pour maître ! Hélas ! avec lui s'en est allée toute notre force ; par cette mort s'est dissoute notre délicieuse petite société. Celui qui nous gardait s'est éloigné de nous ; aussi notre affliction est-elle à son comble. O maître, vous nous délivrez d'un lourd fardeau en échappant ainsi aux misères qui vous consumaient ; mais en même temps vous nous causez la plus vive douleur en nous abandonnant au milieu des périls de l'exil. Comment avez-vous pu quitter ceux que vous avez éduqués et gouvernés avec tant de soin, et que vous avez eus comme compagnons de toutes vos tribulations ? Désormais, il n'y a plus rien qui nous puisse procurer quelque jouissance. Souvenez-vous, Maître, combien souvent nous vous avons exhorté à prendre la fuite ! vous nous répondiez alors que vous ne consentiriez jamais, quand même vous le pourriez, à fuir tout seul, de peur d'exposer au péril le dernier d'entre nous ; et maintenant ce n'est pas le plus petit d'entre nous, c'est nous tous que vous avez abandonnés. La vue des souffrances que nous endurions à cause de vous vous affligeait tellement, que c'était là, disiez-vous, votre plus grand supplice. Vous ne disiez point cela par hypocrisie, pour nous retenir attachés à votre personne. Non, certes. Car en votre coeur généreux et fidèle jamais la moindre fausseté ne trouva place, et vous n'eussiez jamais consenti à tromper qui que ce fût. Nous en avons bien vu la preuve au siège de Tingi, quand on vous pria de passer sur les vaisseaux la première nuit, afin d'être en sécurité. Vous répondîtes que jamais :vous n'abandonneriez le camp, à moins que tous les autres n'en fissent autant, et que vous y resteriez avec le dernier des soldats, pour lui tenir compagnie dans la vie ou dans la mort.

« Comment donc n'avez-vous pas annoncé à vos compagnons désolés et abattus votre départ inattendu et clandestin ? Quel danger y avait-il à nous le manifester d'avance, puisque nous sommes retenus dans cette captivité ? Craigniez-vous par là d'augmenter notre propre chagrin ? Certainement non ; car vous étiez prêt à endurer n'importe quelle tribulation, vous qui vous étiez si courageusement livré aux mains des infidèles ; vous demeuriez au poste parce que vous le jugiez nécessaire pour sauver l'armée des chrétiens. Vous ne manquiez pas alors des moyens de vous échapper, puisque vous étiez, entre tant de princes, le général en second de l'armée et de la flotte, et que vous aviez autour de vous de bons soldats. Quand il s'agissait de livrer bataille, vous auriez pu vous soustraire au péril mais pour sauver les autres ; et pourtant on n'aurait point dû vous permettre de prendre tant de fatigues, vu l'état si débile de votre santé. La flamme de l'amour divin qui brûlait sans cesse dans votre coeur, ne pouvait en aucune façon être tempérée, elle ne vous permettait pas de vous soustraire à la moindre peine, à la moindre fatigue.

« Seigneur, si vous vous être livré comme otage pour sauver les fils des autres, comment se fait-il que vous ne sauvez pas maintenant ceux que vous appeliez vos propres enfants ? Si vous priiez Dieu de hâter votre mort, pourquoi ne lui avez-vous pas demandé également d'avancer la nôtre, afin d'emmener avec vous de malheureux orphelins, privés de tout, que vous aviez choisis pour vous consoler dans vos peines ? Si vous ne cessez de nous protéger spirituellement, comment laissez-vous temporellement vos serviteurs dans cet état misérable? Tous ceux qui vous haïssaient, nous haïssent également ; et ceux qui n'ont point eu pitié de vous, n'auront point pitié de nous à plus forte raison. O Dieu souverain, combien pénible fut pour nous ce désert à travers lequel vous nous avez conduits derrière cette colonne lumineuse qui n'a jamais dévié de la bonne et salutaire doctrine ; par laquelle vous nous avez soutenus au milieu de nos ennemis, et nous avez délivrés de tant de maux et de périls ! Pourquoi, avant de nous avoir rendu la liberté, nous laissez-vous engloutir dans cette vaste mer d'angoisses ? C'est nous plonger en effet dans la nuit la plus profonde que de nous priver de ce flambeau si lumineux. A l'aide de quelle boussole traverserons-nous maintenant ces ondes si dangereuses ? Sur quel phare fixerons-nous nos yeux ? D'où tirerons-nous la force et la générosité nécessaires pour supporter nos si épouvantables calamités ? Que sont devenues les récompenses qui nous étaient promises ? O Seigneur, avec quelle joie nous revenions le soir à cette prison, pour nous reposer de nos travaux en compagnie de notre maître, trouver auprès de lui un peu de repos, et lui montrer nos plaies qu'il pansait amoureusement ! Toutes nos espérances, tous nos biens, se sont convertis pour nous en deuil et en opprobre.

CHAP. XII. — Les infortunés domestiques n'étaient pas encore rassasiés de lamentations, quand se présentèrent à la porte de la maison où ils étaient prosternés des Maures porteurs d'un mandat de Lazaraquis. Dès le point du jour, aussitôt après avoir accompli sa prière du matin dans son Algema, situé hors de la vieille ville, Lazaraquis avait tenu conseil au sujet du cadavre de l'Infant. Comme il n'avait jamais cessé de le torturer durant sa vie, il cherchait maintenant le moyen de le persécuter le plus cruellement possible après sa mort. — Les Maures dirent alors aux domestiques du prince : « Mon maître vous ordonne d'ouvrir le ventre de votre roi, d'en tirer les entrailles et les intestins, et de remplir le corps avec le sel, le musc et le laurier sec que nous vous apportons. » Les domestiques virent bien qu'on leur parlait sérieusement, et que les infidèles voulaient obtenir du prince mort la rançon qu'ils n'avaient pu se procurer quand il était en vie. Ils demandèrent cependant dans quel dessein on ordonnait ainsi d'ouvrir le corps de leur maître, et les Maures répondirent que c'était pour le conserver jusqu'au jour où les engagements pris seraient remplis. Les familiers dirent alors : «Pour ce qui nous concerne, jamais nous ne consentirons à ouvrir de nos propres mains le corps de notre vénéré maître, nous sommes fermement décidés à souffrir plutôt la mort. » Les Maures reconnurent que leurs ordres n'étaient point raisonnables ; ils n'insistèrent pas et ne voulurent pas prolonger la torture de ces malheureux. Ils fermèrent donc derrière eux la porte de la chambre, en attendant que vînt quelque autre chrétien que l'on pût charger de la besogne.

Tous recommencèrent alors leurs lamentations, reprochant aux Maures d'avoir si inhumainement fait mourir un prince si innocent, si bon, en échange duquel ils auraient reçu une forte rançon, s'ils avaient su le conserver. « Votre irréflexion grossière vous a fait perdre cet avantage ; car vous n'avez plus rien à espérer de nous ; tout ce que vous pouvez, c'est de continuer sur nous les effets de la cruauté dont notre prince a été la première victime ». Puis ils ajoutèrent : « O seigneurs Infants, si jusqu'à présent vous avez fermé l'oreille aux humbles supplications que nous vous adressions, en vous faisant le tableau des misères de votre malheureux frère, maintenant au moins vous ne pouvez laisser passer les avanies au milieu desquelles il est mort. O digne et honorable réputation que nos pères ont conquise au prix de tant de travaux ! Et vous qui êtes maintenant en vie, vous faites peu de cas de laisser souiller le livre glorieux où sont inscrits vos noms ? O vous tous qui avez passé par les camps, qui avez sans hésiter offert vos biens et vos propriétés pour conserver la vie ; au nom de Dieu ne vous montrez pas ingrats à l'égard de celui qui vous a procuré le moyen de la conserver ; qui a tendu le bras pour vous, et s'est livré entre les mains de ses ennemis qui étaient les vôtres. »

Mais comment rapporter toutes les paroles que leur inspirait leur affliction ? Ils se mirent alors à genoux, et arrachèrent les chaînes des jambes de leur maître. Ils les enlacèrent autour de son corps, dans la vertu duquel ils espéraient trouver secours et refuge.

Sur ces entrefaites, on amena un chrétien, originaire de Béja (ou Julia, comme disaient les anciens), qui ouvrit le corps de l'Infant, et les familiers du prince recueillirent avec soin les entrailles et les conservèrent religieusement. Après cela on chassa dehors les domestiques et on leur fit reprendre leurs travaux, encore que le jour fût très avancé. Bientôt arrivèrent des captifs chrétiens avec des herbes, dont on devait emplir le corps vidé. Cela fait, ils étendirent le cadavre sur une planche, et le portèrent hors de la porte de la cité, et là, attachant une corde aux jambes, ils suspendirent le corps, la tête en bas, aux créneaux de la muraille. Les chrétiens furent alors reconduits en prison. Quand les familiers apprirent cette nouvelle, ils en ressentirent une douleur aussi vive que si on les avait suspendus tous eux-mêmes autour de leur maître. Ils rentrèrent dans les bâtiments de la Masmora, où ils gisaient séparés des autres captifs. On leur, laissa le temps de souper avant de les faire rentrer dans leur cachot.

Ils prirent alors les intestins, le coeur et les autres viscères de l'Infant qu'ils avaient conservés dans un plateau de terre, et les saturèrent de sel. Ils les déposèrent ensuite dans une petite fosse creusée à l'angle de la maison, et les recouvrirent soigneusement. Dix jours après, ils disposèrent sur l'emplacement de la fosse quelques planches en forme de monument, le recouvrirent d'un tapis et placèrent au sommet une croix blanche. En faisant quelques largesses aux geôliers, ils obtenaient la permission de s'y rendre le soir, en revenant de leur travail : ils récitaient alors, en union avec le clerc, l'office des morts. Les jours ordinaires, ils ne disaient qu'un nocturne et trois leçons; les dimanches et les jours de fêtes, ils récitaient les trois nocturnes et neuf leçons. Ils se servaient, dans ces circonstances; d'encens, de cierges et d'eau bénite. Ils continuèrent ainsi pendant dix mois, jusqu'à l'époque où ils furent mêlés aux autres captifs et où fut détruit le monument. Les familiers réussirent à déterrer secrètement les reliques du prince et à les déposer en un autre lieu où elles demeurèrent jusqu'au jour où fut racheté Jean Alvarez, l'auteur de la présente chronique.

C'était un jeudi, sur le soir, que fut suspendu comme nous l'avons dit le corps de l'Infant. Le lendemain, vendredi, Lazaraquis ordonna au roi de se parer de ses plus beaux ornements pour aller prier du côté de l'Algema Alcori qui se trouve dans la vieille ville.

En même temps il fit convoquer par le héraut toute la ville à venir jouir du spectacle. Aussi, quand les captifs sortirent de la prison pour aller au travail, il était impossible de les protéger contre cette populace compacte qui affluait de toutes parts et couvrait la plaine. A l'intérieur et à l'extérieur des murs, dans les tours et les retranchements, partout abondait la foule. Il ne suffisait pas à ces forcenés de rassasier leurs yeux par la vue de  ce corps déshonoré ; ils voulaient en outre se venger sur lui, en lui jetant des pierres et des mottes de terre. Quelques-uns crachaient dans sa direction, et se répandaient en outrages de toutes sortes : « Voilà, s'écriaient-ils, le roi des renégats qui sont venus faire la guerre aux Maures, amis de Dieu. O nation stupide, qui ne sait pas se contenter de son pays, mais voudrait accaparer celui des autres ! ». D'autres disaient : « Ces hommes qui venaient déclarer la guerre à une nation qui ne leur avait fait aucun tort, comment ne sont-ils pas venus tirer leur roi de sa captivité? Pourquoi le roi et Lazaraquis (que Dieu les ait sous sa garde) n'ont-ils pas ordonné de traîner ce cadavre par les rues de la ville, de nous le donner à lapider ? nous aurions exterminé complètement cette race maudite de la surface de la terre ; et alors ces chiens de chrétiens seraient venus venger leurs parents. »

Cependant le roi chevauchait en compagnie de Lazaraquis et de ses préfets, et entouré de toute sa cour qu'on appelle Mazagania : le cortège s'achemina vers le lieu de la prière. Quand ils passèrent près de l'endroit où était suspendu le Cadavre, on cria à tous les assistants de s'humilier devant leur roi. Tous aussitôt se courbèrent vers la terre en chantant leur hymne accoutumé et disant : « Que Dieu conserve notre roi et seigneur Aldelab, que l'âme de son père et celles de ses aïeux obtiennent un bon paradis ». Et ils donnaient à leur roi les épithètes de vertueux, de destructeur de la loi chrétienne. Dans l'après-midi, toute la foule revint pour assister à un tournoi donné en face du cadavre du prince, et la fête dura jusqu'à la nuit. L'Infant demeura ainsi suspendu pendant quatre jours, jusqu'au soir du lundi. Ils ordonnèrent alors aux familiers de déposer le corps dans un cercueil de bois, qu'ils suspendirent à découvert comme ils avaient fait pour le cadavre ; puis ils posèrent deux planches sur la muraille, et déposèrent dessus le cercueil, tout près de la porte Zalabenzala. Il demeura là longtemps, et le Seigneur opéra par lui beaucoup de miracles.

Le nom de l'Infant était tellement odieux aux Maures, et ses familiers étaient si durement traités, que les chrétiens eux mimes les méprisaient et les outrageaient. Du vivant de leur Maître, les chrétiens venaient les soulager clans leurs travaux, et leur offraient leurs services ; mais peu à peu ils se retirèrent sous tel ou tel prétexte qu'ils inventaient, disant, par exemple, qu'ils avaient, eux aussi, leur besogne à faire. Venait-on à leur demander s'ils étaient, partisans de ce chrétien qui était suspendu sur la muraille, ils affirmaient impudemment que non. Les domestiques du prince étaient donc bafoués par tous ; aussi n'osaient-ils plus se produire en public, ou prendre la: parole au milieu. des autres chrétiens.

Peu après Lazaraquis alla même jusqu'à leur déclarer que jamais il ne consentirait à les céder pour une rançon et qu'il voulait que tous mourussent dans les fers. Ainsi donc ceux qui tout d'abord avaient été distingués des autres captifs, pour la prison, la nourriture et le travail, furent désormais mis sur le même pied que les autres, ravalés même au rang des bêtes de somme, indistinctement employés aux travaux les plus vils. Ils avaient l'entretien de 350 bêtes de somme, et n'étaient en tout que 46 esclaves, chrétiens. Mais laissons de côté les fatigues qu'ils eurent à endurer et les maladies à supporter. li est remarquable que, tant que vécut l'Infant, aucun d'eux ne mourut, aucun ne fut même malade ; or, douze jours après la mort du prince, décédèrent successivement Didace Delgado, Jean de Luna, le maître Martin et, Jean Laurent. Parmi les survivants, les uns demeurèrent en bonne santé, les autres échappèrent de maladies graves et dangereuses.

Comme les mauvais traitements de Lazaraquis causèrent la mort du prince et de ses familiers, je vais rapporter ici ce qui arriva à cet homme barbare, tandis qu'il assiégeait Arsilla, gouvernée alors par Bubuquer, fils de Zalabenzala. Parmi les captifs chrétiens que les Maures avaient pris pour le service de l'armée, l'un d'eux réussit à s'enfuir et gagner Septa. Lorsque le lendemain les Maures ne le trouvèrent plus, ils en avertirent Lazaraquis, qui fit amener en sa présence tous les captifs, et ordonna d'arracher tous les poils de la barbe à celui qui avait dormi le plus près du fugitif ; puis, faisant emmener ce captif, avec un autre qui avait osé invoquer. sainte Marie de la Guadeloupe pendant une bastonnade qu'on lui administrait, il les fit égorger tous deux sur le rivage de la mer. Le lendemain, le chrétien fugitif ayant été repris, Lazaraquis lui fit percer les nerfs des pieds, puis passer une corde dans le trou et traîner tout autour du camp. Le soir venu, on étendit le malheureux sur une croix en forme d'épée ou de croix dé Saint-André, on lui perça les mains avec des clous, et on dressa la croix de façon que le patient eût la tête en bas. Ils le laissèrent dans cette situation pendant la nuit, et le lendemain matin on trouva qu'il était mort d'un coup de lance qui lui avait transpercé le coeur.
Comme Dieu punit sévèrement le crime de cruauté, qu'il ne peut en aucune façon souffrir, il arriva que ce misérable Lazaraquis tomba dans un piège qu'il avait tendu à un autre. Il avait formé le projet d'enlever à Abdemunnène la ville de Graceloy qu il gouvernait; mais ses ruses furent découvertes, et lui retombèrent sur la tête. Feignant de se rendre à Cafilet, mais ayant intérieurement l'intention de surprendre Graceloy, Lazaraquis chercha à embaucher, pour marcher à sa suite, plusieurs Arabes qui avaient promis précédemment à Abdemunnene de tuer le même Lazaraquis, et auxquels Abdemunuéne avait adjoint deux Éthiopiens pour faire le coup. Ces Éthiopiens, se tenant cachés dans la tente des Arabes, le jetèrent sur Lazaraquis au moment où il déjeunait en pleine sécurité et le massacrèrent horriblement. C'est ainsi que ce misérable reçut là récompense de ses crimes. Je laissé au lecteur à juger, d'après ce qu'on a rapporté de la vie, du caractère et des moeurs de cet homme, au sein de quelle joie peut se trouver actuellement son âme.

Chap. XIII. -Quand, cinq jours après sa mort, on déposa le corps du saint Infant dans le cercueil, on trouva ses membres aussi flexibles que s'il eût été vivant, et il n'exhalait pas la moindre mauvaise odeur. Les familiers lui disposèrent les bras en forme de croix, et le déposèrent sur une couche de laurier vert qu'ils avaient étendue au fond du cercueil. Une remarque digne d'admiration, c'est que les oiseaux qui avaient l'habitude de venir en très grand nombre dormir sur les créneaux de la muraille, ainsi que l'indiquait la masse d'excréments, n'y re-vinrent plus dès que le cercueil y fut posé, et laissèrent désormais absolument net l'emplacement du corps, plus la longueur d'une aune aux deux extrémités. Tout le monde: remarqua le fait, et l'admira, le considérant comme une marque de révérence de la part de ces animaux pour les reliques du saint.

Les vigies et les circateurs nocturnes voyaient, à certains jours de la semaine, le cercueil entouré d'une lumière si éclatante, qu'ils ne pouvaient la fixer, ni découvrir d'où elle jaillissait.

Un renégat originaire d'Oliventia, se trouvant hors de la ville, aperçut cette même clarté, et il vit au centre une colombe à visage d'homme, qu'il reconnut facilement pour être celui de l'Infant ; car il lui avait souvent parlé durant sa vie. Cet apostat affirma lui-même qu'en apercevant l'Infant au sein d'une si grande gloire, il se sentit poussé à fléchir les genoux devant lui, et à le conjurer de le ramener dans la voie du salut ; et que l'Infant, détournant de lui la tête, lui dit : Retourne au chemin que tu as abandonné. L'apostat fut alors saisi par le sommeil, et dormit en ce lieu jusqu'au lendemain matin.

Un Maure de Barbarie, s'étant pris de querelle avec un de ses compatriotes, reçut deux blessures, l'une à la tête et l'autre à l'épaule. II vint alors à Fez pour déposer sa plainte au tribunal du juge ; mais quand il arriva, les portes étaient fermées. Il s'étendit alors au pied du mur, juste au-dessous du cercueil ; mais il ignorait la présence de ce cadavre et n'y pensait nullement. Le lendemain il entra dans la ville dès que la porte fut ouverte, et se présenta au juge ; mais lorsqu'il enleva son turban pour montrer sa blessure, il ne trouva plus rien, pas même une cicatrice ; la blessure de l'épaule avait également complètement disparu. Comme on lui demandait l'explication d'un tel prodige, il répondit qu'il avait tout simplement dormi sous le cercueil de la muraille.

On lui ordonna aussitôt de se taire. Beaucoup de Maures qui avaient entendu raconter ce miracle disaient qu'il n'avait pu s'opérer que parce que l'Infant, au moment de sa mort, avait éprouvé le désir d'embrasser la religion mauresque.

Il est hors de doute que beaucoup d'infirmes et de fébricitants recouvrèrent la santé en touchant la terre imbibée d'une liqueur qui suintait du cercueil. Cette terre guérit également grand nombre de boeufs ou d'autres animaux malades. Aussi il arriva bientôt qu'une fosse énorme fut creusée à l'endroit où l'on prenait cette terre. Ces miracles s'opéraient quand le corps du saint se trouvait encore à Fez ; mais comme la terre miraculeuse se trouve au même endroit, je pense que les guérisons se produisent encore actuellement.

Un religieux franciscain, nommé Fr. Gonsalve, confessant dans l'église de Saint-Jacques de Septa un clerc qui revenait du jubilé de Rome et était atteint d'une maladie mortelle, lui dit d'avoir confiance dans les mérites du saint Infant Ferdinand, qui avait souffert toutes sortes de maux chez les Maures, et était mort pour la foi catholique. Quand le Fr. Gonsalve se fut retiré, le clerc, se souvenant du conseil qui venait de lui être donné, invoqua le saint avec une grande dévotion, et sa guérison se produisit aussitôt. Il se leva alors, vint au monastère où il trouva le Fr. Gonsalve en prière, et lui raconta le miracle dont il venait d'être l'objet.

Il y avait à Lisbonne un brave homme malade qui n'avait personne pour se faire soigner. Ayant entendu un frère prêcheur, le Fr. Rodrigue, racontant tout ce que l'Infant avait souffert chez les infidèles, il conçut pour ce bienheureux une telle confiance que, avant de se mettre au lit, il se recommanda dévotement à lui, et s'endormit ensuite. Le lendemain matin, il était en aussi bonne santé que s'il n'eût jamais éprouvé la moindre indisposition. Lorsque, le vendredi suivant, le Fr. Rodrigue revint prêcher, le miraculé, qui était son pénitent, lui raconta le fait, et le dominicain s'empressa de le publier en chaire.

Le premier juin de l'année 1451, Jean Alvarez aborda au port de Saint-Irénée, où se trouvait alors le roi Don Alphonse V, neveu du saint Infant. Il apportait avec lui le coeur, les viscères et les intestins tirés du corps du bienheureux, et enfermés dans une boite recouverte à l'intérieur et à l'extérieur de damas noir, avec bandes et bordures d'or Le roi ordonna à Jean Alvarez et à Jean Ruiz, frère de lait du saint, de porter ces reliques au monastère de Saint-Dominique de la Bataille, élevé en mémoire de Notre-Dame de la Victoire, là où se trouvaient les tombeaux du Bienheureux et de ses deux frères infants, dans une chapelle royale, somptueusement construite par Don Jean, de bonne mémoire, et la reine Dona Philippa, qui étaient les parents du saint. Tandis qu'ils se rendaient, ils rencontrèrent à Bomar l'infant Henri, grand maître de l'ordre des chevaliers du Christ, frère du bienheureux, qui avait un autre but de voyage, mais qui fit rebrousser chemin à sa cavalerie, dès qu'il aperçut le cortège, et l'accompagna jusqu'au monastère. Il veilla à ce que les reliques y fussent déposées le plus honorablement possible, sur l'autel de son tombeau, entre de nombreux cierges et flambeaux. Il fit immédiatement chanter matines et la messe votive de plusieurs martyrs avant l'aurore. Ceci se passait un jeudi, 9 du mois de juin.

Quand la messe fut terminée; on organisa une procession solennelle, et Jean Alvarez, ouvrant la châsse, montra les reliques à toute la multitude. Puis la châsse fut refermée et Jean Alvarez en remit la clef à l'infant Henri, qui la confia au prieur du monastère de la Bataillé. Le sépulcre fut ouvert ; alors l'infant se prosterna devant les reliques, et, sa prière terminée, il prit la châsse dans ses mains, et la porta pendant toute la procession. Au retour, il descendit les reliques dans le sépulcre et les déposa sur un piédestal recouvert de soie rouge. Avant de se retirer, l'infant s'agenouilla de nouveau devant les reliques, et les baisa respectueusement ensuite il ordonna de refermer le sépulcre. Pendant la cérémonie, le peuple qui assistait à la procession chantait le répons des martyrs Posuerunt mortalia servorum tuorum escas volatilibus caeli, carnes sanctorum tuerum bestiis terrae. Effuderuntsanguinem sanctorum tuorum tanquam aquam in circuitu Jerusalem, et non erat qui sepeliret, avec le verset et l'oraison des Martyrs. Enfin, l'infant Henri ordonna que tous les jours on chantât à ses frais une messe sur l'autel du tombeau de son frère, jusqu'à l'époque où le roi fonderait en ce lieu même une chapellenie en mémoire de ce vertueux prince.

Au lieu appelé Pernès, la femme d'un potier souffrait à la main d'une énorme grosseur; le mal croissait si fort que la pauvre femme en perdait presque la tête et ne pouvait pas vaquer à ses occupations ordinaires. Comme la malheureuse se plaignait, en versant des larmes, à Béatrix Canés, femme d'Alphonse Rébeiro, et lui demandait si elle connaissait quelque remède, la dame lui recommanda de s'adresser avec une grande dévotion à l'Infant Ferdinand, lui certifiant que si elle faisait ainsi, elle obtiendrait certainement du secours du Seigneur. La femme retourna aussitôt chez elle, se jeta à genoux, et invoquant le saint avec larmes, elle promit d'offrir à l'église, en son honneur, un pain et un cierge, si elle obtenait sa guérison. Le lendemain matin, la tumeur avait complètement disparu, sans laisser la moindre trace,

La même Béatrix attesta que, à une époque où le blé était très cher, elle en avait reçu quelques mesures du cellérier pour la nourriture de son mari. Elle se dit alors que, pour l'honneur du saint Infant, auquel elle avait recours dans toutes ses nécessités, elle voulait tirer deux mesures et demie de ce froment pour en faire l'aumône aux pauvres. Elle mesura tout ce qu'elle avait, et quand elle eut retiré les deux mesures et demie qu'elle voulait donner, il ne lui restait plus qu'une mesure pour son usage. Quand elle eut distribué aux pauvres le susdit froment, elle voulut de nouveau mesurer ce qui lui restait, et elle trouva qu'il s'était multiplié et qu'il y en avait deux mesures et demie.

Elle racontait d'autres faveurs que lui avait procurées sa grande dévotion an saint Infant je ne les rapporterai pas ici parce qu'elles sont de moindre importance.

— Depuis le temps où l’Infant se livra aux mains des barbares jusqu'à sa mort, six ans se passèrent: Des neuf serviteurs qu'il prit alors avec lui, voici ceux qui moururent en captivité : le maître Martin, son médecin Ferdinand de Gilles, intendant de son vestiaire; Jean Laurent, spn maître d'hôtel ; Jean de Luna, son panetier ; Christophe de Luviza, son lecteur. Jean Alvarez, son secrétaire, fut échangé, par l'ordre de l'infant Pierre, contre un Maure appelé Faqui Guisnaym ; Jean Vaz, son cuisinier, contre un Maure appelé Abdelaa, que possédait Jean de Lisbonne : ces deux domestiques du prince Ferdinand revinrent en Portugal en Tannée 1448. Dans la suite, Jean Alvarez se rendit à Septa et à Arsilhi avec la rançon que l'on réclamait pour Jean Ruiz, frère de lait de l'Infant, et Pierre Vaas, son chapelain, et il les ramena en l'année 1450. On donna pour Jean Ruiz huit Maures, et deux autres, ainsi qu'une Mauresque, pour le chapelain Pierre Vaas.

LES MARTYRS. TOME V  LE MOYEN-AGE Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines du christianisme jusqu'au XXe siècle Traduites et publiées Par le R. P. Dom H. LECLERCQ. Moine bénédictin de Saint Michel de Farnborough. Imprimi potest. FR. FERDINANDUS CABROL, Abbas Sancti Michaelis de Farnborough. Die 20 Februarii 1906. Imprimatur Pictavii, 25 Februarii 1906. + HENRICUS, Ep. Pictaviensis. Paris 1906 AU R. P. Gustave ARGAND S. J. Dignitas amicorum pie zeses

SOURCE : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/martyrs/martyrs0005.htm#_Toc90636580

Blessed Ferdinand of Portugal M (AC)

(also known as Ferdinand the Constant, the Standard-Bearer, or el Abanderado)

Born at Santarem, Portugal, in September 29, 1402; died in Fez, on June 5, 1443; cultus approved in 1470. Ferdinand, son of King John I of Portugal and his queen, Philippa, daughter of John of Gaunt, was unusually pious for a prince in that age. His devout nature led him into religious life, yet he refused a cardinalate from Pope Eugene IV. He became master general of the military order of Aviz (originally the New Militia to Fight the Moors), an order dependent on Cîteaux. In this capacity he led an expedition with his brother, Henry the Navigator, against the Moors in northern Africa. Portugal was defeated at Tangier. Henry escaped, but Ferdinand was captured and maltreated when his brother, King Edward, refused to ransom him with the stronghold of Ceuta. He endured his imprisonment at Arzilla for five years without complaint and finally succumbed to neglect at Fez the following year. When he died his body was hung from the prison walls. The moniker, "the Constant," is derived from the name of one of the most popular tragedies, El Principe Constante by Pedro Calderón, of which he is the hero (Benedictines, Delaney).


SOURCE : http://www.saintpatrickdc.org/ss/0605.shtml


Blessed Ferdinand

Prince of Portugal, b. in Portugal, 29 September, 1402; d. at Fez, in Morocco, 5 June, 1443. He was one of five sons, his mother being Philippa, daughter of John of Gaunt, Duke of Lancaster, and his father King John I, known in history for his victories over the Moors and in particular for his conquest of Ceuta, a powerful Moorish stronghold, and his establishment of an episcopal see within its walls. In early life Ferdinand suffered much from sickness, but bodily weakness did not hinder his growth in spirit, and even in his boyhood and youth he gave evidence of remarkable qualities of soul and intellect. With great strength of character and a keen sense of justice and order he combined an innocence, gentleness, and charity which excited the wonder of the royal court. He had a special predilection for prayer and for the ceremonies and devotions of the Church. After his fourteenth year he recited daily the canonical hours, rising at midnight for Matins. Always severe with himself, he was abstemious in his diet and fasted on Saturdays and on the eves of the feasts of the Church. He cared for the spiritual as well as the corporal necessities of his domestics, while his solicitude for the poor and oppressed was unbounded. His generosity towards the monasteries was impelled by his desire to share in their prayers and good works. He had himself enrolled for the same reason in all the pious congregations of the kingdom.


Upon the death of his father in 1433, his brother Edward (Duarte) ascended the throne, while he himself received but a small inheritance. It was then that he was induced to accept the grand-mastership of Aviz, in order that he might be better able to help the poor. As he was not a cleric, his brother, the king, obtained for him the necessary papal dispensation. The fame of his charity went abroad, and Pope Eugene IV, through the papal legate, offered him the cardinal's hat. This he refused, not wishing, as he declared, to burden his conscience.

Though living a life of great sanctity in the midst of the court, Ferdinand was not a mere recluse. He was also a man of action, and in his boyhood his soul was stirred by the heroic campaign against Ceuta. His mother, the queen, had nurtured the martial spirit of her sons, and it is even said that on her deathbed she gave them each a sword, charging them to use it in defence of widows, orphans, and their country, and in particular against unbelievers. An opportunity soon presented itself. In 1437 Edward planned an expedition against the Moors in Africa and placed his brothers Henry and Ferdinand in command. They set sail 22 Aug., 1437, and four days later arrived at Ceuta. During the voyage Ferdinand became dangerously ill, in consequence of an abcess and fever which he had concealed before the departure, in order not to delay the fleet. Through some mismanagement the Portuguese numbered only 6000 men, instead of 14,000, as ordered by the king. Though advised to wait for reinforcements, the two princes, impatient for the fray, advanced towards Tangiers, to which they lay siege. Ferdinand recovered slowly, but was not able to take part in the first battle.

The Portuguese fought bravely against great odds, but were finally compelled to make terms with the enemy, agreeing to restore Ceuta in return for a safe passage to their vessels. The Moors likewise demanded that one of the princes be delivered into their hands as a hostage for the delivery of the city. Ferdinand offered himself for the dangerous post, and with a few faithful followers, including João Alvarez, his secretary and later his biographer, began a painful captivity which ended only with his death. He was first brought to Arsilla by Salà ben Salà, the Moorish ameer. In spite of sickness and bodily sufferings, he continued all his devotions and showed great charity towards his Christian fellow-captives. Henry at first repaired to Ceuta, where he was joined by his brother John. Realizing that it would be difficult to obtain the royal consent to the restoration of the fortress, they proposed to exchange their brother for the son of Salà ben Salà, whom Henry held as a hostage. The Moor scornfully rejected the proposal, and both returned to Portugal to devise means of setting the prince free. Though his position was perilous in the extreme, the Portuguese Cortes refused to surrender Ceuta, not only on account of the treachery of the Moors, but because the place had cost them so dearly and might serve as a point of departure for future conquests. It was resolved to ransom him if possible. Salà ben Salà refused all offers, his purpose being to recover his former seat of government.
Various attempts were made to free the prince, but all proved futile and only served to make his lot more unbearable. On 25 May, 1438, he was sent to Fez and handed over to the cruel Lazurac, the king's vizier. He was first condemned to a dark dungeon and, after some months of imprisonment, was compelled to work like a slave in the royal gardens and stables. Amid insult and misery Ferdinand never lost patience. Though often urged to seek safety in flight, he refused to abandon his companions and grieved more for their sufferings, of which he considered himself the cause, than for his own. His treatment of his persecutors was respectful and dignified, but he would not descend to flattery to obtain any alleviation of his sufferings. During the last fifteen months of his life he was confined alone in a dark dungeon with a block of wood for his pillow and the stone floor for a bed. He spent most of his time in prayer and in preparation for death, which his rapidly failing health warned him was near at hand. In May, 1443, he was stricken with the fatal disease to which he finally succumbed. His persecutors refused to change his loathsome abode, although they allowed a physician and a few faithful friends to attend him. On the evening of 5 June, after making a general confession and a profession of faith, he peacefully gave up his soul to God. During the day he had confided to his confessor, who frequently visited him, that the Blessed Virgin with St. John and the Archangel Michael had appeared to him in a vision. Lazurac ordered the body of the prince to be opened and the vital organs removed, and then caused it to be suspended head downwards for four days on the walls of Fez. Nevertheless he was compelled to pay tribute to the constancy, innocence, and spirit of prayer of his royal victim. Of Ferdinand's companions, four shortly afterwards followed him to the grave, one joined the ranks of the Moors, and the others regained their liberty after Lazurac's death. One of the latter, João Alvarez, his secretary and biographer, carried his heart to Portugal in 1451, and in 1473 his body was brought to Portugal, and laid to rest in the royal vault at Batalha amid imposing ceremonies.

Prince Ferdinand has ever been held in great veneration by the Portuguese on account of his saintly life and devotion to country. Miracles are said to have been wrought at his intercession, and in 1470 he was beatified by Paul II. Our chief authority for the details of his life is João Alvarez, already referred to. Calderon made him a hero of one of his most remarkable dramas, "El Principe Constante y Mártir de Portugal".

Sources

     ALVAREZ, in Acta SS., June, I; OLFERS, Leben des standhaften Prinzen (Berlin, 1827); DUNHAM, History of Spain and Portugal (New York), III.

Brock, Henry. "Blessed Ferdinand." The Catholic Encyclopedia. Vol. 6. New York: Robert Appleton Company, 1909. 5 Jun. 2016 <http://www.newadvent.org/cathen/06039c.htm>.

Transcription. This article was transcribed for New Advent by WGKofron. In memory of Fr. John Hilkert, Akron, Ohio — Fidelis servus et prudens, quem constituit Dominus super familiam suam.

Ecclesiastical approbation. Nihil Obstat. September 1, 1909. Remy Lafort, Censor. Imprimatur. +John M. Farley, Archbishop of New York.



Blessed Ferdinand of Portugal

Also known as
  • Ferdinand the Constant
  • Ferdinand the Prince
Profile

A prince, the son of King John I of Portugal. He grew up in the royal court, but spent his free time in prayer and helping the poor. Though a layman, he was offered a cardinalate by Pope Eugene IV; he declined. In 1437, with his brother Henry, he commanded an expedition to Morocco against the Moors. The Portuguese were defeated at Tangiers; Ferdinand offered himself as a hostage to secure the cession of Ceuta to the Moors. Ferdinand was thrown into a dungeon at Fez, Morroco where he survived five years of abuse and torture. The writer Calderon made him the hero of the drama, “El Principe Constante.”

Born


Beato Ferdinando (Fernando) del Portogallo Principe


Santarém, Portogallo, 29 settembre 1402 - Fez, 15 giugno 1443

Chiamato anche l'"infante santo", il "principe perfetto", il "principe costante", l'"abanderado" (= alfiere), nacque a Santarém il 29 settembre 1402 dal re del Portogallo Giovanni I. Sua madre, Filippa di Lancaster, lo educò molto piamente: molto austero con se stesso, ebbe un delicato senso della giustizia sociale unito ad una gran compassione verso gli schiavi, i naviganti e i malati, che soccorreva con abbondanti elemosine e facendo celebrare per essi sante Messe. A motivo della sua povertà, fu costretto dai fratelli ad accettare il titolo di gran maestro dell'Ordine monastico-militare di Avis, conferitogli da Eugenio IV nel 1434, ma rifiutò umilmente il cardinalato offertogli dallo stesso papa.

Benché febbricitante, il 22 agosto 1437 partì, insieme col fratello Enrico il Navigatore, alla testa di un esercito di settemila uomini, alla conquista di Tangeri. Sopraffatti, nel mese di ott. furono costretti a togliere l'assedio e ad accettare le condizioni loro imposte, tra cui la promessa di restituire Ceuta. Ferdinando e dodici uomini del suo seguito, tra i quali il suo segretario Giovanni (Joao) Alvares, che scrisse una dettagliata relazione della santa vita e prigionia del principe, restarono come ostaggi. Ferdinando fu portato da Tangeri alla vicina città di Arzila, dove rimase sette mesi. Rifiutata dalle Cortes portoghesi la restituzione di Ceuta, nel maggio 1438 i Mori lo trasferirono a Fez, dove fu ridotto alla condizione di schiavo in catene, costretto ai lavori più duri e umilianti. Le trattative per il suo riscatto fallirono ripetutamente per le esorbitanti pretese del sultano di Fez e del suo crudele vizir. Debilitato dalle privazioni, si ammalò di dissenteria e si spense rapidamente il 15 giugno 1443, confortato dagli ultimi sacramenti e ricreato da visioni celestiali.


La Chiesa Cattolica festeggia il 15 giugno il principe  portoghese Fernando, figlio minore del re Giovanni I del Portogallo e della principessa Filippa di Lancaster , nato nel giorno della festa dell’Arcangelo Michele il 29 settembre nel 1402 a Santarem. Crebbe austero e pietoso, particolarmente interessato alla sorte dei cristiani fatti schiavi dai mussulmani. Li soccorreva come poteva e finì col privarsi anche di ogni sua rendita finanziaria pur di riscattarli. Nel 1434 divenne Gran Maestro dell’ordine monastico e militare di Avis e con tali carica intraprese, insieme a suo fratello Enrico il Navigatore, una crociata alla riconquista di Tangeri con settemila militari cristiani contro i mori in Nordafrica, partendo da Lisbona. Alla testa di un esercito di  uomini valorosi e con il sacrosanto entusiasmo di crociata, Fernando attaccò Tangeri il 13 settembre 1437. I crociati furono però presto costretti a rinunciare all’assedio e accerchiato a sua volta dai rinforzi mussulmani dovette capitolare. Furono poste loro dure condizioni, fra cui l’impegno di riconsegnare la città di Ceuta , già presa dai crociati nel 1415 e la garanzia di Fernando come ostaggio. Fernando, insieme ad altri 12 compagni, fra cui anche il suo segretario e futuro biografo J. , fu preso quindi come ostaggio e condannato a vergognosi e duri lavori forzati, prima a Tangeri e dopo a Fez. Invano si cercò di riscattarlo perché il sultano islamico chiedeva cifre economiche talmente esorbitanti che la Corona portoghese non poteva assolutamente pagare. Nei seguenti cinque anni di prigione, che finirono il 5 giugno 1443 con la sua morte, Fernando ricevette, grazie alle visioni celesti, la forza soprannaturale per resistere e morire eroicamente di dissenteria. Il suo corpo, con la crudeltà tipica dei mori mussulmani, fu sviscerato e appeso per i piedi alle mura della città.

J. Alvarez  raccontò nella biografia, che questo nobile principe, durante la sua ultima confessione, gli aveva confidato che gli era apparsa la Beatissima Vergine Maria in compagnia di angeli; lui si era inginocchiato davanti a lei e aveva sentito, in maniera chiara ed inconfondibile, come un angelo della schiera di Maria le rivolse la seguente preghiera: “Ti prego ferventemente, Regina, prenditi cura di questo tuo servo, che ti ha servito con tutte queste sofferenze e che ti ha venerato con tanto amore! Guarda da quanto tempo è afflitto! Chiedi a tuo figlio, che ponga fine alle sofferenze che toccò sopportare a Fernando! Porto a te, Regina, le mie preghiere per lui, perché mi è stato affidato sin dalla sua nascita il 29 settembre 1402. Che sia di tuo gradimento portarlo via con noi!” “Quando io” - continuò a raccontare il coraggioso principe al suo segretario Alvarez - “ebbi appreso questo, rivolsi lo sguardo a chi stava parlando e vidi che portava in una mano una fiaccola e nell’altra una croce nella forma con cui i cristiani usano raffigurare l’Arcangelo Michele e compresi che fu proprio lui, Dio, che, grazie a questi simboli, mi fece riconoscere. Così il valoroso principe Fernando incontrò, alla fine della sua vita, “l’angelo del Portogallo”.

Quando il segretario e biografo di Fernando, Alvarez, fu liberato nel 1451 dalla prigionia, portò con sé in Portogallo il cuore dell’ eroe morto. Nel 1463 anche la salma del beato Fernando, la cui venerazione fu esplicitamente permessa in un breviario da Papa Paolo II, fu portata nella patria portoghese e sepolta nella meravigliosa chiesa del monastero di Bethala vicino a Leira nelle vicinanze di Fatima. A Fatima l’angelo del Portogallo, apparso a Fernando in fin di vita, si mostrò in seguito anche ai tre pastorelli Lucia, Francisco e Giacinta.

Bisogna ancora aggiungere, che il grande poeta spagnolo Calderòn de la Barca nel suo dramma “ Il principe costante”, uno dei suoi più bei drammi, esaltò il beato Fernando, descrivendo le sue sofferenze e la sua morte come segue: “Fernando potrebbe venir liberato dalla prigionia moresca se consegnasse la città cristiana di Ceuta come prezzo del riscatto. Egli sostiene di non potersi assumere la responsabilità, di far cadere nelle mani dei mori chiese e persone cristiane.

Né promesse né minacce possono cambiare la sua posizione. Preferisce vivere piuttosto tutti gli orrori della prigionia, schiavitù, carcere, torture e morte anziché agire contro la sua fede. “Perché Lui è il sole che brilla, / perché Lui è la luce che mi illumina.” La vita dell’aldilà nella comunità degli angeli e dei santi, è una tale certezza per Fernando, che rinuncia volentieri alla vita terrestre pur di ottenere quella eterna. Ringrazia il re dei mori, che lo tortura a morte, perché gli abbrevia la strada verso la vita eterna, e fa sapere a suo fratello a Lisbona, che per lui morire vuol dire vivere. Quando finalmente si avvicina un esercito per liberarlo, è troppo tardi. Fame e sete hanno ucciso il martire. Ma colui, che si è sacrificato per salvare una città, appare come spirito raggiante, illumina con la torcia in mano il cammino dell’esercito e lo porta alla vittoria. Così come Fernando aveva visto l’arcangelo Michele prima di morire, così apparve ora lui in una visione, simile ad un angelo raggiante, all’esercito cristiano.“Con Fernando, Calderón ha dato l’esempio di un uomo, che è deciso a lottare per la sua fede e a soffrire ma che, allo stesso tempo, si tiene sempre lontano da ogni fanatismo. Fernando tributa rispetto e tolleranza anche ai nemici che professano un’altra fede. Non pronuncia mai una sola parola negativa nei confronti del re dei mori. Un animo più piccolo di Calderòn avrebbe descritto questa battaglia fra Cristianesimo e l’Islam in bianco e nero. Calderòn, invece, crea con il personaggio del condottiero Mulay, persino un musulmano che compete, in quanto alla sua magnanimità, con il cristiano Fernando. Goethe, che fece rappresentare il dramma a Weimar, ne disse: “ Se si perdesse la poesia in questo mondo, con questo dramma la si potrebbe recuperare.”

Autore: Don Marcello Stanzione