EXHORTATION APOSTOLIQUE
EVANGELII GAUDIUM
DU PAPE
FRANÇOIS
AUX ÉVÊQUES AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES AUX
PERSONNES CONSACRÉES ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR L'ANNONCE DE
L'ÉVANGILE DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI
TABLE DES MATIÈRES
1. La joie de l’Évangile
remplit le cœur et toute la vie de ceux qui rencontrent Jésus. Ceux qui se
laissent sauver par lui sont libérés du péché, de la tristesse, du vide
intérieur, de l’isolement. Avec Jésus Christ la joie naît et renaît toujours.
Dans cette Exhortation je désire m’adresser aux fidèles chrétiens, pour les
inviter à une nouvelle étape évangélisatrice marquée par cette joie et indiquer
des voies pour la marche de l’Église dans les prochaines années.
1.
Une joie qui se renouvelle et se communique
2. Le grand risque du monde d’aujourd’hui, avec son offre de
consommation multiple et écrasante, est une tristesse individualiste qui vient
du cœur bien installé et avare, de la recherche malade de plaisirs superficiels,
de la conscience isolée. Quand la vie intérieure se ferme sur ses propres
intérêts, il n’y a plus de place pour les autres, les pauvres n’entrent plus, on
n’écoute plus la voix de Dieu, on ne jouit plus de la douce joie de son amour,
l’enthousiasme de faire le bien ne palpite plus. Même les croyants courent ce
risque, certain et permanent. Beaucoup y succombent et se transforment en
personnes vexées, mécontentes, sans vie. Ce n’est pas le choix d’une vie digne
et pleine, ce n’est pas le désir de Dieu pour nous, ce n’est pas la vie dans
l’Esprit qui jaillit du cœur du Christ ressuscité.
3. J’invite chaque chrétien, en quelque lieu et
situation où il se trouve, à renouveler aujourd’hui même sa rencontre
personnelle avec Jésus Christ ou, au moins, à prendre la décision de se laisser
rencontrer par lui, de le chercher chaque jour sans cesse. Il n’y a pas de motif
pour lequel quelqu’un puisse penser que cette invitation n’est pas pour lui,
parce que « personne n’est exclus de la joie que nous apporte le Seigneur ».[1] Celui qui risque, le Seigneur ne le
déçoit pas, et quand quelqu’un fait un petit pas vers Jésus, il découvre que
celui-ci attendait déjà sa venue à bras ouverts. C’est le moment pour dire à
Jésus Christ : « Seigneur, je me suis laissé tromper, de mille manières j’ai fui
ton amour, cependant je suis ici une fois encore pour renouveler mon alliance
avec toi. J’ai besoin de toi. Rachète-moi de nouveau Seigneur, accepte-moi
encore une fois entre tes bras rédempteurs ». Cela nous fait tant de bien de
revenir à lui quand nous nous sommes perdus ! J’insiste encore une fois : Dieu
ne se fatigue jamais de pardonner, c’est nous qui nous fatiguons de demander sa
miséricorde. Celui qui nous a invités à pardonner « soixante-dix fois sept fois
» (Mt 18, 22) nous donne l’exemple : il pardonne soixante-dix fois sept
fois. Il revient nous charger sur ses épaules une fois après l’autre. Personne
ne pourra nous enlever la dignité que nous confère cet amour infini et
inébranlable. Il nous permet de relever la tête et de recommencer, avec une
tendresse qui ne nous déçoit jamais et qui peut toujours nous rendre la joie. Ne
fuyons pas la résurrection de Jésus, ne nous donnons jamais pour vaincus,
advienne que pourra. Rien ne peut davantage que sa vie qui nous pousse en avant
!
4. Les livres de l’Ancien Testament avaient annoncé la joie
du salut, qui serait devenue surabondante dans les temps messianiques. Le
prophète Isaïe s’adresse au Messie attendu en le saluant avec joie : « Tu as
multiplié la nation, tu as fait croître sa joie » (9, 2). Et il
encourage les habitants de Sion à l’accueillir parmi les chants : « Pousse des
cris de joie, des clameurs » (12, 6). Qui l’a déjà vu à l’horizon,
le prophète l’invite à se convertir en messager pour les autres : « Monte sur
une haute montagne, messagère de Sion ; élève et force la voix, messagère de
Jérusalem » (40, 9). Toute la création participe à cette joie du
salut : « Cieux criez de joie, terre, exulte, que les montagnes poussent des
cris, car le Seigneur a consolé son peuple, il prend en pitié ses affligés »
(49, 13).
Voyant le jour du Seigneur, Zacharie invite à acclamer le Roi
qui arrive, « humble, monté sur un âne » : « Exulte avec force, fille de Sion !
Crie de joie, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi vient à toi : il est juste
et victorieux » (Za 9, 9). Cependant, l’invitation la plus contagieuse
est peut-être celle du prophète Sophonie, qui nous montre Dieu lui-même comme un
centre lumineux de fête et de joie qui veut communiquer à son peuple ce cri
salvifique. Relire ce texte me remplit de vie : « Le Seigneur ton Dieu est au
milieu de toi, héros sauveur ! Il exultera pour toi de joie, il tressaillera
dans son amour ; il dansera pour toi avec des cris de joie » (3, 17).
C’est la joie qui se vit dans les petites choses de
l’existence quotidienne, comme réponse à l’invitation affectueuse de Dieu notre
Père : « Mon fils, dans la mesure où tu le peux, traite-toi bien […] Ne te prive
pas du bonheur d’un jour » (Si 14, 11.14). Que de tendresse paternelle
s’entrevoit derrière ces paroles !
5. L’Évangile, où resplendit glorieuse la Croix du Christ,
invite avec insistance à la joie. Quelques exemples suffisent : « Réjouis-toi »
est le salut de l’ange à Marie (Lc 1, 28). La visite de Marie à Élisabeth
fait en sorte que Jean tressaille de joie dans le sein de sa mère (cf. Lc
1, 41). Dans son cantique, Marie proclame : « Mon esprit tressaille de joie en
Dieu mon Sauveur » (Lc 1, 47). Quand Jésus commence son ministère, Jean
s’exclame : « Telle est ma joie, et elle est complète » (Jn 3, 29). Jésus
lui-même « tressaillit de joie sous l’action de l’Esprit-Saint » (Lc 10,
21). Son message est source de joie : « Je vous dis cela pour que ma joie soit
en vous et que votre joie soit complète » (Jn 15, 11). Notre joie
chrétienne jaillit de la source de son cœur débordant. Il promet aux disciples :
« Vous serez tristes, mais votre tristesse se changera en joie » (Jn 16,
20). Et il insiste : « Je vous verrai de nouveau et votre cœur sera dans la
joie, et votre joie, nul ne vous l’enlèvera (Jn 16, 22). Par la suite,
les disciples, le voyant ressuscité « furent remplis de joie » (Jn 20,
20). Le Livre des Actes des Apôtres raconte que dans la première communauté ils
prenaient « leur nourriture avec allégresse » (Ac 2, 46). Là où les
disciples passaient « la joie fut vive » (8, 8), et eux, dans les persécutions «
étaient remplis de joie » (13, 52). Un eunuque, qui venait d’être baptisé,
poursuivit son chemin tout joyeux » (8, 39), et le gardien de prison « se
réjouit avec tous les siens d’avoir cru en Dieu » (16, 34). Pourquoi ne pas
entrer nous aussi dans ce fleuve de joie ?
6. Il y a des chrétiens qui semblent avoir un air de Carême
sans Pâques. Cependant, je reconnais que la joie ne se vit pas de la même façon
à toutes les étapes et dans toutes les circonstances de la vie, parfois très
dure. Elle s’adapte et se transforme, et elle demeure toujours au moins comme un
rayon de lumière qui naît de la certitude personnelle d’être infiniment aimé,
au-delà de tout. Je comprends les personnes qui deviennent tristes à cause des
graves difficultés qu’elles doivent supporter, cependant peu à peu, il faut
permettre à la joie de la foi de commencer à s’éveiller, comme une confiance
secrète mais ferme, même au milieu des pires soucis : « Mon âme est exclue de la
paix, j’ai oublié le bonheur ! […] Voici ce qu’à mon cœur je rappellerai pour
reprendre espoir : les faveurs du Seigneur ne sont pas finies, ni ses
compassions épuisées ; elles se renouvellent chaque matin, grande est sa
fidélité ! […] Il est bon d’attendre en silence le salut du Seigneur »
(Lm 3, 17.21-23.26).
7. La tentation apparaît fréquemment sous forme d’excuses et
de récriminations, comme s’il devrait y avoir d’innombrables conditions pour que
la joie soit possible. Ceci arrive parce que « la société technique a pu
multiplier les occasions de plaisir, mais elle a bien du mal à secréter la joie
». [2] Je peux dire que les joies les
plus belles et les plus spontanées que j’ai vues au cours de ma vie sont celles
de personnes très pauvres qui ont peu de choses auxquelles s’accrocher. Je me
souviens aussi de la joie authentique de ceux qui, même dans de grands
engagements professionnels, ont su garder un cœur croyant, généreux et simple.
De diverses manières, ces joies puisent à la source de l’amour toujours plus
grand de Dieu qui s’est manifesté en Jésus Christ. Je ne me lasserai jamais de
répéter ces paroles de Benoît
XVI qui nous conduisent au cœur de l’Évangile : « À l’origine du fait d’être
chrétien il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre
avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et
par là son orientation décisive ». [3]
8. C’est seulement grâce à cette rencontre – ou nouvelle
rencontre – avec l’amour de Dieu, qui se convertit en heureuse amitié, que nous
sommes délivrés de notre conscience isolée et de l’auto-référence. Nous
parvenons à être pleinement humains quand nous sommes plus qu’humains, quand
nous permettons à Dieu de nous conduire au-delà de nous-mêmes pour que nous
parvenions à notre être le plus vrai. Là se trouve la source de l’action
évangélisatrice. Parce que, si quelqu’un a accueilli cet amour qui lui redonne
le sens de la vie, comment peut-il retenir le désir de le communiquer aux autres
?
2.
La douce et réconfortante joie d’évangéliser
9. Le bien tend toujours à se communiquer. Chaque expérience
authentique de vérité et de beauté cherche par elle-même son expansion, et
chaque personne qui vit une profonde libération acquiert une plus grande
sensibilité devant les besoins des autres. Lorsqu’on le communique, le bien
s’enracine et se développe. C’est pourquoi, celui qui désire vivre avec dignité
et plénitude n’a pas d’autre voie que de reconnaître l’autre et chercher son
bien. Certaines expressions de saint Paul ne devraient pas alors nous étonner :
« L’amour du Christ nous presse » (2 Co 5, 14) ; « Malheur à moi si je
n’annonçais pas l’Évangile ! » (1 Co 9, 16).
10. Il nous est proposé de vivre à un niveau supérieur, et
pas pour autant avec une intensité moindre : « La vie augmente quand elle est
donnée et elle s’affaiblit dans l’isolement et l’aisance. De fait, ceux qui
tirent le plus de profit de la vie sont ceux qui mettent la sécurité de côté et
se passionnent pour la mission de communiquer la vie aux autres ». [4] Quand l’Église appelle à l’engagement
évangélisateur, elle ne fait rien d’autre que d’indiquer aux chrétiens le vrai
dynamisme de la réalisation personnelle : « Nous découvrons ainsi une autre loi
profonde de la réalité : que la vie s’obtient et se mûrit dans la mesure où elle
est livrée pour donner la vie aux autres. C’est cela finalement la mission ». [5] Par conséquent, un évangélisateur
ne devrait pas avoir constamment une tête d’enterrement. Retrouvons et
augmentons la ferveur, « la douce et réconfortante joie d’évangéliser, même
lorsque c’est dans les larmes qu’il faut semer […] Que le monde de notre temps
qui cherche, tantôt dans l’angoisse, tantôt dans l’espérance, puisse recevoir la
Bonne Nouvelle, non d’évangélisateurs tristes et découragés, impatients ou
anxieux, mais de ministres de l’Évangile dont la vie rayonne de ferveur, qui ont
les premiers reçu en eux la joie du Christ ». [6]
Une éternelle
nouveauté
11. Une annonce renouvelée donne aux croyants, même à ceux
qui sont tièdes ou qui ne pratiquent pas, une nouvelle joie dans la foi et une
fécondité évangélisatrice. En réalité, son centre ainsi que son essence, sont
toujours les mêmes : le Dieu qui a manifesté son amour immense dans le Christ
mort et ressuscité. Il rend ses fidèles toujours nouveaux, bien qu’ils soient
anciens : « Ils renouvellent leur force, ils déploient leurs ailes comme des
aigles, ils courent sans s’épuiser, ils marchent sans se fatiguer » ( Is
40, 31). Le Christ est « la Bonne Nouvelle éternelle » ( Ap 14, 6), et
il est « le même hier et aujourd’hui et pour les siècles » ( He 13, 8),
mais sa richesse et sa beauté sont inépuisables. Il est toujours jeune et source
constante de nouveauté. L’Église ne cesse pas de s’émerveiller de « l’abîme de
la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! » ( Rm 11, 33).
Saint Jean de la Croix disait : « Cette épaisseur de sagesse et de science de
Dieu est si profonde et immense que, bien que l’âme en connaisse quelque chose,
elle peut pénétrer toujours plus en elle ». [7] Ou encore, comme l’affirmait saint Irénée : « Dans sa
venue, [le Christ] a porté avec lui toute nouveauté ». [8] Il peut toujours, avec sa nouveauté, renouveler notre vie
et notre communauté, et même si la proposition chrétienne traverse des époques
d’obscurité et de faiblesse ecclésiales, elle ne vieillit jamais. Jésus Christ
peut aussi rompre les schémas ennuyeux dans lesquels nous prétendons l’enfermer
et il nous surprend avec sa constante créativité divine. Chaque fois que nous
cherchons à revenir à la source pour récupérer la fraîcheur originale de
l’Évangile, surgissent de nouvelles voies, des méthodes créatives, d’autres
formes d’expression, des signes plus éloquents, des paroles chargées de sens
renouvelé pour le monde d’aujourd’hui. En réalité, toute action évangélisatrice
authentique est toujours « nouvelle ».
12. Bien que cette mission nous demande un engagement
généreux, ce serait une erreur de la comprendre comme une tâche personnelle
héroïque, puisque l’œuvre est avant tout la sienne, au-delà de ce que nous
pouvons découvrir et comprendre. Jésus est « le tout premier et le plus grand
évangélisateur ». [9] Dans toute
forme d’évangélisation, la primauté revient toujours à Dieu, qui a voulu nous
appeler à collaborer avec lui et nous stimuler avec la force de son Esprit. La
véritable nouveauté est celle que Dieu lui-même veut produire de façon
mystérieuse, celle qu’il inspire, celle qu’il provoque, celle qu’il oriente et
accompagne de mille manières. Dans toute la vie de l’Église, on doit toujours
manifester que l’initiative vient de Dieu, que c’est « lui qui nous a aimés le
premier » ( 1 Jn 4, 19) et que « c’est Dieu seul qui donne la croissance »
( 1 Co 3, 7). Cette conviction nous permet de conserver la joie devant une
mission aussi exigeante qui est un défi prenant notre vie dans sa totalité. Elle
nous demande tout, mais en même temps elle nous offre tout.
13. Nous ne devrions pas non plus comprendre la nouveauté de
cette mission comme un déracinement, comme un oubli de l’histoire vivante qui
nous accueille et nous pousse en avant. La mémoire est une dimension de notre
foi que nous pourrions appeler « deutéronomique », par analogie avec la mémoire
d’Israël. Jésus nous laisse l’Eucharistie comme mémoire quotidienne de l’Église,
qui nous introduit toujours plus dans la Pâque (cf. Lc 22, 19). La joie
évangélisatrice brille toujours sur le fond de la mémoire reconnaissante : c’est
une grâce que nous avons besoin de demander. Les Apôtres n’ont jamais oublié le
moment où Jésus toucha leur cœur : « C’était environ la dixième heure » (Jn
1, 39). Avec Jésus, la mémoire nous montre une véritable « multitude de
témoins » (He 12, 1). Parmi eux, on distingue quelques personnes qui ont
pesé de façon spéciale pour faire germer notre joie croyante : « Souvenez-vous
de vos chefs, eux qui vous ont fait entendre la parole de Dieu » (He 13,
7). Parfois, il s’agit de personnes simples et proches qui nous ont initiés à la
vie de la foi : « J’évoque le souvenir de la foi sans détours qui est en toi,
foi qui, d’abord, résida dans le cœur de ta grand-mère Loïs et de ta mère Eunice
» (2 Tm 1, 5). Le croyant est fondamentalement « quelqu’un qui fait
mémoire ».
3. La nouvelle
évangélisation pour la transmission de la foi
14. À l’écoute de l’Esprit, qui nous aide à reconnaître,
communautairement, les signes des temps, du 7 au 28 octobre 2012, a été célébrée
la XIIIème
Assemblée générale ordinaire du Synode des Évêques sur le thème La
nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne. On y a
rappelé que la nouvelle évangélisation appelle chacun et se réalise
fondamentalement dans trois domaines. [10] En premier lieu, mentionnons le domaine de la
pastorale ordinaire, « animée par le feu de l’Esprit, pour embraser les
cœurs des fidèles qui fréquentent régulièrement la Communauté et qui se
rassemblent le jour du Seigneur pour se nourrir de sa Parole et du Pain de la
vie éternelle ». [11] Il faut aussi
inclure dans ce domaine les fidèles qui conservent une foi catholique intense et
sincère, en l’exprimant de diverses manières, bien qu’ils ne participent pas
fréquemment au culte. Cette pastorale s’oriente vers la croissance des croyants,
de telle sorte qu’ils répondent toujours mieux et par toute leur vie à l’amour
de Dieu. En second lieu, rappelons le domaine des « personnes baptisées qui
pourtant ne vivent pas les exigences du baptême », [12] qui n’ont pas une appartenance du cœur à l’Église et ne
font plus l’expérience de la consolation de la foi. L’Église, en mère toujours
attentive, s’engage pour qu’elles vivent une conversion qui leur restitue la
joie de la foi et le désir de s’engager avec l’Évangile.
Enfin, remarquons que l’évangélisation est essentiellement
liée à la proclamation de l’Évangile à ceux qui ne connaissent pas Jésus
Christ ou l’ont toujours refusé. Beaucoup d’entre eux cherchent Dieu
secrètement, poussés par la nostalgie de son visage, même dans les pays
d’ancienne tradition chrétienne. Tous ont le droit de recevoir l’Évangile. Les
chrétiens ont le devoir de l’annoncer sans exclure personne, non pas comme
quelqu’un qui impose un nouveau devoir, mais bien comme quelqu’un qui partage
une joie, qui indique un bel horizon, qui offre un banquet désirable. L’Église
ne grandit pas par prosélytisme mais « par attraction ». [13]
15. Jean-Paul
II nous a invité à reconnaître qu’il « est nécessaire de rester tendus vers
l’annonce » à ceux qui sont éloignés du Christ, « car telle est la tâche
première de l’Église ». [14]
L’activité missionnaire « représente, aujourd’hui encore, le plus grand des
défis pour l’Église » [15] et «
la cause missionnaire doit avoir la première place ». [16] Que se passerait-il si nous prenions
réellement au sérieux ces paroles ? Nous reconnaîtrions simplement que l’action
missionnaire est le paradigme de toute tâche de l’Église. Dans cette
ligne, les évêques latino-américains ont affirmé que « nous ne pouvons plus
rester impassibles, dans une attente passive, à l’intérieur de nos églises », [17] et qu’il est nécessaire de
passer « d’une pastorale de simple conservation à une pastorale vraiment
missionnaire ». [18] Cette tâche
continue d’être la source des plus grandes joies pour l’Église : « Il y aura
plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour
quatre-vingt-dix-neuf justes, qui n’ont pas besoin de repentir » ( Lc 15,
7).
Propositions et limites de
cette Exhortation
16. J’ai accepté avec plaisir l’invitation des Pères synodaux
à rédiger la présente Exhortation. [19] En le faisant, je recueille la richesse des travaux du
Synode. J’ai aussi consulté différentes personnes, et je compte en outre
exprimer les préoccupations qui m’habitent en ce moment concret de l’œuvre
évangélisatrice de l’Église. Les thèmes liés à l’évangélisation dans le monde
actuel qui pourraient être développés ici sont innombrables. Mais j’ai renoncé à
traiter de façon détaillée ces multiples questions qui doivent être l’objet
d’étude et d’approfondissement attentif. Je ne crois pas non plus qu’on doive
attendre du magistère papal une parole définitive ou complète sur toutes les
questions qui concernent l’Église et le monde. Il n’est pas opportun que le Pape
remplace les Épiscopats locaux dans le discernement de toutes les problématiques
qui se présentent sur leurs territoires. En ce sens, je sens la nécessité de
progresser dans une “décentralisation” salutaire.
17. Ici, j’ai choisi de proposer quelques lignes qui puissent
encourager et orienter dans toute l’Église une nouvelle étape évangélisatrice,
pleine de ferveur et de dynamisme. Dans ce cadre, et selon la doctrine de la
Constitution dogmatique Lumen
gentium, j’ai décidé, entre autres thèmes, de m’arrêter amplement sur
les questions suivantes :
a) La réforme de l’Église en ‘sortie’
missionnaire.
b) Les tentations des agents pastoraux.
c) L’Église comprise comme la totalité du peuple de
Dieu qui évangélise.
d) L’homélie et sa préparation.
e) L’insertion sociale des pauvres.
f) La paix et le dialogue social.
g) Les motivations spirituelles pour la tâche
missionnaire.
18. Je me suis étendu sur ces thèmes avec un développement
qui pourra peut-être paraître excessif. Je ne l’ai pas fait dans l’intention
d’offrir un traité, mais seulement pour montrer l’importante incidence pratique
de ces thèmes sur la mission actuelle de l’Église. Tous en effet aident à tracer
les contours d’un style évangélisateur déterminé que j’invite à assumer dans
l’accomplissement de toute activité. Et ainsi, de cette façon, nous pouvons
accueillir, dans notre travail quotidien, l’exhortation de la Parole de Dieu : «
Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore, réjouissez-vous »
(Ph 4, 4).
Chapitre I
La transformation
missionnaire de l’Église
19. L’évangélisation obéit au mandat missionnaire de Jésus :
« Allez donc ! De toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom
du Père, et du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à observer tout ce que je
vous ai prescrit » (Mt 28, 19-20a). Dans ces versets, on présente le
moment où le Ressuscité envoie les siens prêcher l’Évangile en tout temps et en
tout lieu, pour que la foi en lui se répande en tout point de la terre.
1.
Une Église « en sortie » / « en partance »
20. Dans la Parole de Dieu apparaît constamment ce dynamisme
de “la sortie” que Dieu veut provoquer chez les croyants. Abraham accepta
l’appel à partir vers une terre nouvelle (cf. Gn 12,1-3). Moïse écouta
l’appel de Dieu : « Va, je t’envoie » (Ex 3,10) et fit sortir le peuple
vers la terre promise (cf. Ex 3, 17). À Jérémie il dit : « Vers tous ceux
à qui je t’enverrai, tu iras » (Jr 1, 7). Aujourd’hui, dans cet “ allez ”
de Jésus, sont présents les scénarios et les défis toujours nouveaux de la
mission évangélisatrice de l’Église, et nous sommes tous appelés à cette
nouvelle “sortie” missionnaire. Tout chrétien et toute communauté discernera
quel est le chemin que le Seigneur demande, mais nous sommes tous invités à
accepter cet appel : sortir de son propre confort et avoir le courage de
rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile.
21. La joie de l’Évangile qui remplit la vie de la communauté
des disciples est une joie missionnaire. Les soixante-dix disciples en font
l’expérience, eux qui reviennent de la mission pleins de joie (cf. Lc 10,
17). Jésus la vit, lui qui exulte de joie dans l’Esprit Saint et loue le Père
parce que sa révélation rejoint les pauvres et les plus petits (cf. Lc
10, 21). Les premiers qui se convertissent la ressentent, remplis d’admiration,
en écoutant la prédication des Apôtres « chacun dans sa propre langue »
(Ac 2, 6) à la Pentecôte. Cette joie est un signe que l’Évangile a été
annoncé et donne du fruit. Mais elle a toujours la dynamique de l’exode et du
don, du fait de sortir de soi, de marcher et de semer toujours de nouveau,
toujours plus loin. Le Seigneur dit : « Allons ailleurs, dans les bourgs
voisins, afin que j’y prêche aussi, car c’est pour cela que je suis sorti »
(Mc 1, 38). Quand la semence a été semée en un lieu, il ne s’attarde pas
là pour expliquer davantage ou pour faire d’autres signes, au contraire l’Esprit
le conduit à partir vers d’autres villages.
22. La parole a en soi un potentiel que nous ne pouvons pas
prévoir. L’Évangile parle d’une semence qui, une fois semée, croît d’elle-même,
y compris quand l’agriculteur dort (cf. Mc 4, 26-29). L’Église doit
accepter cette liberté insaisissable de la Parole, qui est efficace à sa
manière, et sous des formes très diverses, telles qu’en nous échappant elle
dépasse souvent nos prévisions et bouleverse nos schémas.
23. L’intimité de l’Église avec Jésus est une intimité
itinérante, et la communion « se présente essentiellement comme communion
missionnaire ». [20] Fidèle au
modèle du maître, il est vital qu’aujourd’hui l’Église sorte pour annoncer
l’Évangile à tous, en tous lieux, en toutes occasions, sans hésitation, sans
répulsion et sans peur. La joie de l’Évangile est pour tout le peuple, personne
ne peut en être exclu. C’est ainsi que l’ange l’annonce aux pasteurs de Bethléem
: « Soyez sans crainte, car voici que je vous annonce une grande joie qui sera
celle de tout le peuple » ( Lc 2, 10). L’Apocalypse parle
d’« une Bonne Nouvelle éternelle à annoncer à ceux qui demeurent sur la terre, à
toute nation, race, langue et peuple » ( Ap 14, 6).
Prendre
l’initiative, s’impliquer, accompagner, porter du fruit et fêter
24. L’Église « en sortie » est la communauté des disciples
missionnaires qui prennent l’initiative, qui s’impliquent, qui accompagnent, qui
fructifient et qui fêtent. « Primerear – prendre l’initiative » :
veuillez m’excuser pour ce néologisme. La communauté évangélisatrice expérimente
que le Seigneur a pris l’initiative, il l’a précédée dans l’amour (cf.
1Jn 4, 10), et en raison de cela, elle sait aller de l’avant, elle sait
prendre l’initiative sans crainte, aller à la rencontre, chercher ceux qui sont
loin et arriver aux croisées des chemins pour inviter les exclus. Pour avoir
expérimenté la miséricorde du Père et sa force de diffusion,elle vit un désir
inépuisable d’offrir la miséricorde. Osons un peu plus prendre l’initiative ! En
conséquence, l’Église sait “s’impliquer”. Jésus a lavé les pieds de ses
disciples. Le Seigneur s’implique et implique les siens, en se mettant à genoux
devant les autres pour les laver. Mais tout de suite après il dit à ses
disciples : « Heureux êtes-vous, si vous le faites » (Jn 13, 17). La
communauté évangélisatrice, par ses œuvres et ses gestes, se met dans la vie
quotidienne des autres,elle raccourcit les distances, elle s’abaisse jusqu’à
l’humiliation si c’est nécessaire, et assume la vie humaine, touchant la chair
souffrante du Christ dans le peuple.Les évangélisateurs ont ainsi “l’odeur des
brebis” et celles-ci écoutent leur voix. Ensuite, la communauté évangélisatrice
se dispose à “accompagner”. Elle accompagne l’humanité en tous ses processus,
aussi durs et prolongés qu’ils puissent être. Elle connaît les longues attentes
et la patience apostolique. L’évangélisation a beaucoup de patience, et elle
évite de ne pas tenir compte des limites. Fidèle au don du Seigneur, elle sait
aussi “fructifier”. La communauté évangélisatrice est toujours attentive aux
fruits, parce que le Seigneur la veut féconde. Il prend soin du grain et ne perd
pas la paix à cause de l’ivraie. Le semeur, quand il voit poindre l’ivraie parmi
le grain n’a pas de réactions plaintives ni alarmistes. Il trouve le moyen pour
faire en sorte que la Parole s’incarne dans une situation concrète et donne des
fruits de vie nouvelle, bien qu’apparemment ceux-ci soient imparfaits et
inachevés. Le disciple sait offrir sa vie entière et la jouer jusqu’au martyre
comme témoignage de Jésus-Christ ; son rêve n’est pas d’avoir beaucoup
d’ennemis, mais plutôt que la Parole soit accueillie et manifeste sa puissance
libératrice et rénovatrice. Enfin, la communauté évangélisatrice, joyeuse, sait
toujours “fêter”. Elle célèbre et fête chaque petite victoire, chaque pas en
avant dans l’évangélisation. L’évangélisation joyeuse se fait beauté dans la
liturgie, dans l’exigence quotidienne de faire progresser le bien. L’Église
évangélise et s’évangélise elle-même par la beauté de la liturgie, laquelle est
aussi célébration de l’activité évangélisatrice et source d’une impulsion
renouvelée à se donner.
2. Pastorale en
conversion
25. Je n’ignore pas qu’aujourd’hui les documents ne
provoquent pas le même intérêt qu’à d’autres époques, et qu’ils sont vite
oubliés. Cependant, je souligne que ce que je veux exprimer ici a une
signification programmatique et des conséquences importantes. J’espère que
toutes les communautés feront en sorte de mettre en œuvre les moyens nécessaires
pour avancer sur le chemin d’une conversion pastorale et missionnaire, qui ne
peut laisser les choses comme elles sont. Ce n’est pas d’une « simple
administration » [21] dont nous
avons besoin. Constituons-nous dans toutes les régions de la terre en un « état
permanent de mission ». [22]
26. Paul VI a
invité à élargir l’appel au renouveau, pour exprimer avec force qu’il ne
s’adressait pas seulement aux individus, mais à l’Église entière. Rappelons-nous
ce texte mémorable qui n’a pas perdu sa force interpellante : « L’heure sonne
pour l’Église d’approfondir la conscience qu’elle a d’elle-même, de méditer sur
le mystère qui est le sien […] De cette conscience éclairée et agissante dérive
un désir spontané de confronter à l’image idéale de l’Église, telle que le
Christ la vit, la voulut et l’aima, comme son Épouse sainte et immaculée (cf.
Ep 5,27), le visage réel que l’Église présente aujourd’hui. […] De là
naît un désir généreux et comme impatient de renouvellement, c'est-à-dire de
correction des défauts que cette conscience en s’examinant à la lumière du
modèle que le Christ nous en a laissé, dénonce et rejette ». [23]
Le Concile
Vatican II a présenté la conversion ecclésiale comme l’ouverture à une
réforme permanente de soi par fidélité à Jésus-Christ : « Toute rénovation de
l’Église consiste essentiellement dans une fidélité plus grande à sa vocation
[…] L’Église au cours de son pèlerinage, est appelée par le Christ à cette
réforme permanente dont elle a perpétuellement besoin en tant qu’institution
humaine et terrestre ». [24]
Il y a des structures ecclésiales qui peuvent arriver à
favoriser un dynamisme évangélisateur ; également, les bonnes structures sont
utiles quand une vie les anime, les soutient et les guide. Sans une vie nouvelle
et un authentique esprit évangélique, sans “fidélité de l’Église à sa propre
vocation”, toute nouvelle structure se corrompt en peu de temps.
Un
renouveau ecclésial qu’on ne peut différer
27. J’imagine un choix missionnaire capable de transformer
toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et
toute structure ecclésiale devienne un canal adéquat pour l’évangélisation du
monde actuel, plus que pour l’auto-préservation. La réforme des structures, qui
exige la conversion pastorale, ne peut se comprendre qu’en ce sens : faire en
sorte qu’elles deviennent toutes plus missionnaires, que la pastorale ordinaire
en toutes ses instances soit plus expansive et ouverte, qu’elle mette les agents
pastoraux en constante attitude de “sortie” et favorise ainsi la réponse
positive de tous ceux auxquels Jésus offre son amitié. Comme le disait Jean-Paul
II aux évêques de l’Océanie, « tout renouvellement dans l’Église doit avoir
pour but la mission, afin de ne pas tomber dans le risque d’une Église centrée
sur elle-même ». [25]
28. La paroisse n’est pas une structure caduque ; précisément
parce qu’elle a une grande plasticité, elle peut prendre des formes très
diverses qui demandent la docilité et la créativité missionnaire du pasteur et
de la communauté. Même si, certainement, elle n’est pas l’unique institution
évangélisatrice, si elle est capable de se réformer et de s’adapter constamment,
elle continuera à être « l’Église elle-même qui vit au milieu des maisons de ses
fils et de ses filles ». [26] Cela
suppose que réellement elle soit en contact avec les familles et avec la vie du
peuple et ne devienne pas une structure prolixe séparée des gens, ou un groupe
d’élus qui se regardent eux-mêmes. La paroisse est présence ecclésiale sur le
territoire, lieu de l’écoute de la Parole, de la croissance de la vie
chrétienne, du dialogue, de l’annonce, de la charité généreuse, de l’adoration
et de la célébration. [27] À
travers toutes ses activités, la paroisse encourage et forme ses membres pour
qu’ils soient des agents de l’évangélisation. [28] Elle est communauté de communautés, sanctuaire où les
assoiffés viennent boire pour continuer à marcher, et centre d’un constant envoi
missionnaire. Mais nous devons reconnaître que l’appel à la révision et au
renouveau des paroisses n’a pas encore donné de fruits suffisants pour qu’elles
soient encore plus proches des gens, qu’elles soient des lieux de communion
vivante et de participation, et qu’elles s’orientent complètement vers la
mission.
29. Les autres institutions ecclésiales, communautés de base
et petites communautés, mouvements et autres formes d’associations, sont une
richesse de l’Église que l’Esprit suscite pour évangéliser tous les milieux et
secteurs. Souvent elles apportent une nouvelle ferveur évangélisatrice et une
capacité de dialogue avec le monde qui rénovent l’Église. Mais il est très
salutaire qu’elles ne perdent pas le contact avec cette réalité si riche de la
paroisse du lieu, et qu’elles s’intègrent volontiers dans la pastorale organique
de l’Église particulière. [29]
Cette intégration évitera qu’elles demeurent seulement avec une partie de
l’Évangile et de l’Église, ou qu’elles se transforment en nomades sans racines.
30. Chaque Église particulière, portion de l’Église
Catholique sous la conduite de son Évêque, est elle aussi appelée à la
conversion missionnaire. Elle est le sujet premier de l’évangélisation, [30] en tant qu’elle est la
manifestation concrète de l’unique Église en un lieu du monde, et qu’en elle «
est vraiment présente et agissante l’Église du Christ, une, sainte, catholique
et apostolique ». [31] Elle est
l’Église incarnée en un espace déterminé, dotée de tous les moyens de salut
donnés par le Christ, mais avec un visage local. Sa joie de communiquer Jésus
Christ s’exprime tant dans sa préoccupation de l’annoncer en d’autres lieux qui
en ont plus besoin, qu’en une constante sortie vers les périphéries de son
propre territoire ou vers de nouveaux milieux sociaux-culturels. [32] Elle s’emploie à être toujours là où
manquent le plus la lumière et la vie du Ressuscité. [33] Pour que cette impulsion missionnaire soit toujours plus
intense, généreuse et féconde, j’exhorte aussi chaque Église particulière à
entrer dans un processus résolu de discernement, de purification et de réforme.
31. L’évêque doit toujours favoriser la communion
missionnaire dans son Église diocésaine en poursuivant l’idéal des premières
communautés chrétiennes, dans lesquelles les croyants avaient un seul cœur et
une seule âme (cf. Ac 4, 32). Par conséquent, parfois il se mettra devant
pour indiquer la route et soutenir l’espérance du peuple, d’autres fois il sera
simplement au milieu de tous dans une proximité simple et miséricordieuse, et en
certaines circonstances il devra marcher derrière le peuple, pour aider ceux qui
sont restés en arrière et – surtout – parce que le troupeau lui-même possède un
odorat pour trouver de nouveaux chemins. Dans sa mission de favoriser une
communion dynamique, ouverte et missionnaire, il devra stimuler et rechercher la
maturation des organismes de participation proposés par le Code de droit
Canonique [34] et d’autres
formes de dialogue pastoral, avec le désir d’écouter tout le monde, et non pas
seulement quelques-uns, toujours prompts à lui faire des compliments. Mais
l’objectif de ces processus participatifs ne sera pas principalement
l’organisation ecclésiale, mais le rêve missionnaire d’arriver à tous.
32. Du moment que je suis appelé à vivre ce que je demande
aux autres, je dois aussi penser à une conversion de la papauté. Il me revient,
comme Évêque de Rome, de rester ouvert aux suggestions orientées vers un
exercice de mon ministère qui le rende plus fidèle à la signification que
Jésus-Christ entend lui donner, et aux nécessités actuelles de l’évangélisation.
Le Pape Jean-Paul
II demanda d’être aidé pour trouver une « forme d’exercice de la primauté
ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de
sa mission ». [35] Nous avons peu
avancé en ce sens. La papauté aussi, et les structures centrales de l’Église
universelle, ont besoin d’écouter l’appel à une conversion pastorale. Le Concile
Vatican II a affirmé que, d’une manière analogue aux antiques Églises
patriarcales, les conférences épiscopales peuvent « contribuer de façons
multiples et fécondes à ce que le sentiment collégial se réalise concrètement
». [36] Mais ce souhait ne s’est
pas pleinement réalisé, parce que n’a pas encore été suffisamment explicité un
statut des conférences épiscopales qui les conçoive comme sujet d’attributions
concrètes, y compris une certaine autorité doctrinale authentique. [37] Une excessive centralisation, au lieu
d’aider, complique la vie de l’Église et sa dynamique missionnaire.
33. La pastorale en terme missionnaire exige d’abandonner le
confortable critère pastoral du “on a toujours fait ainsi”. J’invite chacun à
être audacieux et créatif dans ce devoir de repenser les objectifs, les
structures, le style et les méthodes évangélisatrices de leurs propres
communautés. Une identification des fins sans une adéquate recherche
communautaire des moyens pour les atteindre est condamnée à se traduire en pure
imagination. J’exhorte chacun à appliquer avec générosité et courage les
orientations de ce document, sans interdictions ni peurs. L’important est de ne
pas marcher seul, mais de toujours compter sur les frères et spécialement sur la
conduite des évêques, dans un sage et réaliste discernement pastoral.
3. À partir du
cœur de l’Évangile
34. Si nous entendons tout mettre en terme missionnaire, cela
vaut aussi pour la façon de communiquer le message. Dans le monde d’aujourd’hui,
avec la rapidité des communications et la sélection selon l’intérêt des contenus
opérés par les médias, le message que nous annonçons court plus que jamais le
risque d’apparaître mutilé et réduit à quelques-uns de ses aspects secondaires.
Il en ressort que certaines questions qui font partie de l’enseignement moral de
l’Église demeurent en dehors du contexte qui leur donne sens. Le problème le
plus grand se vérifie quand le message que nous annonçons semble alors identifié
avec ces aspects secondaires qui, étant pourtant importants, ne manifestent pas
en eux seuls le cœur du message de Jésus Christ. Donc, il convient d’être
réalistes et de ne pas donner pour acquis que nos interlocuteurs connaissent le
fond complet de ce que nous disons ou qu’ils peuvent relier notre discours au
cœur essentiel de l’Évangile qui lui confère sens, beauté et attrait.
35. Une pastorale en terme missionnaire n’est pas obsédée par
la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines qu’on essaie d’imposer
à force d’insister. Quand on assume un objectif pastoral et un style
missionnaire, qui réellement arrivent à tous sans exceptions ni exclusions,
l’annonce se concentre sur l’essentiel, sur ce qui est plus beau, plus grand,
plus attirant et en même temps plus nécessaire. La proposition se simplifie,
sans perdre pour cela profondeur et vérité, et devient ainsi plus convaincante
et plus lumineuse.
36. Toutes les vérités révélées procèdent de la même source
divine et sont crues avec la même foi, mais certaines d’entre elles sont plus
importantes pour exprimer plus directement le cœur de l’Évangile. Dans ce cœur
fondamental resplendit la beauté de l’amour salvifique de Dieu manifesté en
Jésus Christ mort et ressuscité. En ce sens, le Concile
Vatican II a affirmé qu’ « il existe un ordre ou une ‘hiérarchie’ des
vérités de la doctrine catholique, en raison de leur rapport différent avec le
fondement de la foi chrétienne ». [38] Ceci vaut autant pour les dogmes de foi que pour
l’ensemble des enseignements de l’Église, y compris l’enseignement moral.
37. Saint Thomas d’Aquin enseignait que même dans le message
moral de l’Église il y a une hiérarchie, dans les vertus et dans les
actes qui en procèdent. [39] Ici,
ce qui compte c’est avant tout « la foi opérant par la charité » ( Ga 5,
6). Les œuvres d’amour envers le prochain sont la manifestation extérieure la
plus parfaite de la grâce intérieure de l’Esprit : « L’élément principal de la
loi nouvelle c’est la grâce de l’Esprit Saint, grâce qui s’exprime dans la foi
agissant par la charité ». [40] Par
là il affirme que, quant à l’agir extérieur, la miséricorde est la plus grande
de toutes les vertus : « En elle-même la miséricorde est la plus grande des
vertus, car il lui appartient de donner aux autres, et, qui plus est, de
soulager leur indigence ; ce qui est éminemment le fait d’un être supérieur.
Ainsi se montrer miséricordieux est-il regardé comme le propre de Dieu, et c’est
par là surtout que se manifeste sa toute-puissance ». [41]
38. Il est important de tirer les conséquences pastorales de
l’enseignement conciliaire, qui recueille une ancienne conviction de l’Église.
D’abord il faut dire que, dans l’annonce de l’Évangile, il est nécessaire de
garder des proportions convenables. Ceci se reconnaît dans la fréquence avec
laquelle sont mentionnés certains thèmes et dans les accents mis dans la
prédication. Par exemple, si un curé durant une année liturgique parle dix fois
sur la tempérance et seulement deux ou trois fois sur la charité ou sur la
justice, il se produit une disproportion, par laquelle ces vertus, qui devraient
être plus présentes dans la prédication et dans la catéchèse, sont précisément
obscurcies. La même chose se passe quand on parle plus de la loi que de la
grâce, plus de l’Église que de Jésus Christ, plus du Pape que de la Parole de
Dieu.
39. Ainsi, commele caractère organique entre les vertus
empêche d’exclure l’une d’elles de l’idéal chrétien, aucune vérité n’est niée.
Il ne faut pas mutiler l’intégralité du message de l’Évangile. En outre, chaque
vérité se comprend mieux si on la met en relation avec la totalité harmonieuse
du message chrétien, et dans ce contexte toutes les vérités ont leur importance
et s’éclairent réciproquement. Quand la prédication est fidèle à l’Évangile, la
centralité de certaines vérités se manifeste clairement et il en ressort avec
clarté que la prédication morale chrétienne n’est pas une éthique stoïcienne,
elle est plus qu’une ascèse, elle n’est pas une simple philosophie pratique ni
un catalogue de péchés et d’erreurs. L’Évangile invite avant tout à répondre au
Dieu qui nous aime et qui nous sauve, le reconnaissant dans les autres et
sortant de nous-mêmes pour chercher le bien de tous. Cette invitation n’est
obscurcie en aucune circonstance ! Toutes les vertus sont au service de cette
réponse d’amour. Si cette invitation ne resplendit pas avec force et attrait,
l’édifice moral de l’Église court le risque de devenir un château de cartes, et
là se trouve notre pire danger. Car alors ce ne sera pas vraiment l’Évangile
qu’on annonce, mais quelques accents doctrinaux ou moraux qui procèdent
d’options idéologiques déterminées. Le message courra le risque de perdre sa
fraîcheur et de ne plus avoir “le parfum de l’Évangile”.
4. La mission qui
s’incarne dans les limites humaines
40. L’Église qui est disciple-missionnaire, a besoin de
croître dans son interprétation de la Parole révélée et dans sa compréhension de
la vérité. La tâche des exégètes et des théologiens aide à « mûrir le jugement
de l’Église ». [42] D’une autre
façon les autres sciences le font aussi. Se référant aux sciences sociales, par
exemple, Jean-Paul
II a dit que l’Église prête attention à leurs contributions « pour tirer des
indications concrètes qui l’aident à remplir sa mission de Magistère ». [43] En outre, au sein de l’Église,
il y a d’innombrables questions autour desquelles on recherche et on réfléchit
avec une grande liberté. Les diverses lignes de pensée philosophique,
théologique et pastorale, si elles se laissent harmoniser par l’Esprit dans le
respect et dans l’amour, peuvent faire croître l’Église, en ce qu’elles aident à
mieux expliciter le très riche trésor de la Parole. À ceux qui rêvent une
doctrine monolithique défendue par tous sans nuances, cela peut sembler une
dispersion imparfaite. Mais la réalité est que cette variété aide à manifester
et à mieux développer les divers aspects de la richesse inépuisable de
l’Évangile. [44]
41. En même temps, les énormes et rapides changements
culturels demandent que nous prêtions une constante attention pour chercher à
exprimer la vérité de toujours dans un langage qui permette de reconnaître sa
permanente nouveauté. Car, dans le dépôt de la doctrine chrétienne « une chose
est la substance […] et une autre la manière de formuler son expression ». [45] Parfois, en écoutant un langage
complètement orthodoxe, celui que les fidèles reçoivent, à cause du langage
qu’ils utilisent et comprennent, c’est quelque chose qui ne correspond pas au
véritable Évangile de Jésus Christ. Avec la sainte intention de leur communiquer
la vérité sur Dieu et sur l’être humain, en certaines occasions, nous leur
donnons un faux dieu ou un idéal humain qui n’est pas vraiment chrétien. De
cette façon, nous sommes fidèles à une formulation mais nous ne transmettons pas
la substance. C’est le risque le plus grave. Rappelons-nous que « l’expression
de la vérité peut avoir des formes multiples, et la rénovation des formes
d’expression devient nécessaire pour transmettre à l’homme d’aujourd’hui le
message évangélique dans son sens immuable ». [46]
42. Ceci a une grande importance dans l’annonce de
l’Évangile, si nous avons vraiment à cœur de faire mieux percevoir sa beauté et
de la faire accueillir par tous. De toute façon, nous ne pourrons jamais rendre
les enseignements de l’Église comme quelque chose de facilement compréhensible
et d’heureusement apprécié par tous. La foi conserve toujours un aspect de
croix, elle conserve quelque obscurité qui n’enlève pas la fermeté à son
adhésion. Il y a des choses qui se comprennent et s’apprécient seulement à
partir de cette adhésion qui est sœur de l’amour, au-delà de la clarté avec
laquelle on peut en saisir les raisons et les arguments. C’est pourquoi il faut
rappeler que tout enseignement de la doctrine doit se situer dans l’attitude
évangélisatrice qui éveille l’adhésion du cœur avec la proximité, l’amour et le
témoignage.
43. Dans son constant discernement, l’Église peut aussi
arriver à reconnaître des usages propres qui ne sont pas directement liés au
cœur de l’Évangile. Aujourd’hui, certains usages, très enracinés dans le cours
de l’histoire, ne sont plus désormais interprétés de la même façon et leur
message n’est pas habituellement perçu convenablement. Ils peuvent être beaux,
cependant maintenant ils ne rendent pas le même service pour la transmission de
l’Évangile. N’ayons pas peur de les revoir. De la même façon, il y a des normes
ou des préceptes ecclésiaux qui peuvent avoir été très efficaces à d’autres
époques, mais qui n’ont plus la même force éducative comme canaux de vie. Saint
Thomas d’Aquin soulignait que les préceptes donnés par le Christ et par les
Apôtres au Peuple de Dieu « sont très peu nombreux ». [47] Citant saint Augustin, il notait qu’on doit exiger avec
modération les préceptes ajoutés par l’Église postérieurement « pour ne pas
alourdir la vie aux fidèles » et transformer notre religion en un esclavage,
quand « la miséricorde de Dieu a voulu qu’elle fût libre ». [48] Cet avertissement, fait il y a plusieurs
siècles, a une terrible actualité. Il devrait être un des critères à considérer
au moment de penser une réforme de l’Église et de sa prédication qui permette
réellement de parvenir à tous.
44. D’autre part, tant les pasteurs que tous les fidèles qui
accompagnent leurs frères dans la foi ou sur un chemin d’ouverture à Dieu, ne
peuvent pas oublier ce qu’enseigne le Catéchisme de l’Église
Catholique avec beaucoup de clarté : « L’imputabilité et la
responsabilité d’une action peuvent être diminuées voire supprimées par
l’ignorance, l’inadvertance, la violence, la crainte, les habitudes, les
affections immodérées et d’autres facteurs psychiques ou sociaux ». [49]
Par conséquent, sans diminuer la valeur de l’idéal
évangélique, il faut accompagner avec miséricorde et patience les étapes
possibles de croissance des personnes qui se construisent jour après jour. [50] Aux prêtres je rappelle que le
confessionnal ne doit pas être une salle de torture mais le lieu de la
miséricorde du Seigneur qui nous stimule à faire le bien qui est possible. Un
petit pas, au milieu de grandes limites humaines, peut être plus apprécié de
Dieu que la vie extérieurement correcte de celui qui passe ses jours sans avoir
à affronter d’importantes difficultés. La consolation et l’aiguillon de l’amour
salvifique de Dieu, qui œuvre mystérieusement en toute personne, au-delà de ses
défauts et de ses chutes, doivent rejoindre chacun.
45. Nous voyons ainsi que l’engagement évangélisateur se
situe dans les limites du langage et des circonstances. Il cherche toujours à
mieux communiquer la vérité de l’Évangile dans un contexte déterminé, sans
renoncer à la vérité, au bien et à la lumière qu’il peut apporter quand la
perfection n’est pas possible. Un cœur missionnaire est conscient de ces limites
et se fait « faible avec les faibles […] tout à tous » (1Co 9, 22).
Jamais il ne se ferme, jamais il ne se replie sur ses propres sécurités, jamais
il n’opte pour la rigidité auto-défensive. Il sait que lui-même doit croître
dans la compréhension de l’Évangile et dans le discernement des sentiers de
l’Esprit, et alors, il ne renonce pas au bien possible, même s’il court le
risque de se salir avec la boue de la route.
5. Une mère au cœur
ouvert
46. L’Église “en sortie” est une Église aux portes ouvertes.
Sortir vers les autres pour aller aux périphéries humaines ne veut pas dire
courir vers le monde sans direction et dans n’importe quel sens. Souvent il vaut
mieux ralentir le pas, mettre de côté l’appréhension pour regarder dans les yeux
et écouter, ou renoncer aux urgences pour accompagner celui qui est resté sur le
bord de la route. Parfois c’est être comme le père du fils prodigue, qui laisse
les portes ouvertes pour qu’il puisse entrer sans difficultés quand il
reviendra.
47. L’Église est appelée à être toujours la maison ouverte du
Père. Un des signes concrets de cette ouverture est d’avoir partout des églises
avec les portes ouvertes. De sorte que, si quelqu’un veut suivre une motion de
l’Esprit et s’approcher pour chercher Dieu, il ne rencontre pas la froideur
d’une porte close. Mais il y a d’autres portes qui ne doivent pas non plus se
fermer. Tous peuvent participer de quelque manière à la vie ecclésiale, tous
peuvent faire partie de la communauté, et même les portes des sacrements ne
devraient pas se fermer pour n’importe quelle raison. Ceci vaut surtout pour ce
sacrement qui est “ la porte”, le Baptême. L’Eucharistie, même si elle constitue
la plénitude de la vie sacramentelle, n’est pas un prix destiné aux parfaits,
mais un généreux remède et un aliment pour les faibles. [51] Ces convictions ont aussi des
conséquences pastorales que nous sommes appelés à considérer avec prudence et
audace. Nous nous comportons fréquemment comme des contrôleurs de la grâce et
non comme des facilitateurs. Mais l’Église n’est pas une douane, elle est la
maison paternelle où il y a de la place pour chacun avec sa vie difficile.
48. Si l’Église entière assume ce dynamisme missionnaire,
elle doit parvenir à tous, sans exception. Mais qui devrait-elle privilégier ?
Quand quelqu’un lit l’Évangile, il trouve une orientation très claire : pas tant
les amis et voisins riches, mais surtout les pauvres et les infirmes, ceux qui
sont souvent méprisés et oubliés, « ceux qui n’ont pas de quoi te le rendre »
( Lc 14, 14). Aucun doute ni aucune explication, qui affaiblissent ce
message si clair, ne doivent subsister. Aujourd’hui et toujours, « les pauvres
sont les destinataires privilégiés de l’Évangile », [52] et l’évangélisation, adressée gratuitement à eux, est le
signe du Royaume que Jésus est venu apporter. Il faut affirmer sans détour qu’il
existe un lien inséparable entre notre foi et les pauvres. Ne les laissons
jamais seuls.
49. Sortons, sortons pour offrir à tous la vie de
Jésus-Christ. Je répète ici pour toute l’Église ce que j’ai dit de nombreuses
fois aux prêtres et laïcs de Buenos Aires : je préfère une Église accidentée,
blessée et sale pour être sortie par les chemins, plutôt qu’une Église malade de
la fermeture et du confort de s’accrocher à ses propres sécurités. Je ne veux
pas une Église préoccupée d’être le centre et qui finit renfermée dans un
enchevêtrement de fixations et de procédures. Si quelque chose doit saintement
nous préoccuper et inquiéter notre conscience, c’est que tant de nos frères
vivent sans la force, la lumière et la consolation de l’amitié de Jésus-Christ,
sans une communauté de foi qui les accueille, sans un horizon de sens et de vie.
Plus que la peur de se tromper j’espère que nous anime la peur de nous renfermer
dans les structures qui nous donnent une fausse protection, dans les normes qui
nous transforment en juges implacables, dans les habitudes où nous nous sentons
tranquilles, alors que, dehors, il y a une multitude affamée, et Jésus qui nous
répète sans arrêt : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Mc 6, 37).
Chapitre 2
Dans la crise de
l’engagement communautaire
50. Avant de parler de certaines questions fondamentales
relatives à l’action évangélisatrice, il convient de rappeler brièvement quel
est le contexte dans lequel nous devons vivre et agir. Aujourd’hui, on a
l’habitude de parler d’un “excès de diagnostic” qui n’est pas toujours
accompagné de propositions qui apportent des solutions et qui soient réellement
applicables. D’autre part, un regard purement sociologique, qui ait la
prétention d’embrasser toute la réalité avec sa méthodologie d’une façon
seulement hypothétiquement neutre et aseptisée ne nous servirait pas non plus.
Ce que j’entends offrir va plutôt dans la ligne d’un discernement
évangélique. C’est le regard du disciple missionnaire qui « est éclairé et
affermi par l’Esprit Saint ». [53]
51. Ce n’est pas la tâche du Pape de présenter une analyse
détaillée et complète de la réalité contemporaine, mais j’exhorte toutes les
communautés à avoir « l’attention constamment éveillée aux signes des temps ». [54] Il s’agit d’une responsabilité
grave, puisque certaines réalités du temps présent, si elles ne trouvent pas de
bonnes solutions, peuvent déclencher des processus de déshumanisation sur
lesquels il est ensuite difficile de revenir. Il est opportun de clarifier ce
qui peut être un fruit du Royaume et aussi ce qui nuit au projet de Dieu. Cela
implique non seulement de reconnaître et d’interpréter les motions de l’esprit
bon et de l’esprit mauvais, mais – et là se situe la chose décisive – de choisir
celles de l’esprit bon et de repousser celles de l’esprit mauvais. Je donne pour
supposées les différentes analyses qu’ont offertes les autres documents du
Magistère universel, ainsi que celles proposées par les Épiscopats régionaux et
nationaux. Dans cette Exhortation, j’entends seulement m’arrêter brièvement,
avec un regard pastoral, sur certains aspects de la réalité qui peuvent arrêter
ou affaiblir les dynamiques du renouveau missionnaire de l’Église, soit parce
qu’elles concernent la vie et la dignité du peuple de Dieu, soit parce qu’elles
ont aussi une influence sur les sujets qui de façon plus directe font partie des
institutions ecclésiales et remplissent des tâches d’évangélisation.
1. Quelques
défis du monde actuel
52. L’humanité vit en ce moment un tournant historique que
nous pouvons voir dans les progrès qui se produisent dans différents domaines.
On doit louer les succès qui contribuent au bien-être des personnes, par exemple
dans le cadre de la santé, de l’éducation et de la communication. Nous ne
pouvons cependant pas oublier que la plus grande partie des hommes et des femmes
de notre temps vivent une précarité quotidienne, aux conséquences funestes.
Certaines pathologies augmentent. La crainte et la désespérance s’emparent du
cœur de nombreuses personnes, jusque dans les pays dits riches. Fréquemment, la
joie de vivre s’éteint, le manque de respect et la violence augmentent, la
disparité sociale devient toujours plus évidente. Il faut lutter pour vivre et,
souvent, pour vivre avec peu de dignité. Ce changement d’époque a été causé par
des bonds énormes qui, en qualité, quantité, rapidité et accumulation, se
vérifient dans le progrès scientifique, dans les innovations technologiques et
dans leurs rapides applications aux divers domaines de la nature et de la vie.
Nous sommes à l’ère de la connaissance et de l’information, sources de nouvelles
formes d’un pouvoir très souvent anonyme.
Non à une
économie de l’exclusion
53. De même que le commandement de “ne pas tuer” pose une
limite claire pour assurer la valeur de la vie humaine, aujourd’hui, nous devons
dire “non à une économie de l’exclusion et de la disparité sociale”. Une telle
économie tue. Il n’est pas possible que le fait qu’une personne âgée réduite à
vivre dans la rue, meure de froid ne soit pas une nouvelle, tandis que la baisse
de deux points en bourse en soit une. Voilà l’exclusion. On ne peut plus tolérer
le fait que la nourriture se jette, quand il y a des personnes qui souffrent de
la faim. C’est la disparité sociale. Aujourd’hui, tout entre dans le jeu de la
compétitivité et de la loi du plus fort, où le puissant mange le plus faible.
Comme conséquence de cette situation, de grandes masses de population se voient
exclues et marginalisées : sans travail, sans perspectives, sans voies de
sortie. On considère l’être humain en lui-même comme un bien de consommation,
qu’on peut utiliser et ensuite jeter. Nous avons mis en route la culture du
“déchet” qui est même promue. Il ne s’agit plus simplement du phénomène de
l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque chose de nouveau : avec
l’exclusion reste touchée, dans sa racine même, l’appartenance à la société dans
laquelle on vit, du moment qu’en elle on ne se situe plus dans les bas-fonds,
dans la périphérie, ou sans pouvoir, mais on est dehors. Les exclus ne sont pas
des ‘exploités’, mais des déchets, ‘des restes’.
54. Dans ce contexte, certains défendent encore les théories
de la “rechute favorable”, qui supposent que chaque croissance
économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus
grande équité et inclusion sociale dans le monde. Cette opinion, qui n’a jamais
été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la
bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes
sacralisés du système économique dominant. En même temps, les exclus continuent
à attendre. Pour pouvoir soutenir un style de vie qui exclut les autres, ou pour
pouvoir s’enthousiasmer avec cet idéal égoïste, on a développé une
mondialisation de l’indifférence. Presque sans nous en apercevoir, nous devenons
incapables d’éprouver de la compassion devant le cri de douleur des autres, nous
ne pleurons plus devant le drame des autres, leur prêter attention ne nous
intéresse pas, comme si tout nous était une responsabilité étrangère qui n’est
pas de notre ressort. La culture du bien-être nous anesthésie et nous perdons
notre calme si le marché offre quelque chose que nous n’avons pas encore acheté,
tandis que toutes ces vies brisées par manque de possibilités nous semblent un
simple spectacle qui ne nous trouble en aucune façon.
Non à la
nouvelle idolâtrie de l’argent
55. Une des causes de cette situation se trouve dans la
relation que nous avons établie avec l’argent, puisque nous acceptons
paisiblement sa prédominance sur nous et sur nos sociétés. La crise financière
que nous traversons nous fait oublier qu’elle a à son origine une crise
anthropologique profonde : la négation du primat de l’être humain ! Nous avons
créé de nouvelles idoles. L’adoration de l’antique veau d’or (cf. Ex 32,
1-35) a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de
l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage et sans un but
véritablement humain. La crise mondiale qui investit la finance et l’économie
manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout, l’absence grave d’une
orientation anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins :
la consommation.
56. Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent
exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus
éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède
d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation
financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de
veiller à la préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible
s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon
unilatérale et implacable. De plus, la dette et ses intérêts éloignent les pays
des possibilités praticables par leur économie et les citoyens de leur pouvoir
d’achat réel. S’ajoutent à tout cela une corruption ramifiée et une évasion
fiscale égoïste qui ont atteint des dimensions mondiales. L’appétit du pouvoir
et de l’avoir ne connaît pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout
phagocyter dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme
l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé,
transformés en règle absolue.
Non
à l’argent qui gouverne au lieu de servir
57. Derrière ce comportement se cachent le refus de l’éthique
et le refus de Dieu. Habituellement, on regarde l’éthique avec un certain mépris
narquois. On la considère contreproductive, trop humaine, parce qu’elle
relativise l’argent et le pouvoir. On la perçoit comme une menace, puisqu’elle
condamne la manipulation et la dégradation de la personne. En définitive,
l’éthique renvoie à un Dieu qui attend une réponse exigeante, qui se situe hors
des catégories du marché. Pour celles-ci, si elles sont absolutisées, Dieu est
incontrôlable, non-manipulable, voire dangereux, parce qu’il appelle l’être
humain à sa pleine réalisation et à l’indépendance de toute sorte d’esclavage.
L’éthique – une éthique non idéologisée – permet de créer un équilibre et un
ordre social plus humain. En ce sens, j’exhorte les experts financiers et les
gouvernants des différents pays à considérer les paroles d’un sage de
l’antiquité : « Ne pas faire participer les pauvres à ses propres biens, c’est
les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos biens que nous détenons,
mais les leurs ». [55]
58. Une réforme financière qui n’ignore pas l’éthique
demanderait un changement vigoureux d’attitude de la part des dirigeants
politiques, que j’exhorte à affronter ce défi avec détermination et avec
clairvoyance, sans ignorer, naturellement, la spécificité de chaque contexte.
L’argent doit servir et non pas gouverner ! Le Pape aime tout le monde, riches
et pauvres, mais il a le devoir, au nom du Christ, de rappeler que les riches
doivent aider les pauvres, les respecter et les promouvoir. Je vous exhorte à la
solidarité désintéressée et à un retour de l’économie et de la finance à une
éthique en faveur de l’être humain.
Non à la disparité
sociale qui engendre la violence
59. De nos jours, de toutes parts on demande une plus grande
sécurité. Mais, tant que ne s’éliminent pas l’exclusion sociale et la disparité
sociale, dans la société et entre les divers peuples, il sera impossible
d’éradiquer la violence. On accuse les pauvres et les populations les plus
pauvres de la violence, mais, sans égalité de chances, les différentes formes
d’agression et de guerre trouveront un terrain fertile qui tôt ou tard
provoquera l’explosion. Quand la société – locale, nationale ou mondiale –
abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même, il n’y a ni programmes
politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assurer
sans fin la tranquillité. Cela n’arrive pas seulement parce que la disparité
sociale provoque la réaction violente de ceux qui sont exclus du système, mais
parce que le système social et économique est injuste à sa racine. De même que
le bien tend à se communiquer, de même le mal auquel on consent, c’est-à-dire
l’injustice, tend à répandre sa force nuisible et à démolir silencieusement les
bases de tout système politique et social, quelle que soit sa solidité. Si toute
action a des conséquences, un mal niché dans les structures d’une société
comporte toujours un potentiel de dissolution et de mort. C’est le mal
cristallisé dans les structures sociales injustes, dont on ne peut pas attendre
un avenir meilleur. Nous sommes loin de ce qu’on appelle la “fin de l’histoire”,
puisque les conditions d’un développement durable et pacifique ne sont pas
encore adéquatement implantées et réalisées.
60. Les mécanismes de l’économie actuelle promeuvent une
exagération de la consommation, mais il résulte que l’esprit de consommation
effréné, uni à la disparité sociale, dégrade doublement le tissu social. De
cette manière, la disparité sociale engendre tôt ou tard une violence que la
course aux armements ne résout ni résoudra jamais. Elle sert seulement à
chercher à tromper ceux qui réclament une plus grande sécurité, comme si
aujourd’hui nous ne savions pas que les armes et la répression violente, au lieu
d’apporter des solutions, créent des conflits nouveaux et pires. Certains se
satisfont simplement en accusant les pauvres et les pays pauvres de leurs maux,
avec des généralisations indues, et prétendent trouver la solution dans une
“éducation” qui les rassure et les transforme en êtres apprivoisés et
inoffensifs. Cela devient encore plus irritant si ceux qui sont exclus voient
croître ce cancer social qui est la corruption profondément enracinée dans de
nombreux pays – dans les gouvernements, dans l’entreprise et dans les
institutions – quelle que soit l’idéologie politique des gouvernants.
Quelques défis
culturels
61. Nous évangélisons aussi quand nous cherchons à affronter
les différents défis qui peuvent se présenter. [56] Parfois, ils se manifestent dans des attaques
authentiques contre la liberté religieuse ou dans de nouvelles situations de
persécutions des chrétiens qui, dans certains pays, ont atteint des niveaux
alarmants de haine et de violence. Dans de nombreux endroits, il s’agit plutôt
d’une indifférence relativiste diffuse, liée à la déception et à la crise des
idéologies se présentant comme une réaction contre tout ce qui apparaît
totalitaire. Cela ne porte pas préjudice seulement à l’Église, mais aussi à la
vie sociale en général. Nous reconnaissons qu’une culture, où chacun veut être
porteur de sa propre vérité subjective, rend difficile aux citoyens d’avoir
l’envie de participer à un projet commun qui aille au-delà des intérêts et des
désirs personnels.
62. Dans la culture dominante, la première place est occupée
par ce qui est extérieur, immédiat, visible, rapide, superficiel, provisoire. Le
réel laisse la place à l’apparence. En de nombreux pays, la mondialisation a
provoqué une détérioration accélérée des racines culturelles, avec l’invasion de
tendances appartenant à d’autres cultures, économiquement développées mais
éthiquement affaiblies. C’est ainsi que se sont exprimés les Synodes des Évêques
de différents continents. Les évêques africains, par exemple, reprenant
l’Encyclique Sollicitudo
rei socialis, il y a quelques années, ont signalé que, souvent, on veut
transformer les pays d’Afrique en simples « pièces d’un mécanisme, en parties
d’un engrenage gigantesque. Cela se vérifie souvent aussi dans le domaine des
moyens de communication sociale qui, étant la plupart du temps gérés par des
centres situés dans la partie Nord du monde, ne tiennent pas toujours un juste
compte des priorités et des problèmes propres de ces pays et ne respectent pas
leur physionomie culturelle ». [57]
De la même manière, les évêques d’Asie ont souligné « les influences extérieures
qui pèsent sur les cultures asiatiques. De nouveaux modes de comportement
apparaissent par suite d’une exposition excessive aux médias […] Il en résulte
que les aspects négatifs des médias et des industries du spectacle menacent les
valeurs traditionnelles ». [58]
63. La foi catholique de nombreux peuples se trouve
aujourd’hui devant le défi de la prolifération de nouveaux mouvements religieux,
quelques-uns tendant au fondamentalisme et d’autres qui semblent proposer une
spiritualité sans Dieu. Ceci, d’une part est le résultat d’une réaction humaine
devant la société de consommation, matérialiste, individualiste, et, d’autre
part, est le fait de profiter des carences de la population qui vit dans les
périphéries et les zones appauvries, qui survit au milieu de grandes souffrances
humaines, et qui cherche des solutions immédiates à ses propres besoins. Ces
mouvements religieux, qui se caractérisent par leur subtile pénétration,
viennent remplir, dans l’individualisme dominant, un vide laissé par le
rationalisme qui sécularise. De plus, il faut reconnaître que, si une partie des
personnes baptisées ne fait pas l’expérience de sa propre appartenance à
l’Église, cela est peut-être dû aussi à certaines structures et à un climat peu
accueillant dans quelques-unes de nos paroisses et communautés, ou à une
attitude bureaucratique pour répondre aux problèmes, simples ou complexes, de la
vie de nos peuples. En beaucoup d’endroits il y a une prédominance de l’aspect
administratif sur l’aspect pastoral, comme aussi une sacramentalisation sans
autres formes d’évangélisation.
64. Le processus de sécularisation tend à réduire la foi et
l’Église au domaine privé et intime. De plus, avec la négation de toute
transcendance, il a produit une déformation éthique croissante, un
affaiblissement du sens du péché personnel et social, et une augmentation
progressive du relativisme, qui donnent lieu à une désorientation généralisée,
spécialement dans la phase de l’adolescence et de la jeunesse, très vulnérable
aux changements. Comme l’observent bien les Évêques des États-Unis d’Amérique,
alors que l’Église insiste sur l’existence de normes morales objectives,
valables pour tous, « il y en a qui présentent cet enseignement comme injuste,
voire opposé aux droits humains de base. Ces argumentations proviennent en
général d’une forme de relativisme moral, qui s’unit, non sans raison, à une
confiance dans les droits absolus des individus. Dans cette optique, on perçoit
l’Église comme si elle portait un préjudice particulier, et comme si elle
interférait avec la liberté individuelle ». [59] Nous vivons dans une société de l’information qui nous
sature sans discernement de données, toutes au même niveau, et qui finit par
nous conduire à une terrible superficialité au moment d’aborder les questions
morales. En conséquence, une éducation qui enseigne à penser de manière critique
et qui offre un parcours de maturation dans les valeurs, est devenue
nécessaire.
65. Malgré tout le courant séculariste qui envahit la
société, en de nombreux pays, – même là où le christianisme est minoritaire –
l’Église Catholique est une institution crédible devant l’opinion publique,
fiable en tout ce qui concerne le domaine de la solidarité et de la
préoccupation pour les plus nécessiteux. En bien des occasions, elle a servi de
médiatrice pour favoriser la solution de problèmes qui concernent la paix, la
concorde, l’environnement, la défense de la vie, les droits humains et civils,
etc. Et combien est grande la contribution des écoles et des universités
catholiques dans le monde entier ! Qu’il en soit ainsi est très positif. Mais
quand nous mettons sur le tapis d’autres questions qui suscitent un moindre
accueil public, il nous coûte de montrer que nous le faisons par fidélité aux
mêmes convictions sur la dignité de la personne humaine et sur le bien commun.
66. La famille traverse une crise culturelle profonde, comme
toutes les communautés et les liens sociaux. Dans le cas de la famille, la
fragilité des liens devient particulièrement grave parce qu’il s’agit de la
cellule fondamentale de la société, du lieu où l’on apprend à vivre ensemble
dans la différence et à appartenir aux autres et où les parents transmettent la
foi aux enfants. Le mariage tend à être vu comme une simple forme de
gratification affective qui peut se constituer de n’importe quelle façon et se
modifier selon la sensibilité de chacun. Mais la contribution indispensable du
mariage à la société dépasse le niveau de l’émotivité et des nécessités
contingentes du couple. Comme l’enseignent les Évêques français, elle ne naît
pas « du sentiment amoureux, par définition éphémère, mais de la profondeur de
l’engagement pris par les époux qui acceptent d’entrer dans une union de vie
totale ». [60]
67. L’individualisme post-moderne et mondialisé favorise un
style de vie qui affaiblit le développement et la stabilité des liens entre les
personnes, et qui dénature les liens familiaux. L’action pastorale doit montrer
encore mieux que la relation avec notre Père exige et encourage une communion
qui guérit, promeut et renforce les liens interpersonnels. Tandis que dans le
monde, spécialement dans certains pays, réapparaissent diverses formes de guerre
et de conflits, nous, les chrétiens, nous insistons sur la proposition de
reconnaître l’autre, de soigner les blessures, de construire des ponts, de
resserrer les relations et de nous aider « à porter les fardeaux les uns des
autres » (Ga 6,2). D’autre part, aujourd’hui, naissent de nombreuses
formes d’associations pour défendre des droits et pour atteindre de nobles
objectifs. De cette façon, se manifeste une soif de participation de nombreux
citoyens qui veulent être artisans du progrès social et culturel.
Défis de
l’inculturation de la foi
68. Le substrat chrétien de certains peuples – surtout
occidentaux – est une réalité vivante. Nous trouvons là, surtout chez les
personnes qui sont dans le besoin, une réserve morale qui garde les valeurs d’un
authentique humanisme chrétien. Un regard de foi sur la réalité ne peut oublier
de reconnaître ce que sème l’Esprit Saint. Cela signifierait ne pas avoir
confiance dans son action libre et généreuse, penser qu’il n’y a pas
d’authentiques valeurs chrétiennes là où une grande partie de la population a
reçu le Baptême et exprime sa foi et sa solidarité fraternelle de multiples
manières. Il faut reconnaître là beaucoup plus que des « semences du Verbe »,
étant donné qu’il s’agit d’une foi catholique authentique avec des modalités
propres d’expressions et d’appartenance à l’Église. Il n’est pas bien d’ignorer
l’importance décisive que revêt une culture marquée par la foi, parce que cette
culture évangélisée, au-delà de ses limites, a beaucoup plus de ressources
qu’une simple somme de croyants placés devant les attaques du sécularisme
actuel. Une culture populaire évangélisée contient des valeurs de foi et de
solidarité qui peuvent provoquer le développement d’une société plus juste et
croyante, et possède une sagesse propre qu’il faut savoir reconnaître avec un
regard plein de reconnaissance.
69. Le besoin d’évangéliser les cultures pour inculturer
l’Évangile est impérieux. Dans les pays de tradition catholique, il s’agira
d’accompagner, de prendre soin et de renforcer la richesse qui existe déjà, et
dans les pays d’autres traditions religieuses ou profondément sécularisés, il
s’agira de favoriser de nouveaux processus d’évangélisation de la culture, bien
qu’ils supposent des projets à très long terme. Nous ne pouvons pas ignorer,
toutefois, qu’il y a toujours un appel à la croissance. Chaque culture et chaque
groupe social a besoin de purification et de maturation. Dans le cas de culture
populaire de populations catholiques, nous pouvons reconnaître certaines
faiblesses qui doivent encore être guéries par l’Évangile : le machisme,
l’alcoolisme, la violence domestique, une faible participation à l’Eucharistie,
les croyances fatalistes ou superstitieuses qui font recourir à la sorcellerie,
etc. Mais c’est vraiment la piété populaire qui est le meilleur point de départ
pour les guérir et les libérer.
70. Il est aussi vrai que parfois, plus que sur l’impulsion
de la piété chrétienne, l’accent est mis sur les formes extérieures de
traditions de certains groupes, ou d’hypothétiques révélations privées
considérées comme indiscutables. Il existe un certain christianisme fait de
dévotions, précisément d’une manière individuelle et sentimentale de vivre la
foi, qui ne correspond pas en réalité à une authentique “piété populaire”.
Certains encouragent ces expressions sans se préoccuper de la promotion sociale
et de la formation des fidèles, et en certains cas, ils le font pour obtenir des
bénéfices économiques ou quelque pouvoir sur les autres. Nous ne pouvons pas non
plus ignorer que, au cours des dernières décennies, une rupture s’est produite
dans la transmission de la foi chrétienne entre les générations dans le peuple
catholique. Il est incontestable que beaucoup se sentent déçus et cessent de
s’identifier avec la tradition catholique, que le nombre des parents qui ne
baptisent pas leurs enfants et ne leur apprennent pas à prier augmente, et qu’il
y a un certain exode vers d’autres communautés de foi. Certaines causes de cette
rupture sont : le manque d’espaces de dialogue en famille, l’influence des
moyens de communication, le subjectivisme relativiste, l’esprit de consommation
effréné que stimule le marché, le manque d’accompagnement pastoral des plus
pauvres, l’absence d’un accueil cordial dans nos institutions et notre
difficulté à recréer l’adhésion mystique de la foi dans un scenario religieux
pluriel.
Défis des cultures
urbaines
71. La nouvelle Jérusalem, la Cité sainte (Ap 21, 2-4)
est le but vers lequel l’humanité tout entière est en marche. Il est intéressant
que la révélation nous dise que la plénitude de l’humanité et de l’histoire se
réalise dans une ville. Nous avons besoin de reconnaître la ville à partir d’un
regard contemplatif, c’est-à-dire un regard de foi qui découvre ce Dieu qui
habite dans ses maisons, dans ses rues, sur ses places. La présence de Dieu
accompagne la recherche sincère que des personnes et des groupes accomplissent
pour trouver appui et sens à leur vie. Dieu vit parmi les citadins qui
promeuvent la solidarité, la fraternité, le désir du bien, de vérité, de
justice. Cette présence ne doit pas être fabriquée, mais découverte, dévoilée.
Dieu ne se cache pas à ceux qui le cherchent d’un cœur sincère, bien qu’ils le
fassent à tâtons, de manière imprécise et diffuse.
72. Dans la ville, l’aspect religieux trouve une médiation à
travers différents styles de vie, des coutumes associées à un sens du temps, du
territoire et des relations qui diffère du style des populations rurales. Dans
la vie quotidienne, les citadins luttent très souvent pour survivre et, dans
cette lutte, se cache un sens profond de l’existence qui implique habituellement
aussi un profond sens religieux. Nous devons le considérer pour obtenir un
dialogue comme celui que le Seigneur réalisa avec la Samaritaine, près du puits,
où elle cherchait à étancher sa soif (cf. Jn 4, 7-26).
73. De nouvelles cultures continuent à naître dans ces
énormes géographies humaines où le chrétien n’a plus l’habitude d’être promoteur
ou générateur de sens, mais reçoit d’elles d’autres langages, symboles, messages
et paradigmes qui offrent de nouvelles orientations de vie, souvent en
opposition avec l’Évangile de Jésus. Une culture inédite palpite et se projette
dans la ville. Le Synode a constaté qu’aujourd’hui, les transformations de ces
grandes aires et la culture qu’elles expriment sont un lieu privilégié de la
nouvelle évangélisation. [61] Cela
demande d’imaginer des espaces de prière et de communion avec des
caractéristiques innovantes, plus attirantes et significatives pour les
populations urbaines. Les milieux ruraux, à cause de l’influence des moyens de
communications de masse, ne sont pas étrangers à ces transformations culturelles
qui opèrent aussi des mutations significatives dans leurs manières de vivre.
74. Une évangélisation qui éclaire les nouvelles manières de
se mettre en relation avec Dieu, avec les autres et avec l’environnement, et qui
suscite les valeurs fondamentales devient nécessaire. Il est indispensable
d’arriver là où se forment les nouveaux récits et paradigmes, d’atteindre avec
la Parole de Jésus les éléments centraux les plus profonds de l’âme de la ville.
Il ne faut pas oublier que la ville est un milieu multiculturel. Dans les
grandes villes, on peut observer un tissu conjonctif où des groupes de personnes
partagent les mêmes modalités d’imaginer la vie et des imaginaires semblables,
et se constituent en nouveaux secteurs humains, en territoires culturels, en
villes invisibles. Des formes culturelles variées cohabitent de fait, mais
exercent souvent des pratiques de ségrégation et de violence. L’Église est
appelée à se mettre au service d’un dialogue difficile. D’autre part, il y a des
citadins qui obtiennent des moyens adéquats pour le développement de leur vie
personnelle et familiale, mais il y a un très grand nombre de “non citadins”,
des “citadins à moitié” ou des “restes urbains”. La ville produit une sorte
d’ambivalence permanente, parce que, tandis qu’elle offre à ses citadins
d’infinies possibilités, de nombreuses difficultés apparaissent pour le plein
développement de la vie de beaucoup. Ces contradictions provoquent des
souffrances déchirantes. Dans de nombreuses parties du monde, les villes sont
des scènes de protestation de masse où des milliers d’habitants réclament
liberté, participation, justice et différentes revendications qui, si elles ne
sont pas convenablement interprétées, ne peuvent être réduites au silence par la
force.
75. Nous ne pouvons ignorer que dans les villes le trafic de
drogue et de personnes, l’abus et l’exploitation de mineurs, l’abandon des
personnes âgées et malades, diverses formes de corruption et de criminalité
augmentent facilement. En même temps, ce qui pourrait être un précieux espace de
rencontre et de solidarité, se transforme souvent en lieu de fuite et de
méfiance réciproque. Les maisons et les quartiers se construisent davantage pour
isoler et protéger que pour relier et intégrer. La proclamation de l’Évangile
sera une base pour rétablir la dignité de la vie humaine dans ces contextes,
parce que Jésus veut répandre dans les villes la vie en abondance (cf. Jn
10, 10). Le sens unitaire et complet de la vie humaine que l’Évangile
propose est le meilleur remède aux maux de la ville, bien que nous devions
considérer qu’un programme et un style uniforme et rigide d’évangélisation ne
sont pas adaptés à cette réalité. Mais vivre jusqu’au bout ce qui est humain et
s’introduire au cœur des défis comme ferment de témoignage, dans n’importe
quelle culture, dans n’importe quelle ville, perfectionne le chrétien et féconde
la ville.
2. Tentations
des agents pastoraux
76. J’éprouve une immense gratitude pour l’engagement de
toutes les personnes qui travaillent dans l’Église. Je ne veux pas m’arrêter
maintenant à exposer les activités des différents agents pastoraux, des évêques
jusqu’au plus humble et caché des services ecclésiaux. Je préfèrerais plutôt
réfléchir sur les défis que, tous, ils doivent affronter actuellement dans le
contexte de la culture mondialisée. Cependant, je dois dire en premier lieu et
en toute justice, que l’apport de l’Église dans le monde actuel est immense.
Notre douleur et notre honte pour les péchés de certains des membres de
l’Église, et aussi pour les nôtres, ne doivent pas faire oublier tous les
chrétiens qui donnent leur vie par amour : ils aident beaucoup de personnes à se
soigner ou à mourir en paix dans des hôpitaux précaires, accompagnent les
personnes devenues esclaves de différentes dépendances dans les lieux les plus
pauvres de la terre, se dépensent dans l’éducation des enfants et des jeunes,
prennent soin des personnes âgées abandonnées de tous, cherchent à communiquer
des valeurs dans des milieux hostiles, se dévouent autrement de différentes
manières qui montrent l’amour immense pour l’humanité que le Dieu fait homme
nous inspire. Je rends grâce pour le bel exemple que me donnent beaucoup de
chrétiens qui offrent leur vie et leur temps avec joie. Ce témoignage me fait
beaucoup de bien et me soutient dans mon aspiration personnelle à dépasser
l’égoïsme pour me donner davantage.
77. Malgré cela, comme enfants de cette époque, nous sommes
tous de quelque façon sous l’influence de la culture actuelle mondialisée qui,
même en nous présentant des valeurs et de nouvelles possibilités, peut aussi
nous limiter, nous conditionner et jusqu’à nous rendre malades. Je reconnais que
nous avons besoin de créer des espaces adaptés pour motiver et régénérer les
agents pastoraux, « des lieux où ressourcer sa foi en Jésus crucifié et
ressuscité, où partager ses questions les plus profondes et les préoccupations
quotidiennes, où faire en profondeur et avec des critères évangéliques le
discernement sur sa propre existence et expérience, afin d’orienter vers le bien
et le beau ses choix individuels et sociaux ». [62] En même temps, je désire attirer l’attention sur
certaines tentations qui aujourd’hui atteignent spécialement les agents
pastoraux.
Oui au
défi d’une spiritualité missionnaire
78. Aujourd’hui, on peut rencontrer chez beaucoup d’agents
pastoraux, y compris des personnes consacrées, une préoccupation exagérée pour
les espaces personnels d’autonomie et de détente, qui les conduit à vivre leurs
tâches comme un simple appendice de la vie, comme si elles ne faisaient pas
partie de leur identité. En même temps, la vie spirituelle se confond avec des
moments religieux qui offrent un certain soulagement, mais qui ne nourrissent
pas la rencontre avec les autres, l’engagement dans le monde, la passion pour
l’évangélisation. Ainsi, on peut trouver chez beaucoup d’agents de
l’évangélisation, bien qu’ils prient, une accentuation de l’individualisme,
une crise d’identité et une baisse de ferveur. Ce sont trois
maux qui se nourrissent l’un l’autre.
79. La culture médiatique et quelques milieux intellectuels
transmettent parfois une défiance marquée par rapport au message de l’Église, et
un certain désenchantement. Comme conséquence, beaucoup d’agents pastoraux, même
s’ils prient, développent une sorte de complexe d’infériorité, qui les conduit à
relativiser ou à occulter leur identité chrétienne et leurs convictions. Un
cercle vicieux se forme alors, puisqu’ainsi ils ne sont pas heureux de ce qu’ils
sont et de ce qu’ils font, ils ne se sentent pas identifiés à la mission
évangélisatrice, et cela affaiblit l’engagement. Ils finissent par étouffer la
joie de la mission par une espèce d’obsession pour être comme tous les autres et
pour avoir ce que les autres possèdent. De cette façon, la tâche de
l’évangélisation devient forcée et ils lui consacrent peu d’efforts et un temps
très limité.
80. Au-delà d’un style spirituel ou de la ligne particulière
de pensée qu’ils peuvent avoir, un relativisme encore plus dangereux que le
relativisme doctrinal se développe chez les agents pastoraux. Il a à voir avec
les choix plus profonds et sincères qui déterminent une forme de vie. Ce
relativisme pratique consiste à agir comme si Dieu n’existait pas, à décider
comme si les pauvres n’existaient pas, à rêver comme si les autres n’existaient
pas, à travailler comme si tous ceux qui n’avaient pas reçu l’annonce
n’existaient pas. Il faut souligner le fait que, même celui qui apparemment
dispose de solides convictions doctrinales et spirituelles, tombe souvent dans
un style de vie qui porte à s’attacher à des sécurités économiques, ou à des
espaces de pouvoir et de gloire humaine qu’il se procure de n’importe quelle
manière, au lieu de donner sa vie pour les autres dans la mission. Ne nous
laissons pas voler l’enthousiasme missionnaire !
Non à l’acédie
égoïste
81. Quand nous avons davantage besoin d’un dynamisme
missionnaire qui apporte sel et lumière au monde, beaucoup de laïcs craignent
que quelqu’un les invite à réaliser une tâche apostolique, et cherchent à fuir
tout engagement qui pourrait leur ôter leur temps libre. Aujourd’hui, par
exemple, il est devenu très difficile de trouver des catéchistes formés pour les
paroisses et qui persévèrent dans leur tâche durant plusieurs années. Mais
quelque chose de semblable arrive avec les prêtres, qui se préoccupent avec
obsession de leur temps personnel. Fréquemment, cela est dû au fait que les
personnes éprouvent le besoin impérieux de préserver leurs espaces d’autonomie,
comme si un engagement d’évangélisation était un venin dangereux au lieu d’être
une réponse joyeuse à l’amour de Dieu qui nous convoque à la mission et nous
rend complets et féconds. Certaines personnes font de la résistance pour
éprouver jusqu’au bout le goût de la mission et restent enveloppées dans une
acédie paralysante.
82. Le problème n’est pas toujours l’excès d’activité, mais
ce sont surtout les activités mal vécues, sans les motivations appropriées, sans
une spiritualité qui imprègne l’action et la rende désirable. De là découle que
les devoirs fatiguent démesurément et parfois nous tombons malades. Il ne s’agit
pas d’une fatigue sereine, mais tendue, pénible, insatisfaite, et en définitive
non acceptée. Cette acédie pastorale peut avoir différentes origines. Certains y
tombent parce qu’ils conduisent des projets irréalisables et ne vivent pas
volontiers celui qu’ils pourraient faire tranquillement. D’autres, parce qu’ils
n’acceptent pas l’évolution difficile des processus et veulent que tout tombe du
ciel. D’autres, parce qu’ils s’attachent à certains projets et à des rêves de
succès cultivés par leur vanité. D’autres pour avoir perdu le contact réel avec
les gens, dans une dépersonnalisation de la pastorale qui porte à donner une
plus grande attention à l’organisation qu’aux personnes, si bien que le “tableau
de marche” les enthousiasme plus que la marche elle-même. D’autres tombent dans
l’acédie parce qu’ils ne savent pas attendre, ils veulent dominer le rythme de
la vie. L’impatience d’aujourd’hui d’arriver à des résultats immédiats fait que
les agents pastoraux n’acceptent pas facilement le sens de certaines
contradictions, un échec apparent, une critique, une croix.
83. Ainsi prend forme la plus grande menace, « c’est le
triste pragmatisme de la vie quotidienne de l’Église, dans lequel apparemment
tout arrive normalement, alors qu’en réalité, la foi s’affaiblit et dégénère
dans la mesquinerie ». [63] La
psychologie de la tombe, qui transforme peu à peu les chrétiens en momies de
musée, se développe. Déçus par la réalité, par l’Église ou par eux-mêmes, ils
vivent la tentation constante de s’attacher à une tristesse douceâtre, sans
espérance, qui envahit leur cœur comme « le plus précieux des élixirs du démon
». [64] Appelés à éclairer et à
communiquer la vie, ils se laissent finalement séduire par des choses qui
engendrent seulement obscurité et lassitude intérieure, et qui affaiblissent le
dynamisme apostolique. Pour tout cela je me permets d’insister : ne nous
laissons pas voler la joie de l’évangélisation !
Non au pessimisme
stérile
84. La joie de l’Évangile est celle que rien et personne ne
pourra jamais enlever (cf. Jn 16, 22). Les maux de notre monde – et ceux
de l’Église – ne devraient pas être des excuses pour réduire notre engagement et
notre ferveur. Prenons-les comme des défis pour croître. En outre, le regard de
foi est capable de reconnaître la lumière que l’Esprit Saint répand toujours
dans l’obscurité, sans oublier que « là où le péché s’est multiplié, la grâce a
surabondé » ( Rm 5, 20). Notre foi est appelée à voir que l’eau peut être
transformée en vin, et à découvrir le grain qui grandit au milieu de l’ivraie. À
cinquante ans du Concile
Vatican II, même si nous éprouvons de la douleur pour les misères de notre
époque et même si nous sommes loin des optimismes naïfs, le plus grand réalisme
ne doit signifier ni une confiance moindre en l’Esprit ni une moindre
générosité. En ce sens, nous pouvons écoutons de nouveau les paroles du
bienheureux Jean XXIII,
en ce jour mémorable du 11 octobre 1962 : « Il arrive souvent que (…) nos
oreilles soient offensées en apprenant ce que disent certains qui, bien
qu’enflammés de zèle religieux, manquent de justesse de jugement et de
pondération dans leur façon de voir les choses. Dans la situation actuelle de la
société, ils ne voient que ruines et calamités (…) Il nous semble nécessaire de
dire notre complet désaccord avec ces prophètes de malheur, qui annoncent
toujours des catastrophes, comme si le monde était près de sa fin. Dans le cours
actuel des événements, alors que la société humaine semble à un tournant, il
vaut mieux reconnaître les desseins mystérieux de la Providence divine qui, à
travers la succession des temps et les travaux des hommes, la plupart du temps
contre toute attente, atteignent leur fin et disposent tout avec sagesse pour le
bien de l’Église, même les événements contraires ». [65]
85. Une des plus sérieuses tentations qui étouffent la
ferveur et l’audace est le sens de l’échec, qui nous transforment en pessimistes
mécontents et déçus au visage assombri. Personne ne peut engager une bataille si
auparavant il n’espère pas pleinement la victoire. Celui qui commence sans
confiance a perdu d’avance la moitié de la bataille et enfouit ses talents. Même
si c’est avec une douloureuse prise de conscience de ses propres limites, il
faut avancer sans se tenir pour battu, et se rappeler ce qu’a dit le Seigneur à
saint Paul : « Ma grâce te suffit : car la puissance se déploie dans la
faiblesse » (2 Co 12, 9). Le triomphe chrétien est toujours une croix,
mais une croix qui en même temps est un étendard de victoire, qu’on porte avec
une tendresse combative contre les assauts du mal. Le mauvais esprit de l’échec
est frère de la tentation de séparer prématurément le grain de l’ivraie, produit
d’un manque de confiance anxieux et égocentrique.
86. Il est évident que s’est produite dans certaines régions
une “désertification” spirituelle, fruit du projet de sociétés qui veulent se
construire sans Dieu ou qui détruisent leurs racines chrétiennes. Là « le monde
chrétien devient stérile, et s’épuise comme une terre surexploitée, qui se
transforme en sable ». [66] Dans
d’autres pays, la violente résistance au christianisme oblige les chrétiens à
vivre leur foi presqu’en cachette dans le pays qu’ils aiment. C’est une autre
forme très douloureuse de désert. Même sa propre famille ou son propre milieu de
travail peuvent être cet environnement aride où on doit conserver la foi et
chercher à la répandre. Mais « c’est justement à partir de l’expérience de ce
désert, de ce vide, que nous pouvons découvrir de nouveau la joie de croire, son
importance vitale pour nous, les hommes et les femmes. Dans le désert, on
redécouvre la valeur de ce qui est essentiel pour vivre ; ainsi dans le monde
contemporain les signes de la soif de Dieu, du sens ultime de la vie, sont
innombrables bien que souvent exprimés de façon implicite ou négative. Et, dans
le désert, il faut surtout des personnes de foi qui, par l’exemple de leur vie,
montrent le chemin vers la Terre promise et ainsi tiennent en éveil l’espérance
». [67] Dans tous les cas, en
pareilles circonstances, nous sommes appelés à être des personnes-amphores pour
donner à boire aux autres. Parfois, l’amphore se transforme en une lourde croix,
mais c’est justement sur la Croix que le Seigneur, transpercé, s’est donné à
nous comme source d’eau vive. Ne nous laissons pas voler l’espérance !
Oui aux relations
nouvelles engendrées par Jésus Christ
87. De nos jours, alors que les réseaux et les instruments de
la communication humaine ont atteint un niveau de développement inédit, nous
ressentons la nécessité de découvrir et de transmettre la “mystique” de vivre
ensemble, de se mélanger, de se rencontrer, de se prendre dans les bras, de se
soutenir, de participer à cette marée un peu chaotique qui peut se transformer
en une véritable expérience de fraternité, en une caravane solidaire, en un
saint pèlerinage. Ainsi, les plus grandes possibilités de communication se
transformeront en plus grandes possibilités de rencontre et de solidarité entre
tous. Si nous pouvions suivre ce chemin, ce serait une très bonne chose, très
régénératrice, très libératrice, très génératrice d’espérance ! Sortir de
soi-même pour s’unir aux autres fait du bien. S’enfermer sur soi-même signifie
goûter au venin amer de l’immanence, et en tout choix égoïste que nous faisons,
l’humanité aura le dessous.
88. L’idéal chrétien invitera toujours à dépasser le soupçon,
le manque de confiance permanent, la peur d’être envahi, les comportements
défensifs que le monde actuel nous impose. Beaucoup essaient de fuir les autres
pour une vie privée confortable, ou pour le cercle restreint des plus intimes,
et renoncent au réalisme de la dimension sociale de l’Évangile. Car, de même que
certains voudraient un Christ purement spirituel, sans chair ni croix, de même
ils visent des relations interpersonnelles seulement à travers des appareils
sophistiqués, des écrans et des systèmes qu’on peut mettre en marche et arrêter
sur commande. Pendant ce temps-là l’Évangile nous invite toujours à courir le
risque de la rencontre avec le visage de l’autre, avec sa présence physique qui
interpelle, avec sa souffrance et ses demandes, avec sa joie contagieuse dans un
constant corps à corps. La foi authentique dans le Fils de Dieu fait chair est
inséparable du don de soi, de l’appartenance à la communauté, du service, de la
réconciliation avec la chair des autres. Dans son incarnation, le Fils de Dieu
nous a invités à la révolution de la tendresse.
89. L’isolement, qui est une forme de l’immanentisme, peut
s’exprimer dans une fausse autonomie qui exclut Dieu et qui pourtant peut aussi
trouver dans le religieux une forme d’esprit de consommation spirituelle à la
portée de son individualisme maladif. Le retour au sacré et la recherche
spirituelle qui caractérisent notre époque, sont des phénomènes ambigus. Mais
plus que l’athéisme, aujourd’hui nous sommes face au défi de répondre
adéquatement à la soif de Dieu de beaucoup de personnes, afin qu’elles ne
cherchent pas à l’assouvir avec des propositions aliénantes ou avec un Jésus
Christ sans chair et sans un engagement avec l’autre. Si elles ne trouvent pas
dans l’Église une spiritualité qui les guérisse, les libère, les comble de vie
et de paix et les appelle en même temps à la communion solidaire et à la
fécondité missionnaire, elles finiront par être trompées par des propositions
qui n’humanisent pas ni ne rendent gloire à Dieu.
90. Les formes propres à la religiosité populaire sont
incarnées, parce qu’elles sont nées de l’incarnation de la foi chrétienne dans
une culture populaire. Pour cela même, elles incluent une relation personnelle,
non pas avec des énergies qui harmonisent mais avec Dieu, avec Jésus Christ,
avec Marie, avec un saint. Ils ont un corps, ils ont des visages. Les formes
propres à la religiosité populaire sont adaptées pour nourrir des potentialités
relationnelles et non pas tant des fuites individualistes. En d’autres secteurs
de nos sociétés grandit l’engouement pour diverses formes de “spiritualité du
bien-être” sans communauté, pour une “théologie de la prospérité” sans
engagements fraternels, ou pour des expériences subjectives sans visage, qui se
réduisent à une recherche intérieure immanentiste.
91. Un défi important est de montrer que la solution ne
consistera jamais dans la fuite d’une relation personnelle et engagée avec Dieu,
et qui nous engage en même temps avec les autres. C’est ce qui se passe
aujourd’hui quand les croyants font en sorte de se cacher et de se soustraire au
regard des autres, et quand subtilement ils s’enfuient d’un lieu à l’autre ou
d’une tâche à l’autre, sans créer des liens profonds et stables : «
Imaginatio locorum et mutatio multos fefellit ». [68] C’est un faux remède qui rend malade le
cœur et parfois le corps. Il est nécessaire d’aider à reconnaître que l’unique
voie consiste dans le fait d’apprendre à rencontrer les autres en adoptant le
comportement juste, en les appréciant et en les acceptant comme des compagnons
de route, sans résistances intérieures. Mieux encore, il s’agit d’apprendre à
découvrir Jésus dans le visage des autres, dans leur voix, dans leurs demandes.
C’est aussi apprendre à souffrir en embrassant Jésus crucifié quand nous
subissons des agressions injustes ou des ingratitudes, sans jamais nous lasser
de choisir la fraternité. [69]
92. Il y a là la vraie guérison, du moment que notre façon
d’être en relation avec les autres, en nous guérissant réellement au lieu de
nous rendre malade, est une fraternité mystique, contemplative, qui sait
regarder la grandeur sacrée du prochain, découvrir Dieu en chaque être humain,
qui sait supporter les désagréments du vivre ensemble en s’accrochant à l’amour
de Dieu, qui sait ouvrir le cœur à l’amour divin pour chercher le bonheur des
autres comme le fait leur Père qui est bon. En cette époque précisément, et
aussi là où se trouve un « petit troupeau » ( Lc 12, 32), les disciples du
Seigneur sont appelés à vivre comme une communauté qui soit sel de la terre et
lumière du monde (cf. Mt 5, 13-16). Ils sont appelés à témoigner de leur
appartenance évangélisatrice de façon toujours nouvelle. [70] Ne nous laissons pas voler la communauté
!
Non à la mondanité
spirituelle
93. La mondanité spirituelle, qui se cache derrière des
apparences de religiosité et même d’amour de l’Église, consiste à rechercher, au
lieu de la gloire du Seigneur, la gloire humaine et le bien être personnel.
C’est ce que le Seigneur reprochait aux pharisiens : « Comment pouvez-vous
croire, vous qui recevez la gloire les uns des autres, et ne cherchez pas la
gloire qui vient du Dieu unique ? » ( Jn 5, 44). Il s’agit d’une manière
subtile de rechercher « ses propres intérêts, non ceux de Jésus-Christ »
( Ph 2, 21). Elle prend de nombreuses formes, suivant le type de personne
et la circonstance dans laquelle elle s’insinue. Du moment qu’elle est liée à la
recherche de l’apparence, elle ne s’accompagne pas toujours de péchés publics,
et, extérieurement, tout semble correct. Mais si elle envahissait l’Église, «
elle serait infiniment plus désastreuse qu’une quelconque autre mondanité
simplement morale ». [71]
94. Cette mondanité peut s’alimenter spécialement de deux
manières profondément liées entre elles. L’une est l’attrait du gnosticisme, une
foi renfermée dans le subjectivisme, où seule compte une expérience déterminée
ou une série de raisonnements et de connaissances que l’on considère comme
pouvant réconforter et éclairer, mais où le sujet reste en définitive fermé dans
l’immanence de sa propre raison ou de ses sentiments. L’autre est le
néo-pélagianisme autoréférentiel et prométhéen de ceux qui, en définitive, font
confiance uniquement à leurs propres forces et se sentent supérieurs aux autres
parce qu’ils observent des normes déterminées ou parce qu’ils sont
inébranlablement fidèles à un certain style catholique justement propre au
passé. C’est une présumée sécurité doctrinale ou disciplinaire qui donne lieu à
un élitisme narcissique et autoritaire, où, au lieu d’évangéliser, on analyse et
classifie les autres, et, au lieu de faciliter l’accès à la grâce, les énergies
s’usent dans le contrôle. Dans les deux cas, ni Jésus-Christ, ni les autres
n’intéressent vraiment. Ce sont les manifestations d’un immanentisme
anthropocentrique. Il n’est pas possible d’imaginer que de ces formes
réductrices de christianisme, puisse surgir un authentique dynamisme
évangélisateur.
95. Cette obscure mondanité se manifeste par de nombreuses
attitudes apparemment opposées mais avec la même prétention de “dominer l’espace
de l’Église”. Dans certaines d’entre elles on note un soin ostentatoire de la
liturgie, de la doctrine ou du prestige de l’Église, mais sans que la réelle
insertion de l’Évangile dans le Peuple de Dieu et dans les besoins concrets de
l’histoire ne les préoccupe. De cette façon la vie de l’Église se transforme en
une pièce de musée, ou devient la propriété d’un petit nombre. Dans d’autres, la
même mondanité spirituelle se cache derrière la fascination de pouvoir montrer
des conquêtes sociales et politiques, ou dans une vaine gloire liée à la gestion
d’affaires pratiques, ou dans une attraction vers les dynamiques d’auto-estime
et de réalisation autoréférentielle. Elle peut aussi se traduire par diverses
manières de se montrer soi-même engagé dans une intense vie sociale, remplie de
voyages, de réunions, de dîners, de réceptions. Ou bien elle s’exerce par un
fonctionnalisme de manager, chargé de statistiques, de planifications,
d’évaluations, où le principal bénéficiaire n’est pas le Peuple de Dieu mais
plutôt l’Église en tant qu’organisation. Dans tous les cas, elle est privée du
sceau du Christ incarné, crucifié et ressuscité, elle se renferme en groupes
d’élites, elle ne va pas réellement à la recherche de ceux qui sont loin, ni des
immenses multitudes assoiffées du Christ. Il n’y a plus de ferveur évangélique,
mais la fausse jouissance d’une autosatisfaction égocentrique.
96. Dans ce contexte, se nourrit la vaine gloire de ceux qui
se contentent d’avoir quelque pouvoir et qui préfèrent être des généraux
d’armées défaites plutôt que de simples soldats d’un escadron qui continue à
combattre. Combien de fois rêvons-nous de plans apostoliques, expansionnistes,
méticuleux et bien dessinés, typiques des généraux défaits ! Ainsi nous renions
notre histoire d’Église, qui est glorieuse en tant qu’elle est histoire de
sacrifices, d’espérance, de lutte quotidienne, de vie dépensée dans le service,
de constance dans le travail pénible, parce que tout travail est accompli à la
“sueur de notre front”. À l’inverse, nous nous attardons comme des vaniteux qui
disent ce “qu’on devrait faire” – le péché du “on devrait faire” – comme des
maîtres spirituels et des experts en pastorale qui donnent des instructions tout
en restant au dehors. Nous entretenonssans fin notre imagination et nous perdons
le contact avec la réalité douloureuse de notre peuple fidèle.
97. Celui qui est tombé dans cette mondanité regarde de haut
et de loin, il refuse la prophétie des frères, il élimine celui qui lui fait une
demande, il fait ressortir continuellement les erreurs des autres et est obsédé
par l’apparence. Il a réduit la référence du cœur à l’horizon fermé de son
immanence et de ses intérêts et, en conséquence, il n’apprend rien de ses
propres péchés et n’est pas authentiquement ouvert au pardon. C’est une terrible
corruption sous l’apparence du bien. Il faut l’éviter en mettant l’Église en
mouvement de sortie de soi, de mission centrée en Jésus Christ, d’engagement
envers les pauvres. Que Dieu nous libère d’une Église mondaine sous des drapés
spirituels et pastoraux ! Cette mondanité asphyxiante se guérit en savourant
l’air pur du Saint Esprit, qui nous libère de rester centrés sur nous-mêmes,
cachés derrière une apparence religieuse vide de Dieu. Ne nous laissons pas
voler l’Évangile !
Non à la guerre entre
nous
98. À l’intérieur du Peuple de Dieu et dans les diverses
communautés, que de guerres ! Dans le quartier, sur le lieu de travail, que de
guerres par envies et jalousies, et aussi entre chrétiens ! La mondanité
spirituelle porte certains chrétiens à être en guerre contre d’autres chrétiens
qui font obstacle à leur recherche de pouvoir, de prestige, de plaisir ou de
sécurité économique. De plus, certains cessent de vivre une appartenance
cordiale à l’Église, pour nourrir un esprit de controverse. Plutôt que
d’appartenir à l’Église entière, avec sa riche variété, ils appartiennent à tel
ou tel groupe qui se sent différent ou spécial.
99. Le monde est déchiré par les guerres et par la violence,
ou blessé par un individualisme diffus qui divise les êtres humains et les met
l’un contre l’autre dans la poursuite de leur propre bien-être. En plusieurs
pays ressurgissent des conflits et de vieilles divisions que l’on croyait en
partie dépassées. Je désire demander spécialement aux chrétiens de toutes les
communautés du monde un témoignage de communion fraternelle qui devienne
attrayant et lumineux. Que tous puissent admirer comment vous prenez soin les
uns des autres, comment vous vous encouragez mutuellement et comment vous vous
accompagnez : « À ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous
avez de l’amour les uns pour les autres » (Jn 13,35). C’est ce que Jésus
a demandé au Père dans une intense prière : « Qu’ils soient un en nous, afin que
le monde croie » (Jn 17,21). Attention à la tentation de l’envie ! Nous
sommes sur la même barque et nous allons vers le même port ! Demandons la grâce
de nous réjouir des fruits des autres, qui sont ceux de tous.
100. À ceux qui sont blessés par d’anciennes divisions il
semble difficile d’accepter que nous les exhortions au pardon et à la
réconciliation, parce qu’ils pensent que nous ignorons leur souffrance ou que
nous prétendons leur faire perdre leur mémoire et leurs idéaux. Mais s’ils
voient le témoignage de communautés authentiquement fraternelles et
réconciliées, cela est toujours une lumière qui attire. Par conséquent, cela me
fait très mal de voir comment, dans certaines communautés chrétiennes, et même
entre personnes consacrées, on donne de la place à diverses formes de haine, de
division, de calomnie, de diffamation, de vengeance, de jalousie, de désir
d’imposer ses propres idées à n’importe quel prix, jusqu’à des persécutions qui
ressemblent à une implacable chasse aux sorcières. Qui voulons-nous évangéliser
avec de tels comportements ?
101. Demandons au Seigneur de nous faire comprendre la loi de
l’amour. Qu’il est bon de posséder cette loi ! Comme cela nous fait du bien de
nous aimer les uns les autres au-delà de tout ! Oui, au-delà de tout ! À chacun
de nous est adressée l’exhortation paulinienne : « Ne te laisse pas vaincre par
le mal, sois vainqueur du mal par le bien » (Rm 12, 21). Et aussi : « Ne
nous lassons pas de faire le bien » (Ga 6, 9). Nous avons tous des
sympathies et des antipathies, et peut-être justement en ce moment sommes-nous
fâchés contre quelqu’un. Disons au moins au Seigneur : “Seigneur, je suis fâché
contre celui-ci ou celle-là. Je te prie pour lui et pour elle”. Prier pour la
personne contre laquelle nous sommes irrités c’est un beau pas vers l’amour, et
c’est un acte d’évangélisation. Faisons-le aujourd’hui ! Ne nous laissons pas
voler l’idéal de l’amour fraternel !
Autres défis
ecclésiaux
102. Les laïcs sont simplement l’immense majorité du peuple
de Dieu. À leur service, il y a une minorité : les ministres ordonnés. La
conscience de l’identité et de la mission du laïc dans l’Église s’est accrue.
Nous disposons d’un laïcat nombreux, bien qu’insuffisant, avec un sens
communautaire bien enraciné et une grande fidélité à l’engagement de la charité,
de la catéchèse, de la célébration de la foi. Mais la prise de conscience de
cette responsabilité de laïc qui naît du Baptême et de la Confirmation ne se
manifeste pas de la même façon chez tous. Dans certains cas parce qu’ils ne sont
pas formés pour assumer des responsabilités importantes, dans d’autres cas pour
n’avoir pas trouvé d’espaces dans leurs Églises particulières afin de pouvoir
s’exprimer et agir, à cause d’un cléricalisme excessif qui les maintient en
marge des décisions. Aussi, même si on note une plus grande participation de
beaucoup aux ministères laïcs, cet engagement ne se reflète pas dans la
pénétration des valeurs chrétiennes dans le monde social, politique et
économique. Il se limite bien des fois à des tâches internes à l’Église sans un
réel engagement pour la mise en œuvre de l’Évangile en vue de la transformation
de la société. La formation des laïcs et l’évangélisation des catégories
professionnelles et intellectuelles représentent un défi pastoral important.
103. L’Église reconnaît l’apport indispensable de la femme à
la société, par sa sensibilité, son intuition et certaines capacités propres qui
appartiennent habituellement plus aux femmes qu’aux hommes. Par exemple,
l’attention féminine particulière envers les autres, qui s’exprime de façon
spéciale, bien que non exclusive, dans la maternité. Je vois avec joie combien
de nombreuses femmes partagent des responsabilités pastorales avec les prêtres,
apportent leur contribution à l’accompagnement des personnes, des familles ou
des groupes et offrent de nouveaux apports à la réflexion théologique. Mais il
faut encore élargir les espaces pour une présence féminine plus incisive dans
l’Église. Parce que « le génie féminin est nécessaire dans toutes les
expressions de la vie sociale ; par conséquent, la présence des femmes dans le
secteur du travail aussi doit être garantie » [72] et dans les divers lieux où sont prises des décisions
importantes, aussi bien dans l’Église que dans les structures sociales.
104. Les revendications des droits légitimes des femmes, à
partir de la ferme conviction que les hommes et les femmes ont la même dignité,
posent à l’Église des questions profondes qui la défient et que l’on ne peut
éluder superficiellement. Le sacerdoce réservé aux hommes, comme signe du Christ
Époux qui se livre dans l’Eucharistie, est une question qui ne se discute pas,
mais peut devenir un motif de conflit particulier si on identifie trop la
puissance sacramentelle avec le pouvoir. Il ne faut pas oublier que lorsque nous
parlons de pouvoir sacerdotal « nous sommes dans le concept de la
fonction, non de la dignité et de la sainteté ». [73] Le sacerdoce ministériel est un des
moyens que Jésus utilise au service de son peuple, mais la grande dignité vient
du Baptême, qui est accessible à tous. La configuration du prêtre au Christ-Tête
– c’est-à-dire comme source principale de la grâce – n’entraîne pas une
exaltation qui le place en haut de tout le reste. Dans l’Église, les fonctions «
ne justifient aucune supériorité des uns sur les autres ». [74] De fait, une femme, Marie, est plus
importante que les évêques. Même quand on considère la fonction du sacerdoce
ministériel comme “hiérarchique”, il convient de bien avoir présent qu’« elle
est totalement ordonnée à la sainteté des membres du Christ ». [75] Sa clé et son point d’appui fondamental
ne sont pas le pouvoir entendu comme domination, mais la puissance d’administrer
le sacrement de l’Eucharistie ; de là dérive son autorité, qui est toujours un
service du peuple. C’est un grand défi qui se présente ici aux pasteurs et aux
théologiens, qui pourraient aider à mieux reconnaître ce que cela implique par
rapport au rôle possible de la femme là où se prennent des décisions
importantes, dans les divers milieux de l’Église.
105. La pastorale de la jeunesse, telle que nous étions
habitués à la développer, a souffert du choc des changements sociaux. Dans les
structures habituelles, les jeunes ne trouvent pas souvent de réponses à leurs
inquiétudes, à leurs besoins, à leurs questions et à leurs blessures. Il nous
coûte à nous, les adultes, de les écouter avec patience, de comprendre leurs
inquiétudes ou leurs demandes, et d’apprendre à parler avec eux dans le langage
qu’ils comprennent. Pour cette même raison, les propositions éducatives ne
produisent pas les fruits espérés. La prolifération et la croissance des
associations et mouvements essentiellement de jeunes peuvent s’interpréter comme
une action de l’Esprit qui ouvre des voies nouvelles en syntonie avec leurs
attentes et avec la recherche d’une spiritualité profonde et d’un sens
d’appartenance plus concret. Il est nécessaire toutefois, de rendre plus stable
la participation de ces groupements à la pastorale d’ensemble de l’Église. [76]
106. Même s’il n’est pas toujours facile d’approcher les
jeunes, des progrès ont été réalisés dans deux domaines : la conscience que
toute la communauté les évangélise et les éduque, et l’urgence qu’ils soient
davantage des protagonistes. Il faut reconnaître que, dans le contexte actuel de
crise de l’engagement et des liens communautaires, nombreux sont les jeunes qui
offrent leur aide solidaire face aux maux du monde et entreprennent différentes
formes de militance et de volontariat. Certains participent à la vie de
l’Église, donnent vie à des groupes de service et à diverses initiatives
missionnaires dans leurs diocèses ou en d’autres lieux. Qu’il est beau que des
jeunes soient “pèlerins de la foi”, heureux de porter Jésus dans chaque rue, sur
chaque place, dans chaque coin de la terre !
107. En de nombreux endroits les vocations au sacerdoce et à
la vie consacrée deviennent rares. Souvent, dans les communautés cela est dû à
l’absence d’une ferveur apostolique contagieuse, et pour cette raison elles
n’enthousiasment pas et ne suscitent pas d’attirance. Là où il y a vie, ferveur,
envie de porter le Christ aux autres, surgissent des vocations authentiques.
Même dans les paroisses où les prêtres sont peu engagés et joyeux, c’est la vie
fraternelle et fervente de la communauté qui réveille le désir de se consacrer
entièrement à Dieu et à l’évangélisation, surtout si cette communauté vivante
prie avec insistance pour les vocations et a le courage de proposer à ses jeunes
un chemin de consécration spéciale. D’autre part, malgré la pénurie des
vocations, nous avons aujourd’hui une conscience plus claire de la nécessité
d’une meilleure sélection des candidats au sacerdoce. On ne peut remplir les
séminaires sur la base de n’importe quelles motivations, d’autant moins si
celles-ci sont liées à une insécurité affective, à une recherche de formes de
pouvoir, de gloire humaine ou de bien-être économique.
108. Comme je l’ai déjà dit, je n’ai pas voulu offrir une
analyse complète, mais j’invite les communautés à compléter et à enrichir ces
perspectives à partir de la conscience des défis qui leur sont propres et de
ceux qui leur sont proches. Lorsqu’elles le feront, j’espère qu’elles tiendront
compte que, chaque fois que nous cherchons à lire les signes des temps dans la
réalité actuelle, il est opportun d’écouter les jeunes et les personnes âgées.
Les deux sont l’espérance des peuples. Les personnes âgées apportent la mémoire
et la sagesse de l’expérience, qui invite à ne pas répéter de façon stupide les
mêmes erreurs que dans le passé. Les jeunes nous appellent à réveiller et à
faire grandir l’espérance, parce qu’ils portent en eux les nouvelles tendances
de l’humanité et nous ouvrent à l’avenir, de sorte que nous ne restions pas
ancrés dans la nostalgie des structures et des habitudes qui ne sont plus
porteuses de vie dans le monde actuel.
109. Les défis existent pour être relevés. Soyons réalistes,
mais sans perdre la joie, l’audace et le dévouement plein d’espérance ! Ne nous
laissons pas voler la force missionnaire !
Chapitre 3
L’annonce de
l’Évangile
110. Après avoir pris en considération certains défis de la
réalité actuelle, je désire rappeler maintenant la tâche qui nous presse quelle
que soit l’époque et quel que soit le lieu, car « il ne peut y avoir de
véritable évangélisation sans annonce explicite que Jésus est le Seigneur
», et sans qu’il n’existe un « primat de l’annonce de Jésus Christ dans toute
activité d’évangélisation ». [77]
Recueillant les préoccupations des évêques de l’Asie, Jean-Paul II affirma que,
si l’Église « doit accomplir son destin providentiel, alors l’évangélisation,
comme une prédication joyeuse, patiente et progressive de la mort salvifique et
de la résurrection de Jésus-Christ, doit être une priorité absolue ». [78] Cela vaut pour tous.
1.
Tout le Peuple de Dieu annonce l’Évangile
111. L’évangélisation est la tâche de l’Église. Mais ce sujet
de l’évangélisation est bien plus qu’une institution organique et hiérarchique,
car avant tout c’est un peuple qui est en marche vers Dieu. Il s’agit
certainement d’un mystère qui plonge ses racines dans la Trinité, mais
qui a son caractère concret historique dans un peuple pèlerin et évangélisateur,
qui transcende toujours toute expression institutionnelle même nécessaire. Je
propose de m’arrêter un peu sur cette façon de comprendre l’Église, qui a son
fondement ultime dans la libre et gratuite initiative de Dieu.
Un peuple pour
tous
112. Le salut que Dieu nous offre est œuvre de sa
miséricorde. Il n’y a pas d’action humaine, aussi bonne soit-elle, qui nous
fasse mériter un si grand don. Dieu, par pure grâce, nous attire pour nous unir
à lui. [79] Il envoie son Esprit
dans nos cœurs pour faire de nous ses fils, pour nous transformer et pour nous
rendre capables de répondre par notre vie à son amour. L’Église est envoyée par
Jésus Christ comme sacrement de salut offert par Dieu [80]. Par ses actions évangélisatrices, elle collabore comme
instrument de la grâce divine qui opère sans cesse au-delà de toute supervision
possible. Benoît XVI l’a bien exprimé en ouvrant les réflexions du Synode : « Il
est (…) important de toujours savoir que le premier mot, l’initiative véritable,
l’activité véritable vient de Dieu et c’est seulement en s’insérant dans cette
initiative divine, c’est seulement en implorant cette initiative divine, que
nous pouvons devenir nous aussi – avec Lui et en Lui – des évangélisateurs ». [81] Le principe du primat de la
grâce doit être un phare qui illumine constamment nos réflexions sur
l’évangélisation.
113. Ce salut, que Dieu réalise et que l’Église annonce
joyeusement, est destiné à tous, [82] et Dieu a donné naissance à un chemin pour s’unir chacun
des êtres humains de tous les temps. Il a choisi de les convoquer comme peuple
et non pas comme des êtres isolés. [83] Personne ne se sauve tout seul, c’est-à-dire, ni comme
individu isolé ni par ses propres forces. Dieu nous attire en tenant compte de
la trame complexe des relations interpersonnelles que comporte la vie dans une
communauté humaine. Ce peuple que Dieu s’est choisi et a convoqué est l’Église.
Jésus ne dit pas aux Apôtres de former un groupe exclusif, un groupe
d’ élite. Jésus dit : « Allez donc, de toutes les nations faites des
disciples » ( Mt 28, 19). Saint Paul affirme qu’au sein du peuple de Dieu,
dans l’Église, « il n’y a ni Juif ni Grec […] car tous vous ne faites qu’un dans
le Christ Jésus » ( Ga 3, 28). Je voudrais dire à ceux qui se sentent loin
de Dieu et de l’Église, à ceux qui sont craintifs et indifférents : Le Seigneur
t’appelle toi aussi à faire partie de son peuple et il le fait avec grand
respect et amour !
114. Être Église c’est être peuple de Dieu, en accord avec le
grand projet d’amour du Père. Cela appelle à être le ferment de Dieu au sein de
l’humanité. Cela veut dire annoncer et porter le salut de Dieu dans notre monde,
qui souvent se perd, a besoin de réponses qui donnent courage et espérance,
ainsi qu’une nouvelle vigueur dans la marche. L’Église doit être le lieu de la
miséricorde gratuite, où tout le monde peut se sentir accueilli, aimé, pardonné
et encouragé à vivre selon la bonne vie de l’Évangile.
Un peuple aux
multiples visages
115. Ce peuple de Dieu s’incarne dans les peuples de la
terre, chacun de ses membres a sa propre culture. La notion de culture est un
précieux outil pour comprendre les diverses expressions de la vie chrétienne
présentes dans le peuple de Dieu. Il s’agit du style de vie d’une société
précise, de la manière propre qu’ont ses membres de tisser des relations entre
eux, avec les autres créatures et avec Dieu. Comprise ainsi, la culture embrasse
la totalité de la vie d’un peuple. [84] Chaque peuple, dans son évolution historique, promeut sa
propre culture avec une autonomie légitime. [85] On doit cela au fait que la personne humaine « de par sa
nature même, a absolument besoin d’une vie sociale », [86] et elle se réfère toujours à la société, où elle vit
d’une façon concrète sa relation avec la réalité. L’être humain est toujours
culturellement situé : « nature et culture sont liées de façon aussi étroite que
possible ». [87] La grâce suppose
la culture, et le don de Dieu s’incarne dans la culture de la personne qui la
reçoit.
116. En ces deux millénaires de christianisme, d’innombrables
peuples ont reçu la grâce de la foi, l’ont fait fleurir dans leur vie
quotidienne et l’ont transmise selon leurs modalités culturelles propres. Quand
une communauté accueille l’annonce du salut, l’Esprit Saint féconde sa culture
avec la force transformante de l’Évangile. De sorte que, comme nous pouvons le
voir dans l’histoire de l’Église, le christianisme n’a pas un modèle culturel
unique, mais « tout en restant pleinement lui-même, dans l’absolue fidélité à
l’annonce évangélique et à la tradition ecclésiale, il revêtira aussi le visage
des innombrables cultures et des innombrables peuples où il est accueilli et
enraciné ». [88] Chez les divers
peuples, qui expérimentent le don de Dieu selon leur propre culture, l’Église
exprime sa catholicité authentique et montre « la beauté de ce visage multiforme
». [89] Dans les expressions
chrétiennes d’un peuple évangélisé, l’Esprit Saint embellit l’Église, en lui
indiquant de nouveaux aspects de la Révélation et en lui donnant un nouveau
visage. Par l’inculturation, l’Église « introduit les peuples avec leurs
cultures dans sa propre communauté », [90] parce que « toute culture offre des valeurs et
des modèles positifs qui peuvent enrichir la manière dont l’Évangile est
annoncé, compris et vécu ». [91]
Ainsi, « l’Église, accueillant les valeurs des différentes cultures, devient la
“ sponsa ornata monilibus suis”, “l’épouse qui se pare de ses bijoux” (cf.
Is 61, 10) ». [92]
117. Bien comprise, la diversité culturelle ne menace pas
l’unité de l’Église. C’est l’Esprit Saint, envoyé par le Père et le Fils, qui
transforme nos cœurs et nous rend capables d’entrer dans la communion parfaite
de la Sainte Trinité où tout trouve son unité. Il construit la communion et
l’harmonie du peuple de Dieu. L’Esprit Saint lui-même est l’harmonie, de même
qu’il est le lien d’amour entre le Père et le Fils. [93] C’est lui qui suscite une grande richesse diversifiée de
dons et en même temps construit une unité qui n’est jamais uniformité mais une
harmonie multiforme qui attire. L’évangélisation reconnaît avec joie ces
multiples richesses que l’Esprit engendre dans l’Église. Ce n’est pas faire
justice à la logique de l’incarnation que de penser à un christianisme
monoculturel et monocorde. S’il est bien vrai que certaines cultures ont été
étroitement liées à la prédication de l’Évangile et au développement d’une
pensée chrétienne, le message révélé ne s’identifie à aucune d’entre elles et il
a un contenu transculturel. C’est pourquoi, en évangélisant de nouvelles
cultures ou des cultures qui n’ont pas accueilli la prédication chrétienne, il
n’est pas indispensable d’imposer une forme culturelle particulière, aussi belle
et antique qu’elle soit, avec la proposition de l’Évangile. Le message que nous
annonçons a toujours un revêtement culturel, mais parfois dans l’Église nous
tombons dans une sacralisation vaniteuse de la propre culture, avec laquelle
nous pouvons manifester plus de fanatisme qu’une authentique ferveur
évangélisatrice.
118. Les évêques de l’Océanie ont ainsi demandé que chez eux
l’Église « fasse comprendre et présente la vérité du Christ en s’inspirant des
traditions et des cultures de la région » et ils ont souhaité que « tous les
missionnaires travaillent en harmonie avec les chrétiens autochtones pour faire
en sorte que la foi et la vie de l’Église soient exprimées selon des formes
légitimes appropriées à chaque culture ». [94] Nous ne pouvons pas prétendre que tous les peuples de
tous les continents, en exprimant la foi chrétienne, imitent les modalités
adoptées par les peuples européens à un moment précis de leur histoire, car la
foi ne peut pas être enfermée dans les limites de la compréhension et de
l’expression d’une culture particulière. [95] Il est indiscutable qu’une seule culture n’épuise pas le
mystère de la rédemption du Christ.
Nous
sommes tous des disciples missionnaires
119. Dans tous les baptisés, du premier au dernier, agit la
force sanctificatrice de l’Esprit qui incite à évangéliser. Le Peuple de Dieu
est saint à cause de cette onction que le rend infaillible “in credendo”.
Cela signifie que quand il croit il ne se trompe pas, même s’il ne trouve pas
les paroles pour exprimer sa foi. L’Esprit le guide dans la vérité et le conduit
au salut. [96] Comme faisant partie
de son mystère d’amour pour l’humanité, Dieu dote la totalité des fidèles d’un
instinct de la foi – le sensus fidei – qui les aide à discerner ce
qui vient réellement de Dieu. La présence de l’Esprit donne aux chrétiens une
certaine connaturalité avec les réalités divines et une sagesse qui leur permet
de les comprendre de manière intuitive, même s’ils ne disposent pas des moyens
appropriés pour les exprimer avec précision.
120. En vertu du Baptême reçu, chaque membre du Peuple de
Dieu est devenu disciple missionnaire (cf. Mt 28, 19). Chaque baptisé,
quelle que soit sa fonction dans l’Église et le niveau d’instruction de sa foi,
est un sujet actif de l’évangélisation, et il serait inadéquat de penser à un
schéma d’évangélisation utilisé pour des acteurs qualifiés, où le reste du
peuple fidèle serait seulement destiné à bénéficier de leursactions. La nouvelle
évangélisation doit impliquer que chaque baptisé soit protagoniste d’une façon
nouvelle. Cette conviction se transforme en un appel adressé à chaque chrétien,
pour que personne ne renonce à son engagement pour l’évangélisation, car s’il a
vraiment fait l’expérience de l’amour de Dieu qui le sauve, il n’a pas besoin de
beaucoup de temps de préparation pour aller l’annoncer, il ne peut pas attendre
d’avoir reçu beaucoup de leçons ou de longues instructions. Tout chrétien est
missionnaire dans la mesure où il a rencontré l’amour de Dieu en Jésus Christ ;
nous ne disons plus que nous sommes « disciples » et « missionnaires », mais
toujours que nous sommes « disciples-missionnaires ». Si nous n’en sommes pas
convaincus, regardons les premiers disciples, qui immédiatement, après avoir
reconnu le regard de Jésus, allèrent proclamer pleins de joie : « Nous avons
trouvé le Messie » (Jn 1, 41). La samaritaine, à peine eut-elle fini son
dialogue avec Jésus, devint missionnaire, et beaucoup de samaritains crurent en
Jésus « à cause de la parole de la femme » (Jn 4, 39). Saint Paul aussi,
à partir de sa rencontre avec Jésus Christ, « aussitôt se mit à prêcher Jésus »
(Ac 9, 20 ). Et nous, qu’attendons-nous ?
121. Assurément, nous sommes tous appelés à grandir comme
évangélisateurs. En même temps employons-nous à une meilleure formation, à un
approfondissement de notre amour et à un témoignage plus clair de l’Évangile. En
ce sens, nous devons tous accepter que les autres nous évangélisent constamment
; mais cela ne signifie pas que nous devons renoncer à la mission
d’évangélisation, mais plutôt que nous devons trouver le mode de communiquer
Jésus qui corresponde à la situation dans laquelle nous nous trouvons. Dans tous
les cas, nous sommes tous appelés à offrir aux autres le témoignage explicite de
l’amour salvifique du Seigneur, qui, bien au-delà de nos imperfections, nous
donne sa proximité, sa Parole, sa force, et donne sens à notre vie. Ton cœur
sait que la vie n’est pas la même sans lui, alors ce que tu as découvert, ce qui
t’aide à vivre et te donne une espérance, c’est cela que tu dois communiquer aux
autres. Notre imperfection ne doit pas être une excuse ; au contraire, la
mission est un stimulant constant pour ne pas s’installer dans la médiocrité et
pour continuer à grandir. Le témoignage de foi que tout chrétien est appelé à
donner, implique d’affirmer, comme saint Paul : « Non que je sois déjà au but,
ni déjà devenu parfait ; mais je poursuis ma course […] et je cours vers le but
» (Ph 3, 12-13).
La
force évangélisatrice de la piété populaire
122. De la sorte, nous pouvons penser que les divers peuples,
chez qui l’Évangile a été inculturé, sont des sujets collectifs actifs, agents
de l’évangélisation. Ceci se vérifie parce que chaque peuple est le créateur de
sa culture et le protagoniste de son histoire. La culture est quelque chose de
dynamique, qu’un peuple recrée constamment, et chaque génération transmet à la
suivante un ensemble de comportements relatifs aux diverses situations
existentielles, qu’elle doit élaborer de nouveau face à ses propres défis.
L’être humain « est à la fois fils et père de la culture dans laquelle il est
immergé ». [97] Quand un peuple a
inculturé l’Évangile, dans son processus de transmission culturelle, il transmet
aussi la foi de manières toujours nouvelles ; d’où l’importance de
l’évangélisation comprise comme inculturation. Chaque portion du peuple de Dieu,
en traduisant dans sa vie le don de Dieu selon son génie propre, rend témoignage
à la foi reçue et l’enrichit de nouvelles expressions qui sont éloquentes. On
peut dire que « le peuple s’évangélise continuellement lui-même ». [98] D’où l’importance particulière de la
piété populaire, expression authentique de l’action missionnaire spontanée du
peuple de Dieu. Il s’agit d’une réalité en développement permanent où l’Esprit
Saint est l’agent premier. [99]
123. Dans la piété populaire, on peut comprendre comment la
foi reçue s’est incarnée dans une culture et continue à se transmettre. Regardée
avec méfiance pendant un temps, elle a été l’objet d’une revalorisation dans les
décennies postérieures au Concile. Ce fut Paul VI, dans son Exhortation
apostolique Evangelii
Nuntiandi qui donna une impulsion décisive en ce sens. Il y explique que
la piété populaire « traduit une soif de Dieu que seuls les simples et les
pauvres peuvent connaître » [100]
et qu’elle « rend capable de générosité et de sacrifice jusqu’à l’héroïsme
lorsqu’il s’agit de manifester la foi ». [101] Plus près de nous, Benoît XVI, en Amérique latine, a
signalé qu’il s’agit « d’un précieux trésor de l’Église catholique » et qu’en
elle « apparaît l’âme des peuples latino-américains ». [102]
124. Dans le Document d’Aparecida sont décrites les
richesses que l’Esprit Saint déploie dans la piété populaire avec ses
initiatives gratuites. En ce continent bien-aimé, où un grand nombre de
chrétiens expriment leur foi à travers la piété populaire, les évêques
l’appellent aussi « spiritualité populaire » ou « mystique populaire ». [103] Il s’agit d’une véritable «
spiritualité incarnée dans la culture des simples ». [104] Elle n’est pas vide de contenus, mais elle les révèle
et les exprime plus par voie symbolique que par l’usage de la raison
instrumentale, et, dans l’acte de foi, elle accentue davantage le credere in
Deum que le credere Deum.[105] « C’est une manière légitime de vivre la foi, une
façon de se sentir partie prenante de l’Église, et une manière d’être
missionnaire » [106] ; elle porte
en elle la grâce de la mission, du sortir de soi et d’être pèlerins : « le fait
de marcher ensemble vers les sanctuaires, et de participer à d’autres
manifestations de la piété populaire, en amenant aussi les enfants ou en
invitant d’autres personnes, est en soi un acte d’évangélisation ». [107] Ne contraignons pas et ne prétendons
pas contrôler cette force missionnaire !
125. Pour comprendre cette réalité il faut s’en approcher
avec le regard du Bon Pasteur, qui ne cherche pas à juger mais à aimer. C’est
seulement à partir d’une connaturalité affective que donne l’amour que nous
pouvons apprécier la vie théologale présente dans la piété des peuples
chrétiens, spécialement dans les pauvres. Je pense à la foi solide de ces mères
au pied du lit de leur enfant malade qui s’appliquent au Rosaire bien qu’elles
ne sachent pas ébaucher les phrases du Credo ; ou à tous ces actes chargés
d’espérance manifestés par une bougie que l’on allume dans un humble foyer pour
demander l’aide de Marie, ou à ces regards d’amour profond vers le Christ
crucifié. Celui qui aime le saint peuple fidèle de Dieu ne peut pas regarder ces
actions seulement comme une recherche naturelle de la divinité. Ce sont les
manifestations d’une vie théologale animée par l’action de l’Esprit Saint qui a
été répandu dans nos cœurs (cf. Rm 5, 5).
126. Dans la piété populaire, puisqu’elle est fruit de
l’Évangile inculturé, se trouve une force activement évangélisatrice que nous ne
pouvons pas sous-estimer : ce serait comme méconnaître l’œuvre de l’Esprit
Saint. Nous sommes plutôt appelés à l’encourager et à la fortifier pour
approfondir le processus d’inculturation qui est une réalité jamais achevée. Les
expressions de la piété populaire ont beaucoup à nous apprendre, et, pour qui
sait les lire, elles sont un lieu théologique auquel nous devons prêter
attention, en particulier au moment où nous pensons à la nouvelle
évangélisation.
De personne à
personne
127. Maintenant que l’Église veut vivre un profond renouveau
missionnaire, il y a une forme de prédication qui nous revient à tous comme
tâche quotidienne. Il s’agit de porter l’Évangile aux personnes avec lesquelles
chacun a à faire, tant les plus proches que celles qui sont inconnues. C’est la
prédication informelle que l’on peut réaliser dans une conversation, et c’est
aussi celle que fait un missionnaire quand il visite une maison. Être disciple
c’est avoir la disposition permanente de porter l’amour de Jésus aux autres, et
cela se fait spontanément en tout lieu : dans la rue, sur la place, au travail,
en chemin.
128. Dans cette prédication, toujours respectueuse et
aimable, le premier moment consiste en un dialogue personnel, où l’autre
personne s’exprime et partage ses joies, ses espérances, ses préoccupations pour
les personnes qui lui sont chères, et beaucoup de choses qu’elle porte dans son
cœur. C’est seulement après cette conversation, qu’il est possible de présenter
la Parole, que ce soit par la lecture de quelque passage de l’Écriture ou de
manière narrative, mais toujours en rappelant l’annonce fondamentale : l’amour
personnel de Dieu qui s’est fait homme, s’est livré pour nous, et qui, vivant,
offre son salut et son amitié. C’est l’annonce qui se partage dans une attitude
humble, de témoignage, de celui qui toujours sait apprendre, avec la conscience
que le message est si riche et si profond qu’il nous dépasse toujours. Parfois
il s’exprime de manière plus directe, d’autres fois à travers un témoignage
personnel, un récit, un geste, ou la forme que l’Esprit Saint lui-même peut
susciter en une circonstance concrète. Si cela semble prudent et si les
conditions sont réunies, il est bon que cette rencontre fraternelle et
missionnaire se conclue par une brève prière qui rejoigne les préoccupations que
la personne a manifestées. Ainsi, elle percevra mieux qu’elle a été écoutée et
comprise, que sa situation a été remise entre les mains de Dieu, et elle
reconnaîtra que la Parole de Dieu parle réellement à sa propre existence.
129. Il ne faut pas penser que l’annonce évangélique doive se
transmettre toujours par des formules déterminées et figées, ou avec des paroles
précises qui expriment un contenu absolument invariable. Elle se transmet sous
des formes très diverses qu’il serait impossible de décrire ou de cataloguer,
dont le peuple de Dieu, avec ses innombrables gestes et signes, est le sujet
collectif. Par conséquent, si l’Évangile s’est incarné dans une culture, il ne
se communique pas seulement par l’annonce de personne à personne. Cela doit nous
faire penser que, dans les pays où le christianisme est minoritaire, en plus
d’encourager chaque baptisé à annoncer l’Évangile, les Églises particulières
doivent développer activement des formes, au moins initiales, d’inculturation.
Ce à quoi on doit tendre, en définitive, c’est que la prédication de l’Évangile,
exprimée par des catégories propres à la culture où il est annoncé, provoque une
nouvelle synthèse avec cette culture. Bien que ces processus soient toujours
lents, parfois la crainte nous paralyse trop. Si nous laissons les doutes et les
peurs étouffer toute audace, il est possible qu’au lieu d’être créatifs, nous
restions simplement tranquilles sans provoquer aucune avancée et, dans ce cas,
nous ne serons pas participants aux processus historiques par notre coopération,
mais nous serons simplement spectateurs d’une stagnation stérile de l’Église.
Les charismes au
service de la communion évangélisatrice
130. L’Esprit Saint enrichit toute l’Église qui évangélise
aussi par divers charismes. Ce sont des dons pour renouveler et édifier
l’Église. [108] Ils ne sont pas
un patrimoine fermé, livré à un groupe pour qu’il le garde ; il s’agit plutôt de
cadeaux de l’Esprit intégrés au corps ecclésial, attirés vers le centre qui est
le Christ, d’où ils partent en une impulsion évangélisatrice. Un signe clair de
l’authenticité d’un charisme est son ecclésialité, sa capacité de s’intégrer
harmonieusement dans la vie du peuple saint de Dieu, pour le bien de tous. Une
véritable nouveauté suscitée par l’Esprit n’a pas besoin de porter ombrage aux
autres spiritualités et dons pour s’affirmer elle-même. Plus un charisme
tournera son regard vers le cœur de l’Évangile plus son exercice sera ecclésial.
Même si cela coûte, c’est dans la communion qu’un charisme se révèle
authentiquement et mystérieusement fécond. Si elle vit ce défi, l’Église peut
être un modèle pour la paix dans le monde.
131. Les différences entre les personnes et les communautés
sont parfois inconfortables, mais l’Esprit Saint, qui suscite cette diversité,
peut tirer de tout quelque chose de bon, et le transformer en un dynamisme
évangélisateur qui agit par attraction. La diversité doit toujours être
réconciliée avec l’aide de l’Esprit Saint ; lui seul peut susciter la diversité,
la pluralité, la multiplicité et, en même temps, réaliser l’unité. En revanche,
quand c’est nous qui prétendons être la diversité et que nous nous enfermons
dans nos particularismes, dans nos exclusivismes, nous provoquons la division ;
d’autre part, quand c’est nous qui voulons construire l’unité avec nos plans
humains, nous finissons par imposer l’uniformité, l’homologation. Ceci n’aide
pas à la mission de l’Église.
Culture, pensée et
éducation
132. L’annonce à la culture implique aussi une annonce aux
cultures professionnelles, scientifiques et académiques. Il s’agit de la
rencontre entre la foi, la raison et les sciences qui vise à développer un
nouveau discours sur la crédibilité, une apologétique originale [109] qui aide à créer les dispositions pour
que l’Évangile soit écouté par tous. Quand certaines catégories de la raison et
des sciences sont accueillies dans l’annonce du message, ces catégories
elles-mêmes deviennent des instruments d’évangélisation ; c’est l’eau changée en
vin. C’est ce qui une fois adopté, n’est pas seulement racheté, mais devient
instrument de l’Esprit pour éclairer et rénover le monde.
133. Du moment que la préoccupation de l’évangélisateur de
rejoindre toute personne ne suffit pas, et que l’Évangile doit aussi être
annoncé aux cultures dans leur ensemble,la théologie – et pas seulement la
théologie pastorale – en dialogue avec les autres sciences et expériences
humaines revêt une grande importance pour penser comment faire parvenir la
proposition de l’Évangile à la diversité des contextes culturels et des
destinataires. [110] Engagée dans
l’évangélisation, l’Église apprécie et encourage le charisme des théologiens et
leur effort dans la recherche théologique qui promeut le dialogue avec le monde
de la culture et de la science. Je fais appel aux théologiens afin qu’ils
accomplissent ce service comme faisant partie de la mission salvifique de
l’Église. Mais il est nécessaire, qu’à cette fin, ils aient à cœur la finalité
évangélisatrice de l’Église et de la théologie elle-même, et qu’ils ne se
contentent pas d’une théologie de bureau.
134. Les Universités sont un milieu privilégié pour penser et
développer cet engagement d’évangélisation de manière interdisciplinaire et
intégrée. Les écoles catholiques qui se proposent toujours de conjuguer la tâche
éducative avec l’annonce explicite de l’Évangile constituent un apport de valeur
à l’évangélisation de la culture, même dans les pays et les villes où une
situation défavorable nous encourage à faire preuve de créativité pour trouver
les chemins adéquats. [111]
2. L’homélie
135. Considérons maintenant la prédication dans la liturgie,
qui demande une sérieuse évaluation de la part des pasteurs. Je m’attarderai en
particulier, et avec un certain soin, à l’homélie et à sa préparation, car les
réclamations à l’égard de ce grand ministère sont nombreuses, et nous ne pouvons
pas faire la sourde oreille. L’homélie est la pierre de touche pour évaluer la
proximité et la capacité de rencontre d’un pasteur avec son peuple. De fait,
nous savons que les fidèles lui donnent beaucoup d’importance ; et ceux-ci,
comme les ministres ordonnés eux-mêmes, souffrent souvent, les uns d’écouter,
les autres de prêcher. Il est triste qu’il en soit ainsi. L’homélie peut être
vraiment une intense et heureuse expérience de l’Esprit, une rencontre
réconfortante avec la Parole, une source constante de renouveau et de
croissance.
136. Renouvelons notre confiance dans la prédication, qui se
fonde sur la conviction que c’est Dieu qui veut rejoindre les autres à travers
le prédicateur, et qu’il déploie sa puissance à travers la parole humaine. Saint
Paul parle avec force de la nécessité de prêcher, parce que le Seigneur a aussi
voulu rejoindre les autres par notre parole (cf. Rm 10, 14-17). Par la
parole, notre Seigneur s’est conquis le cœur des gens. Ils venaient l’écouter de
partout (cf. Mc 1, 45). Ils restaient émerveillés, “buvant” ses
enseignements (cf. Mc 6, 2). Ils sentaient qu’il leur parlait comme
quelqu’un qui a autorité (cf. Mc 1, 27). Avec la parole, les Apôtres,
qu’il a institués « pour être ses compagnons et les envoyer prêcher » (Mc
3, 14), attiraient tous les peuples dans le sein de l’Église (cf. Mc 16,
15.20).
Le contexte
liturgique
137. Il faut se rappeler maintenant que « la proclamation
liturgique de la Parole de Dieu, surtout dans le cadre de l’assemblée
eucharistique, est moins un moment de méditation et de catéchèse que le dialogue
de Dieu avec son peuple, dialogue où sont proclamées les merveilles du salut et
continuellement proposées les exigences de l’Alliance ». [112] L’homélie a une valeur spéciale qui
provient de son contexte eucharistique, qui dépasse toutes les catéchèses parce
qu’elle est le moment le plus élevé du dialogue entre Dieu et son peuple, avant
la communion sacramentelle. L’homélie reprend ce dialogue qui est déjà engagé
entre le Seigneur et son peuple. Celui qui prêche doit discerner le cœur de sa
communauté pour chercher où est vivant et ardent le désir de Dieu, et aussi où
ce dialogue, qui était amoureux, a été étouffé ou n’a pas pu donner de fruit.
138. L’homélie ne peut pas être un spectacle de
divertissement, elle ne répond pas à la logique des moyens médiatiques, mais
elle doit donner ferveur et sens à la célébration. C’est un genre particulier,
puisqu’il s’agit d’une prédication dans le cadre d’une célébration
liturgique ; par conséquent elle doit être brève et éviter de ressembler
à une conférence ou à un cours. Le prédicateur peut être capable de maintenir
l’intérêt des gens durant une heure, mais alors sa parole devient plus
importante que la célébration de la foi. Si l’homélie se prolonge trop, elle
nuit à deux caractéristiques de la célébration liturgique : l’harmonie entre ses
parties et son rythme. Quand la prédication se réalise dans le contexte
liturgique, elle s’intègre comme une partie de l’offrande qui est remise au Père
et comme médiation de la grâce que le Christ répand dans la célébration. Ce
contexte même exige que la prédication oriente l’assemblée, et aussi le
prédicateur, vers une communion avec le Christ dans l’Eucharistie qui transforme
la vie. Ceci demande que la parole du prédicateur ne prenne pas une place
excessive, de manière à ce que le Seigneur brille davantage que le ministre.
La conversation d’une
mère
139. Nous avons dit que le Peuple de Dieu, par l’action
constante de l’Esprit en lui, s’évangélise continuellement lui-même. Qu’implique
cette conviction pour le prédicateur ? Elle nous rappelle que l’Église est mère
et qu’elle prêche au peuple comme une mère parle à son enfant, sachant que
l’enfant a confiance que tout ce qu’elle lui enseigne sera pour son bien parce
qu’il se sait aimé. De plus, la mère sait reconnaître tout ce que Dieu a semé
chez son enfant, elle écoute ses préoccupations et apprend de lui. L’esprit
d’amour qui règne dans une famille guide autant la mère que l’enfant dans leur
dialogue, où l’on enseigne et apprend, où l’on se corrige et apprécie les bonnes
choses. Il en est ainsi également dans l’homélie. L’Esprit, qui a inspiré les
Évangiles et qui agit dans le peuple de Dieu, inspire aussi comment on doit
écouter la foi du peuple, et comment on doit prêcher à chaque Eucharistie. La
prédication chrétienne, par conséquent, trouve au cœur de la culture du peuple
une source d’eau vive, tant pour savoir ce qu’elle doit dire que pour trouver la
manière appropriée de le dire. De même qu’on aime que l’on nous parle dans notre
langue maternelle, de même aussi, dans la foi, nous aimons que l’on nous parle
avec les termes de la “culture maternelle”, avec les termes du dialecte maternel
(cf. 2M, 21.27), et le cœur se dispose à mieux écouter. Cette langue est
un ton qui transmet courage, souffle, force et impulsion.
140. On doit favoriser et cultiver ce milieu maternel et
ecclésial dans lequel se développe le dialogue du Seigneur avec son peuple,
moyennant la proximité de cœur du prédicateur, la chaleur de son ton de voix, la
douceur du style de ses phrases, la joie de ses gestes. Même dans les cas où
l’homélie est un peu ennuyeuse, si cet esprit maternel et ecclésial est
perceptible, elle sera toujours féconde, comme les conseils ennuyeux d’une mère
donnent du fruit avec le temps dans le cœur de ses enfants.
141. On reste admiratif des moyens qu’emploie le Seigneur
pour dialoguer avec son peuple, pour révéler son mystère à tous, pour captiver
les gens simples avec des enseignements si élevés et si exigeants. Je crois que
le secret se cache dans ce regard de Jésus vers le peuple, au-delà de ses
faiblesses et de ses chutes : « Sois sans crainte petit troupeau, car votre Père
s’est complu à vous donner le Royaume » (Lc 12, 32) ; Jésus prêche dans
cet esprit. Plein de joie dans l’Esprit, il bénit le Père qui attire les petits
: « Je te bénis Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux
sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits » (Lc 10,
21). Le Seigneur se complaît vraiment à dialoguer avec son peuple, et le
prédicateur doit faire sentir aux gens ce plaisir du Seigneur.
Des paroles
qui font brûler les cœurs
142. Un dialogue est beaucoup plus que la communication d’une
vérité. Il se réalise par le goût de parler et par le bien concret qui se
communique entre ceux qui s’aiment au moyen des paroles. C’est un bien qui ne
consiste pas en des choses, mais dans les personnes elles-mêmes qui se donnent
mutuellement dans le dialogue. La prédication purement moraliste ou
endoctrinante, comme aussi celle qui se transforme en un cours d’exégèse, réduit
cette communication entre les cœurs qui se fait dans l’homélie et qui doit avoir
un caractère quasi sacramentel : « La foi naît de ce qu’on entend dire et ce
qu’on entend dire vient de la parole du Christ » (Rm 10, 17). Dans
l’homélie, la vérité accompagne la beauté et le bien. Pour que la beauté des
images que le Seigneur utilise pour stimuler à la pratique du bien se
communique, il ne doit pas s’agir de vérités abstraites ou de froids
syllogismes. La mémoire du peuple fidèle, comme celle de Marie, doit rester
débordante des merveilles de Dieu. Son cœur, ouvert à l’espérance d’une pratique
joyeuse et possible de l’amour qui lui a été annoncé, sent que chaque parole de
l’Écriture est avant tout un don, avant d’être une exigence.
143. Le défi d’une prédication inculturée consiste à
transmettre la synthèse du message évangélique, et non des idées ou des valeurs
décousues. Là où se trouve ta synthèse, là se trouve ton cœur. La différence
entre faire la lumière sur la synthèse et faire la lumière sur des idées
décousues entre elles est la même qu’il y a entre l’ennui et l’ardeur du cœur.
Le prédicateur a la très belle et difficile mission d’unir les cœurs qui
s’aiment : celui du Seigneur et ceux de son peuple. Le dialogue entre Dieu et
son peuple renforce encore plus l’Alliance qu’il y a entre eux et resserre le
lien de la charité. Durant le temps de l’homélie, les cœurs des croyants font
silence et Le laissent leur parler. Le Seigneur et son peuple se parlent de
mille manières directement, sans intermédiaires. Cependant, dans l’homélie ils
veulent que quelqu’un serve d’instrument et exprime leurs sentiments, de manière
à ce qu’ensuite, chacun puisse choisir comment continuer sa conversation. La
parole est essentiellement médiatrice et demande non seulement les deux qui
dialoguent, mais aussi un prédicateur qui la repropose comme telle, convaincu
que « ce n’est pas nous que nous proclamons, mais le Christ Jésus, Seigneur ;
nous ne sommes, nous, que vos serviteurs, à cause de Jésus » (2 Co 4, 5).
144. Parler avec le cœur implique de le tenir, non seulement
ardent, mais aussi éclairé par l’intégrité de la Révélation et par le chemin que
cette Parole a parcouru dans le cœur de l’Église et de notre peuple fidèle au
cours de l’histoire. L’identité chrétienne, qui est l’étreinte baptismale que
nous a donnée le Père quand nous étions petits, nous fait aspirer ardemment,
comme des enfants prodigues – et préférés en Marie – à l’autre étreinte, celle
du Père miséricordieux qui nous attend dans la gloire. Faire en sorte que notre
peuple se sente comme entre ces deux étreintes est la tâche difficile mais belle
de celui qui prêche l’Évangile.
3. La
préparation de la prédication
145. La préparation de la prédication est une tâche si
importante qu’il convient d’y consacrer un temps prolongé d’étude, de prière, de
réflexion et de créativité pastorale. Avec beaucoup d’affection, je désire
m’attarder à proposer un itinéraire de préparation de l’homélie. Ce sont des
indications qui pour certains pourront paraître évidentes, mais je considère
opportun de les suggérer pour rappeler la nécessité de consacrer le temps
nécessaire à ce précieux ministère. Certains curés soutiennent souvent que cela
n’est pas possible en raison de la multitude des tâches qu’ils doivent remplir ;
cependant, j’ose demander que chaque semaine, un temps personnel et
communautaire suffisamment prolongé soit consacré à cette tâche, même s’il faut
donner moins de temps à d’autres engagements, même importants. La confiance en
l’Esprit Saint qui agit dans la prédication n’est pas purement passive, mais
active et créative. Elle implique de s’offrir comme instrument (cf.
Rm 12, 1), avec toutes ses capacités, pour qu’elles puissent être
utilisées par Dieu. Un prédicateur qui ne se prépare pas n’est pas “spirituel”,
il est malhonnête et irresponsable envers les dons qu’il a reçus.
146. Le premier pas, après avoir invoqué l’Esprit Saint,
consiste à prêter toute l’attention au texte biblique, qui doit être le
fondement de la prédication. Quand on s’attarde à chercher à comprendre quel est
le message d’un texte, on exerce le « culte de la vérité ». [113] C’est l’humilité du cœur qui reconnaît
que la Parole nous transcende toujours, que nous n’en sommes « ni les maîtres,
ni les propriétaires, mais les dépositaires, les hérauts, les serviteurs». [114] Cette attitude de vénération
humble et émerveillée de la Parole s’exprime en prenant du temps pour l’étudier
avec la plus grande attention et avec une sainte crainte de la manipuler. Pour
pouvoir interpréter un texte biblique, il faut de la patience, abandonner toute
inquiétude et y consacrer temps, intérêt et dévouement gratuit. Il faut
laisser de côté toute préoccupation qui nous assaille pour entrer dans un autre
domaine d’attention sereine. Ce n’est pas la peine de se consacrer à lire un
texte biblique si on veut obtenir des résultats rapides, faciles ou immédiats.
C’est pourquoi, la préparation de la prédication demande de l’amour. On consacre
un temps gratuit et sans hâte uniquement aux choses et aux personnes qu’on aime
; et ici il s’agit d’aimer Dieu qui a voulu nous parler. À partir de cet
amour, on peut consacrer tout le temps nécessaire, avec l’attitude du disciple :
« Parle Seigneur, ton serviteur écoute » ( 1S 3, 9).
147. Avant tout il convient d’être sûr de comprendre
convenablement la signification des paroles que nous lisons. Je veux
insister sur quelque chose qui semble évident mais qui n’est pas toujours pris
en compte : le texte biblique que nous étudions a deux ou trois mille ans, son
langage est très différent de celui que nous utilisons aujourd’hui. Bien qu’il
nous semble comprendre les paroles qui sont traduites dans notre langue, cela ne
signifie pas que nous comprenions correctement ce qu’a voulu exprimer l’écrivain
sacré. Les différents moyens qu’offre l’analyse littéraire sont connus : prêter
attention aux mots qui sont répétés ou mis en relief, reconnaître la structure
et le dynamisme propre d’un texte, considérer la place qu’occupent les
personnages, etc. Mais le but n’est pas de comprendre tous les petits détails
d’un texte, le plus important est de découvrir quel est le message
principal, celui qui structure le texte et lui donne unité. Si le
prédicateur ne fait pas cet effort, il est possible que même sa prédication
n’ait ni unité ni ordre ; son discours sera seulement une somme d’idées variées
sans lien les unes avec les autres qui ne réussiront pas à mobiliser les
auditeurs. Le message central est celui que l’auteur a voulu transmettre en
premier lieu, ce qui implique non seulement de reconnaître une idée, mais aussi
l’effet que cet auteur a voulu produire. Si un texte a été écrit pour consoler,
il ne devrait pas être utilisé pour corriger des erreurs ; s’il a été écrit pour
exhorter, il ne devrait pas être utilisé pour instruire ; s’il a été écrit pour
enseigner quelque chose sur Dieu, il ne devrait pas être utilisé pour expliquer
différentes idées théologiques ; s’il a été écrit pour motiver la louange ou la
tâche missionnaire, ne l’utilisons pas pour informer des dernières nouvelles.
148. Certainement, pour comprendre de façon adéquate le sens
du message central d’un texte, il est nécessaire de le mettre en connexion avec
l’enseignement de toute la Bible, transmise par l’Église. C’est là un principe
important de l’interprétation de la Bible, qui tient compte du fait que l’Esprit
Saint n’a pas inspiré seulement une partie, mais la Bible tout entière, et que
pour certaines questions, le peuple a grandi dans sa compréhension de la volonté
de Dieu à partir de l’expérience vécue. De cette façon, on évite les
interprétations fausses ou partielles, qui contredisent d’autres enseignements
de la même Écriture. Mais cela ne signifie pas affaiblir l’accent propre et
spécifique du texte sur lequel on doit prêcher. Un des défauts d’une prédication
lassante et inefficace est justement celui de ne pas être en mesure de
transmettre la force propre du texte proclamé.
La
personnalisation de la Parole
149. Le prédicateur « doit tout d’abord acquérir une grande
familiarité personnelle avec la Parole de Dieu. Il ne lui suffit pas d’en
connaître l’aspect linguistique ou exégétique, ce qui est cependant nécessaire.
Il lui faut accueillir la Parole avec un cœur docile et priant, pour qu’elle
pénètre à fond dans ses pensées et ses sentiments et engendre en lui un esprit
nouveau » [115]. Cela nous fait
du bien de renouveler chaque jour, chaque dimanche, notre ferveur en préparant
l’homélie, et en vérifiant si grandit en nous l’amour de la Parole que nous
prêchons. Il ne faut pas oublier qu’« en particulier, la sainteté plus ou moins
réelle du ministre a une véritable influence sur sa façon d’annoncer la Parole
». [116] Comme l’affirme saint
Paul, « nous prêchons, cherchant à plaire non pas aux hommes mais à Dieu qui
éprouve nos cœurs » ( 1 Th 2, 4). Si nous avons les premiers ce vif désir
d’écouter la Parole que nous devons prêcher, elle se transmettra d’une façon ou
d’une autre au Peuple de Dieu : « C’est du trop-plein du cœur que la bouche
parle » ( Mt 12, 34). Les lectures du dimanche résonneront dans toute leur
splendeur dans le cœur du peuple, si elles ont ainsi résonné en premier lieu
dans le cœur du pasteur.
150. Jésus s’irritait devant ces supposés maîtres, très
exigeants pour les autres, qui enseignaient la Parole de Dieu, mais ne se
laissaient pas éclairer par elle : « Ils lient de pesants fardeaux et les
imposent aux épaules des gens, mais eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt
» ( Mt 23, 4). L’Apôtre Jacques exhortait : « Ne soyez pas nombreux, mes
frères, à devenir docteurs. Vous le savez, nous n’en recevrons qu’un jugement
plus sévère » ( Jc 3, 1). Quiconque veut prêcher, doit d’abord être
disposé à se laisser toucher par la Parole et à la faire devenir chair dans son
existence concrète. De cette façon, la prédication consistera dans cette
activité si intense et féconde qui est de « transmettre aux autres ce qu’on a
contemplé » [117]. Pour tout
cela, avant de préparer concrètement ce que l’on dira dans la prédication, on
doit accepter d’être blessé d’abord par cette Parole qui blessera les autres,
parce que c’est une Parole vivante et efficace, qui, comme un
glaive « pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit, des
articulations et des moelles, et peut juger les sentiments et les pensées du
cœur » ( He 4, 12). Cela revêt une importance pastorale. À notre époque
aussi, les gens préfèrent écouter les témoins : « ils ont soif d’authenticité
[…] Le monde réclame des évangélisateurs qui lui parlent d’un Dieu qu’ils
connaissent et fréquentent comme s’ils voyaient l’invisible ». [118]
151. Il ne nous est pas demandé d’être immaculés, mais plutôt
que nous soyons toujours en croissance, que nous vivions le désir profond de
progresser sur la voie de l’Évangile, et que nous ne baissions pas les bras. Il
est indispensable que le prédicateur ait la certitude que Dieu l’aime, que Jésus
Christ l’a sauvé, que son amour a toujours le dernier mot. Devant tant de
beauté, il sentira de nombreuses fois que sa vie ne lui rend pas pleinement
gloire et il désirera sincèrement mieux répondre à un amour si grand. Mais s’il
ne s’arrête pas pour écouter la Parole avec une ouverture sincère, s’il ne fait
pas en sorte qu’elle touche sa vie, qu’elle le remette en question, qu’elle
l’exhorte, qu’elle le secoue, s’il ne consacre pas du temps pour prier avec la
Parole, alors, il sera un faux prophète, un escroc ou un charlatan sans
consistance. En tous cas, à partir de la reconnaissance de sa pauvreté et avec
le désir de s’engager davantage, il pourra toujours donner Jésus Christ, disant
comme Pierre : « De l’argent ou de l’or, je n’en ai pas, mais ce que j’ai, je te
le donne » ( Ac 3, 6 ). Le Seigneur veut nous utiliser comme des
êtres vivants, libres et créatifs, qui se laissent pénétrer par sa Parole avant
de la transmettre ; son message doit passer vraiment à travers le prédicateur,
non seulement à travers la raison, mais en prenant possession de tout son être.
L’Esprit Saint, qui a inspiré la Parole, est celui qui « aujourd’hui comme aux
débuts de l’Église, agit en chaque évangélisateur qui se laisse posséder et
conduire par lui, et met dans sa bouche les mots que seul il ne pourrait
trouver». [119]
La lecture
spirituelle
152. Il existe une modalité concrète pour écouter ce que le
Seigneur veut nous dire dans sa Parole et pour nous laisser transformer par son
Esprit. Et c’est ce que nous appelons ‘lectio divina’. Elle consiste dans
la lecture de la Parole de Dieu à l’intérieur d’un moment de prière pour lui
permettre de nous illuminer et de nous renouveler. Cette lecture orante de la
Bible n’est pas séparée de l’étude que le prédicateur accomplit pour identifier
le message central du texte ; au contraire, il doit partir de là, pour chercher
à découvrir ce que dit ce message lui-même à sa vie. La lecture
spirituelle d’un texte doit partir de sa signification littérale. Autrement, on
fera facilement dire au texte ce qui convient, ce qui sert pour confirmer ses
propres décisions, ce qui s’adapte à ses propres schémas mentaux. Cela serait,
en définitive, utiliser quelque chose de sacré à son propre avantage et
transférer cette confusion au peuple de Dieu. Il ne faut jamais oublier que
parfois, « Satan lui-même se déguise bien en ange de lumière » (2 Co 11,
14).
153. En présence de Dieu, dans une lecture calme du texte, il
est bien de se demander par exemple : « Seigneur, qu’est-ce que ce texte me dit
à moi ? Qu’est-ce que tu veux changer dans ma vie avec ce message ?
Qu’est-ce qui m’ennuie dans ce texte ? Pourquoi cela ne m’intéresse-t-il pas ? »
ou : « Qu’est-ce qui me plaît, qu’est-ce qui me stimule dans cette Parole ?
Qu’est-ce qui m’attire ? Pourquoi est-ce que cela m’attire ? ». Quand on cherche
à écouter le Seigneur, il est normal d’avoir des tentations. Une d’elles est
simplement de se sentir gêné ou oppressé, et de se fermer sur soi-même ; une
autre tentation très commune est de commencer à penser à ce que le texte dit aux
autres, pour éviter de l’appliquer à sa propre vie. Il arrive aussi qu’on
commence à chercher des excuses qui permettent d’affaiblir le message spécifique
d’un texte. D’autres fois, on retient que Dieu exige de nous une décision trop
importante, que nous ne sommes pas encore en mesure de prendre. Cela porte
beaucoup de personnes à perdre la joie de la rencontre avec la Parole, mais cela
voudrait dire oublier que personne n’est plus patient que Dieu le Père, que
personne ne comprend et ne sait attendre comme lui. Il invite toujours à faire
un pas de plus, mais il n’exige pas une réponse complète si nous n’avons pas
encore parcouru le chemin qui la rend possible. Il désire simplement que nous
regardions avec sincérité notre existence et que nous la présentions sans feinte
à ses yeux, que nous soyons disposés à continuer de grandir, et que nous lui
demandions ce que nous ne réussissons pas encore à obtenir.
À l’écoute du
peuple
154. Le prédicateur doit aussi se mettre à l’écoute du
peuple, pour découvrir ce que les fidèles ont besoin de s’entendre dire. Un
prédicateur est un contemplatif de la Parole et aussi un contemplatif du peuple.
De cette façon, il découvre « les aspirations, les richesses et limites, les
façons de prier, d’aimer, de considérer la vie et le monde qui marquent tel ou
tel ensemble humain », prenant en considération « le peuple concret avec
ses signes et ses symboles et répondant aux questions qu’il pose ». [120] Il s’agit de relier le message du
texte biblique à une situation humaine, à quelque chose qu’ils vivent, à une
expérience qui a besoin de la lumière de la Parole. Cette préoccupation ne
répond pas à une attitude opportuniste ou diplomatique, mais elle est
profondément religieuse et pastorale. Au fond, il y a une « sensibilité
spirituelle pour lire dans les événements le message de Dieu » [121] et cela est beaucoup plus que trouver
quelque chose d’intéressant à dire. Ce que l’on cherche à découvrir est « ce
que le Seigneur a à dire dans cette circonstance ». [122] Donc la préparation de la prédication
se transforme en un exercice de discernement évangélique, dans lequel on
cherche à reconnaître – à la lumière de l’Esprit – « un appel que Dieu fait
retentir dans la situation historique elle-même ; aussi, en elle et par elle,
Dieu appelle le croyant ». [123]
155. Dans cette recherche, il est possible de recourir
simplement à certaines expériences humaines fréquentes, comme la joie d’une
rencontre nouvelle, les déceptions, la peur de la solitude, la compassion pour
la douleur d’autrui, l’insécurité devant l’avenir, la préoccupation pour une
personne chère, etc. ; il faut cependant avoir une sensibilité plus grande pour
reconnaître ce qui intéresse réellement leur vie. Rappelons qu’on n’a jamais
besoin de répondre à des questions que personne ne se pose ; il n’est pas
non plus opportun d’offrir des chroniques de l’actualité pour susciter de
l’intérêt : pour cela il y a déjà les programmes télévisés. Il est quand même
possible de partir d’un fait pour que la Parole puisse résonner avec force dans
son invitation à la conversion, à l’adoration, à des attitudes concrètes de
fraternité et de service, etc., puisque certaines personnes aiment parfois
entendre dans la prédication des commentaires sur la réalité, mais sans pour
cela se laisser interpeller personnellement.
Instruments
pédagogiques
156. Certains croient pouvoir être de bons prédicateurs parce
qu’ils savent ce qu’ils doivent dire, mais ils négligent le comment, la
manière concrète de développer une prédication. Ils se fâchent quand les autres
ne les écoutent pas ou ne les apprécient pas, mais peut-être ne se sont-ils pas
occupés de chercher la manière adéquate de présenter le message. Rappelons-nous
que « l’importance évidente du contenu de l’évangélisation ne doit pas cacher
l’importance des voies et des moyens ». [124] La préoccupation pour les modalités de la prédication
est elle aussi une attitude profondément spirituelle. Elle signifie répondre à
l’amour de Dieu, en se dévouant avec toutes nos capacités et notre créativité à
la mission qu’il nous confie ; mais c’est aussi un exercice d’amour délicat pour
le prochain, parce que nous ne voulons pas offrir aux autres quelque chose de
mauvaise qualité. Dans la Bible, par exemple, nous trouvons la recommandation de
préparer la prédication pour lui assurer une mesure correcte : « Résume ton
discours. Dis beaucoup en peu de mots » ( Si 32, 8).
157. Seulement à titre d’exemples, rappelons quelques moyens
pratiques qui peuvent enrichir une prédication et la rendre plus attirante. Un
des efforts les plus nécessaires est d’apprendre à utiliser des images dans la
prédication, c’est-à-dire à parler avec des images. Parfois, on utilise des
exemples pour rendre plus compréhensible quelque chose qu’on souhaite expliquer,
mais ces exemples s’adressent souvent seulement au raisonnement ; les images, au
contraire, aident à apprécier et à accepter le message qu’on veut transmettre.
Une image attrayante fait que le message est ressenti comme quelque chose de
familier, de proche, de possible, en lien avec sa propre vie. Une image adéquate
peut porter à goûter le message que l’on désire transmettre, réveille un désir
et motive la volonté dans la direction de l’Évangile. Une bonne homélie, comme
me disait un vieux maître, doit contenir “une idée, un sentiment, une
image”.
158. Paul VI disait
déjà que les fidèles « attendent beaucoup de cette prédication et de fait en
reçoivent beaucoup de fruits, pourvu qu’elle soit simple, claire, directe,
adaptée ». [125] La simplicité a
à voir avec le langage utilisé. Il doit être le langage que les destinataires
comprennent pour ne pas courir le risque de parler dans le vide. Il arrive
fréquemment que les prédicateurs se servent de paroles qu’ils ont apprises
durant leurs études et dans des milieux déterminés, mais qui ne font pas partie
du langage commun des personnes qui les écoutent. Ce sont des paroles propres à
la théologie ou à la catéchèse, dont la signification n’est pas compréhensible
pour la majorité des chrétiens. Le plus grand risque pour un prédicateur est de
s’habituer à son propre langage et de penser que tous les autres l’utilisent et
le comprennent spontanément. Si l’on veut s’adapter au langage des autres pour
pouvoir les atteindre avec la Parole, on doit écouter beaucoup, il faut partager
la vie des gens et y prêter volontiers attention. La simplicité et la clarté
sont deux choses différentes. Le langage peut être très simple, mais la
prédication peut être peu claire. Elle peut devenir incompréhensible à cause de
son désordre, par manque de logique, ou parce qu’elle traite en même temps
différents thèmes. Par conséquent une autre tâche nécessaire est de faire en
sorte que la prédication ait une unité thématique, un ordre clair et des liens
entre les phrases, pour que les personnes puissent suivre facilement le
prédicateur et recueillir la logique de ce qu’il dit.
159. Une autre caractéristique est le langage positif. Il ne
dit pas tant ce qu’il ne faut pas faire, mais il propose plutôt ce que nous
pouvons faire mieux. Dans tous les cas, s’il indique quelque chose de négatif,
il cherche toujours à montrer aussi une valeur positive qui attire, pour ne pas
s’arrêter à la lamentation, à la critique ou au remords. En outre, une
prédication positive offre toujours l’espérance, oriente vers l’avenir, ne nous
laisse pas prisonniers de la négativité. Quelle bonne chose que prêtres, diacres
et laïcs se réunissent périodiquement pour trouver ensemble les instruments qui
rendent la prédication plus attrayante !
160. Le mandat missionnaire du Seigneur comprend l’appel à la
croissance de la foi quand il indique : « leur apprenant à observer tout
ce que je vous ai prescrit » (Mt 28, 20). Ainsi apparaît clairement que
la première annonce doit donner lieu aussi à un chemin de formation et de
maturation. L’évangélisation cherche aussi la croissance, ce qui implique de
prendre très au sérieux chaque personne et le projet que le Seigneur a sur elle.
Chaque être humain a toujours plus besoin du Christ, et l’évangélisation ne
devrait pas accepter que quelqu’un se contente de peu, mais qu’il puisse dire
pleinement : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Ga
2, 20).
161. Il ne serait pas correct d’interpréter cet appel à la
croissance exclusivement ou prioritairement comme une formation doctrinale. Il
s’agit d’« observer » ce que le Seigneur nous a indiqué, comme réponse à son
amour, d’où ressort, avec toutes les vertus, ce commandement nouveau qui est le
premier, le plus grand, celui qui nous identifie le mieux comme disciples : «
Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai
aimés » (Jn 15, 12). Il est évident que, lorsque les auteurs du Nouveau
Testament veulent réduire à une dernière synthèse, au plus essentiel, le message
moral chrétien, ils nous présentent l’incontournable exigence de l’amour du
prochain : « Celui qui aime autrui a de ce fait accompli la loi… La
charité est donc la loi dans sa plénitude » (Rm 13, 8.10). Ainsi pour
saint Paul, le précepte de l’amour ne résume pas seulement la loi, mais il est
le cœur et la raison de l’être :« Une seule formule contient toute la Loi en sa
plénitude : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Ga 5, 14).
Et il présente à ses communautés la vie chrétienne comme un chemin de croissance
dans l’amour : « Que le Seigneur vous fasse croître et abonder dans l’amour que
vous avez les uns envers les autres » (1 Th 3, 12). Aussi saint Jacques
exhorte les chrétiens à accomplir « la Loi royale suivant l’Écriture : Tu
aimeras ton prochain comme toi-même, alors vous faites bien » (2, 8), pour
n’enfreindre aucun précepte.
162. D’autre part, ce chemin de réponse et de croissance est
toujours précédé du don, parce que cette autre demande du Seigneur le précède :
« les baptisant au nom… » (Mt 28,19). L’adoption en tant que fils que le
Père offre gratuitement et l’initiative du don de sa grâce (cf. Ep 2, 8-9
; 1 Co 4, 7) sont la condition de la possibilité de cette sanctification
permanente qui plaît à Dieu et lui rend gloire. Il s’agit de se laisser
transformer dans le Christ par une vie progressive « selon l’Esprit » (Rm
8, 5).
Une
catéchèse kérygmatique et mystagogique
163. L’éducation et la catéchèse sont au service de cette
croissance. Nous avons déjà à notre disposition différents textes magistériels
et matériaux sur la catéchèse offerts par le Saint-Siège et par les différents
Épiscopats. Je rappelle l’Exhortation apostolique Catechesi
tradendae (1979), le Directoire
général pour la catéchèse (1997) et d’autres documents dont il n’est pas
nécessaire de répéter ici le contenu actuel. Je voudrais m’arrêter seulement sur
certaines considérations qu’il me semble opportun de souligner.
164. Nous avons redécouvert que, dans la catéchèse aussi, la
première annonce ou “ kérygme” a un rôle fondamental, qui doit être au
centre de l’activité évangélisatrice et de tout objectif de renouveau ecclésial.
Le kérygme est trinitaire. C’est le feu de l’Esprit qui se donne sous
forme de langues et nous fait croire en Jésus Christ, qui par sa mort et sa
résurrection nous révèle et nous communique l’infinie miséricorde du Père. Sur
la bouche du catéchiste revient toujours la première annonce : “Jésus Christ
t’aime, il a donné sa vie pour te sauver, et maintenant il est vivant à tes
côtés chaque jour pour t’éclairer, pour te fortifier, pour te libérer”. Quand
nous disons que cette annonce est “la première”, cela ne veut pas dire qu’elle
se trouve au début et qu’après elle est oubliée ou remplacée par d’autres
contenus qui la dépassent. Elle est première au sens qualitatif, parce qu’elle
est l’annonce principale, celle que l’on doit toujours écouter de nouveau
de différentes façons et que l’on doit toujours annoncer de nouveau durant la
catéchèse sous une forme ou une autre, à toutes ses étapes et ses moments. [126] Pour cela aussi « le prêtre,
comme l’Église, doit prendre de plus en plus conscience du besoin permanent
qu’il a d’être évangélisé ». [127]
165. On ne doit pas penser que dans la catéchèse le
kérygme soit abandonné en faveur d’une formation qui prétendrait être
plus “solide”. Il n’y a rien de plus solide, de plus profond, de plus sûr, de
plus consistant et de plus sage que cette annonce. Toute la formation chrétienne
est avant tout l’approfondissement du kérygme qui se fait chair toujours
plus et toujours mieux, qui n’omet jamais d’éclairer l’engagement catéchétique,
et qui permet de comprendre convenablement la signification de n’importe quel
thème que l’on développe dans la catéchèse. C’est l’annonce qui correspond à la
soif d’infini présente dans chaque cœur humain. La centralité du kérygme
demande certaines caractéristiques de l’annonce qui aujourd’hui sont nécessaires
en tout lieu : qu’elle exprime l’amour salvifique de Dieu préalable à
l’obligation morale et religieuse, qu’elle n’impose pas la vérité et qu’elle
fasse appel à la liberté, qu’elle possède certaines notes de joie,
d’encouragement, de vitalité, et une harmonieuse synthèse qui ne réduise pas la
prédication à quelques doctrines parfois plus philosophiques qu’évangéliques.
Cela exige de l’évangélisateur des dispositions qui aident à mieux accueillir
l’annonce : proximité, ouverture au dialogue, patience, accueil cordial qui ne
condamne pas.
166. Une autre caractéristique de la catéchèse, qui s’est
développée ces dernières années est celle de l’initiation mystagogique, [128] qui signifie essentiellement
deux choses : la progressivité nécessaire de l’expérience de formation dans
laquelle toute la communauté intervient et une valorisation renouvelée des
signes liturgiques de l’initiation chrétienne. De nombreux manuels et beaucoup
de programmes ne se sont pas encore laissés interpeller par la nécessité d’un
renouvellement mystagogique, qui pourrait assumer des formes très diverses en
accord avec le discernement de chaque communauté éducative. La rencontre
catéchétique est une annonce de la Parole et est centrée sur elle, mais elle a
toujours besoin d’un environnement adapté et d’une motivation attirante, de
l’usage de symboles parlants, de l’insertion dans un vaste processus de
croissance et de l’intégration de toutes les dimensions de la personne dans un
cheminement communautaire d’écoute et de réponse.
167. Il est bien que chaque catéchèse prête une attention
spéciale à la “voie de la beauté” ( via pulchritudinis). [129] Annoncer le Christ signifie montrer
que croire en Lui et le suivre n’est pas seulement quelque chose de vrai et de
juste, mais aussi quelque chose de beau, capable de combler la vie d’une
splendeur nouvelle et d’une joie profonde, même dans les épreuves. Dans cette
perspective, toutes les expressions d’authentique beauté peuvent être reconnues
comme un sentier qui aide à rencontrer le Seigneur Jésus. Il ne s’agit pas
d’encourager un relativisme esthétique, [130] qui puisse obscurcir le lien inséparable entre vérité,
bonté et beauté, mais de récupérer l’estime de la beauté pour pouvoir atteindre
le cœur humain et faire resplendir en lui la vérité et la bonté du Ressuscité.
Si, comme affirme saint Augustin, nous n’aimons que ce qui est beau, [131] le Fils fait homme, révélation de la
beauté infinie, est extrêmement aimable, et il nous attire à lui par des liens
d’amour. Il est donc nécessaire que la formation à la via pulchritudinis
soit insérée dans la transmission de la foi. Il est souhaitable que chaque
Église particulière promeuve l’utilisation des arts dans son œuvre
d’évangélisation, en continuité avec la richesse du passé, mais aussi dans
l’étendue de ses multiples expressions actuelles, dans le but de transmettre la
foi dans un nouveau “langage parabolique”. [132] Il faut avoir le courage de trouver les nouveaux
signes, les nouveaux symboles, une nouvelle chair pour la transmission de la
Parole, diverses formes de beauté qui se manifestent dans les milieux culturels
variés, y compris ces modalités non conventionnelles de beauté, qui peuvent être
peu significatives pour les évangélisateurs, mais qui sont devenues
particulièrement attirantes pour les autres.
168. Pour ce qui concerne la proposition morale de la
catéchèse, qui invite à grandir dans la fidélité au style de vie de l’Évangile,
il est opportun d’indiquer toujours le bien désirable, la proposition de vie, de
maturité, de réalisation, de fécondité, à la lumière de laquelle on peut
comprendre notre dénonciation des maux qui peuvent l’obscurcir. Plus que comme
experts en diagnostics apocalyptiques ou jugements obscurs qui se complaisent à
identifier chaque danger ou déviation, il est bien qu’on puisse nous regarder
comme de joyeux messagers de propositions élevées, gardiens du bien et de la
beauté qui resplendissent dans une vie fidèle à l’Évangile.
L’accompagnement
personnel des processus de croissance
169. Dans une civilisation paradoxalement blessée par
l’anonymat et, en même temps, obsédée par les détails de la vie des autres,
malade de curiosité morbide, l’Église a besoin d’un regard de proximité pour
contempler, s’émouvoir et s’arrêter devant l’autre chaque fois que cela est
nécessaire. En ce monde, les ministres ordonnés et les autres agents pastoraux
peuvent rendre présent le parfum de la présence proche de Jésus et son regard
personnel. L’Église devra initier ses membres – prêtres, personnes consacrées et
laïcs – à cet “art de l’accompagnement”, pour que tous apprennent toujours à
ôter leurs sandales devant la terre sacrée de l’autre (cf. Ex 3, 5). Nous
devons donner à notre chemin le rythme salutaire de la proximité, avec un regard
respectueux et plein de compassion mais qui en même temps guérit, libère et
encourage à mûrir dans la vie chrétienne.
170. Bien que cela semble évident, l’accompagnement spirituel
doit conduire toujours plus vers Dieu, en qui nous pouvons atteindre la vraie
liberté. Certains se croient libres lorsqu’ils marchent à l’écart du Seigneur,
sans s’apercevoir qu’ils restent existentiellement orphelins, sans un abri, sans
une demeure où revenir toujours. Ils cessent d’être pèlerins et se transforment
en errants, qui tournent toujours autour d’eux-mêmes sans arriver nulle part.
L’accompagnement serait contreproductif s’il devenait une sorte de thérapie qui
renforce cette fermeture des personnes dans leur immanence, et cesse d’être un
pèlerinage avec le Christ vers le Père.
171. Plus que jamais, nous avons besoin d’hommes et de femmes
qui, à partir de leur expérience d’accompagnement, connaissent la manière de
procéder, où ressortent la prudence, la capacité de compréhension, l’art
d’attendre, la docilité à l’Esprit, pour protéger tous ensemble les brebis qui
se confient à nous, des loups qui tentent de disperser le troupeau. Nous avons
besoin de nous exercer à l’art de l’écoute, qui est plus que le fait d’entendre.
Dans la communication avec l’autre, la première chose est la capacité du cœur
qui rend possible la proximité, sans laquelle il n’existe pas une véritable
rencontre spirituelle. L’écoute nous aide à découvrir le geste et la parole
opportune qui nous secouent de la tranquille condition de spectateurs. C’est
seulement à partir de cette écoute respectueuse et capable de compatir qu’on
peut trouver les chemins pour une croissance authentique, qu’on peut réveiller
le désir de l’idéal chrétien, l’impatience de répondre pleinement à l’amour de
Dieu et la soif de développer le meilleur de ce que Dieu a semé dans sa propre
vie. Toujours cependant avec la patience de celui qui connaît ce qu’enseignait
saint Thomas : quelqu’un peut avoir la grâce et la charité, mais ne bien exercer
aucune des vertus « à cause de certaines inclinations contraires » qui
persistent. [133] En d’autres
termes, le caractère organique des vertus se donne toujours et nécessairement
“ in habitu”, bien que les conditionnements puissent rendre difficiles les
mises en œuvre de ces habitudes vertueuses. De là la nécessité d’« une
pédagogie qui introduise les personnes, pas à pas, à la pleine appropriation du
mystère ». [134] Pour atteindre
ce point de maturité, c’est-à-dire pour que les personnes soient capables de
décisions vraiment libres et responsables, il est indispensable de donner du
temps, avec une immense patience. Comme disait le bienheureux Pierre Fabre : «
Le temps est le messager de Dieu ».
172. Celui qui accompagne sait reconnaître que la situation
de chaque sujet devant Dieu et sa vie de grâce est un mystère que personne ne
peut connaître pleinement de l’extérieur. L’Évangile nous propose de corriger et
d’aider à grandir une personne à partir de la reconnaissance du caractère
objectivement mauvais de ses actions (cf. Mt 18, 15), mais sans émettre
des jugements sur sa responsabilité et sur sa culpabilité (cf. Mt 7, 1 ;
Lc 6, 37). Dans tous les cas, un bon accompagnateur ne cède ni au
fatalisme ni à la pusillanimité. Il invite toujours à vouloir se soigner, à se
relever, à embrasser la croix, à tout laisser, à sortir toujours de nouveau pour
annoncer l’Évangile. L’expérience personnelle de nous laisser accompagner et
soigner, réussissant à exprimer en toute sincérité notre vie devant celui qui
nous accompagne, nous enseigne à être patients et compréhensifs avec les autres,
et nous met en mesure de trouver les façons de réveiller en eux la confiance,
l’ouverture et la disposition à grandir.
173. L’accompagnement spirituel authentique commence toujours
et progresse dans le domaine du service de la mission évangélisatrice. La
relation de Paul avec Timothée et Tite est un exemple de cet accompagnement et
de cette formation durant l’action apostolique. En leur confiant la mission de
s’arrêter dans chaque ville pour « y achever l’organisation » (Tt 1, 5 ;
cf. 1 Tm 1, 3-5), il leur donne des critères pour la vie personnelle et
pour l’action pastorale. Tout cela se différencie clairement d’un type
quelconque d’accompagnement intimiste, d’autoréalisation isolée. Les disciples
missionnaires accompagnent les disciples missionnaires.
Au sujet de la
Parole de Dieu
174. Ce n’est pas seulement l’homélie qui doit se nourrir de
la Parole de Dieu. Toute l’évangélisation est fondée sur elle, écoutée, méditée,
vécue, célébrée et témoignée. La Sainte Écriture est source de l’évangélisation.
Par conséquent, il faut se former continuellement à l’écoute de la Parole.
L’Église n’évangélise pas si elle ne se laisse pas continuellement évangéliser.
Il est indispensable que la Parole de Dieu « devienne toujours plus le cœur de
toute activité ecclésiale ». [135] La Parole de Dieu écoutée et célébrée, surtout dans
l’Eucharistie, alimente et fortifie intérieurement les chrétiens et les rend
capables d’un authentique témoignage évangélique dans la vie quotidienne. Nous
avons désormais dépassé cette ancienne opposition entre Parole et Sacrement. La
Parole proclamée, vivante et efficace, prépare à la réception du sacrement et
dans le sacrement cette Parole atteint son efficacité maximale.
175. L’étude de la Sainte Écriture doit être une porte
ouverte à tous les croyants. [136] Il est fondamental que la Parole révélée féconde
radicalement la catéchèse et tous les efforts pour transmettre la foi. [137] L’évangélisation demande la
familiarité avec la Parole de Dieu et cela exige que les diocèses, les paroisses
et tous les groupements catholiques proposent une étude sérieuse et persévérante
de la Bible, comme aussi en promeuvent la lecture orante personnelle et
communautaire. [138] Nous ne
cherchons pas à tâtons dans l’obscurité, nous ne devons pas non plus attendre
que Dieu nous adresse la parole, parce que réellement « Dieu a parlé, il n’est
plus le grand inconnu mais il s’est montré lui-même ». [139] Accueillons le sublime trésor de la
Parole révélée.
Chapitre 4
La dimension sociale de
l’évangélisation
176. Évangéliser c’est rendre présent dans le monde le
Royaume de Dieu. Mais « aucune définition partielle et fragmentaire ne donne
raison de la réalité riche, complexe et dynamique qu’est l’évangélisation, sinon
au risque de l’appauvrir et même de la mutiler ». [140] Je voudrais partager à présent mes préoccupations au
sujet de la dimension sociale de l’évangélisation précisément parce que, si
cette dimension n’est pas dûment explicitée, on court toujours le risque de
défigurer la signification authentique et intégrale de la mission
évangélisatrice.
177. Le kérygme possède un contenu inévitablement
social : au cœur même de l’Évangile, il y a la vie communautaire et l’engagement
avec les autres. Le contenu de la première annonce a une répercussion morale
immédiate dont le centre est la charité.
Confession de la foi et
engagement social
178. Confesser un Père qui aime infiniment chaque être humain
implique de découvrir qu’« il lui accorde par cet amour une dignité infinie ». [141] Confesser que le Fils de Dieu
a assumé notre chair signifie que chaque personne humaine a été élevée jusqu’au
cœur même de Dieu. Confesser que Jésus a donné son sang pour nous nous empêche
de maintenir le moindre doute sur l’amour sans limite qui ennoblit tout être
humain. Sa rédemption a une signification sociale parce que « dans le Christ,
Dieu ne rachète pas seulement l’individu mais aussi les relations sociales entre
les hommes ». [142] Confesser que
l’Esprit Saint agit en tous implique de reconnaître qu’il cherche à pénétrer
dans chaque situation humaine et dans tous les liens sociaux : « L’Esprit Saint
possède une imagination infinie, précisément de l’Esprit divin, qui sait dénouer
les nœuds même les plus complexes et les plus inextricables de l’histoire
humaine ». [143] L’évangélisation
cherche à coopérer aussi à cette action libératrice de l’Esprit. Le mystère même
de la Trinité nous rappelle que nous avons été créés à l’image de la communion
divine, pour laquelle nous ne pouvons nous réaliser ni nous sauver tout seuls. À
partir du cœur de l’Évangile, nous reconnaissons la connexion intime entre
évangélisation et promotion humaine, qui doit nécessairement s’exprimer et se
développer dans toute l’action évangélisatrice. L’acceptation de la première
annonce, qui invite à se laisser aimer de Dieu et à l’aimer avec l’amour que
lui-même nous communique, provoque dans la vie de la personne et dans ses
actions une réaction première et fondamentale : désirer, chercher et avoir à
cœur le bien des autres.
179. Ce lien indissoluble entre l’accueil de l’annonce
salvifique et un amour fraternel effectif est exprimé dans certains textes de
l’Écriture qu’il convient de considérer et de méditer attentivement pour en
tirer toutes les conséquences. Il s’agit d’un message auquel fréquemment nous
nous habituons, nous le répétons presque mécaniquement, sans pouvoir nous
assurer qu’il ait une réelle incidence dans notre vie et dans nos communautés.
Comme elle est dangereuse et nuisible, cette accoutumance qui nous porte à
perdre l’émerveillement, la fascination, l’enthousiasme de vivre l’Évangile de
la fraternité et de la justice ! La Parole de Dieu enseigne que, dans le frère,
on trouve le prolongement permanent de l’Incarnation pour chacun de nous : «
Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères,
c’est à moi que vous l’avez fait » ( Mt 25, 40). Tout ce que nous faisons
pour les autres a une dimension transcendante : « De la mesure dont vous
mesurerez, on mesurera pour vous » ( Mt 7, 2) ; et elle répond à la
miséricorde divine envers nous. « Montrez-vous compatissants comme votre Père
est compatissant. Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas,
et vous ne serez pas condamnés ; remettez, et il vous sera remis. Donnez et l’on
vous donnera… De la mesure dont vous mesurez, on mesurera pour vous en retour »
( Lc 6, 36-38). Ce qu’expriment ces textes c’est la priorité absolue de «
la sortie de soi vers le frère » comme un des deux commandements principaux qui
fondent toute norme morale et comme le signe le plus clair pour faire le
discernement sur un chemin de croissance spirituelle en réponse au don
absolument gratuit de Dieu. Pour cela même, « le service de la charité est, lui
aussi, une dimension constitutive de la mission de l’Église et il constitue une
expression de son essence-même ». [144] Comme l’Église est missionnaire par nature, ainsi
surgit inévitablement d’une telle nature la charité effective pour le prochain,
la compassion qui comprend, assiste et promeut.
Le Royaume qui nous
appelle
180. En lisant les Écritures, il apparaît du reste clairement
que la proposition de l’Évangile ne consiste pas seulement en une relation
personnelle avec Dieu. Et notre réponse d’amour ne devrait pas s’entendre non
plus comme une simple somme de petits gestes personnels en faveur de quelque
individu dans le besoin, ce qui pourrait constituer une sorte de “charité à
la carte”, une suite d’actions tendant seulement à tranquilliser notre
conscience. La proposition est le Royaume de Dieu (Lc 4, 43) ; il
s’agit d’aimer Dieu qui règne dans le monde. Dans la mesure où il réussira à
régner parmi nous, la vie sociale sera un espace de fraternité, de justice, de
paix, de dignité pour tous. Donc, aussi bien l’annonce que l’expérience
chrétienne tendent à provoquer des conséquences sociales. Cherchons son Royaume
: « Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par
surcroît » (Mt 6, 33). Le projet de Jésus est d’instaurer le Royaume de
son Père ; il demande à ses disciples : « Proclamez que le Royaume des cieux est
tout proche » (Mt 10, 7).
181. Anticipé et grandissant parmi nous, le Royaume concerne
tout et nous rappelle ce principe de discernement que Paul VI
proposait en relation au véritable développement : « Tous les hommes et tout
l’homme ». [145] Nous savons que
« l’évangélisation ne serait pas complète si elle ne tenait pas compte des
rapports concrets et permanents qui existent entre l’Évangile et la vie,
personnelle, sociale, de l’homme ». [146] Il s’agit du critère d’universalité, propre à la
dynamique de l’Évangile, du moment que le Père désire que tous les hommes soient
sauvés et que son dessein de salut consiste dans la récapitulation de toutes
choses, celles du ciel et celles de la terre sous un seul Seigneur, qui est le
Christ (cf. Ep 1, 10). Le mandat est : « Allez dans le monde entier ;
proclamez l’Évangile à toute la création » ( Mc 16, 15), parce que « la
création en attente, aspire à la révélation des fils de Dieu » ( Rm 8,
19). Toute la création signifie aussi tous les aspects de la nature humaine, de
sorte que « la mission de l’annonce de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ a une
dimension universelle. Son commandement de charité embrasse toutes les
dimensions de l’existence, toutes les personnes, tous les secteurs de la vie
sociale et tous les peuples. Rien d’humain ne peut lui être étranger ». [147] L’espérance chrétienne
véritable, qui cherche le Royaume eschatologique, engendre toujours
l’histoire.
L’enseignement de
l’Église sur les questions sociales
182. Les enseignements de l’Église sur les situations
contingentes sont sujettes à d’importants ou de nouveaux développements et
peuvent être l’objet de discussion, mais nous ne pouvons éviter d’être concrets
– sans prétendre entrer dans les détails – pour que les grands principes sociaux
ne restent pas de simples indications générales qui n’interpellent personne. Il
faut en tirer les conséquences pratiques afin qu’« ils puissent aussi avoir une
incidence efficace sur les situations contemporaines complexes ». [148] Les pasteurs, en accueillant les
apports des différentes sciences, ont le droit d’émettre des opinions sur tout
ce qui concerne la vie des personnes, du moment que la tâche de l’évangélisation
implique et exige une promotion intégrale de chaque être humain. On ne peut plus
affirmer que la religion doit se limiter à la sphère privée et qu’elle existe
seulement pour préparer les âmes pour le ciel. Nous savons que Dieu désire le
bonheur de ses enfants, sur cette terre aussi, bien que ceux-ci soient appelés à
la plénitude éternelle, puisqu’il a créé toutes choses « afin que nous en
jouissions » ( 1 Tm 6, 17), pour que tous puissent en jouir. Il en
découle que la conversion chrétienne exige de reconsidérer « spécialement tout
ce qui concerne l’ordre social et la réalisation du bien commun ». [149]
183. En conséquence, personne ne peut exiger de nous que nous
reléguions la religion dans la secrète intimité des personnes, sans aucune
influence sur la vie sociale et nationale, sans se préoccuper de la santé des
institutions de la société civile, sans s’exprimer sur les événements qui
intéressent les citoyens. Qui oserait enfermer dans un temple et faire taire le
message de saint François d’Assise et de la bienheureuse Teresa de Calcutta ?
Ils ne pourraient l’accepter. Une foi authentique – qui n’est jamais confortable
et individualiste – implique toujours un profond désir de changer le monde, de
transmettre des valeurs, de laisser quelque chose de meilleur après notre
passage sur la terre. Nous aimons cette magnifique planète où Dieu nous a
placés, et nous aimons l’humanité qui l’habite, avec tous ses drames et ses
lassitudes, avec ses aspirations et ses espérances, avec ses valeurs et ses
fragilités. La terre est notre maison commune et nous sommes tous frères. Bien
que « l’ordre juste de la société et de l’État soit un devoir essentiel du
politique », l’Église « ne peut ni ne doit rester à l’écart dans la lutte pour
la justice ». [150] Tous les
chrétiens, et aussi les pasteurs, sont appelés à se préoccuper de la
construction d’un monde meilleur. Il s’agit de cela, parce que la pensée sociale
de l’Église est en premier lieu positive et fait des propositions, oriente une
action transformatrice, et en ce sens, ne cesse d’être un signe d’espérance qui
jaillit du cœur plein d’amour de Jésus Christ. En même temps, elle unit « ses
efforts à ceux que réalisent dans le domaine social les autres Églises et
Communautés ecclésiales, tant au niveau de la réflexion doctrinale qu’au niveau
pratique ». [151]
184. Ce n’est pas le moment ici de développer toutes les
graves questions sociales qui marquent le monde actuel, dont j’ai commenté
certaines dans le chapitre deux. Ceci n’est pas un document social, et pour
réfléchir sur ces thématiques différentes nous disposons d’un instrument très
adapté dans le Compendium
de la Doctrine sociale de l’Église, dont je recommande vivement
l’utilisation et l’étude. En outre, ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le
monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de
solutions aux problèmes contemporains. Je peux répéter ici ce que Paul VI
indiquait avec lucidité : « Face à des situations aussi variées, il nous est
difficile de prononcer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait
une valeur universelle. Telle n’est pas notre ambition, ni même notre mission.
Il revient aux communautés chrétiennes d’analyser avec objectivité la situation
propre de leur pays ». [152]
185. Dans la suite, je chercherai à me concentrer sur deux
grandes questions qui me semblent fondamentales en ce moment de l’histoire. Je
les développerai avec une certaine ampleur parce que je considère qu’elles
détermineront l’avenir de l’humanité. Il s’agit, en premier lieu, de
l’intégration sociale des pauvres et, en outre, de la paix et du dialogue
social.
2.
L’intégration sociale des pauvres
186. De notre foi au Christ qui s’est fait pauvre, et
toujours proche des pauvres et des exclus, découle la préoccupation pour le
développement intégral des plus abandonnés de la société.
Unis à Dieu nous
écoutons un cri
187. Chaque chrétien et chaque communauté sont appelés à être
instruments de Dieu pour la libération et la promotion des pauvres, de manière à
ce qu’ils puissent s’intégrer pleinement dans la société ; ceci suppose que nous
soyons dociles et attentifs à écouter le cri du pauvre et à le secourir. Il
suffit de recourir aux Écritures pour découvrir comment le Père qui est bon veut
écouter le cri des pauvres : « J’ai vu la misère de mon peuple qui est en
Égypte. J’ai entendu son cri devant ses oppresseurs ; oui, je connais ses
angoisses. Je suis descendu pour le délivrer […] Maintenant va, je t’envoie… »
(Ex 3, 7-8.10), et a souci de leurs nécessités : « Alors les Israélites
crièrent vers le Seigneur et le Seigneur leur suscita un sauveur » (Jg 3,
15) Faire la sourde oreille à ce cri, alors que nous sommes les instruments de
Dieu pour écouter le pauvre, nous met en dehors de la volonté du Père et de son
projet, parce que ce pauvre « en appellerait au Seigneur contre toi, et tu
serais chargé d’un péché » (Dt 15, 9). Et le manque de solidarité envers
ses nécessités affectedirectement notre relation avec Dieu : « Si quelqu’un te
maudit dans sa détresse, son Créateur exaucera son imprécation » (Si 4,
6). L’ancienne question revient toujours : « Si quelqu’un, jouissant des biens
de ce monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles,
comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? » (1 Jn 3, 17).
Souvenons-nous aussi comment, avec une grande radicalité, l’Apôtre Jacques
reprenait l’image du cri des opprimés : « Le salaire dont vous avez frustré les
ouvriers qui ont fauché vos champs, crie, et les clameurs des moissonneurs sont
parvenues aux oreilles du Seigneur des Armées » (5, 4).
188. L’Église a reconnu que l’exigence d’écouter ce cri vient
de l’œuvre libératrice de la grâce elle-même en chacun de nous ; il ne s’agit
donc pas d’une mission réservée seulement à quelques-uns : « L’Église guidée par
l’Évangile de la miséricorde et par l’amour de l’homme, entend la clameur
pour la justice et veut y répondre de toutes ses forces ». [153] Dans ce cadre on comprend la demande
de Jésus à ses disciples : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » ( Mc 6,
37), ce qui implique autant la coopération pour résoudre les causes
structurelles de la pauvreté et promouvoir le développement intégral des
pauvres, que les gestes simples et quotidiens de solidarité devant les misères
très concrètes que nous rencontrons. Le mot “solidarité” est un peu usé et,
parfois, on l’interprète mal, mais il désigne beaucoup plus que quelques actes
sporadiques de générosité. Il demande de créer une nouvelle mentalité qui pense
en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des
biens par quelques-uns.
189. La solidarité est une réaction spontanée de celui qui
reconnaît la fonction sociale de la propriété et la destination universelle des
biens comme réalités antérieures à la propriété privée. La possession privée des
biens se justifie pour les garder et les accroître de manière à ce qu’ils
servent mieux le bien commun, c’est pourquoi la solidarité doit être vécue comme
la décision de rendre au pauvre ce qui lui revient. Ces convictions et pratiques
de solidarité, quand elles prennent chair, ouvrent la route à d’autres
transformations structurelles et les rendent possibles. Un changement des
structures qui ne génère pas de nouvelles convictions et attitudes fera que ces
mêmes structures tôt ou tard deviendront corrompues, pesantes et
inefficaces.
190. Parfois il s’agit d’écouter le cri de peuples entiers,
des peuples les plus pauvres de la terre, parce que « la paix se fonde non
seulement sur le respect des droits de l’homme mais aussi sur celui des droits
des peuples ». [154] Il est à
déplorer que même les droits humains puissent être utilisés comme justification
d’une défense exagérée des droits individuels ou des droits des peuples les plus
riches. Respectant l’indépendance et la culture de chaque nation, il faut
rappeler toujours que la planète appartient à toute l’humanité et est pour toute
l’humanité, et que le seul fait d’être nés en un lieu avec moins de ressources
ou moins de développement ne justifie pas que des personnes vivent dans une
moindre dignité. Il faut répéter que « les plus favorisés doivent renoncer à
certains de leurs droits, pour mettre avec une plus grande libéralité leurs
biens au service des autres ». [155] Pour parler de manière correcte de nos droits, il faut
élargir le regard et ouvrir les oreilles au cri des autres peuples et des autres
régions de notre pays. Nous avons besoin de grandir dans une solidarité qui «
doit permettre à tous les peuples de devenir eux-mêmes les artisans de leur
destin », [156] de même que «
chaque homme est appelé à se développer ». [157]
191. En tout lieu et en toute circonstance, les chrétiens,
encouragés par leurs pasteurs, sont appelés à écouter le cri des pauvres, comme
l’ont bien exprimé les Évêques du Brésil : « Nous voulons assumer chaque jour,
les joies et les espérances, les angoisses et les tristesses du peuple
brésilien, spécialement des populations des périphéries urbaines et des zones
rurales – sans terre, sans toit, sans pain, sans santé – lésées dans leurs
droits. Voyant leurs misères, écoutant leurs cris et connaissant leur
souffrance, nous sommes scandalisés par le fait de savoir qu’il existe de la
nourriture suffisamment pour tous et que la faim est due à la mauvaise
distribution des biens et des revenus. Le problème s’aggrave avec la pratique
généralisée du gaspillage ». [158]
192. Mais nous désirons encore davantage, et notre rêve va
plus loin. Nous ne parlons pas seulement d’assurer à tous la nourriture, ou une
« subsistance décente», mais que tous connaissent « la prospérité dans ses
multiples aspects ». [159] Ceci
implique éducation, accès à l’assistance sanitaire, et surtout au travail, parce
que dans le travail libre, créatif, participatif et solidaire, l’être humain
exprime et accroît la dignité de sa vie. Le salaire juste permet l’accès adéquat
aux autres biens qui sont destinés à l’usage commun.
Fidélité à l’Évangile pour
ne pas courir en vain
193. L’impératif d’écouter le cri des pauvres prend chair en
nous quand nous sommes bouleversés au plus profond devant la souffrance
d’autrui. Relisons quelques enseignements de la Parole de Dieu sur la
miséricorde, pour qu’ils résonnent avec force dans la vie de l’Église.
L’Évangile proclame : « Heureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront
miséricorde » ( Mt 5, 7). L’Apôtre saint Jacques enseigne que la
miséricorde envers les autres nous permet de sortir triomphants du jugement
divin : « Parlez et agissez comme des gens qui doivent être jugés par une loi de
liberté. Car le jugement est sans miséricorde pour qui n’a pas fait miséricorde
; mais la miséricorde se rit du jugement » (2, 12-13). Dans ce texte, Jacques se
fait l’héritier de la plus riche spiritualité hébraïque post-exilique, qui
attribuait à la miséricorde une valeur salvifique spéciale : « Romps tes péchés
par des œuvres de justice, et tes iniquités en faisant miséricorde aux pauvres,
afin d’avoir longue sécurité » ( Dn 4, 24). Dans cette même perspective,
la littérature sapientielle parle de l’aumône comme exercice concret de la
miséricorde envers ceux qui en ont besoin : « L’aumône sauve de la mort et elle
purifie de tous péchés » ( Tb 12, 9). Le Siracide l’exprime aussi de
manière plus imagée : « L’eau éteint les flammes, l’aumône remet les péchés »
(3, 30). La même synthèse est reprise dans le Nouveau Testament : « Conservez
entre vous une grande charité, car la charité couvre une multitude de péchés »
( 1 P 4, 8). Cette vérité a pénétré profondément la mentalité des Pères de
l’Église et a exercé une résistance prophétique, comme alternative culturelle,
contre l’individualisme hédoniste païen. Rappelons un seul exemple : « Comme en
danger d’incendie nous courons chercher de l’eau pour l’éteindre, […] de la même
manière, si surgit de notre paille la flamme du péché et que pour cela nous en
sommes troublés, une fois que nous est donnée l’occasion d’une œuvre de
miséricorde, réjouissons-nous d’une telle œuvre comme si elle était une source
qui nous est offerte pour que nous puissions étouffer l’incendie ». [160]
194. C’est un message si clair, si direct, si simple et
éloquent qu’aucune herméneutique ecclésiale n’a le droit de le relativiser. La
réflexion de l’Église sur ces textes ne devrait pas obscurcir ni affaiblir leur
sens exhortatif, mais plutôt aider à les assumer avec courage et ferveur.
Pourquoi compliquer ce qui est si simple ? Les appareils conceptuels sont faits
pour favoriser le contact avec la réalité que l’on veut expliquer, et non pour
nous en éloigner. Cela vaut avant tout pour les exhortations bibliques qui
invitent, avec beaucoup de détermination, à l’amour fraternel, au service humble
et généreux, à la justice, à la miséricorde envers les pauvres. Jésus nous a
enseigné ce chemin de reconnaissance de l’autre par ses paroles et par ses
gestes. Pourquoi obscurcir ce qui est si clair ? Ne nous préoccupons pas
seulement de ne pas tomber dans des erreurs doctrinales, mais aussi d’être
fidèles à ce chemin lumineux de vie et de sagesse. Car, « aux défenseurs de
“l’orthodoxie”, on adresse parfois le reproche de passivité, d’indulgence ou de
complicité coupables à l’égard de situations d’injustice intolérables et de
régimes politiques qui entretiennent ces situations ». [161]
195. Quand Saint Paul se rendit auprès des Apôtres à
Jérusalem, de peur de courir ou d’avoir couru en vain (cf. Ga 2, 2), le
critère clé de l’authenticité qu’ils lui indiquèrent est celui de ne pas oublier
les pauvres (cf. Ga 2, 10). Ce grand critère, pour que les communautés
pauliniennes ne se laissent pas dévorer par le style de vie individualiste des
païens, est d’une grande actualité dans le contexte présent, où tend à se
développer un nouveau paganisme individualiste. Nous ne pouvons pas toujours
manifester adéquatement la beauté de l’Évangile mais nous devons toujours
manifester ce signe : l’option pour les derniers, pour ceux que la société
rejette et met de côté.
196. Nous sommes parfois durs de cœur et d’esprit, nous
oublions, nous nous divertissons, nous nous extasions sur les immenses
possibilités de consommation et de divertissement qu’offre la société. Il se
produit ainsi une sorte d’aliénation qui nous touche tous, puisqu’« une société
est aliénée quand, dans les formes de son organisation sociale, de la production
et de la consommation, elle rend plus difficile la réalisation de ce don et la
constitution de cette solidarité entre hommes ». [162]
La place
privilégiée des pauvres dans le peuple de Dieu
197. Les pauvres ont une place de choix dans le cœur de Dieu,
au point que lui même « s’est fait pauvre » (2 Co 8, 9). Tout le chemin
de notre rédemption est marqué par les pauvres. Ce salut est venu jusqu’à nous à
travers le « oui » d’une humble jeune fille d’un petit village perdu dans la
périphérie d’un grand empire. Le Sauveur est né dans une mangeoire, parmi les
animaux, comme cela arrivait pour les enfants des plus pauvres ; il a été
présenté au temple avec deux colombes, l’offrande de ceux qui ne pouvaient pas
se permettre de payer un agneau (cf. Lc 2, 24 ; Lv 5, 7) ; il a
grandi dans une maison de simples travailleurs et a travaillé de ses mains pour
gagner son pain. Quand il commença à annoncer le Royaume, des foules de
déshérités le suivaient, et ainsi il manifesta ce que lui-même avait dit : «
L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction, pour
porter la bonne nouvelle aux pauvres » (Lc 4, 18). À ceux qui étaient
accablés par la souffrance, opprimés par la pauvreté, il assura que Dieu les
portait dans son cœur : « Heureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est
à vous » (Lc 6, 20) ; il s’est identifié à eux : « J’ai eu faim, et vous
m’avez donné à manger », enseignant que la miséricorde envers eux est la clef du
ciel (cf. Mt 25, 35s).
198. Pour l’Église, l’option pour les pauvres est une
catégorie théologique avant d’être culturelle, sociologique, politique ou
philosophique. Dieu leur accorde « sa première miséricorde ». [163] Cette préférence divine a des
conséquences dans la vie de foi de tous les chrétiens, appelés à avoir « les
mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus » ( Ph 2, 5). Inspirée par
elle, l’Église a fait une option pour les pauvres, entendue comme une «
forme spéciale de priorité dans la pratique de la charité chrétienne dont
témoigne toute la tradition de l’Église ». [164] Cette option – enseignait Benoît
XVI – « est implicite dans la foi christologique en ce Dieu qui s’est fait
pauvre pour nous, pour nous enrichir de sa pauvreté ». [165] Pour cette raison, je désire une
Église pauvre pour les pauvres. Ils ont beaucoup à nous enseigner. En plus de
participer au sensus fidei, par leurs propres souffrances ils connaissent
le Christ souffrant. Il est nécessaire que tous nous nous laissions évangéliser
par eux. La nouvelle évangélisation est une invitation à reconnaître la force
salvifique de leurs existences, et à les mettre au centre du cheminement de
l’Église. Nous sommes appelés à découvrir le Christ en eux, à prêter notre voix
à leurs causes, mais aussi à être leurs amis, à les écouter, à les comprendre et
à accueillir la mystérieuse sagesse que Dieu veut nous communiquer à travers
eux.
199. Notre engagement ne consiste pas exclusivement en des
actions ou des programmes de promotion et d’assistance ; ce que l’Esprit suscite
n’est pas un débordement d’activisme, mais avant tout une attention à
l’autre qu’il « considère comme un avec lui ». [166] Cette attention aimante est le début d’une véritable
préoccupation pour sa personne, à partir de laquelle je désire chercher
effectivement son bien. Cela implique de valoriser le pauvre dans sa bonté
propre, avec sa manière d’être, avec sa culture, avec sa façon de vivre la foi.
Le véritable amour est toujours contemplatif, il nous permet de servir l’autre
non par nécessité ni par vanité, mais parce qu’il est beau, au-delà de ses
apparences : « C’est parce qu’on aime quelqu’un qu’on lui fait des cadeaux ». [167] Le pauvre, quand il est aimé,
« est estimé d’un grand prix », [168] et ceci différencie l’authentique option pour les
pauvres d’une quelconque idéologie, d’une quelconque intention d’utiliser les
pauvres au service d’intérêts personnels ou politiques. C’est seulement à partir
de cette proximité réelle et cordiale que nous pouvons les accompagner comme il
convient sur leur chemin de libération. C’est seulement cela qui rendra possible
que « dans toutes les communautés chrétiennes, les pauvres se sentent “chez
eux”. Ce style ne serait-il pas la présentation la plus grande et la plus
efficace de la Bonne Nouvelle du Royaume ? » [169] Sans l’option préférentielle pour les plus pauvres «
l’annonce de l’Évangile, qui demeure la première des charités, risque d’être
incomprise ou de se noyer dans un flot de paroles auquel la société actuelle de
la communication nous expose quotidiennement ». [170]
200. Étant donné que cette Exhortation s’adresse aux membres
de l’Église catholique, je veux dire avec douleur que la pire discrimination
dont souffrent les pauvres est le manque d’attention spirituelle. L’immense
majorité des pauvres a une ouverture particulière à la foi ; ils ont besoin de
Dieu et nous ne pouvons pas négliger de leur offrir son amitié, sa bénédiction,
sa Parole, la célébration des Sacrements et la proposition d’un chemin de
croissance et de maturation dans la foi. L’option préférentielle pour les
pauvres doit se traduire principalement par une attention religieuse privilégiée
et prioritaire.
201. Personne ne devrait dire qu’il se maintient loin des
pauvres parce que ses choix de vie lui font porter davantage d’attention à
d’autres tâches. Ceci est une excuse fréquente dans les milieux académiques,
d’entreprise ou professionnels, et même ecclésiaux. Même si on peut dire en
général que la vocation et la mission propre des fidèles laïcs est la
transformation des diverses réalités terrestres pour que toute l’activité
humaine soit transformée par l’Évangile, [171] personne ne peut se sentir exempté de la préoccupation
pour les pauvres et pour la justice sociale : « La conversion spirituelle,
l’intensité de l’amour de Dieu et du prochain, le zèle pour la justice et pour
la paix, le sens évangélique des pauvres et de la pauvreté sont requis de tous
». [172] Je crains que ces
paroles fassent seulement l’objet de quelques commentaires sans véritables
conséquences pratiques. Malgré tout, j’ai confiance dans l’ouverture et dans les
bonnes dispositions des chrétiens, et je vous demande de rechercher
communautairement de nouveaux chemins pour accueillir cette proposition
renouvelée.
Économie et
distribution des revenus
202. La nécessité de résoudre les causes structurelles de la
pauvreté ne peut attendre, non seulement en raison d’une exigence pragmatique
d’obtenir des résultats et de mettre en ordre la société, mais pour la guérir
d’une maladie qui la rend fragile et indigne, et qui ne fera que la conduire à
de nouvelles crises. Les plans d’assistance qui font face à certaines urgences
devraient être considérés seulement comme des réponses provisoires. Tant que ne
seront pas résolus radicalement les problèmes des pauvres, en renonçant à
l’autonomie absolue des marchés et de la spéculation financière, et en attaquant
les causes structurelles de la disparité sociale, [173] les problèmes du monde ne seront pas résolus, ni en
définitive aucun problème. La disparité sociale est la racine des maux de la
société.
203. La dignité de chaque personne humaine et le bien commun
sont des questions qui devraient structurer toute la politique économique, or
parfois elles semblent être des appendices ajoutés de l’extérieur pour compléter
un discours politique sans perspectives ni programmes d’un vrai développement
intégral. Beaucoup de paroles dérangent dans ce système ! C’est gênant de parler
d’éthique, c’est gênant de parler de solidarité mondiale, c’est gênant de parler
de distribution des biens, c’est gênant de parler de défendre les emplois, c’est
gênant de parler de la dignité des faibles, c’est gênant de parler d’un Dieu qui
exige un engagement pour la justice. D’autres fois, il arrive que ces paroles
deviennent objet d’une manipulation opportuniste qui les déshonore. La commode
indifférence à ces questions rend notre vie et nos paroles vides de toute
signification. La vocation d’entrepreneur est un noble travail, il doit se
laisser toujours interroger par un sens plus large de la vie ; ceci lui permet
de servir vraiment le bien commun, par ses efforts de multiplier et rendre plus
accessibles à tous les biens de ce monde.
204. Nous ne pouvons plus avoir confiance dans les forces
aveugles et dans la main invisible du marché. La croissance dans l’équité exige
quelque chose de plus que la croissance économique, bien qu’elle la suppose ;
elle demande des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus
spécifiquement orientés vers une meilleure distribution des revenus, la création
d’opportunités d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui dépasse le
simple assistanat. Loin de moi la proposition d’un populisme irresponsable, mais
l’économie ne peut plus recourir à des remèdes qui sont un nouveau venin, comme
lorsqu’on prétend augmenter la rentabilité en réduisant le marché du travail,
mais en créant de cette façon de nouveaux exclus.
205. Je demande à Dieu que s’accroisse le nombre d’hommes
politiques capables d’entrer dans un authentique dialogue qui s’oriente
efficacement pour soigner les racines profondes et non l’apparence des maux de
notre monde ! La politique tant dénigrée, est une vocation très noble, elle est
une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien
commun. [174] Nous devons nous
convaincre que la charité « est le principe non seulement des micro-relations :
rapports amicaux, familiaux, en petits groupes, mais également des
macro-relations : rapports sociaux, économiques, politiques ». [175] Je prie le Seigneur qu’il nous offre
davantage d’hommes politiques qui aient vraiment à cœur la société, le peuple,
la vie des pauvres ! Il est indispensable que les gouvernants et le pouvoir
financier lèvent les yeux et élargissent leurs perspectives, qu’ils fassent en
sorte que tous les citoyens aient un travail digne, une instruction et une
assistance sanitaire. Et pourquoi ne pas recourir à Dieu afin qu’il inspire
leurs plans ? Je suis convaincu qu’à partir d’une ouverture à la transcendance
pourrait naître une nouvelle mentalité politique et économique, qui aiderait à
dépasser la dichotomie absolue entre économie et bien commun social.
206. L’économie, comme le dit le mot lui-même, devrait être
l’art d’atteindre une administration adéquate de la maison commune, qui est le
monde entier. Toute action économique d’une certaine portée, mise en œuvre sur
une partie de la planète, se répercute sur la totalité ; par conséquent, aucun
gouvernement ne peut agir en dehors d’une responsabilité commune. De fait, il
devient toujours plus difficile de trouver des solutions au niveau local en
raison des énormes contradictions globales, c’est pourquoi la politique locale a
de nombreux problèmes à résoudre. Si nous voulons vraiment atteindre une saine
économie mondiale, il y a besoin, en cette phase historique, d’une façon
d’intervenir plus efficace qui, restant sauve la souveraineté des nations,
assure le bien-être économique de tous les pays et non seulement de
quelques-uns.
207. Toute la communauté de l’Église, dans la mesure où
celle-ci prétend rester tranquille sans se préoccuper de manière créative et
sans coopérer avec efficacité pour que les pauvres vivent avec dignité et pour
l’intégration de tous, court aussi le risque de la dissolution, même si elle
parle de thèmes sociaux ou critique les gouvernements. Elle finira facilement
par être dépassée par la mondanité spirituelle, dissimulée sous des pratiques
religieuses, avec des réunions infécondes ou des discours vides.
208. Si quelqu’un se sent offensé par mes paroles, je lui dis
que je les exprime avec affection et avec la meilleure des intentions, loin d’un
quelconque intérêt personnel ou d’idéologie politique. Ma parole n’est pas celle
d’un ennemi ni d’un opposant. Seul m’intéresse de faire en sorte que ceux qui
sont esclaves d’une mentalité individualiste, indifférente et égoïste puissent
se libérer de ces chaînes si indignes, et adoptent un style de vie et de pensée
plus humain, plus noble, plus fécond, qui confère dignité à leur passage sur
cette terre.
Avoir soin de la
fragilité
209. Jésus, l’évangélisateur par excellence et l’Évangile en
personne, s’identifie spécialement aux plus petits. (cf. Mt 25, 40). Ceci
nous rappelle que nous tous, chrétiens, sommes appelés à avoir soin des plus
fragiles de la terre. Mais dans le modèle actuel de “succès” et de “droit
privé”, il ne semble pas que cela ait un sens de s’investir afin que ceux qui
restent en arrière, les faibles ou les moins pourvus, puissent se faire un
chemin dans la vie.
210. Il est indispensable de prêter attention aux nouvelles
formes de pauvreté et de fragilité dans lesquelles nous sommes appelés à
reconnaître le Christ souffrant, même si, en apparence, cela ne nous apporte pas
des avantages tangibles et immédiats : les sans-abris, les toxico-dépendants,
les réfugiés, les populations indigènes, les personnes âgées toujours plus
seules et abandonnées etc. Les migrants me posent un défi particulier parce que
je suis Pasteur d’une Église sans frontières qui se sent mère de tous. Par
conséquent, j’exhorte les pays à une généreuse ouverture, qui, au lieu de
craindre la destruction de l’identité locale, soit capable de créer de nouvelles
synthèses culturelles. Comme elles sont belles les villes qui dépassent la
méfiance malsaine et intègrent ceux qui sont différents, et qui font de cette
intégration un nouveau facteur de développement ! Comme elles sont belles les
villes qui, même dans leur architecture, sont remplies d’espaces qui regroupent,
mettent en relation et favorisent la reconnaissance de l’autre !
211. La situation de ceux qui font l’objet de diverses formes
de traite des personnes m’a toujours attristé. Je voudrais que nous écoutions le
cri de Dieu qui demande à nous tous : « Où est ton frère ? » (Gn 4, 9).
Où est ton frère esclave ? Où est celui que tu es en train de tuer chaque jour
dans la petite usine clandestine, dans le réseau de prostitution, dans les
enfants que tu utilises pour la mendicité, dans celui qui doit travailler caché
parce qu’il n’a pas été régularisé ? Ne faisons pas semblant de rien. Il y a de
nombreuses complicités. La question est pour tout le monde ! Ce crime mafieux et
aberrant est implanté dans nos villes, et beaucoup ont les mains qui ruissellent
de sang à cause d’une complicité confortable et muette.
212. Doublement pauvres sont les femmes qui souffrent des
situations d’exclusion, de maltraitance et de violence, parce que, souvent,
elles se trouvent avec de plus faibles possibilités de défendre leurs droits.
Cependant, nous trouvons tout le temps chez elles les plus admirables gestes
d’héroïsme quotidien dans la protection et dans le soin de la fragilité de leurs
familles.
213. Parmi ces faibles, dont l’Église veut prendre soin avec
prédilection, il y a aussi les enfants à naître, qui sont les plus sans défense
et innocents de tous, auxquels on veut nier aujourd’hui la dignité humaine afin
de pouvoir en faire ce que l’on veut, en leur retirant la vie et en promouvant
des législations qui font que personne ne peut l’empêcher. Fréquemment, pour
ridiculiser allègrement la défense que l’Église fait des enfants à naître, on
fait en sorte de présenter sa position comme quelque chose d’idéologique,
d’obscurantiste et de conservateur. Et pourtant cette défense de la vie à naître
est intimement liée à la défense de tous les droits humains. Elle suppose la
conviction qu’un être humain est toujours sacré et inviolable, dans n’importe
quelle situation et en toute phase de son développement. Elle est une fin en
soi, et jamais un moyen pour résoudre d’autres difficultés. Si cette conviction
disparaît, il ne reste plus de fondements solides et permanents pour la défense
des droits humains, qui seraient toujours sujets aux convenances contingentes
des puissants du moment. La seule raison est suffisante pour reconnaître la
valeur inviolable de toute vie humaine, mais si nous la regardons aussi à partir
de la foi, « toute violation de la dignité personnelle de l’être humain crie
vengeance en présence de Dieu et devient une offense au Créateur de l’homme ». [176]
214. Précisément parce qu’il s’agit d’une question qui
regarde la cohérence interne de notre message sur la valeur de la personne
humaine, on ne doit pas s’attendre à ce que l’Église change de position sur
cette question. Je veux être tout à fait honnête à cet égard. Cette question
n’est pas sujette à de prétendues réformes ou à des “modernisations”. Ce n’est
pas un progrès de prétendre résoudre les problèmes en éliminant une vie humaine.
Mais il est vrai aussi que nous avons peu fait pour accompagner comme il
convient les femmes qui se trouvent dans des situations très dures, où
l’avortement se présente à elles comme une solution rapide à leur profonde
angoisse, en particulier quand la vie qui croît en elles est la conséquence
d’une violence, ou dans un contexte d’extrême pauvreté. Qui peut ne pas
comprendre ces situations si douloureuses ?
215. Il y a d’autres êtres fragiles et sans défense, qui très
souvent restent à la merci des intérêts économiques ou sont utilisés sans
discernement. Je me réfère à l’ensemble de la création. En tant qu’êtres
humains, nous ne sommes pas les simples bénéficiaires, mais les gardiens des
autres créatures. Moyennant notre réalité corporelle, Dieu nous a unis si
étroitement au monde qui nous entoure, que la désertification du sol est comme
une maladie pour chacun ; et nous pouvons nous lamenter sur l’extinction d’une
espèce comme si elle était une mutilation. Ne faisons pas en sorte qu’à notre
passage demeurent des signes de destruction et de mort qui frappent notre vie et
celle des générations futures. [177] En ce sens, je fais mienne la belle et prophétique
plainte, exprimée il y a plusieurs années par les évêques des Philippines : «
Une incroyable variété d’insectes vivait dans la forêt et ceux-ci étaient
engagés dans toutes sortes de tâches propres […] Les oiseaux volaient dans
l’air, leurs brillantes plumes et leur différents chants ajoutaient leurs
couleurs et leurs mélodies à la verdure des bois […] Dieu a voulu cette terre
pour nous, ses créatures particulières, mais non pour que nous puissions la
détruire et la transformer en sol désertique […] Après une seule nuit de pluie,
regarde vers les fleuves marron-chocolat, dans les parages, et souviens-toi
qu’ils emportent le sang vivant de la terre vers la mer […] Comment les poissons
pourront-ils nager dans cet égout comme le rio Pasig, et tant d’autres fleuves
que nous avons contaminés ? Qui a transformé le merveilleux monde marin en
cimetières sous-marins dépourvus de vie et de couleurs ? ». [178]
216. Nous tous, les chrétiens, petits mais forts dans l’amour
de Dieu, comme saint François d’Assise, nous sommes appelés à prendre soin de la
fragilité du peuple et du monde dans lequel nous vivons.
3. Le bien
commun et la paix sociale
217. Nous avons beaucoup parlé de la joie et de l’amour, mais
la Parole de Dieu mentionne aussi le fruit de la paix (cf. Ga 5, 22).
218. La paix sociale ne peut pas être comprise comme un
irénisme ou comme une pure absence de violence obtenue par l’imposition d’un
secteur sur les autres. Ce serait de même une fausse paix que celle qui
servirait d’excuse pour justifier une organisation sociale qui réduit au silence
ou tranquillise les plus pauvres, de manière à ce que ceux qui jouissent des
plus grands bénéfices puissent conserver leur style de vie sans heurt, alors que
les autres survivent comme ils peuvent. Les revendications sociales qui ont un
rapport avec la distribution des revenus, l’intégration sociale des pauvres et
les droits humains ne peuvent pas être étouffées sous prétexte de construire un
consensus de bureau ou une paix éphémère, pour une minorité heureuse. La dignité
de la personne humaine et le bien commun sont au-dessus de la tranquillité de
quelques-uns qui ne veulent pas renoncer à leurs privilèges. Quand ces valeurs
sont touchées, une voix prophétique est nécessaire.
219. La paix, non plus, « ne se réduit pas à une absence de
guerres, fruit de l’équilibre toujours précaire des forces. Elle se construit
jour après jour dans la poursuite d’un ordre voulu de Dieu, qui comporte une
justice plus parfaite entre les hommes ». [179] En définitive, une paix qui n’est pas le fruit du
développement intégral de tous n’aura pas d’avenir et sera toujours semence de
nouveaux conflits et de diverses formes de violence.
220. En chaque nation, les habitants développent la dimension
sociale de leurs vies, en se constituant citoyens responsables au sein d’un
peuple, et non comme une masse asservie par les forces dominantes.
Souvenons-nous qu’« être citoyen fidèle est une vertu, et la participation à la
vie politique une obligation morale ». [180] Mais devenir un peuple est cependant quelque
chose de plus, et demande un processus constant dans lequel chaque nouvelle
génération se trouve engagée. C’est un travail lent et ardu qui exige de se
laisser intégrer, et d’apprendre à le faire au point de développer une culture
de la rencontre dans une harmonie multiforme.
221. Pour avancer dans cette construction d’un peuple en
paix, juste et fraternel, il y quatre principes reliés à des tensions bipolaires
propres à toute réalité sociale. Ils viennent des grands postulatsde la Doctrine
Sociale de l’Église, lesquels constituent « le paramètre de référence premier et
fondamental pour l’interprétation et l’évaluation des phénomènes sociaux ». [181] A la lumière de ceux-ci, je
désire proposer maintenant ces quatre principes qui orientent spécifiquement le
développement de la cohabitation sociale et la construction d’un peuple où les
différences s’harmonisent dans un projet commun. Je le fais avec la conviction
que leur application peut être un authentique chemin vers la paix dans chaque
nation et dans le monde entier.
Le temps est
supérieur à l’espace
222. Il y a une tension bipolaire entre la plénitude et la
limite. La plénitude provoque la volonté de tout posséder, et la limite est le
mur qui se met devant nous. Le “temps” , considéré au sens large, fait référence
à la plénitude comme expression de l’horizon qui s’ouvre devant nous, et le
moment est une expression de la limite qui se vit dans un espace délimité. Les
citoyens vivent en tension entre la conjoncture du moment et la lumière du
temps, d’un horizon plus grand, de l’utopie qui nous ouvre sur l’avenir comme
cause finale qui attire. De là surgit un premier principe pour avancer dans la
construction d’un peuple : le temps est supérieur à l’espace.
223. Ce principe permet de travailler à long terme, sans être
obsédé par les résultats immédiats. Il aide à supporter avec patience les
situations difficiles et adverses, ou les changements des plans qu’impose le
dynamisme de la réalité. Il est une invitation à assumer la tension entre
plénitude et limite, en accordant la priorité au temps. Un des péchés qui
parfois se rencontre dans l’activité socio-politique consiste à privilégier les
espaces de pouvoir plutôt que les temps des processus. Donner la priorité à
l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour
tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et
d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir.
Donner la priorité au temps c’est s’occuper d’initier des processus plutôt
que de posséder des espaces. Le temps ordonne les espaces, les éclaire et
les transforme en maillons d’une chaîne en constante croissance, sans chemin de
retour. Il s’agit de privilégier les actions qui génèrent les dynamismes
nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les
développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en évènement historiques
importants. Sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la
ténacité.
224. Parfois, je me demande qui sont ceux qui dans le monde
actuel se préoccupent vraiment de générer des processus qui construisent un
peuple, plus que d’obtenir des résultats immédiats qui produisent une rente
politique facile, rapide et éphémère, mais qui ne construisent pas la plénitude
humaine. L’histoire les jugera peut-être selon le critère qu’énonçait Romano
Guardini : «L’unique modèle pour évaluer correctement une époque est de demander
jusqu’à quel point se développe en elle et atteint une authentique raison d’être
la plénitude de l’existence humaine, en accord avec le caractère
particulier et les possibilités de la même époque ». [182]
225. Ce critère est aussi très adapté à l’évangélisation, qui
demande d’avoir présent l’horizon, d’adopter les processus possibles et les
larges chemins. Le Seigneur lui-même en sa vie terrestre a fait comprendre de
nombreuses fois à ses disciples qu’il y avait des choses qu’ils ne pouvaient pas
comprendre maintenant, et qu’il était nécessaire d’attendre l’Esprit Saint (cf.
Jn 16, 12-13). La parabole du grain et de l’ivraie (cf. Mt 13,
24-30) décrit un aspect important de l’évangélisation qui consiste à montrer
comment l’ennemi peut occuper l’espace du Royaume et endommager avec l’ivraie,
mais il est vaincu par la bonté du grain qui se manifeste en son temps.
L’unité prévaut sur
le conflit
226. Le conflit ne peut être ignoré ou dissimulé. Il doit
être assumé. Mais si nous restons prisonniers en lui, nous perdons la
perspective, les horizons se limitent et la réalité même reste fragmentée. Quand
nous nous arrêtons à une situation de conflit, nous perdons le sens de l’unité
profonde de la réalité.
227. Face à un conflit, certains regardent simplement
celui-ci et passent devant comme si de rien n’était, ils s’en lavent les mains
pour pouvoir continuer leur vie. D’autres entrent dans le conflit de telle
manière qu’ils en restent prisonniers, perdent l’horizon, projettent sur les
institutions leurs propres confusions et insatisfactions, de sorte que l’unité
devient impossible. Mais il y a une troisième voie, la mieux adaptée, de se
situer face à un conflit. C’est d’accepter de supporter le conflit, de le
résoudre et de le transformer en un maillon d’un nouveau processus. «
Bienheureux les artisans de paix ! » (Mt 5, 9).
228. De cette manière, il est possible de développer une
communion dans les différences, que seules peuvent faciliter ces personnes
nobles qui ont le courage d’aller au-delà de la surface du conflit et regardent
les autres dans leur dignité la plus profonde. Pour cela, il faut postuler un
principe indispensable pour construire l’amitié sociale : l’unité est supérieure
au conflit. La solidarité, entendue en son sens le plus profond et comme défi,
devient ainsi une manière de faire l’histoire, un domaine vital où les conflits,
les tensions, et les oppositions peuvent atteindre une unité multiforme, unité
qui engendre une nouvelle vie. Il ne s’agit pas de viser au syncrétisme ni à
l’absorption de l’un dans l’autre, mais de la résolution à un plan supérieur qui
conserve, en soi, les précieuses potentialités des polarités en opposition.
229. Ce critère évangélique nous rappelle que le Christ a
tout unifié en lui : le ciel et la terre, Dieu et l’homme, le temps et
l’éternité, la chair et l’esprit, la personne et la société. Le signe distinctif
de cette unité et de cette réconciliation de tout en lui est la paix : Le Christ
« est notre paix » ( Ep 2, 14). L’annonce de l’Évangile commence toujours
avec le salut de paix, et à tout moment la paix couronne les relations entre les
disciples et leur donne cohésion. La paix est possible parce que le Seigneur a
vaincu le monde, avec ses conflits permanents « faisant la paix par le sang de
sa croix » ( Col 1, 20). Mais si nous allons au fond de ces textes
bibliques, nous découvrirons que le premier domaine où nous sommes appelés à
conquérir cette pacification dans les différences, c’est notre propre
intériorité, notre propre vie toujours menacée par la dispersion dialectique. [183] Avec des cœurs brisés en
mille morceaux, il sera difficile de construire une authentique paix sociale.
230. L’annonce de la paix n’est pas celle d’une paix négociée
mais la conviction que l’unité de l’Esprit harmonise toutes les diversités. Elle
dépasse tout conflit en une synthèse nouvelle et prometteuse. La diversité est
belle quand elle accepte d’entrer constamment dans un processus de
réconciliation, jusqu’à sceller une sorte de pacte culturel qui fait émerger une
“diversité réconciliée”, comme l’enseignent bien les Évêques du Congo : « La
diversité de nos ethnies est une richesse […] Ce n’est que dans l’unité, la
conversion des cœurs et la réconciliation que nous pouvons faire avancer notre
pays ». [184]
La
réalité est plus importante que l’idée
231. Il existe aussi une tension bipolaire entre l’idée et la
réalité. La réalité est, tout simplement ; l’idée s’élabore. Entre les deux il
faut instaurer un dialogue permanent, en évitant que l’idée finisse par être
séparée de la réalité. Il est dangereux de vivre dans le règne de la seule
parole, de l’image, du sophisme. A partir de là se déduit qu’il faut postuler un
troisième principe : la réalité est supérieure à l’idée. Cela suppose d’éviter
diverses manières d’occulter la réalité : les purismes angéliques, les
totalitarismes du relativisme, les nominalismes déclaratifs, les projets plus
formels que réels, les fondamentalismes antihistoriques, les éthiques sans
bonté, les intellectualismes sans sagesse.
232. L’idée – les élaborations conceptuelles – est fonction
de la perception, de la compréhension et de la conduite de la réalité. L’idée
déconnectée de la réalité est à l’origine des idéalismes et des nominalismes
inefficaces, qui, au mieux, classifient et définissent, mais n’impliquent pas.
Ce qui implique, c’est la réalité éclairée par le raisonnement. Il faut passer
du nominalisme formel à l’objectivité harmonieuse. Autrement, on manipule la
vérité, de la même manière que l’on remplace la gymnastique par la cosmétique. [185] Il y a des hommes politiques
– y compris des dirigeants religieux – qui se demandent pourquoi le peuple ne
les comprend pas ni ne les suit, alors que leurs propositions sont si logiques
et si claires. C’est probablement parce qu’ils se sont installés dans le règne
de la pure idée et ont réduit la politique ou la foi à la rhétorique. D’autres
ont oublié la simplicité et ont importé du dehors une rationalité étrangère aux
personnes.
233. La réalité est supérieure à l’idée. Ce critère est lié à
l’incarnation de la Parole et à sa mise en pratique : « À ceci reconnaissez
l’Esprit de Dieu : tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu dans la chair est
de Dieu » (1Jn 4, 2). Le critère de réalité d’une parole déjà incarnée et
qui cherche toujours à s’incarner, est essentiel à l’évangélisation. Il nous
porte, d’un côté, à valoriser l’histoire de l’Église comme histoire du salut, à
nous souvenir de nos saints qui ont inculturé l’Évangile dans la vie de nos
peuples, à recueillir la riche tradition bimillénaire de l’Église, sans
prétendre élaborer une pensée déconnectée de ce trésor, comme si nous voulions
inventer l’Évangile. D’un autre côté, ce critère nous pousse à mettre en
pratique la Parole, à réaliser des œuvres de justice et de charité dans
lesquelles cette Parole soit féconde. Ne pas mettre en pratique, ne pas intégrer
la Parole à la réalité, c’est édifier sur le sable, demeurer dans la pure idée
et tomber dans l’intimisme et le gnosticisme qui ne donnent pas de fruit, qui
stérilisent son dynamisme.
Le tout est
supérieur à la partie
234. Entre la globalisation et la localisation se produit
aussi une tension. Il faut prêter attention à la dimension globale pour ne pas
tomber dans une mesquinerie quotidienne. En même temps, il ne faut pas perdre de
vue ce qui est local, ce qui nous fait marcher les pieds sur terre. L’union des
deux empêche de tomber dans l’un de ces deux extrêmes : l’un, que les citoyens
vivent dans un universalisme abstrait et globalisant, ressemblant aux passagers
du wagon de queue, qui admirent les feux d’artifice du monde, celui des autres,
la bouche ouverte et avec des applaudissements programmés. L’autre, qu’ils se
transforment en un musée folklorique d’ermites renfermés, condamnés à répéter
toujours les mêmes choses, incapables de se laisser interpeller par ce qui est
différent, d’apprécier la beauté que Dieu répand hors de leurs frontières.
235. Le tout est plus que la partie, et plus aussi que la
simple somme de celles-ci. Par conséquent, on ne doit pas être trop obsédé par
des questions limitées et particulières. Il faut toujours élargir le regard pour
reconnaître un bien plus grand qui sera bénéfique à tous. Mais il convient de le
faire sans s’évader, sans se déraciner. Il est nécessaire d’enfoncer ses racines
dans la terre fertile et dans l’histoire de son propre lieu, qui est un don de
Dieu. On travaille sur ce qui est petit, avec ce qui est proche, mais dans une
perspective plus large. De la même manière, quand une personne qui garde sa
particularité personnelle et ne cache pas son identité, s’intègre cordialement
dans une communauté, elle ne s’annihile pas, mais elle reçoit toujours de
nouveaux stimulants pour son propre développement. Ce n’est ni la sphère
globale, qui annihile, ni la partialité isolée, qui rend stérile.
236. Le modèle n’est pas la sphère, qui n’est pas supérieure
aux parties, où chaque point est équidistant du centre et où il n’y a pas de
différence entre un point et un autre. Le modèle est le polyèdre, qui reflète la
confluence de tous les éléments partiels qui, en lui, conservent leur
originalité. Tant l’action pastorale que l’action politique cherchent à
recueillir dans ce polyèdre le meilleur de chacun. Y entrent les pauvres avec
leur culture, leurs projets, et leurs propres potentialités. Même les personnes
qui peuvent être critiquées pour leurs erreurs ont quelque chose à apporter qui
ne doit pas être perdu. C’est la conjonction des peuples qui, dans l’ordre
universel, conservent leur propre particularité ; c’est la totalité des
personnes, dans une société qui cherche un bien commun, qui les incorpore toutes
en vérité.
237. À nous chrétiens, ce principe nous parle aussi de la
totalité ou de l’intégrité de l’Évangile que l’Église nous transmet et nous
envoie prêcher. La plénitude de sa richesse incorpore les académiciens et les
ouvriers, les chefs d’entreprise et les artistes, tous. La “mystique populaire”
accueille à sa manière l’Évangile tout entier, et l’incarne sous forme de
prière, de fraternité, de justice, de lutte et de fête. La Bonne Nouvelle est la
joie d’un Père qui ne veut pas qu’un de ses petits se perde. Ainsi jaillit la
joie du Bon Pasteur qui retrouve la brebis perdue et la réintègre à son
troupeau. L’Évangile est le levain qui fait fermenter toute la masse, la ville
qui brille en haut de la montagne éclairant tous les peuples. L’Évangile possède
un critère de totalité qui lui est inhérent : il ne cesse pas d’être Bonne
Nouvelle tant qu’il n’est pas annoncé à tous, tant qu’il ne féconde pas et ne
guérit pas toutes les dimensions de l’homme, tant qu’il ne réunit pas tous les
hommes à la table du Royaume. Le tout est supérieur à la partie.
4. Le dialogue social
comme contribution à la paix
238. L’Évangélisation implique aussi un chemin de dialogue.
Pour l’Église, en particulier, il y a actuellement trois champs de dialogue où
elle doit être présente, pour accomplir un service en faveur du plein
développement de l’être humain et procurer le bien commun : le dialogue avec les
États, avec la société – qui inclut le dialogue avec les cultures et avec les
sciences – et avec les autres croyants qui ne font pas partie de l’Église
catholique. Dans tous les cas, « l’Église parle à partir de la lumière que lui
offre la foi », [186] elle
apporte son expérience de deux mille ans, et garde toujours en mémoire les vies
et les souffrances des êtres humains. Cela va au-delà de la raison humaine mais
cela comporte aussi une signification qui peut enrichir ceux qui ne croient pas,
et invite la raison à élargir ses perspectives.
239. L’Église proclame l’« Évangile de la paix » ( Ep
6, 15) et est ouverte à la collaboration avec toutes les autorités nationales et
internationales pour prendre soin de ce bien universel si grand. En annonçant
Jésus Christ, qui est la paix en personne (cf. Ep 2, 14), la nouvelle
évangélisation engage tout baptisé à être instrument de pacification et témoin
crédible d’une vie réconciliée. [187] C’est le moment de savoir comment, dans une culture
qui privilégie le dialogue comme forme de rencontre, projeter la recherche de
consensus et d’accords, mais sans la séparer de la préoccupation d’une société
juste, capable de mémoire, et sans exclusions. L’auteur principal, le sujet
historique de ce processus, c’est le peuple et sa culture, et non une classe,
une fraction, un groupe, une élite. Nous n’avons pas besoin d’un projet de
quelques-uns destiné à quelques-uns, ou d’une minorité éclairée ou qui témoigne
et s’approprie un sentiment collectif. Il s’agit d’un accord pour vivre
ensemble, d’un pacte social et culturel.
240. Il revient à l’État de prendre soin et de promouvoir le
bien commun de la société. [188]
Sur la base des principes de subsidiarité et de solidarité, et dans un grand
effort de dialogue politique et de création de consensus, il joue un rôle
fondamental, qui ne peut être délégué, dans la recherche du développement
intégral de tous. Ce rôle, dans les circonstances actuelles, exige une profonde
humilité sociale.
241. Dans le dialogue avec l’État et avec la société,
l’Église n’a pas de solutions pour toutes les questions particulières. Mais,
ensemble avec les diverses forces sociales, elle accompagne les propositions qui
peuvent répondre le mieux à la dignité de la personne humaine et au bien commun.
Ce faisant, elle propose toujours avec clarté les valeurs fondamentales de
l’existence humaine, pour transmettre les convictions qui ensuite peuvent se
traduire en actions politiques.
Le dialogue entre la
foi, la raison et les sciences
242. Le dialogue entre science et foi fait aussi partie de
l’action évangélisatrice qui favorise la paix. [189] Le scientisme et le positivisme se refusent «
d’admettre comme valables des formes de connaissance différentes de celles qui
sont le propre des sciences positives ». [190] L’Église propose un autre chemin, qui exige une
synthèse entre un usage responsable des méthodologies propres des sciences
empiriques, et les autres savoirs comme la philosophie, la théologie, et la foi
elle-même, qui élève l’être humain jusqu’au mystère qui transcende la nature et
l’intelligence humaine. La foi ne craint pas la raison; au contraire elle la
cherche et lui fait confiance, parce que « la lumière de la raison et celle de
la foi viennent toutes deux de Dieu», [191] et ne peuvent se contredire entre elles.
L’Évangélisation est attentive aux avancées scientifiques pour les éclairer de
la lumière de la foi et de la loi naturelle, de manière à ce qu’elles respectent
toujours la centralité et la valeur suprême de la personne humaine en toutes les
phases de son existence. Toute la société peut être enrichie grâce à ce dialogue
qui ouvre de nouveaux horizons à la pensée et augmente les possibilités de la
raison. Ceci aussi est un chemin d’harmonie et de pacification.
243. L’Église ne prétend pas arrêter le progrès admirable des
sciences. Au contraire, elle se réjouit et même en profite, reconnaissant
l’énorme potentiel que Dieu a donné à l’esprit humain. Quand le progrès des
sciences, se maintenant avec une rigueur académique dans le champ de leur objet
spécifique, rend évidente une conclusion déterminée que la raison ne peut pas
nier, la foi ne la contredit pas. Les croyants peuvent d’autant moins prétendre
qu’une opinion scientifique qui leur plaît, mais qui n’a pas été suffisamment
prouvée, acquière le poids d’un dogme de foi. Mais, en certaines occasions,
certains scientifiques vont au-delà de l’objet formel de leur discipline et
prennent parti par des affirmations ou des conclusions qui dépassent le champ
strictement scientifique. Dans ce cas, ce n’est pas la raison que l’on propose,
mais une idéologie déterminée qui ferme le chemin à un dialogue authentique,
pacifique et fructueux.
Le dialogue
œcuménique
244. L’engagement œcuménique répond à la prière du Seigneur
Jésus qui demande « que tous soient un » ( Jn 17,21). La crédibilité de
l’annonce chrétienne serait beaucoup plus grande si les chrétiens dépassaient
leurs divisions et si l’Église réalisait « la plénitude de catholicité qui lui
est propre en ceux de ses fils qui, certes, lui appartiennent par le baptême,
mais se trouvent séparés de sa pleine communion ». [192] Nous devons toujours nous rappeler que nous sommes
pèlerins, et que nous pérégrinons ensemble. Pour cela il faut confier son cœur
au compagnon de route sans méfiance, sans méfiance, et viser avant tout ce que
nous cherchons : la paix dans le visage de l’unique Dieu. Se confier à l’autre
est quelque chose d’artisanal ; la paix est artisanale. Jésus nous a dit : «
Heureux les artisans de paix ! » ( Mt 5, 9). Dans cet engagement,
s’accomplit aussi entre nous l’ancienne prophétie : « De leurs épées ils
forgeront des socs » ( Is 2, 4).
245. À cette lumière, l’œcuménisme est un apport à l’unité de
la famille humaine. La présence au Synode du Patriarche de Constantinople, Sa
Sainteté Bartholomée I er, et de l’Archevêque de Canterbury, Sa Grâce
Douglas Williams, [193] a été un
vrai don de Dieu et un précieux témoignage chrétien.
246. Étant donné la gravité du contre témoignage de la
division entre chrétiens, particulièrement en Asie et en Afrique, la recherche
de chemins d’unité devient urgente. Les missionnaires sur ces continents
répètent sans cesse les critiques, les plaintes et les moqueries qu’ils
reçoivent à cause du scandale des chrétiens divisés. Si nous nous concentrons
sur les convictions qui nous unissent et rappelons le principe de la hiérarchie
des vérités, nous pourrons marcher résolument vers des expressions communes de
l’annonce, du service et du témoignage. La multitude immense qui n’a pas reçu
l’annonce de Jésus Christ ne peut nous laisser indifférents. Néanmoins,
l’engagement pour l’unité qui facilite l’accueil de Jésus Christ ne peut être
pure diplomatie, ni un accomplissement forcé, pour se transformer en un chemin
incontournable d’évangélisation. Les signes de division entre les chrétiens dans
des pays qui sont brisés par la violence, ajoutent d’autres motifs de conflit de
la part de ceux qui devraient être un actif ferment de paix. Elles sont
tellement nombreuses et tellement précieuses, les réalités qui nous unissent !
Et si vraiment nous croyons en la libre et généreuse action de l’Esprit, nous
pouvons apprendre tant de choses les uns des autres ! Il ne s’agit pas seulement
de recevoir des informations sur les autres afin de mieux les connaître, mais de
recueillir ce que l’Esprit a semé en eux comme don aussi pour nous. Simplement,
pour donner un exemple, dans le dialogue avec les frères orthodoxes, nous les
catholiques, nous avons la possibilité d’apprendre quelque chose de plus sur le
sens de la collégialité épiscopale et sur l’expérience de la synodalité. A
travers un échange de dons, l’Esprit peut nous conduire toujours plus à la
vérité et au bien.
Les relations avec
le judaïsme
247. Un regard très spécial s’adresse au peuple juif, dont
l’Alliance avec Dieu n’a jamais été révoquée, parce que « les dons et les appels
de Dieu sont sans repentance » (Rm 11, 29). L’Église, qui partage avec le
Judaïsme une part importante des Saintes Écritures, considère le peuple de
l’Alliance et sa foi comme une racine sacrée de sa propre identité chrétienne
(cf. Rm 11, 16-18). En tant que chrétiens, nous ne pouvons pas considérer
le judaïsme comme une religion étrangère, ni classer les juifs parmi ceux qui
sont appelés à laisser les idoles pour se convertir au vrai Dieu (cf. 1Th
1, 9). Nous croyons ensemble en l’unique Dieu qui agit dans l’histoire, et nous
accueillons avec eux la commune Parole révélée.
248. Le dialogue et l’amitié avec les fils d’Israël font
partie de la vie des disciples de Jésus. L’affection qui s’est développée nous
porte à nous lamenter sincèrement et amèrement sur les terribles persécutions
dont ils furent l’objet, en particulier celles qui impliquent ou ont impliqué
des chrétiens.
249. Dieu continue à œuvrer dans le peuple de la première
Alliance et fait naître des trésors de sagesse qui jaillissent de sa rencontre
avec la Parole divine. Pour cela, l’Église aussi s’enrichit lorsqu’elle
recueille les valeurs du Judaïsme. Même si certaines convictions chrétiennes
sont inacceptables pour le Judaïsme, et l’Église ne peut pas cesser d’annoncer
Jésus comme Seigneur et Messie, il existe une riche complémentarité qui nous
permet de lire ensemble les textes de la Bible hébraïque et de nous aider
mutuellement à approfondir les richesses de la Parole, de même qu’à partager
beaucoup de convictions éthiques ainsi que la commune préoccupation pour la
justice et le développement des peuples.
Le dialogue
interreligieux
250. Une attitude d’ouverture en vérité et dans l’amour doit
caractériser le dialogue avec les croyants des religions non chrétiennes, malgré
les divers obstacles et les difficultés, en particulier les fondamentalismes des
deux parties. Ce dialogue interreligieux est une condition nécessaire pour la
paix dans le monde, et par conséquent est un devoir pour les chrétiens, comme
pour les autres communautés religieuses. Ce dialogue est, en premier lieu, une
conversation sur la vie humaine, ou simplement, comme le proposent les Évêques
de l’Inde, une « attitude d’ouverture envers eux, partageant leurs joies et
leurs peines ». [194] Ainsi, nous
apprenons à accepter les autres dans leur manière différente d’être, de penser
et de s’exprimer. De cette manière, nous pourrons assumer ensemble le devoir de
servir la justice et la paix, qui devra devenir un critère de base de tous les
échanges. Un dialogue dans lequel on cherche la paix sociale et la justice est,
en lui-même, au-delà de l’aspect purement pragmatique, un engagement éthique qui
crée de nouvelles conditions sociales. Les efforts autour d’un thème spécifique
peuvent se transformer en un processus dans lequel, à travers l’écoute de
l’autre, les deux parties trouvent purification et enrichissement. Par
conséquent, ces efforts peuvent aussi avoir le sens de l’amour pour la vérité.
251. Dans ce dialogue, toujours aimable et cordial, on ne
doit jamais négliger le lien essentiel entre dialogue et annonce, qui porte
l’Église à maintenir et à intensifier les relations avec les non chrétiens. [195] Un syncrétisme conciliateur
serait au fond un totalitarisme de ceux qui prétendent pouvoir concilier en
faisant abstraction des valeurs qui les transcendent et dont ils ne sont pas les
propriétaires. La véritable ouverture implique de se maintenir ferme sur ses
propres convictions les plus profondes, avec une identité claire et joyeuse,
mais « ouvert à celles de l’autre pour les comprendre » et en « sachant bien que
le dialogue peut être une source d’enrichissement pour chacun ». [196] Une ouverture diplomatique qui dit oui
à tout pour éviter les problèmes ne sert à rien, parce qu’elle serait une
manière de tromper l’autre et de nier le bien qu’on a reçu comme un don à
partager généreusement. L’Évangélisation et le dialogue interreligieux, loin de
s’opposer, se soutiennent et s’alimentent réciproquement. [197]
252. La relation avec les croyants de l’Islam acquiert à
notre époque une grande importance. Ils sont aujourd’hui particulièrement
présents en de nombreux pays de tradition chrétienne, où ils peuvent célébrer
librement leur culte et vivre intégrés dans la société. Il ne faut jamais
oublier qu’ils « professent avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu
unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour ». [198] Les écrits sacrés de l’Islam gardent
une partie des enseignements chrétiens ; Jésus Christ et Marie sont objet de
profonde vénération ; et il est admirable de voir que des jeunes et des anciens,
des hommes et des femmes de l’Islam sont capables de consacrer du temps chaque
jour à la prière, et de participer fidèlement à leurs rites religieux. En même
temps, beaucoup d’entre eux ont la profonde conviction que leur vie, dans sa
totalité, vient de Dieu et est pour lui. Ils reconnaissent aussi la nécessité de
répondre à Dieu par un engagement éthique et d’agir avec miséricorde envers les
plus pauvres.
253. Pour soutenir le dialogue avec l’Islam une formation
adéquate des interlocuteurs est indispensable, non seulement pour qu’ils soient
solidement et joyeusement enracinés dans leur propre identité, mais aussi pour
qu’ils soient capables de reconnaître les valeurs des autres, de comprendre les
préoccupations sous jacentes à leurs plaintes, et de mettre en lumière les
convictions communes. Nous chrétiens, nous devrions accueillir avec affection et
respect les immigrés de l’Islam qui arrivent dans nos pays, de la même manière
que nous espérons et nous demandons à être accueillis et respectés dans les pays
de tradition islamique. Je prie et implore humblement ces pays pour qu’ils
donnent la liberté aux chrétiens de célébrer leur culte et de vivre leur foi,
prenant en compte la liberté dont les croyants de l’Islam jouissent dans les
pays occidentaux ! Face aux épisodes de fondamentalisme violent qui nous
inquiètent, l’affection envers les vrais croyants de l’Islam doit nous porter à
éviter d’odieuses généralisations, parce que le véritable Islam et une adéquate
interprétation du Coran s’opposent à toute violence.
254. Les non chrétiens, par initiative divine gratuite, et
fidèles à leur conscience, peuvent vivre « justifiés par la grâce de Dieu », [199] et ainsi « être associés au
mystère pascal de Jésus Christ ». [200] Mais, en raison de la dimension sacramentelle de la
grâce sanctifiante, l’action divine en eux tend à produire des signes, des
rites, des expressions sacrées qui à leur tour rapprochent d’autres personnes
d’une expérience communautaire de cheminement vers Dieu. [201] Ils n’ont pas la signification ni
l’efficacité des Sacrements institués par le Christ, mais ils peuvent être la
voie que l’Esprit lui-même suscite pour libérer les non chrétiens de
l’immanentisme athée ou d’expériences religieuses purement individuelles. Le
même Esprit suscite de toutes parts diverses formes de sagesse pratique qui
aident à supporter les manques de l’existence et à vivre avec plus de paix et
d’harmonie. Nous chrétiens, nous pouvons aussi profiter de cette richesse
consolidée au cours des siècles, qui peut nous aider à mieux vivre nos propres
convictions.
Le dialogue
social dans un contexte de liberté religieuse
255. Les Pères synodaux ont rappelé l’importance du respect
de la liberté religieuse, considérée comme un droit humain fondamental. [202] Elle comprend « la liberté de
choisir la religion que l’on estime vraie et de manifester publiquement sa
propre croyance ». [203] Un sain
pluralisme, qui dans la vérité respecte les différences et les valeurs comme
telles, n’implique pas une privatisation des religions, avec la prétention de
les réduire au silence, à l’obscurité de la conscience de chacun, ou à la
marginalité de l’enclos fermé des églises, des synagogues et des mosquées. Il
s’agirait en définitive d’une nouvelle forme de discrimination et
d’autoritarisme. Le respect dû aux minorités agnostiques et non croyantes ne
doit pas s’imposer de manière arbitraire qui fasse taire les convictions des
majorités croyantes ni ignorer la richesse des traditions religieuses. Cela, à
la longue, susciterait plus de ressentiment que de tolérance et de paix.
256. Au moment de s’interroger sur l’incidence publique de la
religion, il faut distinguer diverses manières de la vivre. Les intellectuels
comme les commentaires de la presse tombent souvent dans des généralisations
grossières et peu académiques, quand ils parlent des défauts des religions et
souvent sont incapables de distinguer que ni tous les croyants – ni toutes les
autorités religieuses – sont identiques. Certains hommes politiques profitent de
cette confusion pour justifier des actions discriminatoires. D’autres fois on
déprécie les écrits qui sont apparus dans un contexte d’une conviction croyante,
oubliant que les textes religieux classiques peuvent offrir une signification
pour toutes les époques, et ont une force de motivation qui ouvre toujours de
nouveaux horizons, stimule la pensée et fait grandir l’intelligence et la
sensibilité. Ils sont dépréciés par l’étroitesse d’esprit des rationalismes.
Est-il raisonnable et intelligent de les reléguer dans l’obscurité, seulement du
fait qu’ils proviennent d’un contexte de croyance religieuse ? Ils contiennent
des principes fondamentaux profondément humanistes, qui ont une valeur
rationnelle, bien qu’ils soient pénétrés de symboles et de doctrines
religieuses.
257. Comme croyants, nous nous sentons proches aussi de ceux
qui, ne se reconnaissant d’aucune tradition religieuse, cherchent sincèrement la
vérité, la bonté, la beauté, qui pour nous ont leur expression plénière et leur
source en Dieu. Nous les voyons comme de précieux alliés dans l’engagement pour
la défense de la dignité humaine, la construction d’une cohabitation pacifique
entre les peuples et la protection du créé. Un espace particulier est celui des
dénommés nouveaux Aréopages, comme “le parvis des gentils”, où « croyants
et non croyants peuvent dialoguer sur les thèmes fondamentaux de l’éthique, de
l’art, de la science, et sur la recherche de la transcendance ». [204] Ceci aussi est un chemin de paix pour
notre monde blessé.
258. À partir de quelques thèmes sociaux, importants en vue
de l’avenir de l’humanité, j’ai essayé une fois de plus d’expliquer l’inévitable
dimension sociale de l’annonce de l’Évangile, pour encourager tous les chrétiens
à la manifester toujours par leurs paroles, leurs attitudes et leurs
actions.
Chapitre 5
Évangélisateurs avec
esprit
259. Évangélisateurs avec esprit veut dire évangélisateurs
qui s’ouvrent sans crainte à l’action de l’Esprit Saint. A la Pentecôte,
l’Esprit fait sortir d’eux-mêmes les Apôtres et les transforme en annonciateurs
des grandeurs de Dieu, que chacun commence à comprendre dans sa propre langue.
L’Esprit Saint, de plus, infuse la force pour annoncer la nouveauté de
l’Évangile avec audace, (parresia), à voix haute, en tout temps et en
tout lieu, même à contre-courant. Invoquons-le aujourd’hui, en nous appuyant sur
la prière sans laquelle toute action court le risque de rester vaine, et
l’annonce, au final, de manquer d’âme. Jésus veut des évangélisateurs qui
annoncent la Bonne Nouvelle non seulement avec des paroles, mais surtout avec
leur vie transfigurée par la présence de Dieu.
260. En ce dernier chapitre, je ne ferai pas une synthèse de
la spiritualité chrétienne, ni ne développerai de grands thèmes comme l’oraison,
l’adoration eucharistique ou la célébration de la foi, sur lesquels il y a déjà
des textes magistériels de valeur, ainsi que des écrits connus de grands
auteurs. Je ne prétends pas remplacer ni dépasser tant de richesses. Je
proposerai simplement quelques réflexions sur l’esprit de la nouvelle
évangélisation.
261. Quand on dit que quelque chose a un “esprit”, cela
désigne habituellement les mobiles intérieurs qui poussent, motivent,
encouragent et donnent sens à l’action personnelle et communautaire. Une
évangélisation faite avec esprit est très différente d’un ensemble de tâches
vécues comme une obligation pesante que l’on ne fait que tolérer, ou quelque
chose que l’on supporte parce qu’elle contredit ses propres inclinations et
désirs. Comme je voudrais trouver les paroles pour encourager une période
évangélisatrice plus fervente, joyeuse, généreuse, audacieuse, pleine d’amour
profond, et de vie contagieuse ! Mais je sais qu’aucune motivation ne sera
suffisante si ne brûle dans les cœurs le feu de l’Esprit. En définitive, une
évangélisation faite avec esprit est une évangélisation avec Esprit Saint, parce
qu’il est l’âme de l’Église évangélisatrice. Avant de proposer quelques
motivations et suggestions spirituelles, j’invoque une fois de plus l’Esprit
Saint, je le prie de venir renouveler, secouer, pousser l’Église dans une
audacieuse sortie au dehors de soi, pour évangéliser tous les peuples.
1. Motivations
d’une impulsion missionnaire renouvelée
262. Évangélisateurs avec Esprit signifie évangélisateurs qui
prient et travaillent. Du point de vue de l’Évangélisation, il n’y a pas besoin
de propositions mystiques sans un fort engagement social et missionnaire, ni de
discours et d’usages sociaux et pastoraux, sans une spiritualité qui transforme
le cœur. Ces propositions partielles et déconnectées ne touchent que des groupes
réduits et n’ont pas la force d’une grande pénétration, parce qu’elles mutilent
l’Évangile. Il faut toujours cultiver un espace intérieur qui donne un sens
chrétien à l’engagement et à l’activité. [205] Sans des moments prolongés d’adoration, de rencontre
priante avec la Parole, de dialogue sincère avec le Seigneur, les tâches se
vident facilement de sens, nous nous affaiblissons à cause de la fatigue et des
difficultés, et la ferveur s’éteint. L’Église ne peut vivre sans le poumon de la
prière, et je me réjouis beaucoup que se multiplient dans toutes les
institutions ecclésiales les groupes de prières, d’intercession, de lecture
priante de la Parole, les adorations perpétuelles de l’Eucharistie. En même
temps, « on doit repousser toute tentation d’une spiritualité intimiste et
individualiste, qui s’harmoniserait mal avec les exigences de la charité pas
plus qu’avec la logique de l’incarnation ». [206] Il y a un risque que certains moments d’oraison se
transforment en excuse pour ne pas se livrer à la mission, parce que la
privatisation du style de vie peut porter les chrétiens à se réfugier en de
fausses spiritualités.
263. Il est salutaire de se souvenir des premiers chrétiens
et de tant de frères au cours de l’histoire qui furent remplis de joie, pleins
de courage, infatigables dans l’annonce, et capables d’une grande résistance
active. Il y en a qui se consolent en disant qu’aujourd’hui c’est plus difficile
; cependant, nous devons reconnaître que les circonstances de l’empire romain
n’étaient pas favorables à l’annonce de l’Évangile, ni à la lutte pour la
justice, ni à la défense de la dignité humaine. A tous les moments de
l’histoire, la fragilité humaine est présente, ainsi quela recherche maladive de
soi-même, l’égoïsme confortable et, en définitive, la concupiscence qui nous
guette tous. Cela arrive toujours, sous une forme ou sous une autre ; cela vient
des limites humaines plus que des circonstances. Par conséquent, ne disons pas
qu’aujourd’hui c’est plus difficile ; c’est différent. Apprenons plutôt des
saints qui nous ont précédés et qui ont affronté les difficultés propres à leur
époque. À cette fin, je propose que nous nous attardions à retrouver quelques
motivations qui nous aident à les imiter aujourd’hui. [207]
La rencontre
personnelle avec l’amour de Jésus qui nous sauve
264. La première motivation pour évangéliser est l’amour de
Jésus que nous avons reçu, l’expérience d’être sauvés par lui qui nous pousse à
l’aimer toujours plus. Mais, quel est cet amour qui ne ressent pas la nécessité
de parler de l’être aimé, de le montrer, de le faire connaître ? Si nous ne
ressentons pas l’intense désir de le communiquer, il est nécessaire de prendre
le temps de lui demander dans la prière qu’il vienne nous séduire. Nous avons
besoin d’implorer chaque jour, de demander sa grâce pour qu’il ouvre notre cœur
froid et qu’il secoue notre vie tiède et superficielle. Placés devant lui, le
cœur ouvert, nous laissant contempler par lui, nous reconnaissons ce regard
d’amour que découvrit Nathanaël, le jour où Jésus se fit présent et lui dit : «
Quand tu étais sous le figuier, je t’ai vu » (Jn 1, 48). Qu’il est doux
d’être devant un crucifix, ou à genoux devant le Saint-Sacrement, et être
simplement sous son regard ! Quel bien cela nous fait qu’il vienne toucher notre
existence et nous pousse à communiquer sa vie nouvelle ! Par conséquent, ce qui
arrive, en définitive, c’est que « ce que nous avons vu et entendu, nous
l’annonçons » (1 Jn 1, 3). La meilleure motivation pour se décider à
communiquer l’Évangile est de le contempler avec amour, de s’attarder en ses
pages et de le lire avec le cœur. Si nous l’abordons de cette manière, sa beauté
nous surprend, et nous séduit chaque fois. Donc, il est urgent de retrouver un
esprit contemplatif, qui nous permette de redécouvrir chaque jour que nous
sommes les dépositaires d’un bien qui humanise, qui aide à mener une vie
nouvelle. Il n’y a rien de mieux à transmettre aux autres.
265. Toute la vie de Jésus, sa manière d’agir avec les
pauvres, ses gestes, sa cohérence, sa générosité quotidienne et simple, et
finalement son dévouement total, tout est précieux et parle à notre propre vie.
Chaque fois que quelqu’un se met à le découvrir, il se convainc que c’est cela
même dont les autres ont besoin, bien qu’ils ne le reconnaissent pas : « Ce que
vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer » ( Ac 17,
23). Parfois, nous perdons l’enthousiasme pour la mission en oubliant que
l’Évangile répond aux nécessités les plus profondes des personnes, parce
que nous avons tous été créés pour ce que l’Évangile nous propose : l’amitié
avec Jésus et l’amour fraternel. Quand on réussira à exprimer adéquatement et
avec beauté le contenu essentiel de l’Évangile, ce message répondra certainement
aux demandes les plus profondes des cœurs. : « Le missionnaire est convaincu
qu’il existe déjà, tant chez les individus que chez les peuples, grâce à
l’action de l’Esprit, une attente, même inconsciente, de connaître la vérité sur
Dieu, sur l’homme, sur la voie qui mène à la libération du péché et de la mort.
L’enthousiasme à annoncer le Christ vient de la conviction que l’on répond à
cette attente ». [208]
L’enthousiasme dans l’évangélisation se fonde sur cette conviction. Nous
disposons d’un trésor de vie et d’amour qui ne peut tromper, le message qui ne
peut ni manipuler ni décevoir. C’est une réponse qui se produit au plus profond
de l’être humain et qui peut le soutenir et l’élever. C’est la vérité qui ne se
démode pas parce qu’elle est capable de pénétrer là où rien d’autre ne peut
arriver. Notre tristesse infinie ne se soigne que par un amour infini.
266. Cette conviction, toutefois, est soutenue par
l’expérience personnelle, constamment renouvelée, de goûter son amitié et son
message. On ne peut persévérer dans une évangélisation fervente, si on n’est pas
convaincu, en vertu de sa propre expérience, qu’avoir connu Jésus n’est pas la
même chose que de ne pas le connaître, que marcher avec lui n’est pas la même
chose que marcher à tâtons, que pouvoir l’écouter ou ignorer sa Parole n’est pas
la même chose que pouvoir le contempler, l’adorer, se reposer en lui, ou ne pas
pouvoir le faire n’est pas la même chose. Essayer de construire le monde avec
son Évangile n’est pas la même chose que de le faire seulement par sa propre
raison. Nous savons bien qu’avec lui la vie devient beaucoup plus pleine et
qu’avec lui, il est plus facile de trouver un sens à tout. C’est pourquoi nous
évangélisons. Le véritable missionnaire, qui ne cesse jamais d’être disciple,
sait que Jésus marche avec lui, parle avec lui, respire avec lui, travaille avec
lui. Il ressent Jésus vivant avec lui au milieu de l’activité missionnaire. Si
quelqu’un ne le découvre pas présent au cœur même de la tâche missionnaire, il
perd aussitôt l’enthousiasme et doute de ce qu’il transmet, il manque de force
et de passion. Et une personne qui n’est pas convaincue, enthousiaste, sûre,
amoureuse, ne convainc personne.
267. Unis à Jésus, cherchons ce qu’il cherche, aimons ce
qu’il aime. Au final, c’est la gloire du Père que nous cherchons, nous vivons et
agissons « à la louange de sa grâce » (Ep 1, 6). Si nous voulons nous
donner à fond et avec constance, nous devons aller bien au-delà de toute autre
motivation. C’est le motif définitif, le plus profond, le plus grand, la raison
et le sens ultime de tout le reste. C’est la gloire du Père que Jésus a cherchée
durant toute son existence. Lui est le Fils éternellement joyeux avec tout son
être « tourné vers le sein du Père » (Jn 1, 18). Si nous sommes
missionnaires, c’est avant tout parce que Jésus nous a dit : « C’est la gloire
de mon Père que vous portiez beaucoup de fruit » (Jn 15, 8). Au-delà du
fait que cela nous convienne ou non, nous intéresse ou non, nous soit utile ou
non, au-delà des petites limites de nos désirs, de notre compréhension et de nos
motivations, nous évangélisons pour la plus grande gloire du Père qui nous
aime.
Le plaisir
spirituel d’être un peuple
268. La Parole de Dieu nous invite aussi à reconnaître que
nous sommes un peuple : « Vous qui jadis n’étiez pas un peuple et qui êtes
maintenant le Peuple de Dieu » (1 P 2, 10). Pour être d’authentiques
évangélisateurs, il convient aussi de développer le goût spirituel d’être proche
de la vie des gens, jusqu’à découvrir que c’est une source de joie supérieure.
La mission est une passion pour Jésus mais, en même temps, une passion pour son
peuple. Quand nous nous arrêtons devons Jésus crucifié, nous reconnaissons tout
son amour qui nous rend digne et nous soutient, mais, en même temps, si nous ne
sommes pas aveugles, nous commençons à percevoir que ce regard de Jésus
s’élargit et se dirige, plein d’affection et d’ardeur, vers tout son peuple.
Ainsi, nous redécouvrons qu’il veut se servir de nous pour devenir toujours plus
proche de son peuple aimé. Il nous prend du milieu du peuple et nous envoie à
son peuple, de sorte que notre identité ne se comprend pas sans cette
appartenance.
269. Jésus même est le modèle de ce choix évangélique qui
nous introduit au cœur du peuple. Quel bien cela nous fait de le voir proche de
tous !Quand il parlait avec une personne, il la regardait dans les yeux avec une
attention profonde pleine d’amour : « Jésus fixa sur lui son regard et l’aima »
(Mc 10, 21). Nous le voyons accessible, quand il s’approche de l’aveugle
au bord du chemin (cf. Mc 10, 46-52), et quand il mange et boit avec les
pécheurs (cf. Mc 2, 16), sans se préoccuper d’être traité de glouton et
d’ivrogne (cf. Mt 11, 19). Nous le voyons disponible quand il laisse une
prostituée lui oindre les pieds (cf. Lc 7, 36-50) ou quand il accueille
de nuit Nicodème (cf. Jn 3, 1-15). Le don de Jésus sur la croix n’est
autre que le sommet de ce style qui a marqué toute sa vie. Séduits par ce
modèle, nous voulons nous intégrer profondément dans la société, partager la vie
de tous et écouter leurs inquiétudes, collaborer matériellement et
spirituellement avec eux dans leurs nécessités, nous réjouir avec ceux qui sont
joyeux, pleurer avec ceux qui pleurent et nous engager pour la construction d’un
monde nouveau, coude à coude avec les autres. Toutefois, non pas comme une
obligation, comme un poids qui nous épuise, mais comme un choix personnel qui
nous remplit de joie et nous donne une identité.
270. Parfois, nous sommes tentés d’être des chrétiens qui se
maintiennent à une prudente distance des plaies du Seigneur. Pourtant, Jésus
veut que nous touchions la misère humaine, la chair souffrante des autres. Il
attend que nous renoncions à chercher ces abris personnels ou communautaires qui
nous permettent de nous garder distants du cœur des drames humains, afin
d’accepter vraiment d’entrer en contact avec l’existence concrète des autres et
de connaître la force de la tendresse. Quand nous le faisons, notre vie devient
toujours merveilleuse et nous vivons l’expérience intense d’être un peuple,
l’expérience d’appartenir à un peuple.
271. Il est vrai que, dans notre relation avec le monde, nous
sommes invités à rendre compte de notre espérance, mais non pas comme des
ennemis qui montrent du doigt et condamnent. Nous sommes prévenus de manière
très évidente : « Que ce soit avec douceur et respect » (1 P 3, 16), et «
en paix avec tous si possible, autant qu’il dépend de vous » (Rm 12, 18).
Nous sommes aussi appelés à essayer de vaincre le « mal par le bien » (Rm
12, 21), sans nous lasser de « faire le bien » (Ga 6, 9) et sans
prétendre être supérieurs, mais considérant plutôt « les autres supérieurs à soi
» (Ph 2, 3). De fait, les Apôtres du Seigneur « avaient la faveur de tout
le peuple » (Ac 2, 47 ; cf. 4, 21.33 ; 5, 13). Il est évident que Jésus
Christ ne veut pas que nous soyons comme des princes, qui regardent avec dédain,
mais que nous soyons des hommes et des femmes du peuple. Ce n’est ni l’opinion
d’un Pape ni une option pastorale parmi d’autres possibilités ; ce sont des
indications de la Parole de Dieu, aussi claires, directes et indiscutables
qu’elles n’ont pas besoin d’interprétations qui leur enlèveraient leur force
d’interpellation. Vivons-les “sine glossa”, sans commentaires. Ainsi,
nous ferons l’expérience de la joie missionnaire de partager la vie avec le
peuple fidèle à Dieu en essayant d’allumer le feu au cœur du monde.
272. L’amour pour les gens est une force spirituelle qui
permet la rencontre totale avec Dieu, à tel point que celui qui n’aime pas son
frère « marche dans les ténèbres » ( 1 Jn 2, 11), « demeure dans la mort »
( 1 Jn 3, 14) et « n’a pas connu Dieu » ( 1 Jn 4, 8). Benoît XVI a
dit que « fermer les yeux sur son prochain rend aveugle aussi devant Dieu », [209] et que l’amour est la source
de l’ unique lumière qui « illumine sans cesse à nouveau un monde dans
l’obscurité et qui nous donne le courage de vivre et d’agir ». [210] Ainsi, quand nous vivons la mystique
de nous approcher des autres, afin de rechercher leur bien, nous dilatons notre
être intérieur pour recevoir les plus beaux dons du Seigneur. Chaque fois que
nous rencontrons un être humain dans l’amour, nous nous mettons dans une
condition qui nous permet de découvrir quelque chose de nouveau de Dieu. Chaque
fois que nos yeux s’ouvrent pour reconnaître le prochain, notre foi s’illumine
davantage pour reconnaître Dieu. Il en ressort que, si nous voulons grandir dans
la vie spirituelle, nous ne pouvons pas cesser d’être missionnaires. L’œuvre
d’évangélisation enrichit l’esprit et le cœur, nous ouvre des horizons
spirituels, nous rend plus sensibles pour reconnaître l’action de l’Esprit, nous
fait sortir de nos schémas spirituels limités. En même temps, un missionnaire
pleinement dévoué, expérimente dans son travail le plaisir d’être une source,
qui déborde et rafraîchit les autres. Seul celui qui se sent porter à chercher
le bien du prochain, et désire le bonheur des autres, peut être missionnaire.
Cette ouverture du cœur est source de bonheur, car « il y a plus de bonheur à
donner qu’à recevoir » ( Ac 20, 35). Personne ne vit mieux en fuyant les
autres, en se cachant, en refusant de compatir et de donner, en s’enfermant dans
le confort. Ce n’est rien d’autre qu’un lent suicide.
273. La mission au cœur du peuple n’est ni une partie de ma
vie ni un ornement que je peux quitter, ni un appendice ni un moment de
l’existence. Elle est quelque chose que je ne peux pas arracher de mon être si
je ne veux pas me détruire. Je suis une mission sur cette terre, et pour
cela je suis dans ce monde. Je dois reconnaître que je suis comme marqué au feu
par cette mission afin d’éclairer, de bénir, de vivifier, de soulager, de
guérir, de libérer. Là apparaît l’infirmière dans l’âme, le professeur dans
l’âme, le politique dans l’âme, ceux qui ont décidé, au fond, d’être avec les
autres et pour les autres. Toutefois, si une personne met d’un côté son devoir
et de l’autre sa vie privée, tout deviendra triste, et elle vivra en cherchant
sans cesse des gratifications ou en défendant ses propres intérêts. Elle cessera
d’être peuple.
274. Pour partager la vie des gens et nous donner
généreusement, nous devons reconnaître aussi que chaque personne est digne de
notre dévouement. Ce n’est ni pour son aspect physique, ni pour ses capacités,
ni pour son langage, ni pour sa mentalité ni pour les satisfactions qu’elle nous
donne, mais plutôt parce qu’elle est œuvre de Dieu, sa créature. Il l’a créée à
son image, et elle reflète quelque chose de sa gloire. Tout être humain fait
l’objet de la tendresse infinie du Seigneur, qui habite dans sa vie. Jésus
Christ a versé son précieux sang sur la croix pour cette personne. Au-delà de
toute apparence, chaque être est infiniment sacré et mérite notre affection
et notre dévouement. C’est pourquoi, si je réussis à aider une seule
personne à vivre mieux, cela justifie déjà le don de ma vie. C’est beau d’être
un peuple fidèle de Dieu. Et nous atteignons la plénitude quand nous brisons les
murs, pour que notre cœur se remplisse de visages et de noms !
L’action mystérieuse du
Ressuscité et de son Esprit
275. Dans le deuxième chapitre, nous avons réfléchi sur ce
manque de spiritualité profonde qui se traduit par le pessimisme, le fatalisme,
la méfiance. Certaines personnes ne se donnent pas à la mission, car elles
croient que rien ne peut changer et pour elles il est alors inutile de fournir
des efforts. elles pensent ceci : “Pourquoi devrais-je me priver de mon confort
et de mes plaisirs si je ne vois aucun résultat important ?”. Avec cette
mentalité il devient impossible d’être missionnaires. Cette attitude est
précisément une mauvaise excuse pour rester enfermés dans le confort, la
paresse, la tristesse de l’insatisfaction, le vide égoïste. Il s’agit d’une
attitude autodestructrice, car « l’homme ne peut pas vivre sans espérance : sa
vie serait vouée à l’insignifiance et deviendrait insupportable ». [211] Si nous pensons que les choses ne vont
pas changer, souvenons-nous que Jésus Christ a vaincu le péché et la mort et
qu’il est plein de puissance. Jésus Christ vit vraiment. Autrement, « si le
Christ n’est pas ressuscité, vide alors est notre message » ( 1 Co 15,
14). L’Évangile nous raconte que les premiers disciples allèrent prêcher, « le
Seigneur agissant avec eux et confirmant la Parole » ( Mc 16, 20). Cela
s’accomplit aussi de nos jours. Il nous invite à le connaître, à vivre avec lui.
Le Christ ressuscité et glorieux est la source profonde de notre espérance, et
son aide ne nous manquera pas dans l’accomplissement de la mission qu’il nous
confie.
276. Sa résurrection n’est pas un fait relevant du passé ;
elle a une force de vie qui a pénétré le monde. Là où tout semble être mort, de
partout, les germes de la résurrection réapparaissent. C’est une force sans
égale. Il est vrai que souvent Dieu semble ne pas exister : nous constatons que
l’injustice, la méchanceté, l’indifférence et la cruauté ne diminuent pas.
Pourtant, il est aussi certain que dans l’obscurité commence toujours à germer
quelque chose de nouveau, qui tôt ou tard produira du fruit. Dans un champ
aplani commence à apparaître la vie, persévérante et invincible. La persistance
de la laideur n’empêchera pas le bien de s’épanouir et de se répandre toujours.
Chaque jour, dans le monde renaît la beauté, qui ressuscite transformée par les
drames de l’histoire. Les valeurs tendent toujours à réapparaître sous de
nouvelles formes, et de fait, l’être humain renaît souvent de situations qui
semblent irréversibles. C’est la force de la résurrection et tout évangélisateur
est un instrument de ce dynamisme.
277. De nouvelles difficultés apparaissent aussi
continuellement, l’expérience de l’échec, les bassesses humaines qui font
beaucoup de mal. Tous nous savons, par expérience, que parfois une tâche n’offre
pas les satisfactions que nous aurions désirées, les fruits sont infimes et les
changements sont lents, et on peut être tenté de se fatiguer. Cependant, quand,
à cause de la fatigue, quelqu’un baisse momentanément les bras, ce n’est pas la
même chose que les baisser définitivement car on est submergé par un
désenchantement chronique, par une paresse qui assèche l’âme. Il peut arriver
que le cœur se lasse de lutter, car, au final, la personne se cherche elle-même
à travers un carriérisme assoiffé de reconnaissances, d’applaudissements, de
récompenses, de fonctions ; à ce moment-là, la personne ne baisse pas les bras,
mais elle n’a plus de mordant ; la résurrection lui manque. Ainsi, l’Évangile,
le plus beau message qui existe en ce monde, reste enseveli sous de nombreuses
excuses.
278. La foi signifie aussi croire en lui, croire qu’il nous
aime vraiment, qu’il est vivant, qu’il est capable d’intervenir mystérieusement,
qu’il ne nous abandonne pas, qu’il tire le bien du mal par sa puissance et sa
créativité infinie. C’est croire qu’il marche victorieux dans l’histoire « avec
les siens : les appelés, les choisis, les fidèles » (Ap 17, 14). Nous
croyons à l’Évangile qui dit que le Règne de Dieu est déjà présent dans le
monde, et qu’il se développe çà et là, de diverses manières : comme une petite
semence qui peut grandir jusqu’à devenir un grand arbre (cf. Mt 13,
31-32), comme une poignée de levain, qui fait fermenter une grande quantité de
farine (cf. Mt 13, 33), et comme le bon grain qui grandit au milieu de
l’ivraie (cf. Mt 13, 24-30), et peut toujours nous surprendre
agréablement. Il est présent, il vient de nouveau, il combat pour refleurir. La
résurrection du Christ produit partout les germes de ce monde nouveau ; et même
s’ils venaient à être taillés, ils poussent de nouveau, car la résurrection du
Seigneur a déjà pénétré la trame cachée de cette histoire, car Jésus n’est pas
ressuscité pour rien. Ne restons pas en marge de ce chemin de l’espérance
vivante !
279. Comme nous ne voyons pas toujours ces bourgeons, nous
avons besoin de certitude intérieure, c’est-à-dire de la conviction que Dieu
peut agir en toutes circonstances, même au milieu des échecs apparents, car «
nous tenons ce trésor en des vases d’argile » (2 Co 4, 7). Cette
certitude s’appelle “sens du mystère”. C’est savoir avec certitude que celui qui
se donne et s’en remet à Dieu par amour sera certainement fécond (cf. Jn
15, 5). Cette fécondité est souvent invisible, insaisissable, elle ne peut
pas être comptée. La personne sait bien que sa vie donnera du fruit, mais sans
prétendre connaître comment, ni où, ni quand. Elle est sûre qu’aucune de ses
œuvres faites avec amour ne sera perdue, ni aucune de ses préoccupations
sincères pour les autres, ni aucun de ses actes d’amour envers Dieu, ni aucune
fatigue généreuse, ni aucune patience douloureuse. Tout cela envahit le monde,
comme une force de vie. Parfois, il nous semble que nos efforts ne portent pas
de fruit, pourtant la mission n’est pas un commerce ni un projet d’entreprise,
pas plus qu’une organisation humanitaire, ni un spectacle pour raconter combien
de personnes se sont engagées grâce à notre propagande ; elle est quelque chose
de beaucoup plus profond, qui échappe à toute mesure. Peut-être que le Seigneur
passe par notre engagement pour déverser des bénédictions quelque part, dans le
monde, dans un lieu où nous n’irons jamais. L’Esprit Saint agit comme il veut,
quand il veut et où il veut ; nous nous dépensons sans prétendre, cependant,
voir des résultats visibles. Nous savons seulement que notre don de soi est
nécessaire. Apprenons à nous reposer dans la tendresse des bras du Père, au cœur
de notre dévouement créatif et généreux. Avançons, engageons-nous à fond, mais
laissons-le rendre féconds nos efforts comme bon lui semble.
280. Pour maintenir vive l’ardeur missionnaire, il faut une
confiance ferme en l’Esprit Saint, car c’est lui qui « vient au secours de notre
faiblesse » (Rm 8, 26). Mais cette confiance généreuse doit s’alimenter
et c’est pourquoi nous devons sans cesse l’invoquer. Il peut guérir tout ce qui
nous affaiblit dans notre engagement missionnaire. Il est vrai que cette
confiance en l’invisible peut nous donner le vertige : c’est comme se plonger
dans une mer où nous ne savons pas ce que nous allons rencontrer. Moi-même j’en
ai fait l’expérience plusieurs fois. Toutefois, il n’y a pas de plus grande
liberté que de se laisser guider par l’Esprit, en renonçant à vouloir calculer
et contrôler tout, et de permettre à l’Esprit de nous éclairer, de nous guider,
de nous orienter, et de nous conduire là où il veut. Il sait bien ce dont nous
avons besoin à chaque époque et à chaque instant. On appelle cela être
mystérieusement féconds !
La force
missionnaire de l’intercession
281. Il y a une forme de prière qui nous stimule
particulièrement au don de nous-mêmes pour l’évangélisation et nous motive à
chercher le bien des autres : c’est l’intercession. Regardons un instant l’être
intérieur d’un grand évangélisateur comme saint Paul, pour comprendre comment
était sa prière. Sa prière était remplies de personnes : « En tout temps dans
toutes mes prières pour vous tous […] car je vous porte dans mon cœur »
(Ph 1, 4.7). Nous découvrons alors que la prière d’intercession ne nous
éloigne pas de la véritable contemplation, car la contemplation qui se fait sans
les autres est un mensonge.
282. Cette attitude se transforme aussi en remerciement à
Dieu pour les autres : « Et d’abord je remercie mon Dieu par Jésus Christ à
votre sujet à tous » (Rm 1, 8). C’est un remerciement constant : « Je
rends grâce à Dieu sans cesse à votre sujet pour la grâce de Dieu qui
vous a été accordée dans le Christ Jésus » (1 Co 1, 4) ; « Je rends grâce
à Dieu chaque fois que je fais mémoire de vous » (Ph 1, 3). Ce
n’est pas un regard incrédule, négatif et privé d’espérance, mais bien un regard
spirituel, de foi profonde, qui reconnaît ce que Dieu même fait en eux. En même
temps, c’est la gratitude qui vient d’un cœur vraiment attentif aux autres. De
cette manière, quand un évangélisateur sort de sa prière, son cœur est devenu
plus généreux, il s’est libéré de l’isolement et il désire faire le bien et
partager la vie avec les autres.
283. Les grands hommes et femmes de Dieu furent de grands
intercesseurs. L’intercession est comme « du levain » au sein de la Trinité.
C’est pénétrer dans le Père et y découvrir de nouvelles dimensions qui
illuminent les situations concrètes et les changent. Nous pouvons dire que
l’intercession émeut le cœur de Dieu, mais, en réalité, c’est lui qui nous
précède toujours, et ce que nous sommes capables d’obtenir par notre
intercession c’est la manifestation, avec une plus grande clarté, de sa
puissance, de son amour et de sa loyauté au sein de son peuple.
2. Marie, Mère
de l’évangélisation
284. Avec l’Esprit Saint, il y a toujours Marie au milieu du
peuple. Elle était avec les disciples pour l’invoquer (cf. Ac 1, 14), et
elle a ainsi rendu possible l’explosion missionnaire advenue à la Pentecôte.
Elle est la Mère de l’Église évangélisatrice et sans elle nous n’arrivons pas à
comprendre pleinement l’esprit de la nouvelle évangélisation.
Le don de Jésus à son
peuple
285. Sur la croix, quand le Christ souffrait dans sa chair la
dramatique rencontre entre le péché du monde et la miséricorde divine, il a pu
voir à ses pieds la présence consolatrice de sa Mère et de son ami. En ce moment
crucial, avant de proclamer que l’œuvre que le Père lui a confiée est accomplie,
Jésus dit à Marie : « Femme, voici ton fils ». Puis il dit à l’ami bien-aimé : «
Voici ta mère » ( Jn 19, 26-27). Ces paroles de Jésus au seuil de la mort
n’expriment pas d’abord une préoccupation compatissante pour sa mère, elles sont
plutôt une formule de révélation qui manifeste le mystère d’une mission
salvifique spéciale. Jésus nous a laissé sa mère comme notre mère. C’est
seulement après avoir fait cela que Jésus a pu sentir que « tout était achevé »
( Jn 19, 28). Au pied de la croix, en cette grande heure de la nouvelle
création, le Christ nous conduit à Marie. Il nous conduit à elle, car il ne veut
pas que nous marchions sans une mère, et le peuple lit en cette image maternelle
tous les mystères de l’Évangile. Il ne plaît pas au Seigneur que l’icône de la
femme manque à l’Église. Elle, qui l’a engendré avec beaucoup de foi, accompagne
aussi « le reste de ses enfants, ceux qui gardent les commandements de Dieu et
possèdent le témoignage de Jésus » ( Ap 12, 17). L’intime connexion entre
Marie, l’Église et chaque fidèle, qui, chacun à sa manière, engendrent le
Christ, a été exprimée de belle manière par le bienheureux Isaac de l’Etoile : «
Dans les Saintes Écritures, divinement inspirées, ce qu’on entend généralement
de l’Église, vierge et mère, s’entend en particulier de la Vierge Marie […] On
peut pareillement dire que chaque âme fidèle est épouse du Verbe de Dieu, mère
du Christ, fille et sœur, vierge et mère féconde […] Le Christ demeura durant
neuf mois dans le sein de Marie ; il demeurera dans le tabernacle de la foi de
l’Église jusqu’à la fin des siècles ; et, dans la connaissance et dans l’amour
de l’âme fidèle, pour les siècles des siècles ». [212]
286. Marie est celle qui sait transformer une grotte pour des
animaux en maison de Jésus, avec de pauvres langes et une montagne de tendresse.
Elle est la petite servante du Père qui tressaille de joie dans la louange. Elle
est l’amie toujours attentive pour que le vin ne manque pas dans notre vie. Elle
est celle dont le cœur est transpercé par la lance, qui comprend tous les
peines. Comme mère de tous, elle est signe d’espérance pour les peuples qui
souffrent les douleurs de l’enfantement jusqu’à ce que naisse la justice. Elle
est la missionnaire qui se fait proche de nous pour nous accompagner dans la
vie, ouvrant nos cœurs à la foi avec affection maternelle. Comme une vraie mère,
elle marche avec nous, lutte avec nous, et répand sans cesse la proximité de
l’amour de Dieu. Par les différentes invocations mariales, liées généralement
aux sanctuaires, elle partage l’histoire de chaque peuple qui a reçu l’Évangile,
et fait désormais partiede son identité historique. Beaucoup de parents
chrétiens demandent le Baptême de leurs enfants dans un sanctuaire marial,
manifestant ainsi leur foi en l’action maternelle de Marie qui engendre de
nouveaux enfants de Dieu. Dans les sanctuaires, on peut percevoir comment Marie
réunit autour d’elle des enfants qui, avec bien des efforts, marchent en
pèlerins pour la voir et se laisser contempler par elle. Là, ils trouvent la
force de Dieu pour supporter leurs souffrances et les fatigues de la vie. Comme
à saint Juan Diego, Marie leur donne la caresse de sa consolation maternelle et
leur murmure : « Que ton cœur ne se trouble pas […] Ne suis-je pas là, moi ta
Mère ? ». [213]
L’Étoile de
la nouvelle évangélisation
287. À la Mère de l’Évangile vivant nous demandons
d’intercéder pour que toute la communauté ecclésiale accueille cette invitation
à une nouvelle étape dans l’évangélisation. Elle est la femme de foi, qui vit et
marche dans la foi, [214] et «
son pèlerinage de foi exceptionnel représente une référence constante pour
l’Église ». [215] Elle s’est
laissé conduire par l’Esprit, dans un itinéraire de foi, vers un destinde
service et de fécondité. Nous fixons aujourd’hui notre regard sur elle, pour
qu’elle nous aide à annoncer à tous le message de salut, et pour que les
nouveaux disciples deviennent des agents évangélisateurs. [216] Dans ce pèlerinage d’évangélisation,
il y aura des moments d’aridité, d’enfouissement et même de la fatigue, comme
l’a vécu Marie durant les années de Nazareth, alors que Jésus grandissait : «
C’est là le commencement de l’Évangile, c’est-à-dire de la bonne nouvelle, de la
joyeuse nouvelle. Il n’est cependant pas difficile d’observer en ce commencement
une certaine peine du cœur, rejoignant une sorte de “nuit de la foi” – pour
reprendre l’expression de saint Jean de la Croix –, comme un “voile” à travers
lequel il faut approcher l’Invisible et vivre dans l’intimité du mystère. C’est
de cette manière, en effet, que Marie, pendant de nombreuses années, demeura
dans l’intimité du mystère de son Fils et avança dans son itinéraire de foi ». [217]
288. Il y a un style marial dans l’activité évangélisatrice
de l’Église. Car, chaque fois que nous regardons Marie nous voulons croire en la
force révolutionnaire de la tendresse et de l’affection. En elle, nous voyons
que l’humilité et la tendresse ne sont pas les vertus des faibles, mais des
forts, qui n’ont pas besoin de maltraiter les autres pour se sentir importants.
En la regardant, nous découvrons que celle qui louait Dieu parce qu’« il a
renversé les potentats de leurs trônes » et « a renvoyé les riches les mains
vides » (Lc 1, 52.53) est la même qui nous donne de la chaleur maternelle
dans notre quête de justice. C’est aussi elle qui « conservait avec soi toutes
ces choses, les méditant en son cœur » (Lc 2, 19). Marie sait reconnaître
les empreintes de l’Esprit de Dieu aussi bien dans les grands événements que
dans ceux qui apparaissent imperceptibles. Elle contemple le mystère de Dieu
dans le monde, dans l’histoire et dans la vie quotidienne de chacun de nous et
de tous. Elle est aussi bien la femme orante et laborieuse à Nazareth, que notre
Notre-Dame de la promptitude, celle qui part de son village pour aider les
autres « en hâte » (cf. Lc 1, 39-45). Cette dynamique de justice et de
tendresse, de contemplation et de marche vers les autres, est ce qui fait d’elle
un modèle ecclésial pour l’évangélisation. Nous la supplions afin que, par sa
prière maternelle, elle nous aide pour que l’Église devienne une maison pour
beaucoup, une mère pour tous les peuples, et rende possible la naissance d’un
monde nouveau. C’est le Ressuscité qui nous dit, avec une force qui nous comble
d’une immense confiance et d’une espérance très ferme : « Voici, je fais
l’univers nouveau » (Ap 21, 5). Avec Marie, avançons avec confiance vers
cette promesse, et disons-lui :
Vierge et Mère Marie,
toi qui, mue par
l’Esprit,
as accueilli le Verbe de la vie
dans la
profondeur de ta foi humble,
totalement abandonnée à l’Éternel,
aide-nous à dire notre “oui”
dans l’urgence, plus que jamais
pressante,
de faire retentir la Bonne Nouvelle de Jésus.
Toi, remplie de la présence du Christ,
tu as
porté la joie à Jean-Baptiste,
le faisant exulter dans le sein de sa
mère.
Toi, tressaillant de joie,
tu as chanté les
merveilles du Seigneur.
Toi, qui es restée ferme près de la Croix
avec une foi inébranlable
et a reçu la joyeuse consolation de
la résurrection,
tu as réuni les disciples dans l’attente de
l’Esprit
afin que naisse l’Église évangélisatrice.
Obtiens-nous maintenant une nouvelle ardeur de
ressuscités
pour porter à tous l’Évangile de la vie
qui
triomphe de la mort.
Donne-nous la sainte audace de chercher de
nouvelles voies
pour que parvienne à tous
le don de la
beauté qui ne se ternit pas.
Toi, Vierge de l’écoute et de la contemplation,
mère du bel amour, épouse des noces éternelles,
intercède pour
l’Église, dont tu es l’icône très pure,
afin qu’elle ne s’enferme
jamais et jamais se s’arrête
dans sa passion pour instaurer le
Royaume.
Étoile de la nouvelle évangélisation,
aide-nous
à rayonner par le témoignage de la communion,
du service, de la foi
ardente et généreuse,
de la justice et de l’amour pour les
pauvres,
pour que la joie de l’Évangile
parvienne
jusqu’aux confins de la terre
et qu’aucune périphérie ne soit privée
de sa lumière.
Mère de l’Évangile vivant,
source de joie pour
les petits,
prie pour nous.
Amen. Alléluia !
Donné à Rome, près de Saint Pierre, à la conclusion de
l’Année de la foi, le 24 novembre 2013, Solennité de Notre Seigneur Jésus
Christ, Roi de l’Univers, en la première année de mon Pontificat.
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