Saint Venance Fortunat
Poète
et évêque de Poitiers (✝ v. 605)
Troubadour de la
région de Ravenne, en Italie, rimant sur tout, rimant sur rien, mais toujours
attablé aux meilleures tables. Guéri d'une maladie des yeux après des prières à
saint Martin,
il voulut partir en pèlerinage au tombeau du saint évêque, choisissant des
détours par Metz et l'Austrasie. Mais ses chansons n'obtinrent qu'un
demi-succès dans le pays de Brunehaut. De Tours, il se rend à Poitiers. Et
c'est là qu'il se convertit et, ordonné prêtre, devient aumônier du monastère
de sainte Radegonde. Il continua de rimer pour la vie des
saints. Ses hymnes, qui sont parmi les merveilles de la littérature religieuse
latine: le "Pange lingua" et le "Vexilla Regis", sont
encore dans la liturgie romaine. Sa poésie y exprime toute sa vie spirituelle
et sa méditation intérieure. Choisi comme évêque de Poitiers, il meurt quelques
années plus tard.
Saint Venance Fortunat, homme de lettres originaire d’Italie, vingt-cinquième évêque de Poitiers, auteur de plusieurs vies de saints et d’hymnes à la Croix, mort à Poitiers au tout début du VIIe siècle... (liste des Saints et Bienheureux du Diocèse de Luçon)
À Poitiers, vers 605, saint Venance Fortunat, évêque, qui mit par écrit les actions de nombreux saints et célébra la sainte Croix par des hymnes de grande qualité.
Martyrologe
romain
Saint Venance
Fortunat, Vexilla Regis, l'hymne de
la Passion –
Peu de temps avant
de devenir évêque de Poitiers vers l'an 600, saint Venance Fortunat aida sainte
Radegonde dans la fondation d'un monastère qui reçut une relique de la sainte
Croix. C'est probablement à cette occasion qu'il composa Vexilla Regis, l'hymne
de la Passion :
Voici que les
étendards de notre Roi s’avancent ;
Sur nous la croix
resplendit dans son mystère,
Où, dans sa chair,
le Créateur du monde
Fut pendu comme un
brigand au gibet des esclaves.
Les mains percées
de clous, les pieds et les entrailles,
C’est là qu’il
vient s’immoler pour tous les hommes ;
Blessé aussi par le
pointe d’une lance,
Il répand l’eau et
le sang pour laver nos offenses.
Alors les chants de
David pour lui se révélèrent ;
Alors les psaumes
vraiment s’accomplirent,
Quand le prophète annonçait
à tous les peuples : '
Il a régné par le
bois, le Sauveur notre Maître.'
Bel arbre
resplendissant, éclatant de lumière,
Tu es paré de la
pourpre royale ;
Tu fus élu comme
l’arbre le plus digne
De porter ce corps
très saint, de toucher à ses membres.
Heureuse croix où
pèse la rançon du monde,
Par qui l’enfer a
tremblé en son empire ;
Heureuse es-tu de
porter ce fruit de vie,
Et les peuples
rassemblés applaudissent ton triomphe.
Salut, Sainte
Croix, salut, notre unique espérance !
Salut, autel qui portas
l’Agneau sans tache.
De par la grâce de
sa Passion très sainte
SOURCE : http://www.mariedenazareth.com/qui-est-marie/st-venance-fortunat-vexilla-regis-lhymne-de-la-passion
Ce lettré dévot quitte sa patrie, l’Italie, et sa ville, Ravenne, encore
capitale de l’empire d’Occident, pour aller en Gaule se recueillir sur les
tombeaux des Saints qu’il admire.
Il passe par Metz où le roi
Sigebert le reçoit, à Tours où repose le corps de saint Martin et arrive à
Poitiers pour prier sur la tombe de saint Hilaire. La reine sainte
Radegonde séduite par sa piété, sa science et sa doctrine, en fait son
secrétaire, tandis qu’elle vit depuis dix ans dans le monastère qu’elle a fondé
et nommé de la Sainte-Croix (avec des reliques de la vraie Croix
rapportées de Constantinople).
Quand on compare son œuvre à
celle de saint Grégoire de Tours, son contemporain, on reste étonné par la
poésie de ses hymnes : le Pange Lingua ou encore le Vexilla
Regis.
FORTUNAT saint VENANCE (530
env.-env. 600)
Né près de Trévise, en Italie du Nord, Venantius
Honorius Clementianus Fortunatus étudia à Aquilée et à Ravenne ; il acquit
une bonne connaissance de la littérature latine. Vers 565, guéri
miraculeusement par l'intercession de saint Martin de Tours, il résolut
d'accomplir auprès du tombeau de celui-ci un pèlerinage de reconnaissance, mais
en prenant des chemins détournés. Il se trouva à Metz pour le mariage du roi
d'Austrasie Sigebert et de Brunehaut et resta quelque temps à Paris auprès de
l'évêque Germain, avant d'être accueilli à Tours par l'évêque Euphrone ;
il parcourut ensuite le midi de la Gaule et finalement se fixa à Poitiers
auprès de l'abbesse Radegonde, veuve du roi Clotaire, qui venait de fonder le
monastère de Sainte-Croix. Il en devint l'intendant, puis le chapelain, quand
il eut reçu le sacerdoce. Élu évêque de Poitiers vers 597, il semble avoir
terminé sa vie à la cour d'Austrasie.
Venance Fortunat est surtout célèbre comme
écrivain. Il fut un des derniers représentants de la latinité. Il a abordé tous
les genres, mais sans atteindre la perfection. Il rédigea les Vies de
plusieurs saints, dont certains avaient été ses amis, mais préférait les éloges
oratoires aux récits de faits concrets. Versifiant aisément, il se contentait
de pièces de circonstance, badinant à propos de réunions amicales ou louant
sans discrétion les puissants du jour.
Pourtant, il a eu quelquefois un véritable souffle
poétique, spécialement dans les hymnes qu'il composa en l'honneur de la relique
de la croix, donnée en 569 à Radegonde, le Vexilla Regis et le Pange
lingua gloriosi praelium certaminis (hymne sur le modèle duquel fut
composée une version eucharistique, attribuée à saint Thomas d'Aquin).
Des esprits chagrins ont voulu voir en Venance
Fortunat un joyeux gourmand et un buveur : c'est prendre au tragique
d'innocents passe-temps littéraires. La tradition de Poitiers l'a, depuis
toujours, considéré comme un saint. Sa fête a été fixée au 14 décembre.
Jacques
DUBOIS, « FORTUNAT saint VENANCE (530 env.-env.
600) », Encyclopædia Universalis [en
ligne], consulté le 4 janvier 2016. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/fortunat-saint-venance/
VIE
DE
VENANTIUS FORTUNATUS,
TRADUITE DU LATIN DE
M. A. LUCCHI PAR M. EUGÈNE RITTIER.
N. B. Cette Vie dont
la longueur nécessaire ne diminue en rien l'intérêt, précède l'édition de
Fortunat en 2 vol. in-4°, que Lucchi publia à Rome en 1780-81, et a pour auteur
ce savant bénédictin lui-même. Elle est écrite en latin ; mais la raison pour
laquelle on n'en donne pas le texte original se comprend assez, sans qu'il soit
utile de l'expliquer. La méthode en est toute simple et n'en vaut que mieux
pour cela. L'auteur suit pas à pas l'ordre chronologique, discutant avec une
lucidité parfaite toutes les circonstances de cette vie qui ont donné matière à
controverses, tantôt signalant les fréquentes erreurs historiques du P. Brower,
le premier éditeur et commentateur de Fortunat, tantôt réduisant à leur juste
valeur les conjectures aventureuses de Liruti, auteur d'une monographie de ce poète (Notizie delle vite... dei
letterati del Friuli, l. I),
enfin montrant partout et toujours une sagacité et une prudence singulières.
Cette manière d'entendre et d'exercer la critique suffirait pour recommander
l'œuvre de Lucchi et en assurer le crédit ; mais il faut y ajouter une
connaissance très étendue de l'histoire, principalement de l'ecclésiastique. On
en verra dans cette vie les nombreux et irrécusables témoignages, ainsi que
dans les notes et commentaires dont il a enrichi son édition, et dont nous
avons usé largement.
1. Venantius Honorius Clementianus
Fortunatus, évêque de Poitiers, était Italien d'origine et de nation. En outre
de ces quatre noms, sous lesquels il est ordinairement connu, il semble s'en
attribuer lui-même un cinquième, comme l'a remarqué le très savant Jean Joseph
Liruti, dans son ouvrage intitulé : Notizie delle Vite ed opere scritte dei
Letterati del Friuli, vol. I,
ch. 12.
En effet, écrivant
l'épitaphe de Léonce Ier, évêque de Bordeaux (livre IV) Fortunat
s'adresse à lui en ces termes à la fin du morceau : « Reçois, ô Léonce, ces
humbles vers que l'offre ton affectionné Théodose ; tu en méritais de plus
beaux. »
Mais peut-être
faut-il admettre que Fortunat a pris dans cette pièce le personnage et le nom
d'un autre, d'autant qu'il n'y a aucune autre preuve; qu'il ait eu ce nom de
Théodose, en plus de ceux sous lesquels on le connaît. Il lui est d'ailleurs
arrivé souvent de prendre dans ses poésies un personnage d'emprunt, comme le
prouvent plusieurs pièces. Pour ne pas aller chercher, plus loin, celle qui
suit l'épitaphe que nous venons de citer, et qui a pour sujet la mort de Léonce
II, évêque de Bordeaux, se termine à peu près de la même façon. Le poète,
prenant le personnage et le nom de Placidine, qui avait été réponse de Léonce,
s'exprime ainsi :
« Placidine, ton
épouse chère encore à ta cendre, te rend ce devoir funèbre, et son amour sans
borne y trouve une consolation. »
2. P. Christophe
Brower, au chapitre 1er de
la Vie de Fortunat, pense qu'il prit le nom de
Venantius, de saint Venantius de Bourges, qui eut autrefois en Gaule une très
grande réputation de sainteté, et le nom de Fortunatus, de saint Fortunat,
martyr de l'Église d'Aquilée, pour lequel il eut toujours une vénération et une
dévotion particulière. Mais il est inutile de s'arrêter plus longtemps à ces
détails, au sujet desquels Brower se livre à des recherches minutieuses.
3. Quoi qu'il en soit, un si grand
nombre de noms a fait conjecturer à quelques-uns que Fortunat était de vieille
race et de sang romain. Les anciens Romains, en effet, avaient l'habitude de
porter plusieurs noms, tant pour distinguer la famille, que pour rappeler
quelque qualité et quelque manière d'être de la personne. Appien d'Alexandrie,
dans la préface de son histoire des Guerres
des Romains, dit à propos de
cet usage : « Chaque Romain avait autrefois un seul nom, comme les autres
hommes ; puis ils en ont eu deux, et bientôt quelques-uns même commencèrent à
en avoir trois, afin de se faire mieux reconnaître à certain trait
caractéristique du corps, ou à quelque qualité de l’âme. C'est ainsi que les
Grecs aussi ajoutaient à leurs noms divers surnoms. »
4. Mais s'il est vrai qu'au temps
de la République romaine, parmi tous les noms que portait chaque citoyen, le
premier, comme le remarque Brower, s'appelait le prénom, le second étant le nom
propre de la gens ou de la famille, et le troisième
un surnom commun, auquel venait parfois s'en ajouter un quatrième, qui était un
surnom personnel, la confusion se mit plus tard dans tous ces noms : le plus
souvent le dernier de tous devint le véritable prénom, et servit à distinguer
celui à qui il appartenait des autres membres de la même maison et de la même
famille. Lisez à ce sujet la dissertation de Sirmond, entête des œuvres de
Sidoine Apollinaire; il y parle longuement de l'usage en vigueur aux époques
postérieures; quant a la pluralité des noms. C'est par suite de cet usage que
notre auteur, bien qu'il eût plusieurs noms, a été généralement connu, de son
temps et dans l'âge suivant, sous celui de Fortunat.
5. Il avait une sœur,
nommée Titiana, dont il parle en ces termes, dans la pièce 6 du livre XI,
adressée à l'abbesse Agnès (vers 7 et 8) : « Je ne vous ai jamais regardée
d'un autre œil et avec d'autres sentiments que si vous eussiez été ma sœur
Titiana. »
Ce passage a fait
conjecturer à Liruti que le père de Fortunat s'appelait Titius ou Titianus,
puisque c'était autrefois l'usage chez les Romains de donner aux filles un nom
tiré de celui du père ; il ajoute que Titius est le nom propre de la gens ou de la famille dont était issu
Fortunat. Mais, si ce nom est celui de la famille, je m'étonne qu'on l'ait
donné a la sœur de Fortunat, plutôt que de le donner à Fortunat lui-même, ou de
le donner du moins au frère et à la sœur. Je me range donc à l'avis de Sirmond,
qui, dans le passage cité plus haut, expose ainsi, en s'appuyant sur le
témoignage des vieux textes, l'usage suivi aux derniers siècles de Rome dans la
dénomination des personnes : « Le nom propre de chacun et les noms qui
accompagnaient le nom propre, surnoms ou prénoms (et tous ces noms divers
variaient à peu près avec chaque personne), étaient empruntés le plus souvent
aux ascendants ou aux autres parents, pères, oncles paternels, aïeuls,
bisaïeuls, et autres membres de la famille. En effet, il n'y avait plus alors
de noms fixes et immuables, communs à toute la gens ou à toute la famille, portés par
les femmes elles-mêmes, et transmis de père en fils, comme à l'époque où tous
les membres de la gens
Cornelia ou de la gens Julias'appelaient Cornelii ou Julii, où de même tous ceux de la maison ou de la famille des Scipions
ou des Cicérons portaient le nom de Scipion ou de Cicéron. A la chute de la
République, ces vieux usages commencèrent à s'effacer peu à peu et à se perdre
; et bien qu'au début il en soit resté quelques traces dans les noms des gentes, que certaines familles conservaient avec
soin, bientôt ce dernier vestige du passé disparut à son tour, de telle façon
qu'il n'y eut plus de nom fixe ni pour la gens ni pour la famille, et que bien
souvent les fils, les pères et les frères portèrent des noms tous différents ou
presque tous différents. »
6. Pour ce qui est de
la patrie de Fortunat, il est né sur le territoire de Trévise, dans, un lieu
appelé Duplavilis,ou Duplabilis, ou Duplavenis. On le sait de façon certaine par les déclarations formelles de
Fortunat lui-même ou d'autres écrivains. En ce qui le concerne, au livre IV de
la Vie de saint Martin (vers 665 et suiv.), s'adressant,
comme l'ont fait souvent d'autres poètes, à son livre qu'il envoyait de Gaule
en Italie, il dit expressément qu'il est né àDuplavilis :
« Si tu te glisses
jusqu'aux lieux où s'élève ma chère Trévise, mets-toi, je t'en conjure, à la
recherche de mon illustre ami Félix. Puis traversant Cénéta et Duplavilis où j'ai tant d'amis, où est ma terre natale,
la demeure de mes parents, le berceau de ma race, où habitent ma mère, ma sœur,
mes neveux, salue pour moi en passant, je t'en prie, ceux que j'aime d'une
affection si fidèle. »
Paul Diacre, de son
côté, au livre II, ch. 13 de l'Histoire des lombards, n'est pas moins précis : «
Fortunat, dit-il, est né à Duplavilis, à peu de distance
du château de Cénéta et de la ville de Trévise. »
7. Fortunat est donc
né sur le territoire de Trévise, à Duplavilis, que ce fut un
bourg, une petite ville, une contrée s'étendant sur les
bords de la Piave (Plavis), qui probablement même lui a donné son nom. Il y a aujourd'hui
dans cette région un bourg ou une petite ville, qui s'appelle dans la langue du
pays Valdebiadena. Cette localité, habitée par une
population très estimable, réclame Fortunat comme un de ses citoyens et de ses
enfants.
8. Cluvier, au chap.
18 du tome Ier de l’Italie
antique, place Duplavilis à l'endroit « où, dit-il, on voit
aujourd'hui sur une hauteur, près de la rive gauche du fleuve, une petite ville
appelée dans la langue du pays ». Salvadore. » Mais le très savant et très
éminent comte Rambauld degli Azzoni, chanoine de l'église de Trévise, duquel
j'ai fait ailleurs l'éloge dans une dissertation où il montre que Fortunat
était citoyen de Trévise, et qu'il a mise a ma disposition avec son obligeance
habituelle, prouve d'une façon péremptoire que Duplavilis n'a pu être la ville dont parle Clavier.
Fortunat, en effet, dans le passage où il trace à son livre la route qu'il
devra suivre en allant de Gaule en Italie, lui dit qu'au sortir d'Aquilée il ira
à Concordia, de Concordia à Trévise, puis à Cénéta, puis à Duplavilis, pour gagner Padoue; ce qui prouve que Duplavilis, la patrie de Fortunat, était située non pas entre Trévise et
Cénéta, mais au delà de Cénéta, dans la direction de Padoue. Ce n'est pas la
position de la ville de S.
Salvadore;elle est entre Trévise et Cénéta, à égale distance de l'une et de
l'autre. D'ailleurs, cette ville n'existait pas au sixième siècle, et jusqu'en
1245 le flanc de la montagne resta nu et inhabité. Aussi Azzoni ne doute-t-il
pas que Duplavilis, où naquit Fortunat, ne soit la ville
appelée aujourd'hui Valdebiadena, sur le territoire de Trévise ;
d'autant que la similitude du nom, telle qu'elle résulte de documents antiques
qu'il cite, est tout à fait favorable à cette opinion.
9. A la vérité, J.
Joseph Liruti, qui partage sur cette question l'avis de Cluvier, ajoute pour
son compte queDuplavilis n'est que le nom d'un domaine dans lequel les parents ou les
grands-parents de Fortunat, citoyens d'Aquilée, à ce qu'il croit, s'étaient
retirés pour échapper à la brutalité d'Attila et des autres barbares dont les
armées désolèrent maintes fois Aquilée, et pour fuir les horreurs de la guerre.
10. Mais je ne sais pas jusqu'à quel
point on peut admettre l'opinion toute personnelle de ce savant, si
considérable d'ailleurs, quand Fortunat, dans le passage cité plus haut, dit en
termes fort nets, non seulement que Trévise est sa ville (suam), et que Duplavilis, où il a tant
d'amis, est son pays natal, le pays de sa famille, de ses parents (amicos inter
Duplavilenses natale solum est mihi sanguines sede parentum), mais encore que là est le berceau de sa race (prolis origo patrum) : il ne me semble pas que l'on puisse
employer d'expressions plus claires pour désigner ce qui s'appelle la patrie.
11. J'accorderai pourtant volontiers
que Fortunat n'a pas fait un long séjour dans la maison et dans le pays de son
père: il est certain, en effet, qu'il a, dans sa jeunesse, demeuré un certain
temps à Aquilée, cité jadis très florissante, ainsi qu'il le déclare lui-même
au livre IV de la Vie de saint
Martin (vers 658 et
suivants), dans ce passage où il s'adresse encore a son livre :
« Si, par hasard, tu
vas à Aquilée, salue les Cantius, fidèles amis du Seigneur, et l’urne bénie du
martyr Fortunat. Offre aussi tes vœux et tes hommages au pieux évêque Paul,
qui, dans ma jeunesse, voulut me convertir. »
12. Liruti conclut de ces derniers
mots que Fortunat fut baptisé à Aquilée par Paul, évêque de cette ville, et ce
fait lui semble confirmer pleinement son opinion qui fait du poète un citoyen
d'Aquilée.
13. Mais, sans m'arrêter à relever
ce qu'il y a d'excessif à conclure, de ce que Paul a désiré que Fortunat se
convertit, qu'il s'est converti en effet, il me semble beaucoup plus probable
que Paul, évêque d'Aquilée, désira plutôt que Fortunat, alors encore enfant ou
adolescent, laissant de côté tout autre souci, embrassât la vie monastique à
Aquilée; et que, peut-être parce qu'il méditait de se rendre à Ravenne, afin de
s'adonner à l'étude des lettres dans cette ville, qui était comme l'école de
toutes les connaissances, Fortunat ne crut pas devoir déférer au vœu du
pontife. Ce qui est certain, c'est que c'était l'usage à cette époque de dire
de ceux qui embrassaient la vie monastique qu'ils se convertissaient. Sans
parler du témoignage de saint Benoît (Règle, 58), et de celui de Grégoire le
Grand (livre II, ép. 4 et 60 de l'édition de Paris), Baudonivia, contemporaine
de Fortunat et religieuse du monastère de Poitiers, dit au sujet de sainte
Radegonde (Vie de sainte
Radegonde, 3) : « Après que,
cédant à la grâce divine, elle se fut séparée d'un roi mortel, alors que,
suivant ses vœux, elle vivait retirée à Suèdes,[1] dans la maison que le roi lui avait donnée,
pendant la première année de sa conversion, etc. » Or, on sait que Radegonde,
élevée dès sa plus tendre enfance dans la foi chrétienne, lorsqu'elle se fut
séparée du roi Clotaire, son époux, comme il sera dit plus loin, reçut
immédiatement le voile, à Noyon, des mains du bienheureux Médard, évêque;[2]c'est, par conséquent, l'année où elle se fit
religieuse que Baudonivia appelle la première année de sa conversion. De même
Fortunat (livre IV, pièce XXIII, vers 3 et suiv.), parlant d'un
certain Julien, qui après avoir été marchand, avait renoncé au commerce et
s'était consacré tout entier à Dieu en donnant ses biens aux pauvres, s'exprime
en ces termes : « Après avoir été marchand, il eut à la fin le bonheur de se
convertir, de sortir du monde, de se purifier de toutes ses souillures. Après
n'avoir pensé qu'à s'enrichir, il a distribué son or aux pauvres; ses trésors
l'ont précédé au ciel, où il devait aller un jour les retrouver. »
14. Il y avait du reste à Aquilée, dès le
temps de Rufin,[3] un monastère très célèbre, où Rufin avait été
moine, et il n'y en avait à peu près aucun autre en Italie à cette époque, à
l'exception de celui de Verceil. Il est probable que c'est dans ce monastère
d'Aquilée que Paul voulut faire entrer Fortunat, peut-être dans la pensée
qu'admis ensuite dans le clergé de cette ville (car le clergé d'alors était
presque toujours engagé dans la vie monastique),[4] il pourrait plus tard, grâce à ses vertus et
à sa rare intelligence, rendre à l'église d'Aquilée de plus grands services.
15. Cependant, quand
je remarque que Paul ou Paulin (duquel Ughelli a longuement parlé dans l'Italia
sacra),n'est monté sur le siège d'Aquilée qu'en l'an 558 ou 559,[5] j'en viens facilement à croire que Fortunat
n'a pas habité Aquilée dans un âge si tendre. En effet, si l'on admet qu'il est
né vers l'an 530, et s'il était arrivé à la vieillesse, quand il mourut à
Poitiers à peu près au début du septième siècle, il était dans sa
vingt-huitième ou sa vingt-neuvième année, lorsqu'il demeurait à Aquilée, sous
le pontificat de Paulin. Et s'il raconte qu'au temps de sa jeunesse Paul l'a
engagé à se convertir, il faut croire ou bien qu'il appelle cette époque le
temps de sa jeunesse, par comparaison avec celle où il a composé son poème sur
la Vie de saint Martin (à savoir avant l'an 576),[6] ou bien encore que Paul, avant d'être évêque
d'Aquilée, mais étant peut-être déjà clerc ou moine de l'église de cette ville,
engagea Fortunat, alors enfant ou adolescent, à embrasser le même genre de vie.
16. Je ne refuserais
pas non plus d'admettre que Fortunat a pu faire à Aquilée des progrès dans la
piété et dans la connaissance des choses qui se rapportent à la pratique de la
religion, et que Paulin l'y a peut-être aidé. Mais tandis que l'illustre Liruti
en trouve la preuve dans ce fait que l'explication du symbole, publiée par
Fortunat, s'accorde de point en point avec celle qu'en avait donnée auparavant
Rufin, prêtre et moine de l'église d'Aquilée, cette conformité me paraît
prouver que Fortunat, ayant eu entre les mains l'explication du symbole de Rufin,
l'appropria à l'instruction des fidèles de l'église de Poitiers,[7] mais non pas qu'ils ont reçu tous deux dans
la même église les premiers enseignements de la religion chrétienne. D'autant
plus que le symbole d'Aquilée, d'après le témoignage de Rufin lui-même (Invect. in S. Hieronymum, I), porte, conformément à la tradition et à
l'usage constant de cette église : et carnis hujus resurrectionem, tandis qu'il n'y a pas trace du mot hujus dans le symbole expliqué par Fortunat.
17. Pour revenir au
point où nous en étions avant cette digression, Fortunat ne voulut pas consentir à ce que
Paul souhaitait de lui, probablement, comme je l'ai dit, parce qu'il méditait
d'aller demeurer dans quelque autre endroit où il pût s'adonner avec plus de
liberté et de facilité à l'étude des lettres. Aucune ville, à cette époque,
n'était plus propre à ce dessein que la célèbre Ravenne. Il y avait longtemps
qu'Honorius, empereur d'Occident, y avait établi sa résidence : depuis, après
la défaite des Romains et: la chute de l'empire, Odoacre roi des Goths, et
ensuite, lorsque Odoacre fut tombé à son tour, Théodoric, roi tout à la fois
des Goths et des Romains, d'autres princes enfin après Théodoric, y habitèrent
successivement. Or les villes royales, si riches d'ailleurs eu ressources de
toute nature, ont encore sur les autres villes l'avantage de nourrir un plus
grand nombre de lettrés et d'offrir à l'étude un terrain plus favorable; La
générosité des princes, l'espoir des honneurs, d'autres avantages encore y
attirent les savants de tous les points du monde, surtout quand le souverain
est lui-même un ami des lettres ; et nul plus que Théodoric, bien qu'il se soit
montré parfois violent et cruel n'a favorisé les gens d'étude et fait preuve
lui-même d'un goût très vif pour les lettres. Voyez comment il parle dans une
lettre à Cassiodore (livre III, ép. 28) : «Nous avons toujours grand plaisir,
dit-il, à voir ceux qui, par leurs glorieuses actions, ont fait sur notre âme
une impression ineffaçable; ils nous ont, en effet, donné un gage durable de
leur affection pour nous, en nous prouvant leur amour pour la vertu. » Quant à
son zèle infatigable pour l'étude, Athalaric, son successeur, nous le fait
apprécier, quand il écrit au même Cassiodore : « Lorsque les affaires
publiques lui laissaient quelque loisir, il étudiait dans vos histoires les
pensées des sages, afin d'égaler dans sa conduite les vertus des anciens. Il
s'appliquait avec une ardeur extraordinaire à s'instruire de la marche des
étoiles, de la configuration des mers, des sources merveilleuses ; il voulait,
par une étude si attentive de la nature, devenir comme un philosophe en manteau
de pourpre. » Il n'est pas étonnant que, sous de tels princes, les études aient
été plus florissantes à Ravenne qu'en aucun autre pays, et qu'admirablement
organisées dans des gymnases publics, elles aient continué à fleurir jusque
dans les âges suivants, de telle façon que les hommes avides de savoir
accouraient de toute part dans cette ville pour s'y instruire.
18. C'est donc à
Ravenne que vint habiter Fortunat, et il y demeura le temps nécessaire pour y
faire une ample et précieuse provision de savoir, comme le prouve le témoignage
de Paul Diacre, qui dit de lui au livre II, ch. 13 de l'Histoire des
Lombards: « Nourri et formé à Ravenne dans
l'étude de la grammaire, de la rhétorique, de la métrique, il y devint très
habile. » Lui-même, au livre I (vers 26 et suiv.) de la Vie de saint Martin, tout en parlant de sa personne
avec une extrême modestie, nous dit quelles sont les sciences à l'élude
desquelles il s'est principalement livré pendant son séjour à Ravenne :
« Pour moi, dit-il,
pauvre génie, le plus humble des écrivains de l'Italie, chargé de défauts et
léger de pensée, intelligence paresseuse, esprit obtus; moi qui suis sans art
et sans pratique, qui n'ai qu'un peu de babil; qui me suis borné à tremper mes lèvres
dans les eaux de la grammaire et à les mouiller légèrement dans le fleuve de la
rhétorique, qui me suis à peine assez frotté au droit pour me débarrasser de ma
rouille; moi qui désapprends tous les jours ce que j'ai appris autrefois, et
qui de tant de belles choses n'ai retenu que leur odeur, je ne porte ni la robe
bordée de pourpre des magistrats, ni le chaperon des savants, et je reste dans
la condition misérable à laquelle me condamne mon insuffisance. »
19. Brower conclut de
ce passage (Vie de Fortunat, ch. II) « que Fortunat était si peu
lettré qu'il n'obtint jamais la robe prétexte insigne des fonctions publiques,
et qu'il ne prit jamais le chaperon pour enseigner. » Ce. qui est le plus
probable, c'est que Fortunat, par suite de sa modestie naturelle et du genre de
vie qu'il avait résolu d'embrasser, renonça volontairement à tous ces honneurs,
si c'étaient là des honneurs, et non pas qu'un homme d'une intelligence et
d'une instruction au-dessus de l'ordinaire ait été trouvé trop ignorant et trop
peu lettré pour obtenir des distinctions accessibles au premier venu. D'autant
plus que l'on sait d'ailleurs avec quel soin Fortunat s'est toujours appliqué à
déprécier son propre mérite; de telle sorte qu’il n'est pas étonnant qu'après
avoir dédaigné les honneurs de propos délibéré et par goût, il ait cherché dans
cet effacement volontaire un moyen de rabaisser la réputation de talent et de
savoir qu'il s'était acquise.
20. Non seulement donc il se livra à
Ravenne à l'étude de la grammaire, de la rhétorique et de la métrique, qui lui
furent utiles dans la suite pour la composition de tant d'œuvres soit en vers
soit en prose, mais encore il y acquit une certaine connaissance du droit, bien
que son excessive modestie lui fasse dire qu'il ne s'est occupé de ces sciences
que d'une façon superficielle et qu'il les a à peine effleurées.
21. Fortunat eut pour compagnons d'études,
comme cela devait nécessairement arriver dans une ville qui était alors le
séjour des lettres, d'autres hommes illustres comme lui par leur science et
leur talent. Il les invite tous à célébrer la gloire de saint Martin, évêque de
Tours, dans ce passage où il dit a son livre : « Qu'un affectueux souvenir te
conduise ensuite auprès de nos anciens compagnons ; parlant à de vieux amis, tu
peux compter sur leur indulgence. C'est à eux que j'offre ce poème, comme une
matière qui fournira à leur bouche harmonieuse de beaux chants à la gloire de
Martin, et qui inspirera à leur génie des vers dignes d'être répandus dans tout
l'univers.[8] »
22. Pendant qu'il
était encore à Ravenne, il fut atteint d'une grave maladie des yeux et faillit
perdre la vue. Il y avait dans cette ville une basilique des saints martyrs
Jean et Paul, et dans la basilique un autel consacré à la mémoire de saint
Martin, évêque de Tours, connu dès lors dans le monde entier par sa réputation
de sainteté et par ses miracles. Sur la muraille était peinte une image du
saint. Fortunat entra un jour en hâte dans cette basilique pour implorer sa
guérison ; comme une lampe brûlait près, de l'autel, dans un enfoncement, il
frotta ses yeux de l'huile de cette lampe, et se trouva tout à coup délivré de
son mal. Mais il faut l'entendre raconter lui-même comment ce miracle
s'accomplit, au livre IV de la Vie
de saint Martin (vers 680 et suivants)
:
« Gagne ensuite plus
doucement l'aimable Ravenne ; visite la chapelle de Martin, le sanctuaire où le
pouvoir miraculeux du saint me rendit la lumière que je n'espérais plus revoir.
En retour d'un si grand bienfait offre-lui tout au moins l'hommage de ma
reconnaissance. Sous la plus haute voûte de la basilique de Paul et de Jean, on
voit sur la muraille une image de Martin, une peinture qui mérite d'attirer les
regards par le charme de son coloris. Sous les pieds du saint, l'artiste a
ménagé une ouverture; là est une lampe, dont la flamme nage dans une urne de
verre. C'est là que je courus un jour, en proie à de cruelles souffrances,
désespéré de sentir mes yeux se fermer a la lumière. A peine l'huile bénite les
eût-elle touchés, que le brouillard de feu qui brûlait mon front se dissipa, et
que l'onction bienfaisante m'enleva instantanément mon mal. »
23. En même temps que
Fortunat, Félix, son ami et son compagnon d'études, atteint comme lui d'une
maladie des yeux, fut guéri par le pouvoir de saint Martin et par la vertu de
son huile. C'est ce que raconte Paul Diacre au livre II, chap. 13 de l'Histoire
des Lombards : « Fortunat,
dit-il, souffrait cruellement d'un mal d'yeux, et Félix, son ami, était aussi
gravement atteint du même mal; tous deux se rendirent a la basilique des
bienheureux Paul et Jean située dans cotte ville (Ravenne); dans cette
basilique est un autel consacré au bienheureux confesseur Martin, pris duquel
il y a un enfoncement où l'on a placé une lampe pour éclairer; à peine Fortunat
et Félix eurent-ils frotté leurs yeux malades de l'huile de cette lampe que la
douleur disparut et qu'ils se trouvèrent guéris comme ils l'avaient souhaité. »
Grégoire de Tours fait un récit semblable au livre I, chap. 15, des Miracles de saint Martin.
24. C'est le même
Félix, nommé peu de temps après évêque de Trévise, qui, lorsqu'Alboin, roi des
Lombards, envahit l'Italie à la tête d'une nombreuse armée, se porta à sa
rencontre jusqu'à la Piave. « Alboin, raconte Paul Diacre dans le passage cité
plus haut, Alboin, qui était très généreux, lui promit sur sa demande de ne pas
toucher aux biens de son église, et confirma bientôt cette promesse par un
rescrit. » Fortunat parle de Félix au livre IV de laVie de saint Martin : « Si tu te glisses jusqu'aux lieux
où s'élève ma chère Trévise, mets-moi, je t'en conjure, à la recherche de mon
illustre ami Félix, à qui Martin rendit autrefois la vue en même temps qu'à
moi.[9] »
25. La grandeur d'un
tel bienfait, la reconnaissance qu'il inspira à Fortunat donnèrent une nouvelle
ardeur à sa piété, à sa dévotion envers saint Martin; c'est alors qu'il forma
le projet de se rendre en Gaule pour visiter le tombeau du saint, pour lui
porter lui-même ses hommages et pour accomplir le vœu qu'il lui avait fait.
C'est ce que dit encore Paul Diacre dans le passage que nous avons déjà cité
plusieurs fois : « Fortunat, à la suite de sa guérison, eut une telle dévotion
à saint Martin qu'il quitta sa patrie, peu de temps avant l'arrivée des
Lombards en Italie, pour aller à Tours visiter le tombeau de ce bienheureux. »
Il explique lui-même son voyage de la même façon au livre Ier de la Vie de saint Martin, un peu après le début. Il put
d'ailleurs espérer que, pendant son absence, les désordres auxquels la
malheureuse Italie était depuis longtemps en proie, et ceux dont la menaçaient
encore de tous côtés de nouvelles armées barbares, auraient le temps de prendre
fin, et que, plus tard, une fois la tranquillité rétablie, la paix rendue au
pays, il pourrait venir revoir sa patrie et sa famille.
26. En quelle année Fortunat a-t-il
quitté l'Italie pour se rendre en Gaule? C'est un point sur lequel on ne
s'accorde pas. Brower dit qu'il est arrivé en Gaule en 565. C'est également
l'opinion de Pagi, dans ses notes auxAnnales de Baronius pour l'année 564. Ce
qui est certain, c'est qu'il est parti pour la Gaule peu de temps avant
l'invasion de l'Italie par les Lombards, d'après le témoignage de Paul Diacre
dans le passage plusieurs fois cité. Or les Lombards ont envahi l'Italie vers
568, d'après le même Paul Diacre, Histoire
des Lombards, II, ch. 33.
27. Mais voici les faits qui
semblent confirmer l'opinion de Brower et de Pagi : Fortunat était en Gaule
lorsque Sigebert, roi d'Austrasie, épousa Brunehaut, fille d'Athanagilde, roi
des Goths d'Espagne; il a en effet composé en leur honneur un épithalame que
l'on peut lire au livre VI pièce 1a. Or, ce mariage eut lieu la cinquième année
du règne de Sigebert, et Sigebert monta sur le trône en 661, Clotaire, son
père, étant mort cette année-là, au témoignage de Grégoire de Tours, Histoire des Francs, IV, ch. 21. Par conséquent, en 566
Fortunat était déjà en Gaule et jouissait de la protection et de la faveur de
Sigebert.
28. De plus, il
habitait déjà Poitiers quand Gélésuinthe, sœur de Brunehaut, passa par cette
ville pour aller épouser Chilpéric, frère de Sigebert. Il dit au sujet de cette
princesse, livre VI, pièce V, vers 215-216 et 223-224.
« Elle passe encore
quelques villes et atteint Poitiers, qu'elle traverse avec une pompe royale.
Arrivé depuis peu dans cette ville, je l'y ai vue passer portée mollement dans
une tour d'argent roulante. »
Or, on place ce
mariage dans la seconde année qui suivit celui de Sigebert et de Brunehaut, et
Fortunat ne s'est certainement pas rendu à Poitiers avant d'avoir fait un
certain séjour auprès de Sigebert et d'avoir accompli son venu au tombeau de
saint Martin, à Tours.
29. Brower ajoute que
Fortunat (livre II, pièce XVI), loue Sigebert du zèle qu'il met à
achever la basilique de Saint-Médard commencée par Clotaire, et que Sigebert
venait de couvrir. En effet, à la fin de la pièce, le poète s'adressant à saint
Médard s'exprime ainsi : « C'est avec un zèle passionné et par amour pour
toi que Sigebert se hâte d'achever ton église, et presse le travail. Veille
donc sur la grandeur de celui qui l'a élevée à la hauteur où elle est
maintenant, et protège selon ses mérites celui qui l'a donné un toit. » Il est
probable, dit Brower, que ce fut peu de temps après la mort de Clotaire que
Sigebert s'occupa de terminer cet édifice, à la construction duquel il savait
que son père avait pris tant d'intérêt, dont Clotaire avait si vivement
souhaité l'achèvement et dans lequel il avait voulu être enterré.
30. Mais Liruti n'est pas tout à
fait d'accord avec Brower et avec Pagi : il veut que l'on place l'arrivée de
Fortunat en Gaule en 567, ou au plus tôt en 566. Il n'est pas hors de propos
d'examiner rapidement cette opinion, que d'autres auteurs ont partagée. Cet
examen pourra répandre quelque lumière sur la question qui nous occupe. Tout
d'abord, Liruti doute que Fortunat ait pu partir pour la Gaule peu de temps
avant l'arrivée des Lombards en Italie. En effet, d'après Paul Diacre, Félix,
le compagnon d'études de Fortunat, et son compagnon de voyage, selon Liruti,
ayant été nommé évêque de Trévise, se porta à la rencontre d'Alboin, roi des
Lombards, jusqu'à la Piave, comme nous l'avons dit plus haut : or il est
presque impossible qu'en si peu de temps Félix soit allé en Gaule, qu'il soit
ensuite revenu en Italie, qu'il ait été nommé évêque de Trévise et qu'il se
soit porté à la rencontre d'Alboin. Liruti croit donc que Paul Diacre, qui
manque souvent d'exactitude, surtout lorsqu'il raconte des événements d'une
époque éloignée, a dû commettre ici quelque erreur de chronologie.
31. Mais, sans vouloir quant à
présent justifier Paul Diacre et le défendre d'une telle accusation, je ne
crois pas que le savant Liruti ait cette fois aucune bonne raison de mettre en
doute son exactitude et sa véracité. En effet, aucun témoignage, aucun texte ne
prouve, à ma connaissance du moins, que Félix ait accompagné Fortunat dans son
voyage en Gaule: Paul Diacre ne le dit pas, bien qu'il raconte que Félix et
Fortunat, atteints de la même maladie des yeux, furent guéris de la même
manière par le pouvoir de saint Martin; au contraire, il parle de Fortunat et
du vœu qu'il avait fait d'aller en Gaule, de façon à faire entendre qu'il s'agit
de Fortunat seul et non plus de Félix. Grégoire de Tours ne le dit pas
davantage, quoiqu'il raconte également cette guérison miraculeuse, livre I, ch.
15 des Miracles de saint
Martin. Enfin Fortunat
lui-même ne le laisse entendre nulle part; et pourtant, si le fait était vrai,
il aurait trouvé plus d'une occasion, d'y faire allusion dans ses écrits. Bien
plus, dans la lettre à Grégoire de Tours qui est en tête du Ier livre de ses poésies, il dit
clairement qu'il a fuit sans aucun compagnon le voyage d'Italie en Gaule : «
Jugez vous-même, dit-il, si, voyageant ainsi par monts et par vaux, j'ai pu
rien faire de raisonnable, alors que je n'avais ni la crainte d'un critique
pour prévenir mes écarts, ni les applaudissements d'un compagnon pour
m'encourager. »
32. Il est impossible de croire,
ajoute Liruti, que Félix, contemporain de Fortunat, et, par conséquent, encore
jeune, ait été nommé évêque de Trévise en un temps où l'on n'arrivait à cette
haute dignité que dans l'âge mûr, et après avoir passé successivement par tous
les degrés de la hiérarchie. Je ne veux rien dire ici de la discipline de cette
époque, où l'on considérait le mérite plutôt que l'âge, comme je pourrais le
prouver par de nombreux exemples. J'accorderai même que Félix était exactement
du même âge que Fortunat. La seule chose que l'on en puisse conclure, c'est que
Fortunat n'était plus tout jeune quand il passa en Gaule ; et, en effet, s'il
est né, comme on le croit, vers 530, il était, au moment du son voyage, dans sa
trente-cinquième ou sa trente-sixième année.
33. Ce qui décide surtout ce savant
à penser que le voyage de Fortunat en Gaule doit être placé en 567, c'est que
Fortunat raconte qu'il était depuis peu à Poitiers quand Gélésuinthe passa par
cette ville, pour aller épouser Chilpéric. Or le voyage de Gélésuinthe eut lieu
en 567, comme nous l'avons montré plus haut. On doit croire d'autre part que
Fortunat, aussitôt qu'il fut arrivé en Gaule, se rendit au tombeau de saint
Martin, et que de la il alla immédiatement à Poitiers. « Lorsqu'il fut arrivé à
Tours, comme il en avait fait le vœu, écrit Paul Diacre, il passa à Poitiers,
où il se fixa. » Par conséquent, il n'est venu en Gaule qu'en 567, ou au plus
tôt en 566. Ainsi raisonne Liruti.
34. Mais je ne vois pas pourquoi il
donne ici tant de poids à l'autorité de Paul Diacre, après avoir lui-même
reconnu qu'il se trompe quelquefois lorsqu'il rapporte des faits d'une époque
éloignée. Si Paul Diacre a pu commettre une erreur en indiquant la date
approximative du départ de Fortunat pour la Gaule, à plus forte raison a-t-il
pu se tromper en fixant celle de son établissement à Poitiers. Mais je ne veux
pas insister sur ce point. Il me paraît probable, d'une part, que Fortunat, a
son arrivée en Gaule, ne s'est pas rendu immédiatement à Tours, et qu'il est
resté quelque temps auprès de Sigebert, soit à Metz, soit à Reims, villes où
les rois d'Austrasie avaient leur résidence. En effet, il a composé un épithalame
en l'honneur de Sigebert, qui, ainsi qu'on le verra plus loin, lui donna un
compagnon et un guide pour le voyage qu'il allait entreprendre à travers la
Gaule. Et d'autre part, le témoignage de Paul Diacre est loin de prouver que
Fortunat, en quittant Tours, soit allé tout droit à Poitiers. Tout ce que dit
Paul Diacre, c'est qu'après avoir accompli son vœu à Tours, Fortunat vint à
passer par Poitiers et s'y établit. Mais il ne dit pas depuis combien de temps
il était parti de Tours. On ne sait pas non plus combien de temps il est resté
à Tours où le retenaient et sa dévotion aux cendres de saint Martin, et
l'accueil bienveillant et affectueux d'Euphronius, évêque de Tours, auquel
l'unissait une étroite amitié. Ne peut-on pas croire d'ailleurs que, si Fortunat
a écrit qu'il était depuis peu à Poitiers quand Gélésuinthe passa par cette
ville, c'est qu'il considérait l'époque où il composait son chant funèbre sur
la mort de cette princesse, arrivée sans doute assez longtemps après? Ce qui
donne a cette opinion une grande force, c'est que Fortunat était nécessairement
en Gaule avant l'année 567, puisqu'il célébra par un épithalame le mariage de
Sigebert et de Brunehaut, qui eut lieu, comme nous l'avons dit plusieurs fois,
en 566, et qu'il se lia d'amitié avec Nicétius, évêque de Trêves, qui vivait
encore quand il lui adressa la pièce 11 du livre III. Or Nicétius est mort vers
la fin de 566, s'il faut en croire Lecointe (Annales
ecclésiastiques, 500, n° 60).
35. De tout ce qui précède, il faut,
je crois, conclure que le voyage de Fortunat en Gaule doit être placé en 565.
Il ne peut certainement avoir eu lieu ni avant 564, ni après 566. Quant à la
route qu'il a suivie, aux contrées qu'il a visitées, il les fait assez
connaître lui-même dans sa lettre à Grégoire de Tours (livre Ier,
pièce 1) lorsqu'il dit :
« Je ne m'appartenais
guère quand j'ai écrit ces vers. Parti de Ravenne, c'est en traversant le Pô,
l'Adige, la Brenta, la Piave, la Livenza, le Tagliamento, c'est en cheminant
sur les plus hautes cimes des Alpes Juliennes, à travers leurs passages les
plus abrupts, c'est en franchissant dans la Norique la Drave, l'Inn chez les
Breunes, le Lech un pays des Bavarois, le Danube chez les Allemands, le Rhin
chez les Germains, puis la Moselle, la Meuse, l'Aisne et la Seine, la Loire et
la Garonne et les torrents impétueux de l'Aquitaine, c'est en m'avançant
jusqu'aux Pyrénées couvertes de neige en juillet, c'est au milieu de tant
d'aventures que, tantôt secoué par mon cheval, tantôt à demi endormi, j'ai
composé ces vers. »
Paul Diacre décrit
plus brièvement encore cet itinéraire : « Fortunat, dit-il, gagnant la Gaule,
franchit, comme il le rapporte lui-même dans ses poésies, le Tagliamento, il
traversa Reunia,[10] Osope,[11] les Alpes Juliennes, la ville d'Agunte,[12] la Drave, le Byrrus, le pays des Brennes, et
Augusta[13] qu'arrosent le Vindon et le Lech. »
36. Ces deux passages
font voir clairement qu'à son départ de Ravenne Fortunat se dirigea vers
Padoue, que de Padoue il gagna Trévise, après s'être sans doute détourné de son
chemin pour aller visiter sa famille à Duplavilis, qu'il entra ensuite en
Germanie par les Alpes Noriques et qu'il passa de là en Gaule : c'était la
route ordinairement suivie pour aller en ce pays. Aussi est-ce celle qu'il
trace à son livre, lorsqu'il l'envoie de Gaule en Italie, au livre IV de la Vie de saint Martin, vers 640 et suivants :
« S'il t'est permis
de passer les fleuves des barbares, de franchir sans obstacle le Rhin et le
Danube, tu te dirigeras vers Augusta, qu'arrosent le Vindon et le Lech. Si tu
peux continuer ta route, si les Bavarois ne s'y opposent point, traverse le
pays des Breunes, engage-toi dans les Alpes, en suivant la vallée dans laquelle
l'Inn roule ses eaux rapides. Visite ensuite le sanctuaire du bienheureux
Valentin,[14] et gagne les campagnes de la Norique où coule
le Byrrus. La route coupe ensuite la Drave, à l'endroit où la montagne
s'abaisse doucement ; là s'élève Agunte fièrement assise sur la hauteur. De là,
hâte-toi d'atteindre la contrée où l'Alpe Julienne s'étend au loin, monte dans
les airs et va toucher les nues. Tu sortiras de la montagne par le Forum de
Jules,[15] par les rochers qui portent le château
d'Osope, à l'endroit où Reunia s'élève au-dessus des eaux du Tagliamento qui
baignent ses murs. Tu traverseras ensuite les bois et les plaines des
Vénètes... Si, par hasard, tu vas à Aquilée, si tu le glisses jusqu'aux lieux
où s'élève ma chère Trévise, si tu traverses Cénéta et Duplavilis où j'ai tant
d'amis, si la route de Padoue t'est ouverte... gagne ensuite plus doucement
l'aimable ville de Ravenne. »
37. Pendant ce voyage
où il avait à traverser le plus souvent des contrées sauvages et inhabitées,
Fortunat se consolait en faisant des vers, en demandant à la poésie d'adoucir
et de charmer son ennui. C'est ce qu'il dit lui-même dans sa lettre à Grégoire de
Tours, livre I, pièce I :
« Pendant ce long voyage à travers des pays barbares, fatigué de la marche
quand je n'étais pas alourdi par le vin, sous un froid glacial, inspiré par une
muse tantôt gelée, tantôt trop échauffée, nouvel Orphée, je chantais aux échos
des bois et les bois me renvoyaient mes chants. » Souvent aussi accueilli
hospitalièrement par les barbares et rustiques habitants des contrées qu'il
traversait, il récitait ses vers au milieu de leurs festins, où « seule,
dit-il, la harpe bourdonnante répétait trop souvent des chansons sauvages. »
C'est pour cela, selon lui, que quelques-unes de ses poésies n'ont pas toute
l'élégance désirable, qu'elles ne sont pas assez limées et polies : « Ai-je pu
faire, dit-il, œuvre d'artiste dans ces orgies où il faut déraisonner comme les
autres, si l'on ne vent paraître insensé, à l'issue desquelles on est heureux
de reprendre le droit de vivre, après n'avoir fait que boire? »
38. Dans le cours
même de ce voyage à travers la Germanie et la Gaule, il lui fut facile de se
lier avec les hommes les plus nobles, les plus distingués par leurs vertus et
par leur rang, et de gagner leur affection, non seulement par la pureté de sa
vie, la douceur de ses mœurs, mais aussi par son talent et sa réputation
littéraire, et surtout par ce charme particulier de la poésie, qui de tout
temps a valu même à des voyageurs, à des inconnus, un accueil sympathique en
pays étranger. Ce qui est certain, c'est que l'on rencontre à chaque instant
dans ses vers les noms de personnages qui semblent lui avoir donné
l'hospitalité lors de son passage en Germanie, l'avoir jugé digne de leur
amitié, et lui avoir rendu toutes sortes de bons offices. Les plus connus sont
Lupus et Gogon, qui tenaient le premier rang à la cour du roi d'Austrasie, Magnulfe,
frère de Lupus, le préfet Jovin, le duc Godegisille, d'autres encore. Il nous
apprend lui-même qu'il les a vus en Germanie, et qu'il a même demeuré chez eux.
Ainsi il écrit à Lupus, livre VII, pièce VIII :
« Quand voyageur
étranger je vins en Germanie, vous étiez sénateur et destiné à prendre place
dans les conseils de la patrie. Toutes les fois que j'eus des entretiens avec
vous, je me crus sur un lit de roses à' l'odeur d'ambroisie. »
Et à Jovin, pièce XII du même livre :
« Je ne croyais pas,
lorsque nous nous vîmes en Germanie, que votre amitié ferait un pas en arrière.
»
39. Sigismond et
Alagisile, son frère, sont également de ceux qui ont été bons pour lui en
Germanie, ainsi qu'il nous le dit lui-même, et il n'hésite pas à les mettre sur
le même rang que ses parents, en reconnaissance de leur affection et de leurs
bienfaits. Voici ce qu'il leur écrit, livre VII, pièce XXI :
« Cette lettre
m'est bien douce; elle est signée de deux noms, le brillant Sigismond et
l'aimable Alagisile. Après l'Italie, c'est le Rhin qui m'envoie des parents.
Grâce à l'arrivée des deux frères, je ne serai plus un étranger. »
40. De ce qui
précède, il est facile de conclure que Fortunat a fait en Germanie et dans les
pays voisins un séjour de quelque durée, assez long pour lui permettre de
visiter les hommes illustres dont le nom revient souvent dans ses vers, de se
familiariser avec eux, de gagner leur amitié par de bons offices réitérés, et
aussi de voir et de parcourir tant de villes et de contrées dont on rencontre
la description exacte et détaillée dans ses poésie.
41. Plus tard, à son
arrivée en Gaule, il fut accueilli par un prince que nous avons déjà plusieurs
fois nommé, Sigebert, roi d'Austrasie, qui le traita de la manière la plus
généreuse et le combla de bienfaits ; tant à cause sans doute des lettres par
lesquelles des personnages d'un rang élevé, avec qui Fortunat s'était lié en
Germanie, le lui recommandaient dans les termes les plus flatteurs, que pour sa
grande réputation de talent et de savoir.
42. L'illustre
Jean-Joseph Liruti se demandant, non sans étonnement, comment Fortunat a pu
obtenir l'amitié de tant de rois et de grands personnages et gagner leur
affection, estime que sa naissance, sa noble origine, a dû contribuer à lui
ménager un accueil amical de la part des rois et des grands. Mais, pour dire à
mon tour mon sentiment sur ce point, j'ai beaucoup de peine à croire qu'un
homme né dans une bourgade obscure et inconnue, àDuplavilis, où était non seulement la maison et la
demeure de son père, mais le berceau même de sa race, comme il l'a lui-même
déclaré; qui d'ailleurs n'avait exercé aucune magistrature publique, et n'avait
jamais obtenu aucun honneur, aucune dignité éminente, ainsi que nous l'avons
montré plus haut; j'ai, dis-je, beaucoup de peine à croire qu'un tel homme ait
pu appartenir à une famille d'une noblesse assez illustre pour qu'elle fût
connue non seulement en Italie, mais en Germanie, et jusque dans les provinces
les plus reculées de la Gaule : d'autant plus que dans ces temps troublés où
les guerres et les séditions mettaient partout le désordre et la confusion, les
familles les plus nobles, lorsque leurs membres ne se distinguaient point par
leurs services à la guerre ou dans le gouvernement des États, pouvaient
facilement tomber dans l'obscurité et dans l'oubli. Aussi suis-je plus disposé
à me ranger à l'avis d'Hincmar, qui, dans la Préface de la Vie de saint Rémi, dit au sujet de Fortunat :
« Un grand nombre de personnages puissants et honorables de cette partie
de la Gaule et de la Belgique l'accueillaient en divers lieux, par
considération pour ses vertus et pour son savoir. »
43. Comme Sigebert,
plus qu'aucun autre, lui prodigua les marques de sa libéralité et de sa bonté,
comme nous avons eu souvent à parler de ce prince, comme nous en parlerons
encore, il n'est pas hors de propos de dire ici quelques mois de lui, de son
règne, de sa naissance et de sa famille.
Sigebert était fils
de Clotaire Ier, roi des Francs, le prince le plus puissant de son
temps. Clotaire était monté sur le trône à la mort de Clovis, son père, dont le
royaume avait été partagé en parties égales entre ses trois frères et lui ;
après la mort de ses frères, il avait réuni sous son sceptre tout l'empire des
Francs, par droit d'héritage ou par la force des armes. Clotaire en mourant
laissa, lui aussi, quatre fils, Charibert, Gontran, Chilpéric et Sigebert, qui
se partagèrent son royaume au sort. Sigebert eut pour son lot, d'après les
expressions mêmes dont se sert Grégoire de Tours (Histoire des Francs, livre IV, en. 22) « le royaume de Thierry (frère de
Clotaire), avec Reims pour résidence », les États des rois d'Austrasie, qui
résidaient à Reims, s'étendaient fort loin, jusqu'en Allemagne. Voyez, sur ce
sujet, Fortunat, livre VI, pièce I, et les notes de Ruinart au chap. 11 du livre IV de l'Histoire
des Francs de Grégoire de
Tours.
44. Cependant
Sigebert, voyant que les rois ses frères avaient épousé des femmes d'une
condition basse et servile, au mépris de ce qu'ils devaient a leur naissance et
à leur rang, prit une résolution plus digne d'un roi et décida de choisir une
épouse de sang royal: Il envoya donc en Espagne des ambassadeurs chargés de demander
pour lui la main de Brunehaut, fille du roi d'Espagne Athanagilde, princesse
aussi belle que vertueuse, active, sensée et toute gracieuse dans son langage.
Sa demande ayant été accueillie, le mariage fut célébré avec une pompe et une
magnificence royale, au milieu des transports de joie et des félicitations de
tout le royaume.[16]Fortunat composa pour ce mariage un
épithalame dont nous avons parlé plus haut, au n° 34 ; dans une lettre à Gogon,[17] il fait allusion en ces termes à ces
événements encore récents :
« Il n'y a pas
longtemps qu'à travers les mille dangers d'un voyage par terre, vous avez
ramené à cet excellent prince l'objet de ses plus chers désirs. »
45. Chilpéric, frère
de Sigebert, voulut suivre cet exemple et envoya à son tour en Espagne demander
la main de Gélésuinthe, sœur de Brunehaut, il l'épousa environ un an après le
mariage de Sigebert et de Brunehaut, après avoir renvoyé sa concubine
Frédégonde, femme de basse extraction et de condition servile. Peu de temps
après, comme Gélésuinthe, offensée du manque de foi de son mari, se préparait à
retourner en Espagne, Chilpéric la fit tuer dans son lit; quelques jours plus
tard il reprit Frédégonde, qui, dans la suite, fit traîtreusement assassiner et
Sigebert et Chilpéric lui-même. Fortunat vit Gélésuinthe à son passage à
Poitiers, où il était lui-même arrivé depuis peu, et la mort si cruelle de
cette princesse lui a inspiré un chant funèbre que l'on peut lire au livre VI,
pièce V.
46. Pour revenir à
notre sujet dont nous nous sommes un moment écartés, Sigebert, le roi le plus
illustre et le plus sage de ce temps, dont les vertus ont été célébrées en
maint endroit par Fortunat, par Grégoire de Tours, par d'autres encore, fit à
Fortunat l'accueil le plus honorable, à son arrivée en Gaule, et chargea le
comte Sigoalde d'être son compagnon et son guide dans les voyages qu'il avait à
faire a travers la Gaule, de ne pas le quitter et de lui donner assistance et
protection, qu'il allât à Tours ou qu'il visitât d'autres villes et d'autres
provinces de la Gaule. C'est Fortunat lui-même qui nous l'apprend dans une
lettre adressée à Sigoalde, livre X, pièce XVI :
« Quand je quittai
les frontières de l'Italie pour venir en ces royaumes, Sigebert vous constitua
mon guide, afin que je continuasse mon voyage avec plus de sûreté en votre
compagnie, et que partout j'eusse un cheval prêt et les vivres de même. Vous
avez rempli votre mission, etc. »
47. Il y a lieu de
croire qu'aussitôt que Sigebert le laissa partir, il se rendit à Tours, afin de
se prosterner devant le tombeau de saint Martin, d'honorer les cendres du saint
qui lui avait accordé une si grande grâce à Ravenne et à cause duquel il était
venu en Gaule, et d'accomplir ainsi son vœu. L'église de Tours avait alors pour
évêque Euphronius,[18] neveu de saint Grégoire évêque de Langres,
personnage de très noble race et d'une grande réputation de sainteté ; il
montra dans la suite à Fortunat une bienveillance toute particulière et fut lié
avec lui d'une amitié très étroite, comme le prouvent les lettres que lui a
adressées le poète, livre III, pièces I et II. Nous devons donc penser que
Fortunat le vit à cette époque et jeta alors les premiers fondements d'une
amitié qui, entretenue et accrue dans la suite par de bons offices réciproques,
devint si forte que Fortunat le considérait comme son père.
48. Parti de Tours
pour continuer son voyage, il vint à Poitiers et établit dans cette ville son
domicile et sa résidence. C'est ce que nous apprennent et le témoignage de Paul
Diacre, et celui de Fortunat lui-même, qui dit au livre VIII, pièce I :
« Moi Fortunat, je
vous salue humblement. La Gaule garde dans son sein un enfant de l'Italie; il
demeure à Poitiers où jadis est né saint Hilaire que connaît le monde entier. »
Bien plus, il obtint
dans la suite d'entrer, bien qu'étranger, dans le clergé de cette ville, et de
recevoir les ordres; ce qui est assurément une grande preuve de sa vertu, de la
pureté et de l'innocence de sa vie. En quelle année devint-il prêtre de
l'église de Poitiers, c'est ce qu'il est assez difficile de dire d'une façon
précise. Lorsque Paul Diacre écrit que « à la fin il fut dans cette ville
ordonné d'abord prêtre, puis évêque », il semble faire entendre qu'il reçut les
ordres dans les dernières années de sa vie. Mais Grégoire de Tours lui donnant
en maint endroit de ses livres le titre de prêtre, je crois qu'il faut écarter
cette opinion. En effet, au livre I, chap. 13 des Miracles de saint Martin, il l'appelle formellement
« son compagnon d'esclavage, le prêtre Fortunat ». Or Grégoire de Tours
avait écrit son livre des Miracles
de saint Martin, avant que
Fortunat ne composât son poème en quatre chants sur la Vie de saint Martin : en effet, dans la lettre qui est
en tête de ce poème, Fortunat prie Grégoire, « puisqu'il lui a ordonné de
mettre en vers l'ouvrage qu'il a lui-même composé sur les vertus de saint
Martin », de vouloir bien le lui faire parvenir, afin qu'il le fasse entrer
dans son poème. Mais, d'autre part, Fortunat écrivit son poème sur la Vie de saint Martin du vivant de saint Germain, évêque
de Paris, qui mourut en 576 : d'où il résulte qu'à cette date Fortunat était
déjà prêtre. Bien plus, pour dire toute ma pensée, je crois que Fortunat était
déjà entré dans les ordres quand il quitta l'Italie ; et, ce qui me le fait
croire, c'est que son contemporain Grégoire de Tours l'appelle en plusieurs
passages « prêtre italien »; c'est ce titre qui lui est donné en tête de ses
œuvres.
49. Il est beaucoup
plus difficile de déterminer à quelle époque il a reçu l'hospitalité d'Agricola
ou Agrœ-cala, évêque de Chalon-sur-Saône, ou plus probablement de Nevers, comme
nous l'avons dit dans une note à la pièceXIX du livre III des œuvres de Fortunat.
Dans cette pièce, adressée à Agricola, le poète déclare, non seulement qu'il a
vécu arec lui, mais qu'il a été instruit, formé, nourri par son excellent père
:
« Votre père,
dit-il, ne m'a pas jugé indigne de ses soins : daignez continuer son œuvre et
cultiver à votre tour la terre qu'il a labourée de ses mains. Votre père, dont
l'univers entier se rappellera toujours la bonté, m'a aimé comme il vous aima
vous-même. J'ai trouvé chez lui la tendresse d'un père, les soins d'une
nourrice, les leçons d'un maître: il m'a chéri, il a cultivé mon esprit, a
guidé mes pas dans la vie et formé mon cœur. C'est lui qui, après avoir labouré
le champ avec un zèle affectueux, y a semé le grain. Cette semence, faites-la
fructifier pour moi. »
Je croirais donc que
Fortunat a été l'hôte d'Agricola avant de se consacrer entièrement à Radegonde,
dont il sera question plus loin, et aux affaires de Radegonde ; il ne semble
pas, en effet, qu'à partir de cette époque il se soit jamais éloigné d'elle.
50. Les biographes
ont coutume de se demander ici pour quelle raison, après avoir accompli à Tours
le vœu qui avait été le principal objet de son voyage en Gaule, Fortunat resta
en Gaule et ne retourna pas près des siens, Brower (Vie de Fortunat, ch. 2), attribue la prolongation
de son séjour à l'étranger aux guerres et aux désordres dont l'Italie eut à
souffrir précisément à cette époque, par suite de l'invasion lombarde. Alors,
en effet, Trévise, patrie de Fortunat et les contrées voisines, situées à la
porte même et sous la main de la Germanie, furent particulièrement exposées aux
incursions et aux brutalités de l'ennemi. Tant que durèrent ces désordres,
Fortunat crut devoir rester en Gaule et y attendre que le rétablissement de la
paix et de la tranquillité en Italie lui permit de regagner sans danger sa
terre natale et la maison paternelle. Mais ce ne fut pas sans regret qu'il
prolongea son séjour en Gaule, et je ne crois pas qu'il ait jamais, au fond de
son cœur, préféré un pays étranger à sa patrie et à sa famille. Voici, par exemple,
ce qu'il dit dans une lettre à Lupus, livre VII, pièce IX :
« Depuis tantôt neuf
ans, si je ne me trompe, qu'exilé d'Italie, j'erre dans ces régions voisines de
l'Océan, je n'ai reçu pendant tout ce temps-là aucune lettre, non pas même un
trait d'écriture de mes parents, pour me consoler de notre séparation. »
Il se plaint d'une
façon plus touchante encore d'être loin de sa patrie, dans la pièce VIII du livre VI, quand il dit:
« J'erre à
l'aventure, exilé de mon pays, et plus triste que l'étranger qui fait naufrage
dans les eaux d'Apollonie. »
51. Il ne faut pas
oublier non plus une raison d'un autre ordre qui explique qu'il soit resté en
Gaule, et qu'il ne soit pas retourné auprès des siens. C'est lui-même qui nous
la fait connaître dans la première pièce du livre VIII :
« Je voulais visiter
saint Martin, et je cédai au vœu de Radegonde, née sous le ciel sacré de la
Thuringe. » Ce qui signifie que, venu en Gaule dans l'intention de visiter le
tombeau de saint Martin et de satisfaire sa dévotion à ce saint, il y fut
retenu par les prières et les vœux de la pieuse Radegonde qui l'empêcha de
retourner en Italie, et que c'est ainsi qu'il passa le reste de sa vie en
Gaule.
52. Puisque je viens
de nommer Radegonde, à l'influence de laquelle il faut surtout attribuer la
prolongation du séjour de Fortunat en Gaule, et qui ne cessa de l'entourer
d'égards, de lui prodiguer les témoignages de sa libéralité et de son
affection, il ne sera pas hors de propos de dire quelques mots de la naissance
de cette princesse, de sa fortune, de sa vertu poussée jusqu'à la sainteté : je
m'attacherai aux détails les plus propres à répandre la lumière sur la vie de
Fortunat et sur la plupart de ses poésies.
Radegonde était fille
de Berthaire, roi de Thuringe. Berthaire étant tombé sous les coups de son
frère Her-ménéfroid,[19] Radegonde, encore enfant, resta, après la
mort de son père, sous la tutelle de son oncle. Plus tard, Herménéfroid fut
vaincu et renversé à son tour par les rois des Francs Clotaire et Thierry, et
Radegonde fut amenée en Gaule comme prisonnière. Thierry et Clotaire se
disputèrent sa main; l'avantage resta à Clotaire qui l'épousa aussitôt qu'elle
fut en âge d'être mariée, après l'avoir fait garder et instruire dans un de ses
domaines.[20] Mais cette union royale et les délices d'une
cour puissante n'affaiblirent en aucune manière le zèle pour la piété et la
religion qui avait éclaté en elle dès son jeune âge, alors qu'elle avait
coutume de balayer de ses mains le bus des autels et de conduire des chœurs
d'enfants chantant les louanges de Dieu ; sa piété en devint au contraire plus
ardente, ce qui faisait dire parfois à Clotaire : « C'est une nonne que j'ai
épousée, ce n'est pas une reine. » Aussi la traitait-il quelquefois avec
rudesse. Enfin son frère fut mis à mort injustement par l'ordre du roi trompé
par les mensonges et les perfidies de quelques courtisans. Saisissant cette
occasion, elle résolut de se séparer du roi et d'embrasser la vie monastique, à
laquelle elle aspirait de tous ses vœux. Envoyée par Clotaire près de saint
Médard, évêque de Noyon, à peine fut-elle en sa présence qu'elle se mit à le
supplier de lui donner l'habit religieux et de la consacrer au Seigneur. Il s'y
refusa d'abord, dans la crainte d'encourir la colère du roi; mais il finit par céder
à ses prières et mit sur sa tête le voile des religieuses. Elle quitta ensuite
Noyon et se rendit d'abord à la basilique de Saint-Martin de Tours ; de là elle
gagna le domaine de Suèdes, près de Poitiers, et y construisit un monastère, où
elle vécut jusqu'à son dernier jour dans une parfaite sainteté, ainsi que le
dit Grégoire de Tours, Histoire
des Francs, livre III, ch. 7
: « Ayant pris l'habit religieux, elle bâtît un monastère aux portes de la
ville de Poitiers ; ses prières, ses jeûnes, ses veilles, ses aumônes lui
attirèrent l'admiration et la vénération des peuples. »
53. Elle éleva à la
dignité d'abbesse de ce monastère de Poitiers une jeune fille d'une piété et
d'une vertu rares, Agnès, qu'elle avait eue autrefois à son service, et qu'elle
avait depuis son enfance soignée et instruite comme sa propre fille, pour
employer les expressions dont elle s'est elle-même servie, « et elle se mit
sous son autorité pour lui obéir, après Dieu, avec une soumission absolue. »
C'est ainsi qu'elle s'exprime elle-même dans Grégoire de Tours,Histoire des
Francs, livre. IX, ch. 42, et
c'est ce qui a inspiré à Fortunat ce passage de la pièce I du livre VIII :
« Elle a échangé ses
habits de reine contre les vêtements blancs de religieuse; elle porte la robe
la plus sordide, celle des servantes, et elle l'aime. Jadis on la voyait portée
sur un char superbe ; maintenant, par obéissance à la règle, elle va à pied
dans la boue. Celle dont les mains étaient chargées de bagues ornées
d'émeraudes est pauvre, et est la servante attentive de ses servantes. A la
cour, elle commandait, ici elle obéit. On l'aimait quand elle était maîtresse;
aujourd'hui qu'elle est servante, on l'aime encore. »
Il dit encore à
Agnès, pièce III du
même livre :
« Cette mère pieuse
vous désigna et vous choisit pour être son associée dans le gouvernement de son
illustre communauté. Cela fait assez voir qu'elle vous a voulue pour mère, vous
qui n'êtes que sa fille, que celle qu'elle éleva sur ses genoux comme son enfant
de prédilection commande à sa place, et qu'après vous avoir dirigée de sa
baguette maniée avec douceur, elle aime mieux être dès à présent sous votre
autorité. »
54. Grâce à son rang,
à sa naissance royale. Radegonde put enrichir son monastère de Poitiers de dons
du plus grand prix; les plus précieux sont ceux qu'elle obtint vers l'an 569 de
l'empereur Justin, auquel elle avait envoyé une ambassade, aidée en cela par le
concours et le crédit de Sigebert. « Ses vœux furent comblés, dit Baudonivia(Vie
de sainte Radegonde, 8), et
elle put se glorifier d'avoir près d'elle, dans le lieu qu'elle habitait, le
bois bienheureux de la croix du Seigneur, orné d'or et de pierreries, ainsi que
de nombreuses reliques des saints, que gardait l'Orient. Sur la demande de
cette sainte reine, l'empereur lui envoya des ambassadeurs avec les Evangiles
ornés d'or et de pierreries. »
55. Ce fut pour Fortunat l'occasion de
composer plusieurs hymnes et d'autres poésies en l'honneur de la sainte croix;
la plus célèbre est celle qui commence par les mots Vexilla regis prodeunt, et que l'Église elle-même a depuis longtemps
adoptée. Il écrivit de plus un long poème, dans lequel, au nom de Radegonde, il
remercie Justin et l'impératrice Sophie de lui avoir envoyé des présents
inestimables, qui sont, dit-il, pour l'Occident tout entier, un ornement, une
brillante parure.
56. Quant à la nature
et à la force des liens que la piété, la bienveillance, l'affection avaient
formés entre Fortunat, Radegonde et Agnès, sans aucun mélange, sans aucun
danger de passion profane, nous en pouvons juger par le témoignage de Fortunat
lui-même, qui écrit à Agnès, livre XI, pièce VI :
« Vous qui êtes
ma mère par votre dignité et ma sœur par le privilège de l'amitié, à qui je
rends hommage en y faisant concourir mon cœur, ma foi et ma piété, que j'aime
d'une affection céleste, toute spirituelle et sans la criminelle complicité de
la chair et des sens, j'atteste le Christ, ses apôtres Pierre et Paul, sainte
Marie et ses pieuses compagnes, que je ne vous ai jamais regardée d'un autre
mil et avec d'autres sentiments que si vous fussiez née ma sœur Titiana, que
notre mère Radegonde nous eût portés l'un et l'autre, dans ses chastes
lianes. »
57. Pour l'affection
particulière qu'il avait vouée à Radegonde, il l'a fait connaître dans ces vers
de la pièce II du
livre XI, où, à l'occasion d'une des réclusions qu'elle s'imposait, comme nous
le dirons plus loin, il lui écrit combien elle lui manque :
« Où se cache sans
moi ma lumière? Pourquoi se dérobe-t-elle à mes yeux et persiste-t-elle à
rester invisible ? Je regarde le ciel, la terre et l'eau ; tout cela m'est peu
de chose, si je ne vous vois pas. Quoique le ciel
soit serein et pur, si vous ne vous montrez, le jour est pour moi sans soleil.
»
58. La munificence,
la libéralité de Radegonde et d'Agnès à son égard sont maintes fois célébrées
dans les vers qu'il leur adresse pour lès remercier de petits présents qu'elles
lui ont envoyés : le passage suivant de lu pièceIX du livre XI,
à Agnès, montre combien ces envois étaient fréquents:
« Un seul de vos
porteurs n'eût pas suffi pour tant de mets ; à aller et venir les jambes leur
manquaient... Je ne rapporte pas chaque chose en détail, car j'ai été vaincu
par vos largesses. »
Plus d'une fois il
rapporte qu'elles l'ont invité à souper, et qu'elles lui ont fait faire une
chère délicate. Dans la pièce XI du
livre XI, par exemple, il décrit un repas préparé pour lui par Agnès, et dans
lequel les fleurs et les feuillages semés à profusion faisaient de la salle à
manger un jardin verdoyant. Ces détails montrent bien de quels soins attentifs
et empressés elles aimaient toutes deux à le combler.
59. Cette affection
réciproque, ces relations si intimes entre Fortunat et ces pieuses femmes nous
invitent à chercher de quel office, de quel emploi il était chargé auprès
d'elles. Mais il faut faire d'abord quelques remarques. Tout d'abord Radegonde
fut toujours portée à témoigner des égards exceptionnels, à prêter une
attention infatigable à ceux dont les enseignements pouvaient diriger sa piété,
éclairer sa religion. « Si quelqu'un de ceux en qui elle voyait les serviteurs
de Dieu venait à elle, de lui-même, ou à son appel, dit Fortunat,[21] elle en montrait une joie céleste... Le jour
suivant, laissant le soin de la maison à des personnes de confiance, elle
n'avait plus d'autre occupation que de recueillir les paroles de l'homme de
Dieu, elle passait des journées entières à s'instruire des règles du salut et
des moyens de mériter la vie céleste. » Et Fortunat parle du temps où Radegonde
vivait encore à la cour de son mari.
60. En outre, les
religieuses du monastère de Poitiers avaient un grand nombre d'affaires à
conduire, dont les unes se rapportaient à leurs intérêts et a leurs devoirs
prives, les autres a la fortune et à la discipline du monastère tout entier.
Elles avaient besoin de pouvoir compter, pour la défense de ces intérêts
divers, sur la vigilance et le dévouement d'une personne habitant hors de
l'enceinte du monastère: Ainsi, pour donner un ou deux exemples, on trouve dans
Grégoire de Tours, livre IX, ch. 42 de l'Histoire des Francs, la copie d'une lettre adressée par
Radegonde aux évêques de la Gaule, afin d'obtenir leur protection et l'appui de
leur autorité contre ceux qui voudraient porter atteinte aux droits du
monastère de Poitiers ou s'emparer de ses biens. Au chapitre 39, on lit un
rescrit des évêques à Radegonde frappant d'anathème les religieuses qui
voudraient sortir du monastère et se marier. Ces affaires et d'autres du même
genre, pour lesquelles il fallait fréquemment entrer en relations avec les
évêques, avec les rois, avec d'autres grands personnages, ou qu'il fallait
régler par leur entremise, réclamaient la direction et les soins d'un
négociateur avisé et habile.
61. Les choses étant
ainsi, je crois pouvoir affirmer tout d'abord que Fortunat fut pour Radegonde
et pour Agnès un directeur et un conseiller, au jugement et aux avis duquel
elles s'en rapportaient aussi bien pour leurs affaires personnelles que pour le
maintien de la discipline du monastère. Ce rôle paraît s'accorder d'une part
avec l'étroite intimité qui les unissait tous les trois, ainsi que nous l'avons
montré plus haut, et d'autre part avec la piété, la science, la prudence de
Fortunat; et je ne suis pas loin de croire que c'est là l'emploi que Radegonde
souhaitait de lui voir prendre, quand « il céda, comme il dit, à ses vœux, et
renonça à retourner auprès des siens en Italie. » Plusieurs passages des
œuvres de Fortunat sont de nature à confirmer cette opinion. Ainsi, dans la
pièce IV du livre XI,
il engage Radegonde à boire du vin pour fortifier et pour remettre son estomac,
et il allègue l'exemple et l'autorité de l'apôtre qui donna à Timothée le même
conseil. Dans la pièce VII du
même livre, écrivant à Agnès, il la prie de rendre à Radegonde les devoirs, les
services, dont son absence ne lui permet pas de s'acquitter lui-même. Dans la
pièce suivante, il remercie Agnès d'avoir, à sa prière, donné un repas aux
religieuses, et il exprime en terminant le vœu qu'Agnès et Radegonde vivent de
longues années encore, et que leur frein, c'est-à-dire leur autorité,
maintienne longtemps encore florissante et prospère la règle et la discipline
du monastère de Poitiers. Enfin, dans une lettre écrite à Grégoire de Tours
(livre VIII, pièce XII), à l'occasion des discordes et des
scandales qui avaient éclaté dans le monastère de Poitiers après la mort de
sainte Radegonde, Fortunat lui recommande en ces termes la cause de l'abbesse :
« Rappelez-vous la recommandation que vous fit Radegonde, ma sainte
maîtresse, votre fille et déjà même votre mère, pour assurer la conservation de
sa communauté, de sa personne et de toute sa règle: comme elle vous en pria par
ses paroles, et vous en adjura par ses entrailles. Ordonnez donc que, sans
désemparer, et de manière à ce que celui qui voit tout vous le rende un jour de
la rétribution éternelle, on vienne nu secours de celles qui en ont un si grand
besoin. » Ces paroles font bien voir quelle situation il avait auprès de
Radegonde et d'Agnès, et quels services il leur rendait.
62. Les voyages si
fréquents que nous savons que Fortunat fit en Gaule et en Germanie, nous
donnent encore lieu de penser qu'il se chargeait de régler une foule d'affaires
intéressant le monastère de Poitiers. Ainsi, dans les pièces 25 et 26 du livre
XI, il raconte à Agnès et à Radegonde deux voyages qu'il a faits : dans l'un,
il avait été longtemps ballotté par la tempête, et sa vie même avait été en
péril ; dans l'autre, il dit qu'il a supporté les rigueurs d'un hiver très
froid, pendant lequel la neige et la glace couvraient tout le pays. Il laisse
entendre d'ailleurs qu'il a des choses à leur dire, dont il leur fera part de
vive voix, et qu'il ne peut confier à une lettre : « Je renferme en moi,
dit-il, des murmures qui en sortiront plus tard tous ensemble. »
Au livre VI, pièce VIII,
il raconte qu'à son arrivée à Metz, un cuisinier du roi lui a enlevé son
bateau, mais qu'à Nauriac le roi Sigebert l'a accueilli avec beaucoup de bonté,
et que les ministres du roi, Pappulus et Gogon, lui ont procuré, avec une
nouvelle embarcation, tout ce dont il avait besoin pour continuer sa route.
Ailleurs, livre X, pièceIX, il
décrit un autre voyage qu'il a fait sur les bords du Rhin et de la Moselle :
ayant rencontré la famille royale, c'est-à-dire Childebert et sa mère
Brunehaut, il a été retenu par le prince et sa mère, qui lui ont fait l'accueil
le plus flatteur, et il les a accompagnés dans la suite de leur voyage, qui
s'accomplissait avec une pompe et une magnificence toute royale. Il y a lieu de
penser que si Fortunat a visité tant de pays divers, ce fut moins pour son
plaisir ou pour ses affaires personnelles, que pour contenter et pour servir
les pieuses femmes auxquelles il s'était consacré tout entier.
63. En tout cas, ces
voyages, quel que fût le motif qui les lui faisait entreprendre, lui ont fourni
l'occasion de voir et de connaître les évêques les plus célèbres de la Gaule et
de la Germanie et de se lier avec eux de l'amitié la plus étroite, comme le
montrent de nombreux passages de ses œuvres. Et pour citer quelques-uns de ceux
dont l'amitié, le commerce intime peut être considéré comme une recommandation
pour Fortunat, comme un sûr garant de son innocence et de sa vertu, saint
Germain, archevêque de Paris, lui a témoigné beaucoup de bienveillance et
d'affection. C'est ce que prouve, entre bien d'autres, la pièce II du livre VIII. Fortunat voulait
partir, et Radegonde le retenait; voici ce qu'il écrivait à ce propos :
« Germain, mon
père, la lumière du monde, m'appelle là-bas, ma mère me retient ici, Germain
m'appelle là-bas. Chers à moi l'un et l'autre, ils insistent sur l'engagement
que j'ai pris envers eux ; ils sont remplis de l'amour de Dieu et chers à moi
l'un et l'autre. »
Ce fut saint Germain
qui consacra Agnès comme abbesse du monastère de Poitiers, ainsi que le prouve
le témoignage de Radegonde dans Grégoire de Tours, livre IX, ch. 42. On
comprend que ce fait dut contribuer puissamment à établir entre Fortunat et lui
des rapports d'amitié et de bienveillance.
64. Félix, évêque de
Nantes, personnage aussi distingué par sa naissance que par ses vertus, eut
également beaucoup d'affection pour Fortunat. On en trouve la preuve dans les
poésies et les lettres que Fortunat lui a adressées et que l'on peut lire au livre
III de ses œuvres, pièces IV, V et
suivantes. Léonce, évêque de Bordeaux, et l'ancienne épouse de Léonce,
Placidine, qui avait dans les veines du sang impérial et qui devait à sa rare
piété une renommée plus glorieuse encore que sa naissance, lui accordèrent l'un
et l'autre une place honorable dans leur estime et dans leur affection : il
suffit, pour s'en convaincre de lire les pièces XV,
XVI et XVII du livre Ier. Il y a de
plus, au livre IV, une pièce, la dixième, composée par le poète à l'occasion de
la mort de Léonce ; c'est un hommage éclatant à la noblesse de l'évêque de
Bordeaux, à sa vertu, à son zèle pour le bien de son troupeau, et aussi à
l'autorité, au crédit dont il jouissait auprès des rois.
65. Que dirai-je
d'Euphronius, évêque de Tours? de Nicet, évêque de Trêves, ou de Magnéric, son
successeur? Nous avons des lettres ou des poésies de Fortunat à chacun d'eux,
livre III, pièces I, II, III, XI, XII, et Appendix, pièceXXXIV.
Nous ne devons pas oublier saint Martin, évêque de Galice, qui détacha les
Suèves de Galice de leurs superstitions héréditaires, et les convertit au
christianisme. Fortunat lui a adressé une lettre pleine du regret le plus
affectueux, et une pièce de poésie dans laquelle il loue ses vertus et les
services qu'il a rendus à son troupeau. Ce sont les deux premiers numéros du
livre V.
66. Il faut ajouter à
ces noms celui d'Avitus, évêque de Clermont-Ferrand, à qui Grégoire de Tours (Vies des Pères, ch. 21 attribue le mérite d'avoir
éveillé et fait naître en lui l'amour de la religion. Avitus eut beaucoup
d'amitié pour Fortunat, comme semblait l'exiger l'affection qui les unissait
l'un et l'autre à Grégoire. Avitus ayant converti cinq cents Juifs au
christianisme, le jour de la Pentecôte, Fortunat, à la demande de Grégoire,
écrivit un long poème pour célébrer ce succès.[22]
67. Mais je ne veux
pas nommer l'un après l'autre tous les personnages qui ont comblé Fortunat des
témoignages de leur estime et de leur bienveillance. Je me contenterai de citer
encore un nom, qui me dispensera de rappeler les autres : c'est celui de
Grégoire, évêque de Tours, dont je parlais tout à l'heure, aussi connu pour sa
piété et son savoir que pour avoir occupé ce siège important. Quant à son
affection pour Fortunat et à l'étroite amitié qui les unissait, toutes les
lettres, toutes les poésies, que Fortunat lui a adressées, nous les font assez
connaître. Fortunat y montre les sentiments d'un fils et nous apprend que
Grégoire lui accordait en retour toute sa sollicitude et toute sa tendresse.
Comme il habitait loin de lui, il se consolait de ne pouvoir jouir de sa
présence aussi souvent qu'il l'aurait souhaité, en lui écrivant fréquemment.
C'est ce qu'il déclare lui-même dans la pièce XI du
livre V, où il dit à Grégoire :
« Je ne puis me
passer, vénérable et bien-aimé Grégoire, ou de vous voir de mes yeux ou
d'envoyer quelque lettre à votre recherche. Il m'est doux de contempler vos
traits, mais quand ce bonheur m'est refusé, je veux du moins vous entendre et
vous répondre de loin. »
68. C'est sur son
conseil que Fortunat écrivit ou publia un grand nombre de pièces, qui, sans ses
encouragements et ses instances amicales, n'auraient peut-être jamais vu le
jour el auraient été perdues pour la postérité. Et ce qui montre bien le cas
que faisait Grégoire des écrits de Fortunat, l'importance qu'il attachait à
leur publication, c'est que pour le décider à réunir et à donner au public ses
poésies et ses autres œuvres, il ne s'est pas contenté d'un simple conseil, il
est allé jusqu'aux prières et aux supplications les plus pressantes. C'est ce
que nous apprend le témoignage de Fortunat lui-même, qui écrit à Grégoire,
livre I, pièce I :
« Aussi, illustre pontife, Grégoire, digne successeur des apôtres, quand vous
me demandez avec une insistance si obligeante de publier pour vous quelques-uns
des faibles écrits échappés à ma plume inhabile, je m'étonne que ces bagatelles
aient tant de prix à vos yeux ». Et plus loin : « Puisque, malgré mon peu de
mérite et malgré mes refus, vous me pressez avec tant d'insistance, puisque
vous invoquez les divins mystères et les vertus éclatantes du bienheureux
Martin pour m'engager à me départir de ma modestie et à me produire en
public... » Au début de la pièce V du
livre V, il dit encore que c'est Grégoire qui l'a engagé à écrire : « Vous me
pressez, mon père, avec une singulière insistance, mais aussi avec votre bonté
ordinaire, vous me pressez de chanter sans voix, de courir malgré la lourdeur
de mes jambes et de mes vers. » Il s'exprime encore de la même façon dans la
pièce VI du livre IX.
69. Parmi les poésies
que publia alors Fortunat, un grand nombre sont adressées à Grégoire lui-même
et ont pour objet l'éloge de ses vertus. Il faut surtout remarquer la pièce III du livre V, adressée aux habitants de
Tours. Fortunat les félicite de la nomination de Grégoire au siège episcopal de
leur ville; il leur prédit toutes sortes de biens par suite de l'arrivée du
nouveau pontife et de sa présence au milieu d'eux.
70. Quant à la
munificence, à la libéralité de Grégoire à son égard, il en parle en maint
endroit de ces œuvres; pour n'en citer qu'un, il dit, au livre VIII, pièce XX,
que Grégoire lui avait prêté une terre pour fournir à sa nourriture et à ses
autres dépenses; il compare la munificence de l'évêque à la libéralité de saint
Martin qui donna la moitié de son manteau pour couvrir les membres nus d'un
pauvre :
« Vous
renouvelez, dit-il, les actes du généreux Martin; il habillait les pauvres;
vous les nourrissez. De même que Martin partagea son manteau, de même vous
partagez vos champs; il donnait des habits aux gens, vous leur donnez le
confort et l'aisance ». Dans la pièce XIX du
même livre, il décrit en ces termes le site de ce riant domaine :
« Vous m'offrez la jouissance
d'une campagne sur les bords minés par les flots inconstants de la Vienne, de
cette rivière d'où le batelier glissant sur les eaux, ses voiles gonflées,
contemple les champs cultivés, en chantant le chant des rameurs. »
71. Dans la pièce qui
précède celle-ci, où il rappelle sommairement les présents et les bienfaits
qu'il a reçus de Grégoire, il en indique en ces termes le nombre et
l'importance :
« Quand les
paroles couleraient de mes livres comme d'une source intarissable, quand elles
se précipiteraient avec l'impétuosité d'un torrent, lorsqu'il s'agit de vous
louer, ô Grégoire, lorsque ce serait encore trop peu de verser la poésie à
flots, la mienne semblerait une goutte d'eau. Un Virgile serait à peine capable
de célébrer dignement votre munificence. Qui pourrait dire tous les bienfaits
dont vous me comblez ? »
72. Est-il nécessaire
d'énumérer tous les autres Gaulois dont l'amitié et la protection furent
acquises à Fortunat? Je parle des rois et des grands : l'accueil qu'il trouva
en tout temps près d'eux, la bienveillance et l'affection qu'ils lui
accordèrent sont, a mon avis du moins, de puissants témoignages en faveur, je
ne dis pas seulement de son talent et de son savoir, mais encore de la pureté
de sa vie, et même de l'agrément et de l'attrait de son commerce. Nous avons
dit plus haut combien il fut aimé de Sigebert, roi d'Austrasie; au nom de
Sigebert il faut joindre ceux de ses frères Charibert, Gontran et Chilpéric, de
son fils Childebert, qui fut roi d'Austrasie après lui, des reines Brunehaut,
Gélésuinthe et Frédégonde, et de tous les membres de la famille de ces princes
: tous ces personnages ont fait cas de Fortunat et lui ont donné des marques de
leur estime, comme le prouvent les pièces si nombreuses que l'on rencontre à
chaque instant dans ses œuvres, et qui parlent d'eux ou leur sont adressées.
73. Enfin, outre
Gogon, Lupus, Magnulfe, Jovin et les autres que j'ai nommés plus haut, Fortunat
compta encore au nombre de ses meilleurs amis Mummolénus, personnage que sa
dignité et sa noblesse élevaient au premier rang parmi ses concitoyens. Le
poète fait de lui un très bel éloge au livre VII, pièce XIV;
au livre X, pièce II, est une lettre qu'il lui écrivit
pour le consoler de la mort de sa fille.[23]
Il faut citer aussi
Papulus, qui jouissait du plus grand crédit auprès de Sigebert, Bérulfe,
Condanus, Gondoaire, Boson, Galactorius, Chrodinus, Mummolus, d'autres encore,
aussi distingués par leur mérite que par leur rang, honorés de la faveur de
leurs princes, qui tous ont témoigné à Fortunat la plus grande bienveillance.
Et ce qui, à mon avis du moins, lui fait le plus d'honneur, c'est que, tandis
que la plupart de ceux que je viens de nommer subirent des changements de
fortune, que les uns conspirèrent contre les rois mêmes ou trahirent leur
cause, que d'autres, ayant donné prise à de graves soupçons, tombèrent dans la
disgrâce, perdirent leur dignité et leur rang, furent condamnés à l'exil ou à
la mort et eurent la plus triste fin, Fortunat est peut-être le seul que n'ait
jamais atteint aucune poursuite, aucun soupçon; jamais la chute d'aucun de ceux
avec qui il avait été le plus intimement lié n'altéra la faveur dont il
jouissait ; ce qui prouve que, dans ses relations amicales avec les plus grands
personnages, il sut éviter de se mêler d'affaires qui ne convenaient ni à son
caractère ni à sa profession, et que, étranger à tout esprit de parti, il
poursuivit sa tâche sans s'en laisser distraire, en ami de la paix et du repos.
74. Fortunat habita
un certain temps dans la partie de la Bretagne qui, voisine de l'Océan, est
baignée et entourée par les flots. Voici en effet ce qu'il écrit à Félix,
évêque de Nantes, livre III, pièce IV :
« Je dormais au bord
de la mer ; couché sur le rivage, je m'abandonnais depuis longtemps aux
langueurs d'un doux sommeil, quand tout à coup le flot de votre éloquence,
pareil à la vague qui se brise contre le roc, me couvrit comme d'une pluie
d'eau salée. »
Au même livre, pièce XXVI,
écrivant au diacre Ruccon, il s'exprime ainsi :
« Autour de moi
bouillonnent les flots soulevés de l'Océan, et vous, mon cher frère, vous êtes
à Paris. La Seine vous retient sur ses rivages, et moi je suis bloqué par la
mer de Bretagne. Malgré la distance qui nous sépare, une mutuelle affection
nous rapproche. Les ondes en fureur ne parviennent pas à me cacher votre
visage, le vent du nord à chasser votre nom de mon cœur. »
71. Tenons-nous
maintenant à savoir pour quelle raison il s'était retiré dans cette contrée et
sur ce rivage? S'il est permis, en pareille matière, de hasarder quelque
conjecture, je remarque d'abord qu'à cette époque les hommes les plus pieux
avaient l'habitude, une fois par an et surtout pendant le saint temps du
carême, de se retirer dans quelque endroit écarté, pour s'y livrer loin du
monde et dans la solitude à la prière et aux jeûnes. C'est ainsi que Grégoire
de Tours, au chapitre 15 des Vies
des Pères, raconte que saint
Senoch, de la fête de saint Martin à Noël, et quarante jours avant Pâques,
vivait enfermé dans une cellule. Un contemporain de Grégoire raconte de même
que Bérécond, évêque d'Amiens, se retirait dans la solitude pendant le saint
temps du carême, afin de se livrer tout entier à la méditation.
76. Or aucun séjour
ne convenait mieux à ces pieuses retraites que celui des îles, qui, baignées de
toutes parts par les flots, étaient peu accessibles. Aussi Grégoire de Tours,
livre VIII, chapitre 43 de l'Histoire des francs, dit-il que Palladius, évêque de
Saintes, « s'était, au temps de carême, retiré dans une île pour prier ».
Saint Marculfe, abbé de Nanteuil,[24] se réfugiait tous les ans dans une île, «
afin de s'y soumettre, pendant le saint temps du carême, à des macérations plus
rigoureuses que de coutume, et de pou voir, loin de la vue des hommes, se
livrer avec plus de liberté et plus de fruit à la pratique des veilles, des
prières et des jeûnes, » comme on lit dans la Vie de ce saint (Bénédict., Saec. I, 12, page 128). D'ailleurs, au
temps même de saint Ambroise, les îles servaient fréquemment de lieu de
retraite à ceux qui voulaient, par piété, s'éloigner du monde et se réfugier
dans quel que solitude ; c'est ce que nous apprend Ambroise lui- même (Hexaméron, III, ch. 5).
« Faut-il énumérer
ces îles dans lesquelles ceux qui fusent l'appât de la corruption du siècle et
qui se proposent de vivre saintement, se cachent aux regards du monde et se
dérobent aux pièges dont cette vie est semée? La mer est l'asile de la
tempérance, l'école de la pureté, le séjour de l'austérité ; elle est le port
de salut, la sûre retraite ouverte à ceux qui cherchent la paix, le dernier
refuge de la sobriété; elle donne à la piété des hommes de foi une ardeur plus
vive, à leur dévotion un nouvel élan ; le murmure des vagues qui viennent
doucement baigner ses rivages accompagne leurs chants, la voix des îlots
paisibles se mêle au chœur des fidèles et l'écho des îles répète les hymnes des
saints ».
77. Puisqu'il en est
ainsi, je suis porté à croire que Fortunat aussi avait l'habitude de se retirer
quelque fois, et peut-être pendant le saint temps du carême, dans quelque île
où, loin de la foule et du bruit, libre de toute affaire, il pouvait se livrer
sans distraction au jeûne et à la prière. Quant au fait de son séjour dans une
lie, on en trouve la preuve dans ce passage de la pièce XVII du livre I, adressée à
Placidine :
« Faites bon accueil,
je vous en conjure, à ces trop modestes présents, vous qui brillez sur cette
terre comme un présent sans prix. Celle-ci vous les envoie du sein des flots,
grâce à l'Océan, à ses eaux gonflées et murmurantes. »
78. Cependant il est
possible aussi que Fortunat ne soit allé à plusieurs reprises habiter les îles
ou le rivage de la mer, que pour y chercher la trace des saints qui avaient
vécu dans ces contrées, pour recueillir les souvenirs qu'ils y avaient laissés,
soit afin de trouver dans leur exemple un modèle et un stimulant pour sa piété,
soit aussi afin d'écrire leur vie. Ce qui prouve combien cette occupation lui
fut chère et familière, ce sont, avec les nombreuses biographies de saints dues
à sa plume, les vers de la pièce VIII du
livre II ou il s'exprime ainsi :
« Que d'autres
prennent plaisir aux louanges des hommes ; pour moi, j'aime à rappeler le
souvenir des justes. Deux raisons m'engagent à le tracer dans mes écrits les
œuvres de la piété, les victoires de la foi : l'une, c'est qu'il est bien de
louer dignement les grandes choses ; celui qui refuse ses éloges à la vertu se
rend complice du crime; l'autre, c'est que les hommes aiment la gloire, et que
celui qui lit le récit de ses belles actions brûle de faire mieux encore »
70. Le passage
suivant de la pièce XVII du
livre I, adressée à Placidine, me paraît confirmer pleinement l'opinion que je
viens d'exprimer :
« Lorsque je me
dirigeais en toute hâte vers ces îles que je voulais visiter, un flot furieux,
poussé par le vent du nord, m'empêcha d'y aborder. Mais votre bonne étoile me
protégeait ; elle m'a fait rencontrer sur le continent ce que j'allais chercher
à travers les eaux. »
Je crois que Fortunat
a voulu faire entendre, par ces derniers vers, que, s'étant embarqué pour aller
recueillir sur certains rivages de l'Océan les souvenirs de piété et de
sainteté qu'y avaient laissés de pieux personnages, il en avait été écarté par
la tempête, et que, porté par les flots au pays de Placidine, il avait trouvé
chez elle, dans sa vie pieusement ordonnée, les exemples édifiants qu'il allait
chercher bien loin, de l'autre côté de la mer.
80. P. Brower (et l'illustre Joseph
Liruti partage son sentiment) croit que Radegonde suivit Fortunat et qu'elle
séjourna en même temps que lui dans la même île, ou du moins dans une île
voisine. Ce qui le porte à le penser, c'est la lettre de Fortunat à Félix,
évêque de Nantes, où après avoir dit qu'il « dort au bord de la mer », notre
poète cite un passage d'une lettre que Félix lui avait écrite auparavant, et où
il lui disait « qu'il était le prisonnier de l'affection de Radegonde ».
81. Je ne peux cependant me
résoudre, sur cette seule preuve, à croire que Radegonde ait enfreint la Règle
qu'elle s'était elle-même imposée, qu'oubliant ses pieuses résolutions, elle
soit jamais sortie de son monastère pour aller vivre ailleurs. Elle suivait en
effet la Règle de saint Césaire, évêque d'Arles, et cette Règle, à l'article 1
de laRécapitulation, contient
cette disposition expresse : « Aucune de vous (c'est-à-dire aucune des
religieuses} ne pourra, jusqu'au jour de sa mort, obtenir la permission de
sortir du monastère, ni en sortir de son chef et sans permission. » D'autre
part, nous voyons à l'article 28 de la Vie
de Radegonde, par Baudonivia,
qu'elle avait elle-même établi « qu'aucune religieuse ne franchirait
vivante la porte du monastère ». Il y a plus encore : Radegonde elle-même, dans
une lettre aux évêques de la Gaule que l'on peut lire dans Grégoire de Tours, Histoire des Francs,livre IX,
ch. 42, fait appel à l'autorité des évêques contre les religieuses qui,
« contrairement à la Règle, ont, dit-elle, tenté de sortir d'ici »,
c'est-à-dire du monastère. Enfin, dans le poème sur la Ruine de la Thuringe, Fortunat lui fait dire, en
s'adressant à son cousin Hamaléfroid ; « Si je n'étais pas soumise à la sainte
clôture du monastère, où que tu sois, j'arriverais vers toi tout à coup. » Il
est donc tout à fait impossible de croire que Radegonde ait jamais quitté son
monastère pour suivre Fortunat, lorsqu'il alla visiter les rivages de la mer,
soit pour un motif de religion et de piété, soit pour une autre raison.
82. Au reste,
l'étroite amitié qui unissait Radegonde et Fortunat a fait conjecturer à Brower
que Fortunat lui-même avait embrassé la vie monastique, et qu'il suivait
peut-être, lui aussi, cette règle de saint Césaire, évêque d'Arles, que
Radegonde observait avec un zèle si admirable, d'après le témoignage de
Fortunat, pièce III du
livre VIII :
« Pénétrée d'une foi
féconde et pleine d'amour pour le Christ, Radegonde pratique scrupuleusement la
règle de Césaire. Elle recueille le miel qui découlait du cœur de ce pontife,
et boit à cette source sans se rassasier. »
83. Brower ajoute que
Fortunat, à l'exemple des anciens anachorètes, tissait des corbeilles d'osier;
il en adressa une, un jour, à Radegonde et à Agnès, avec cet envoi (livre XI,
pièce XIII) :
« Cette
corbeille a été tissée de mes mains, croyez-moi, chère mère et chère sœur ».
Une autre fois (même
livre, pièce XVII), il leur annonce en ces termes un
autre ouvrage de ses doigts :
« Ce gage de mon
amitié est l'œuvre de mes mains ; je souhaite qu'il vous agrée, à vous et à ma
maîtresse ».
Qui ne sait
d'ailleurs que l'une des principales obligations de la vie monastique était
celle de se livrer chaque jour à un travail manuel et de lisser des corbeilles
d'osier ou d'autres ustensiles de même sorte?
84. A ces conjectures
de Brower, je suis heureux d'ajouter une remarque que fait l'illustre Ruinart,
dans sa préface aux œuvres de Grégoire de Tours : « Dès le temps de Grégoire,
dit-il au n° 35, il y avait un rapport si étroit entre le monachisme et la
cléricature, qu'être moine ou être clerc c'était tout un. » Ce qui peut encore
confirmer la conjecture de Brower, c'est que, lorsque, au livre IV de la Vie de saint Martin, Fortunat dit que Paul, évêque
d'Aquilée, « voulut dans sa jeunesse le convertir, » il semble faire entendre
que, sinon dans sa jeunesse, du moins dans la suite, il se convertit en effet,
c'est-à-dire qu'il embrassa la vie monastique, comme nous l'avons expliqué
ci-dessus, au n° 13.
85. Ce qui est certain, c'est que
Radegonde, outre le monastère de femmes dont elle avait confié le gouvernement
à Agnès et où elle-même vivait, avait encore fondé à Tours un monastère
d'hommes. De plus, à Poitiers même, à la basilique de Sainte-Radegonde était
joint un autre monastère d'hommes, comme nous l'apprend Baudonivia, Vie de sainte Radegonde, 31. Fortunat peut fort bien être
allé jusqu'à s'y faire moine, soit pour suivre l'exemple et la leçon que lui
donnait Radegonde, soit par déférence pour ses conseils et ses exhortations ;
c'était pour lui le moyen d'être prêt à la servir au cas où elle attrait besoin
de ses avis ou de son aide, et de se rapprocher d'elle en soumettant sa vie aux
mêmes observances et à la même règle.
86. Quelques bons
offices que Fortunat ait prodigués à Agnès et à Radegonde, auxquelles son
dévouement et sa sollicitude semblent n'avoir jamais fait défaut, il ne servit
pas avec moins de zèle et de piété l'église de Poitiers, au clergé de laquelle
il avait été attaché, comme nous l'avons dit plus haut. Il fallut assurément
qu'il rendit à cette église des services éclatants pour être, bien qu'étranger,
élevé au siège episcopal.
87. Chose étrange, il
s'est trouvé quelques personnes pour nier qu'aucun Venantius Fortunatus ait
jamais été évêque, ou pour inventer on ne sait quel autre Fortunat, qui, à les
en croire, aurait seul rempli cette charge et qui n'aurait rien de commun avec
le nôtre. Leur principale raison, c'est que Grégoire de Tours, quand il vient à
parler de lui, ne lui donne jamais d'autre titre que celui de prêtre. Mais il y
a deux documents, tout à faits probants et tout à fait authentiques, qui ne
permettent point de douter que notre Fortunat ait été évêque, et évêque de
Poitiers. Premièrement, en effet, Baudonivia, religieuse du monastère de
Poitiers et contemporaine de Fortunat, parle de lui en ces termes dans le
préambule de la Vie de
sainte Radegonde : « Nous ne
recommençons pas la vie de cette bienheureuse, telle que l'a écrite un
successeur des apôtres, l'évêque Fortunat. » Or personne n'oserait soutenir que
la Vie de la bienheureuse Radegonde, que l'on place ordinairement en tête de
celle qu'a donnée Baudonivia, ne soit l'œuvre de notre Venantius Fortunatus. En
second lieu, Paul Diacre, au chap. 13 du livre II de l'Histoire des
Lombards, dit au sujet de
Fortunat : « Enfin il fut fait d'abord prêtre, puis évêque, dans la même
ville (la ville de Poitiers) ». Et Paul Diacre amené en Gaule par Charlemagne
après la destruction du royaume fondé par les Lombards en Italie, étant allé
jusqu'à Poitiers où il visita le tombeau de Fortunat, avait pu consulter sur ce
point les documents les plus sûrs.
88. Si Grégoire de
Tours ne donne jamais à Fortunat d'autre titre que celui de prêtre, ce n'est
pas là une difficulté : Fortunat, en effet, comme nous le dirons plus loin, ne
devint évêque de Poitiers qu'à la fin de sa vie, à une époque où non seulement
Grégoire avait déjà donné ses livres au public, mais où même il était mort,
ainsi que nous le ferons voir quand le moment en sera venu. C'est pour cette
raison aussi qu'en tête de ses œuvres dédiées à Grégoire de Tours, Fortunat ne
prend que la qualité de Prêtre
italien et non celle d'Evêque
de Poitiers.
89. En quelle année
Fortunat fut-il élevé au siège de Poitiers? Il est difficile de le dire avec
précision. A la mort de Radegonde, arrivée en 587 d'après le témoignage de
Grégoire de Tours (Histoire
des Francs, livre IX, ch. 2),
l'église de Poitiers était encore gouvernée par Maurovée ; c'est ce dont
témoigne Grégoire lui-même, qui déclare, au chap. 106 de la Gloire des Confesseurs, qu'en l'absence de Maurovée ce fut
lui qui prit soin des funérailles et de la sépulture de Radegonde. A Maurovée
succéda Platon, qui monta sur le siège episcopal en 592, du vivant de Grégoire
dont il avait été le disciple. Aussi, le jour où Platon prit possession de son
siège, Fortunat dit-il, dans un poème en son honneur (livre X, pièce 14) :
« Que la présence
sacrée de Grégoire remplisse tous les cœurs de joie, qu'une même foi anime et
transporte deux villes. Platon, notre pontife, fut naguère le disciple de
Grégoire, et c'est à Grégoire que notre église doit un si beau jour. »
Quelques personnes
prétendent que le successeur de Platon sur le siège de Poitiers fut un certain
Placide : mais ce Placide n'est autre que Platon lui-même, comme le remarque
l'illustre Ruinart dans une note au ch. 32 du livre IV des Miracles de saint Martin par Grégoire de Tours. Platon
n'eut donc pas, lorsqu'il mourut, d'autre successeur que Fortunat; et comme on
place la mort de Platon vers l'année 599, c'est à cette époque aussi qu'il faut
admettre que Fortunat devint évêque de Poitiers. Quant à Grégoire de Tours, il était
mort vers l'an 595.
90. Il y a dans les
œuvres de Fortunat (livre IV, pièce 25) un poème sur la mort de la reine
Theudechilde, qui mourut vers l'an 598, comme le montre l'illustre Pagi (an
598, 4). Ce fut donc peu de temps après avoir écrit cette épitaphe qu'il fut
nommé évêque de Poitiers; c'était alors un vieillard. Puisqu'on effet il avait
environ trente-six ans quand il vint en Gaule, et qu'il vécut trente-quatre ans
dans ce royaume avant d'être appelé à l'épiscopat,
on voit que lorsqu'il parvint à cette dignité il avait atteint la vieillesse.
91. Devenu évêque,
Fortunat fut fort utile à son troupeau, tant par la pureté de sa vie et
l'exemple de ses vertus que par sa science. Nous avons de lui des explications
du Symbole et de l'Oraison dominicale, qu'il semble avoir composées pour les
lire à son peuple. Dans l'une de ces deux pièces se trouve ce passage : «
Arrêtant notre réflexion sur ses mystères (les mystères de l'oraison
dominicale) essayons pour l'édification de l'Église d'expliquer en peu de mots
tous ceux qu'elle renferme dans sa brièveté ; nos oreilles l'entendront avec
plus de plaisir, quand notre esprit n'y trouvera plus d'obscurité. Arrivons
donc au texte même de la sainte prière. » Ne reconnaît-on pas là le langage
d'un pasteur instruisant son troupeau?
92. Fortunat ne fut
que peu d'années à la tête de l'église de Poitiers ; il eut en effet pour
successeur, lorsqu'il mourut, Carégisile auquel succéda Ennoald, qui gouvernait
l'église de Poitiers vers l'an 615 (voyez les Annales
ecclésiastiques de Lecointe,
an 615, 27). Il faut donc admettre que Fortunat mourut au commencement du
septième siècle. Ce fut à Poitiers, dans la basilique de saint Hilaire, au dire
de Paul Diacre dans le passage que nous avons plusieurs fois cité, « que sa
dépouille fut ensevelie avec les honneurs qu'elle méritait. » Étant venu faire
à son tombeau une respectueuse et pieuse visite, Paul Diacre, à la prière
d'Aper, abbé de Saint-Hilaire, composa, comme il nous l'apprend lui-même,
l'épitaphe suivante destinée à y être gravée :
« Génie brillant,
esprit prompt, bouche harmonieuse dont les chants remplissent de leur mélodie
tant de pages exquises, Fortunat, le roi des poètes, le modèle vénéré de toutes
les vertus, l'illustre fils de l'Italie, repose dans ce tombeau. Sa bouche
consacrée nous enseigne l'histoire des saints d'autrefois, et leurs exemples
nous guident sur la route qui conduit à la lumière. Heureuse terre des Gaules,
parée de tant de précieux joyaux dont les feux mettent en fuite les ombres de
la nuit! J'ai composé cet humble poème, ces vers sans art, ô saint Fortunat,
pour rappeler au monde vos vertus. Ayez en retour pitié d'un malheureux, priez
le souverain juge de ne pas me repousser, et que vos mérites, ô bienheureux,
obtiennent pour moi cette grâce. »
93. Au reste, la
piété de Fortunat, sa sainteté, comme ses talents et son savoir, lui ont valu
bien d'autres sympathies, et l'on peut presque dire que ses vertus ont
rencontré autant d'admirateurs et de panégyristes qu'il a eu d'historiens. Ce
qui est certain, c'est que l'étroite et intime amitié qui l'unit à tant de
personnages illustres par leur sainteté, soit en Gaule, soit en Germanie, et
parmi eux aux évêques les plus célèbres de ce siècle, et surtout ses relations
si affectueuses et si tendres avec Agnès et Radegonde, si renommées à cette
époque pour leur piété, prouvent bien de quelle estime il jouissait dans les
Gaules, et quelle opinion tout le monde y avait de ses vertus.
94. Il n'y a donc pas
lieu de s'étonner que Baudonivia l'ait appelé un « successeur des apôtres »;
que Paul Diacre, à son arrivée en Gaule, soit allé, comme il le dit lui-même,
visiter son tombeau « pour y prier » ; qu'il lui ait donné, dans l'épitaphe
composée pour sa tombe, les noms de « saint » et de « bienheureux » et
qu'il l'ait enfin conjuré d'intercéder pour lui auprès du souverain juge avec
l'autorité que lui donnaient ses vertus. Ce qui prouve que la réputation de
sainteté dont Fortunat jouissait dans les Gaules lui survécut, et se perpétua
d'âge en âge dans le souvenir respectueux des hommes.
95. Plus tard, nous
voyons l'image de Fortunat figurer parmi les saints d'Augsbourg avec cette
inscription : « Saint Fortunat, prêtre italien, puis évêque de Poitiers. » Ce
qui lui valut cet honneur, suivant l'opinion du quelques personnes, c'est qu'il
passa par cette ville, lors de son voyage en Germanie, afin de rendre un pieux
hommage aux cendres de sainte Afra qui y sont ensevelies,[25] et qu'y ayant séjourné quelque temps il eut
sans doute l'occasion d'y faire admirer ses vertus. Il est aussi invoqué dans
les litanies de saint Cyprien hors des murs de Poitiers, comme André de Saussay
le prouve, à la fin du martyrologe des Gaules, d'après les livres sacres de
cette église. Il faut lire sur cette question Lecointe, an 599, 28, et Pagi, an
568, 4. De plus, dans de très vieilles prières ou litanies que récitait
habituellement Charles le Chauve, on trouve, parmi les noms des autres évêques,
celui de Fortunat ainsi mentionné : « Saint Fortunat, priez pour nous », ainsi
que le fait voir un manuscrit d'une très haute antiquité publié par Etienne
Baluze au chap. 94 de l'Appendice aux capitulaires des rois Francs. Enfin sa
fête se célèbre par un office double dans l'église de Poitiers, le 14 décembre,
selon la Gallia Christiana des Sainte-Marthe, tome II, p.
1151. Voyez aussi de Saussay, Martyrol. gallic, II, p. 13, Kal. Jan.
96. Voilà pour les
preuves extérieures de la piété et de la religion de Fortunat. Si maintenant on
lit ses écrits, soit en prose soit en vers, ce que l'on y trouve presque
uniquement, c'est une profonde piété, une rare dévotion à Dieu, à la
bienheureuse Marie, à tous les saints, puis, lorsqu'il s'agit de célébrer les
vertus et les mérites des hommes, un zèle, un empressement extrême, sans ombre
de jalousie. Ce que l'on y remarque encore, c'est une innocence, une simplicité
de mœurs dignes d'un chrétien ; c'est, en amitié, un désintéressement, une
fidélité rares ; c'est enfin et par-dessus tout, un ardent amour de la justice
et de la vertu qui éclate à chaque ligne. Toutes les fois qu'il parle de
lui-même, loin de chercher à faire valoir les talents que les autres admiraient
en lui, il met tous ses soins à les cacher, à les déprécier, lorsqu'il
rencontre au contraire le nom d'un homme que quelque mérite recommande, il lui
prodigue les louanges avec une générosité inépuisable.
97. Quant à la piété
que respirent ses écrits, l'Église lui a rendu un éclatant témoignage,
puisqu'elle a adopté pour ses offices et pour les fêtes de ses saints plusieurs
hymnes sorties de sa plume, et les a consacrées par l'emploi qu'elle en a fait.
Quelques-unes peuvent n'être plus en usage ; pour d'autres, la négligence des
hommes a pu laisser oublier le nom de leur auteur; mais si nous voulons savoir
quel en était le nombre à l'origine, écoutons Paul Diacre et Jean Trithème :
l'un nous dit que « Fortunat a composé des hymnes pour toutes les fêtes » ;
l'autre en compte soixante-dix-sept de sa composition, dont la première est
l'hymne Agnoscat omne saeculum, qui figure au livre VIII, pièce 3 des Œuvres de Fortunat.[26]
98. Pour ce qui est
du talent et du savoir de Fortunat, tout en reconnaissant que ses poésies n'ont
pas toujours l'agrément et l'élégance raffinée que quelques délicats
recherchent et exigent aujourd'hui, tout en avouant qu'on y trouve ça et là la
trace de la barbarie de son siècle, je prétends que les pensées y sont toujours
justes, ingénieuses, bien enchaînées, ce qui est l'essentiel en vers comme en
prose, que le style de la plupart des pièces n'a rien de rude ni de grossier,
et qu'il est même en maint endroit assez agréable pour charmer les oreilles les
plus délicates. Fortunat sait de plus (et c'est là la vraie marque du talent,
le plus bel effort de l'art) exprimer à merveille les sentiments qui
conviennent à chaque époque, à chaque personnage; il ne manque enfin, quand le
sujet le demande, ni d'esprit ni de grâce.
99. Si l'on constate
parfois chez lui des faiblesses de style et des négligences, que l'on veuille
bien se rappeler qu'il eut le malheur de vivre à une époque où des guerres
interminables, d'incessantes invasions barbares bouleversaient et désolaient à
chaque instant non seulement l'Italie, où il avait été élevé et instruit, mais
la Gaule qu'il vint ensuite habiter : de sorte que ce dont il faut s'étonner,
c'est qu'il ait pu se trouver en ce siècle quelque coin, dans quelque domaine
que ce fût, même dans celui des muses et des lettres, où ne se fit pas sentir
la barbarie, la sauvagerie générale des mœurs. Ce que les muses réclament avant
tout, c'est le repos, la paix, l'absence de soucis. Comment donc attendre des
chants toujours harmonieux, des argents d'une pureté irréprochable, d'un poète
qui, vivant dans une perpétuelle inquiétude, dans une anxiété de tous les
instants, avait sans cesse sur les livres cette question :
« L'envahisseur
étranger foule-t-il sous ses pieds les rivages de l'Italie? »
et qui, exilé de son
pays depuis de longues années, se répétait et répétait aux autres cette plainte
touchante :
« O douleur, cesse
enfin de troubler mon cœur. Pourquoi me rappeler mes infortunes? J'erre à
l'aventure, exilé de mon pays et plus triste que l'étranger qui fait naufrage
dans les mers d'Apollonie[27] ».
100. Ajoutez à cela
que la plupart de ses poésies n'ont pas été composées à loisir et chez lui,
qu'il n'a pas pu s'appliquer à les polir curieusement, remettant sur le métier
les parties mal venues, les limant avec une attention minutieuse, mais qu'il
les a le plus souvent écrites en courant, en voyage, en bateau, à cheval, ou
improvisées en pays barbare, au milieu, d'un repas auquel on l'avait convié.
C'est ce qu'il dit lui-même dans sa lettre à Grégoire de Tours, livre I, pièce I :
« Parti de
Ravenne, dit-il, c'est en traversant le Pô, l'Adige, en cheminant par les
passages les plus abrupts des montagnes, en m'avançant jusqu'aux Pyrénées
couvertes de neige en juillet, que tantôt secoué par mon cheval, tantôt à demi
endormi, j'ai composé ces vers. Pendant ce long voyage à travers des pays
barbares, fatigué de la marche quand je n'étais pas alourdi par le vin, sous un
froid glacial, inspiré par une muse tantôt gelée, tantôt trop échauffée, comme
un nouvel Orphée je chantais aux échos des bois, et les bois me renvoyaient mes
chants. » C'est la raison qu'il donne, l'excuse qu'il invoque auprès de
Grégoire pour se dispenser de publier ses poésies. De même encore, dans une
autre lettre adressée à Grégoire, qui a été placée en tête des quatre livres de
la Vie de saint Martin, il dit qu'il lui envoie un poème «
écrit au milieu des travaux de la moisson, au milieu de la moisson même, comme
le lui expliquera le messager qui l'apporte, et dans lequel il n'a pu ni
observer exactement toutes les règles de l'art, ni essayer de les observer. »
Et il ajoute : « L'ouvrage entier (c'est-à-dire les quatre livres de la Vie de
saint Martin) a été mis en vers pendant ces deux derniers mois, avec plus
d'audace que de talent et de succès, en courant, en laissant échapper mille
fautes, au milieu d'occupations frivoles. » En terminant, il prie Grégoire de
lui pardonner une grosse tache que la pluie a faite sur son manuscrit, tandis
qu'il écrivait en pleine moisson. Ailleurs, parlant du long poème en l'honneur
d'Avitus, évoque de Clermont-Ferrand, qu'il avait composé à la prière du même
Grégoire (livre V, pièce 5), il dit qu'il l'a terminé en moins de deux jours,
tandis que le messager le pressait « et que, laissant tomber les
paroles une à une de sa bouche béante, il semblait un créancier intraitable qui
n'exige pas seulement le paiement d'une dette, mais qui veut que la monnaie
soit de poids ».
101. Ces citations
font bien voir que Fortunat a écrit ses poésies à la hâte, au milieu de toutes
sortes d'affaires et de préoccupations, et que souvent le temps lut était trop
étroitement mesuré. On peut donc imaginer aisément quel grand poète il eût été,
s'il fût né dans des temps plus heureux, et s'il lui eut été permis de cultiver
les muses chez lui, sans distraction ni soucis, dans un complet loisir,
puisqu'en un siècle si barbare, menant une vie si occupée, il s'est montré je
ne dis pas seulement poète au-dessus du médiocre et du commun, mais tout à fait
bon poète et le premier assurément parmi ceux de son temps.
102. Quant à
l'opinion des anciens sur le talent et le savoir de Fortunat, on la trouvera
dans les témoignages que nous avons rassemblés et que nous donnerons en leur
lieu.[28] Je ne veux rapporter ici que celui de son
contemporain et de son ami, Grégoire de Tours, qui, dans la lettre qui sert de
préface à son ouvrage en quatre livres sur les vertus de saint Martin, après
avoir déclaré que la tâche qu'il avait entreprise était au-dessus de ses
forces, a ajouté : « Plût au ciel que Sévère, que Paulin vécussent encore, où
que Fortunat du moins fût ici, pour raconter ces merveilles. » Ce fut Grégoire
qui adjura Fortunat, « en invoquant les saints mystères et les vertus
éclatantes du bienheureux Martin » de réunir ses poésies et de les publier,
convaincu sans doute qu'il était du plus haut intérêt qu'elles ne restassent
pas plus longtemps confinées dans l'obscurité et le silence, et qu'elles
fussent produites au jour pour le plus grand profit du public. A Grégoire il
faut ajouter Félix, évêque de Nantes, qui écrivit à Fortunat « que sa voix,
dominant le bruit des acclamations enthousiastes, avait retenti jusqu'aux
extrémités du monde » : paroles qui font bien voir ce que l'on pensait du
talent du poète et de ses œuvres dans la Gaule entière, et en quelle estime on
les tenait.
103. Fortunat
d'ailleurs ne s'est pas seulement fait admirer comme poète et comme hagiographe
; il n'a pas négligé non plus les études théologiques. Son commentaire de
l'Oraison dominicale en particulier montre combien il apportait de sens et de
jugement dans les travaux de cet ordre. Enfin la pièce « en l'honneur de la
sainte Vierge Marie, mère du Seigneur[29] » fait voir jusqu'à quel point il était versé
dans la science théologique. Il semble pourtant, dans une lettre à Martin,
évêque de Galice (livre V, pièce 1ère) décliner l'honneur d'être
considéré comme théologien : « De Platon, dit-il, d'Aristote, de Chrysippe
et de Pittacus, je ne sais que ce que j'en ai entendu dire; quant à Hilaire,
Grégoire, Ambroise, Augustin, je ne les ai pas lus, et s'ils se montraient à
moi en songe, je ne les reconnaîtrais pas.[30] » Mais faut-il s'étonner qu'un homme si
habile à se déprécier tienne ce langage à Martin, qui, dans une de ses lettres,
lui avait écrit « qu'après avoir approfondi les doctrines des stoïciens et des
péripatéticiens, il s'était livré tout entier à l'élude de la théologie et de
la philosophie »? Ce qui est certain, c'est que Fortunat, qui fut d'abord fait
prêtre, puis évêque, ne put pas rester longtemps étranger à la théologie.
L'exemple de Radegonde aurait suffi au besoin pour l'engager à l'étudier, car
Baudonivia nous apprend (Vie
de Radegonde. 9) que cette
princesse était, jour et nuit, plongée dans des méditations et des lectures sur
la religion.
104. J. Joseph Liruti
croit enfin que Fortunat connaissait les lettres grecques : il avait pu
acquérir cette connaissance à Ravenne, l'école où fleurissaient alors toutes
les sciences, et l'apporter en Gaule. Liruti cite, à l'appui de cette opinion,
ce passage d'une lettre à Félix, évêque de Nantes (livre III, pièce 4), où
Fortunat, frappe d'admiration pour l'éloquence de l'évêque, compare son
discours « au tissu serré d'une ode pindarique mise en prose ». Assurément
d'ailleurs, l'écrivain qui commence ainsi une lettre à Grégoire de Tours:[31] « Quand on lit un ouvrage dans un esprit de
piété, les qualités qui lui manquent, un œil ami sait les y découvrir. Laissons
donc aux orateurs et aux dialecticiens toutes ces belles choses, ἐπιχειρήματα, λέξις, διαίρεσις, παραίνεσις, et le reste; l'écrivain qui s'exprime ainsi ne semble pas
avoir ignoré les lettres grecques. Enfin, ce qui constitue à mon avis la preuve
la plus forte, c'est que, parmi les œuvres de Fortunat, il y en a un grand
nombre où l'on retrouve ça et là quelque chose du goût et de la grâce des
Grecs. Aussi n'est-il pas possible d'approuver l'abbé Hilduin, qui, dans une
lettre à Louis le Débonnaire, dit que, « si Fortunat n'a point parlé de la
nationalité de Denys l'Aréopagite, en l'honneur duquel il avait composé une
très belle hymne, non plus que de sa nomination à l'épiscopat, c'est parce
qu'il ne sait pas du tout le grec. »
[1] Fortunat, Vie de sainte Radegonde, 14, dit que cette villa de Suèdes
était située sur le territoire de Poitiers, près du bourg de Condate.
[5] Voyez Pagi, Critica in annalos ecctesiasticos Baronii, année 550. — Muratori, Annali d'Italia, années 550 et 570. — Paul Diacre, de Bello Long., I, 25.
[6] Au livre IV,
vers 636, de la Vie de saint
Martin, Fortunat, s'adressant
à son poème, dit : « Inde parisiacam properabis ad arcem, Quam modo Germanus regit. » Or, saint Germain, évêque de Paris, est mort
en 576.
[10] D'après
Cluvier (Italia antiqua) Reunia était une petite ville sur
la rive gauche du Tagliamento.
[14] Selon Brower,
Valentin, contemporain de saint Séverin, apôtre de la Norique. Sa vie se trouve
dans Surius,Vita sanctorum, tome IV.
[17] Voyez les
pièces adressées à Gogon (livre VII, 1, 2, 3, 4) et les notes. Les deux vers cités
ici sont tirés de la pièce I, vers la fin.
[18] Brower se
trompe lorsqu'il dit, dans la Vie
de Fortunat, que Grégoire était alors évêque de
Tours; il ne le devint qu'en 573.
[20] Dans le
domaine d'Aties, sur la Somme. Voyez Fortunat, Vie de sainte Radegonde, 9 : « Tunc inter ipsos
victores.cujus in praeda esset regalis puella, fit contentio. Quae veniens in
sortem praecelsi regis Chlotarli, in Veromandensem ducta Attejos, in villa regia
nutriendi causa custodibus est deputata. »
[23] Lucchi commet
ici une erreur. La lettre à laquelle il fait allusion n'est pas adressée à
Mummolénus. Voyez la note * de la pièce n du livre X.
Pergis ad Augustam, quam Vindo Lycusque
fluentant;
Illic ossa sacrae venerabere martyris Afrae.
Illic ossa sacrae venerabere martyris Afrae.
[26] Cette pièce,
la 3e du livre VIII de
l'édition Lucchi, a été rejetée par H. Léo parmi les pièces apocryphes.
[30] Ce passage,
altéré dans la plupart des manuscrits, est tout différent dans l'édition de M.
Léo. Lucchi lut-mémo a fait ici, dans sa citation, une correction qui n'est pas
sans Importance. Il a substitué cognoicerem à senti-rem que porte son texte au livre V.
[32] A la suite de
cette biographie, Lucchi donne de nombreux extraits des écrivains qui ont parlé de Fortunat
avec éloge, depuis Grégoire de Tours jusqu'aux historiens ecclésiastiques des
deux derniers siècles, Codeau, Guillaume Cave, Muratori.
POURQUOI FORTUNAT
N'A-T-IL JAMAIS ÉTÉ TRADUIT EN AUCUNE LANGUE?
DISSERTATION PRÉLIMINAIRE.
I.
Un assez grand nombre
d'auteurs ont parlé de Fortunat, et presque tous, les plus anciens
principalement, avec des éloges qui passent la mesure. Mettons à part Grégoire
de Tours, son correspondant et son ami, qui le pressa vivement de publier ses
poésies; car s'il est vrai que l'évêque les ait admirées, le poète ne dit pas
précisément en quels termes Grégoire lui témoignait son admiration, il se borne
à protester contre la bonne opinion que son illustre ami a de son mérite, et à
se défendre, tout en y obéissant, contre des encouragements qui tentaient sa
faiblesse, mais qu'il regardait comme des ordres.[1] C'est ainsi, par exemple, que, pour le
contenter, il fit des vers saphiques, lesquels ne manquèrent pas, comme toute
poésie exécutée à commandement, d'être mauvais.[2]
On se rend mieux
compte des louanges qu'il recevait de la reine Radegonde, fondatrice et simple
religieuse du couvent de Sainte-Croix de Poitiers, et d'Agnès, abbesse de cette
communauté. Il y est souvent fait allusion dans ses poésies. Sortant de la
bouche de deux personnes aussi considérables par leurs dignités, leur
caractère, leur esprit et leur savoir, ces louanges souvent décochées, pour
ainsi dire, à brûle-pourpoint, ne laissaient pas que de mettre quelquefois à
des épreuves fort délicates la modestie, d'ailleurs très réelle, de notre
poète. Nous voyons de plus, dans plusieurs de ses poèmes adressés à de
puissants personnages de la cour et du gouvernement de Sigebert et de son fils,
en quelle estime singulière il était auprès d'eux, et quels efforts il faisait
pour se diminuer, pour rabattre quelque chose de leurs compliments, encore
qu'il y entrât, sans qu'il s'en aperçût peut-être, force eau bénite de cour.
Les jugements des
contemporains ne sont pas définitifs; il en est peu qui ne soient sujets à
révision. Il s'en doutait sans doute, et, par la manière dont il réagissait
contre les éloges, il semblait prévoir le sort qui les attendait un jour à
venir. Il ne se trompait pas tout à fait. La postérité commença pour lui un
siècle environ après sa mort, et ce fut Paul Diacre qui lui en ouvrit les
portes. Grâce à cet introducteur, qui n'avait rien négligé pour tirer au clair
son état civil assez embrouillé, et en qui commence la série de ses
apologistes,[3] la postérité ne montra pas seulement au poète
la même faveur que celle dont il avait joui de son vivant, mais, à partir de là
jusqu'aux vingt-cinq premières années du dix-septième siècle, elle prit et
conserva l'habitude de parler de lui comme elle eût fait d'un modèle en-toutes
sortes de poésies.
Après Paul Diacre
viennent Hincmar,[4] Flodoard,[5] Aimoin,[6] Sigebert de Gemblours[7] et Tritheim.[8] Tous, en plus ou moins de paroles, tiennent
un langage qui est comme un écho multiple, d'autant plus fidèle qu'il a moins
de sons à répercuter. Parmi ces distributeurs d'encens, il en est à qui il
semble monter à la tête, en même temps qu'ils le dispensent à l'idole. Au
commencement du seizième siècle, si l'on en croit Pierre Crinito, Fortunat
aurait été mis au rang des auteurs classiques, ses hymnes étant en très haute
recommandation auprès des grammairiens d'Italie de cette époque,[9] et expliquées dans les classes. Comment
croire qu'un poète coupable de tant d'infractions à la grammaire latine ait eu
un pareil crédit parmi ceux qui étaient chargés de l'enseigner ? Selon Jérôme
Bologni, poète trévisan,[10] Apollon et les Muses sourirent à la naissance
de Fortunat, et le douèrent de telle sorte que « ses hymnes pindaresques et
célestes devaient rendre modeste le poète de Vénouse ». Voilà Horace bien
accommodé. Mais Bologni a raison de louer Fortunat d'être resté pur, et de
n'avoir chanté « ni les exploits des forbans, ni les turpitudes des débauchés
». Sa muse, en effet, si muse il y a, est d'une honnêteté et d'une chasteté
irréprochable.
Gaspar Barthius, ou
Barth, est le premier qui ait mêlé un peu de critique à ces éloges.[11] On sent avec lui qu'on entre dans le XVIIe siècle. Il remarque que, né dans des
temps barbares et ennemis de toute science, Fortunat, avec toute la force de
son esprit, a plus corrompu la langue que tout autre moins favorisé que lui de
la nature. On ne pouvait mieux dire. Toutefois, cette critique est comme noyée
dans les louanges, et l'on se trouve à la fin en présence d'un poète d'un
savoir encyclopédique. Dupin[12] accorde qu'il approche des poètes d'un
meilleur temps que le sien, a non pas, ajoute-t-il, par la pureté des
expressions, ni par la beauté des vers, mais par le tour poétique et la
facilité merveilleuse avec laquelle il écrit en vers ». Tout cela n'est que jeu
de mots. Qui dit pur dit clair, pour le moins, et l’on tâtonne sans cesse dans
les obscurités de Fortunat, et l'on s'y perd souvent. Parler après cela de sa
merveilleuse facilité, c'est comme si l'on disait de Virgile et d'Ovide qu'ils
sentent l'effort. Dom Ceillier[13]loue par-dessus tout la piété de Fortunat,
qui était grande en effet, et dont les témoignages abondent dans toutes ses
œuvres poétiques; mais c'est faire comme Simonide, et détourner sur l'esprit
dont ces œuvres sont pénétrées, l'hommage qu'elles lui semblaient ne point
mériter d'ailleurs. Dom Ceillier se montre, en effet, assez froid pour la
poésie de Fortunat, et se raille même un peu de ceux qui l'ont si fort exaltée.
Cependant, l'analyse suffisamment détaillée qu'il donne des pièces dont se
compose chaque livre du Recueil de notre poète prouve du moins qu'il l'a lu ;
ce qu'on ne saurait assurer de pas un des critiques, ses prédécesseurs.
Dans une monographie
de Fortunat, fort longue, fort érudite et très piquante, mais un peu romanesque
en ce qui touche la naissance, la famille et la patrie du poète, Liruti[14] est si occupé à combattre les opinions
confuses, mais reçues de son temps, sur ces diverses circonstances et sur
quelques autres encore, qu'il n'a guère le loisir de s'engager dans un examen
sérieux du talent poétique de son auteur, et que les éloges qu'il lui décerne
par occasion ne permettent pas qu'on le déclare lui-même un apologiste de parti
pris. Il paraît assez, comme Dom Ceillier, avoir lu Fortunat; il y trouve
également matière à quelques critiques, mais elles n'ont pas le même poids.
De nos jours,
Fortunat a été le sujet de quelques études plus ou moins étendues; mais la
méthode et le caractère en sont plus relevés que les ébauches dont on vient de
parler, et l'intérêt qu'on y prend est autrement vif. Trois écrivains d'un
talent supérieur, Augustin Thierry, Ampère et Montalembert s'y font
principalement remarquer.[15]
Augustin Thierry n'a
guère lu dans les poésies de Fortunat que ce qui se rapporte à Radegonde, aux
infortunes et au courage extraordinaire de cette princesse, et à l'aimable
familiarité dans laquelle elle vivait avec un poète qu'elle aurait eu le droit
d'appeler le sien, tant il l’a célébrée. Il y a aussi, chemin faisant,
recueilli maints passages ayant trait aux mœurs de Fortunat sur qui celles des
barbares avaient en partie déteint, et qui, de l'écolier instruit et studieux
des écoles de Ravenne avaient fait une manière d'épicurien franc ou germain,
toujours attiré vers les plaisirs de la table, et victime quelquefois de ses
excès.[16] Mais, au lieu d'insister sur ce vice et d'y
trouver matière à de faciles railleries, il se borne à le constater avec
délicatesse et même avec grâce, en philosophe indulgent et non pas en censeur
austère. C'est ce qu'Ampère qualifie d'optimisme et qu'il relève dans Augustin
Thierry avec plus de politesse que d'équité.[17] Quant à la valeur de Fortunat comme poète,
Augustin Thierry ne paraît pas s'en inquiéter; il s'en tient à ce qu'on peut
tirer de ses poésies de bon pour l'histoire, et il s'applique à le démontrer,
au moins en tout ce qui convient au sujet qu'il traite. On admire dans le
savant historien avec quel discernement il a choisi ses citations, avec quel art
il les a disposées. Cet art rappelle assez celui des prédicateurs qui
prodiguent les citations de l'Ecriture sainte, et savent si bien les ajuster à
leur texte qu'elles semblent y avoir leur place naturelle, l'Ecriture jusque-là
n'en ayant eu que le dépôt. C'est cette habile disposition qui donne un peu
l'air de roman aux charmants récits de l'historien, qui caractérise sa méthode
et qui exerce sur le lecteur une si grande séduction.
Ampère paraît avoir
vu Fortunat de plus près, sans pourtant l'avoir vu assez pour affirmer qu'il le
connaît bien.[18] L'homme ne lui inspire pas de sympathie,
quoiqu'il soit très capable d'en inspirer; mais il est de ceux dont la vie se
prête davantage à une critique spirituelle et amusante, et très propre par
conséquent à donner de l'attrait à des leçons publiques dont il serait l'objet.
Par là, il devenait plus intéressant aux yeux d'un professeur que d'un
historien. Aussi, tout en rendant hommage aux qualités de Fortunat, Ampère est
au fond très sévère, je ne dirai pas pour les mérites du poète qui n'ont pas
plus à gagner aux éloges qu'à perdre à la critique, mais pour l'homme privé
sujet à de mauvaises habitudes, comme par exemple la flatterie à outrance, et
des infractions à la sobriété, plus propres, dit-il, à un barbare sensuel qu'à
un épicurien délicat; sur ce dernier point, surtout, il répudie l'indulgence
qu'Augustin Thierry a montrée. Il y a du vrai sans doute dans cette appréciation
d'Ampère. Mais pourquoi ne pas mettre au compte du temps, comme la vérité l'y
obligeait, la plus grosse part de ces défauts qu'Ampère paraît un peu trop
attribuer à de mauvais penchants innés? Pour ce qui est de ces défaillances
morales, entre autres l'abus de la flatterie, qu'Ampère reproche à Fortunat, à
quel art autre que la flatterie le poète eût-il pu demander main forte pour
vivre en sûreté avec les puissants personnages dont la protection était si
nécessaire à lui étranger, et dont l'orgueil, ou se fût offensé de louanges
médiocres, ou n'eût rien compris aux louanges raffinées; avec ces rois francs
ou germains qui se trahissaient et s'égorgeaient les uns les autres et qu'il
n'eût pas été prudent d'avertir, encore moins de réprimander? Fortunat n'avait
point cet art; il était à la fois bon et naïf, et, n'ayant jamais fait le mal
dans une société où l’on ne s'en gênait guère, il pouvait croire que, par
l'excès de ses flatteries, il empêcherait qu'on ne lui en fît à lui-même. Toute
sa politique consistait donc à ménager les partis et à avoir des casaques de
rechange au cas où il y aurait eu péril pour lui à porter toujours la même.
Quant aux infractions du poète à la sobriété, lesquelles, d'ailleurs, il avoue
avec candeur, elles ont fourni à Ampère l'occasion, de montrer beaucoup
d'esprit aux dépens du pécheur trop expansif, et cela en présence d'un
auditoire dont les plaisanteries sur les personnes et leurs infirmités
ridicules ne manquent guère d'exciter le rire et les applaudissements. A cet égard,
il doit quelque reconnaissance à Fortunat.
En écrivant la vie si
dramatique et si touchante de sainte Radegonde, dans les Moines d'Occident,[19]Montalembert rencontre naturellement Fortunat
sur son chemin. Il lui emprunte quelques passages relatifs aux terribles
catastrophes qui ont forcé cette reine à se réfugier dans le cloître, et
dispersé les restes de sa famille échappés au fer des Francs. Il dit quelques
mots des billets familiers de Fortunat à la sainte recluse du monastère de
Sainte-Croix de Poitiers, et à l'abbesse Agnès; il rappelle les soins vigilants
et gracieux dont elles l'entouraient, et, en bornant là ce qu'il ne pouvait
s'empêcher de dire pour les besoins de son sujet, il montre assez qu'il a
négligé de lire ce qui ne s'y rapportait pas, c'est-à-dire plus des trois
quarts des poésies mêlées de Fortunat. Il y a tout au plus jeté un coup d'œil,
suffisant toutefois pour lui faire trouver à redire aux souvenirs classiques
que Fortunat introduit trop souvent dans des vers tout remplis des témoignages
de sa foi catholique. D'ailleurs, à l'exemple d'Ampère et d'autres encore, qui
ne se sont pas mis en peine de prouver cette assertion, il croit Fortunat
auteur de deux pièces[20] « où, dit-il, il fait parler Radegonde dans
des vers où respire le sentiment d'une véritable poésie, d'une poésie toute
germanique de ton et d'inspiration ». Rien n'est plus vrai; mais est-ce que
Radegonde elle-même ne faisait pas des vers, « des grands et des petits »,
comme le dit Fortunat, et ces vers, de l'aveu de notre poète, n'étaient-ils pas
excellents?[21] Pourquoi donc n'aurait-elle pas fait ceux
qu'on persiste à donner à Fortunat? Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il les a
revus et chargés un peu de sa rhétorique; il me semble, en effet, le
reconnaître à certains traits déclamatoires et ampoulés du genre de ceux qui
lui sont habituels. Quant au fond, qu'on veuille bien lire ces pièces avec
soin, et l'on verra que le sujet dont l'auteur s'est inspiré n'est pas de ceux
qui se puissent traiter par procuration. Mais ce n'est pas le moment d'insister
là-dessus.
En 1847, M. l'abbé
Maynard soutint, à la Faculté des lettres de Poitiers, une thèse latine sur
Fortunat.[22] Le sujet n'y est qu'effleuré et n'offre rien
de nouveau, bien que l'auteur en eût certainement trouvé, s'il eût eu la
patience de le chercher. Il connaissait sans doute les écrits d'Augustin
Thierry et d'Ampère mentionnés plus haut, mais il n'avait guère à s'en
souvenir, car sa thèse est plus remplie du personnage ecclésiastique que du
poète, et celui-ci n'eût peut-être pas obtenu de M. l'abbé Maynard toute
l'estime dont il est l'objet, si la plupart de ses pièces n'eussent porté la
forte empreinte de sa foi catholique et du caractère sacré dont il était
revêtu. Il est donc douteux que les défauts du poète, dont les principaux
semblent bien n'avoir pas échappé à M. l'abbé Maynard, fussent devenus à ses
yeux des qualités, sans les mérites du prêtre qui leur valaient cette
indulgence.
C'est dans le même
esprit, mais avec plus de méthode et surtout avec plus de sens critique, que M.
l'abbé Hamelin a traité le même sujet, dans une thèse latine soutenue par lui à
Rennes en 1876.[23] Elle est divisée en deux parties. La première
est un résumé des faits qui concernent la vie, la famille et le pays de
Fortunat. L'auteur s'y autorise tout simplement des témoignages de Paul Diacre,
de Brower, de Lucchi, de Liruti, de Grégoire de Tours, d'Hincmar, etc., joints
à ceux qu'on doit à Fortunat lui-même, et qui se trouvent soit dans ses poésies
mêlées, soit dans sa Vie de
saint Martin; il y a
rien de plus, rien de moins, ce sont de simples répétitions. Pour la seconde
partie, toute consacrée aux écrits du poète, M. l'abbé Hamelin a mis à
contribution les ressources que lui offraient l’Histoire littéraire de la
France et les Récits d'Augustin Thierry. Pour avoir
interrogé l'un et l'autre avec une réserve qu'on pourrait qualifier
d'abstention complète, M. l'abbé Maynard a beaucoup diminué l'intérêt de sa
thèse, laquelle en a contracté même quelque aridité. Au contraire, celle de M.
l'abbé Hamelin, par l'excellent usage qu'il y est fait de ces deux documents,
est plus substantielle, plus dégagée et plus attrayante. Il y fait une remarque
qui peut passer pour neuve, et que j'ai moi-même faite souvent, en lisant et en
étudiant Fortunat; c'est qu'il y a dans ce poète une véritable originalité.
J'ajoute que cette originalité est surtout dans le caractère de l'homme, les
vers du poète ne pouvant être appelés originaux, par cela seul que leur
incorrection et leur rudesse ne les font ressembler à nuls autres. Ce
caractère, mélange de sensibilité, d'enjouement et de bienveillance, dut faire,
comme il fit en effet, du poète, un compagnon des plus agréables et des plus
recherchés. On a peine à se figurer que dans une société grossière comme celle
où vécut Fortunat, et où les accès de gaîté étaient plus ou moins des actes de
violence, cet homme ait pu avoir et ait su garder une gaîté douce et naturelle.
Telle était pourtant celle de Fortunat. Elle nous rappelle, bien qu'elle en
diffère du tout au tout et par l'esprit, et par le genre de poésie où elle se
manifeste, la bonne humeur dont Lucilius tempérait l'âpreté de ses satires, et
par laquelle il charmait et déridait les Lélius, les Scipion et autres graves
Romains de son temps. Et si on cherchait vainement dans les poésies mêlées de
Fortunat le sel et l'urbanité que Cicéron et Horace remarquaient dans celles de
Lucilius; si, plus vainement encore au latin dégénéré et comme tombé en enfance
du panégyriste des rois mérovingiens, on demandait quelque chose de cette
connaissance supérieure de la langue latine qu'Aulu-Gelle (XVIII, 5) admire
dans le satirique romain, on y trouverait du moins de la finesse en certains
endroits, delà délicatesse et même de la grâce.
La bienveillance, ou,
pour mieux dire, la bonté de Fortunat ne contribua pas moins à le rendre
populaire parmi ses contemporains les plus illustres, que son enjouement.
Toutefois elle avait
le défaut d'être banale, de se prodiguer avec excès, et finalement de dégénérer
en une flatterie outrée, où il a bien l'air d'oublier jusqu'au sentiment de sa
dignité personnelle. Il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire là-dessus à la
décharge de Fortunat; mais ce n'est pas ici le lieu.
M. Ebert est le
premier qui, pour venir après tous les autres critiques de Fortunat, donne une
idée juste de ses poésies, et qui le fait avec brièveté.[24] Il n'est pas, comme Ampère, toujours à la
recherche de l'esprit et de l'effet, mais il ne manque pas de bonne humeur et
sait, à l'occasion, caractériser le poète et son œuvre par un mot pittoresque
et vrai. Sa critique est savante, et charme autant qu'elle instruit. Peut-être
la trouverait-on un peu complaisante; tel est du moins mon humble avis; mais
elle a en somme assez d'autorité pour nuire au succès des objections qu'on y
pourrait faire, et par conséquent pour avoir le dernier mol. M. Ebert a fait
une étude de Fortunat, de son esprit et de son style, aussi approfondie que
s'il eût eu le dessein de le traduire, en tous cas avec la conviction qu'il
n'était pas possible d'en parler pertinemment, si l'on ne se l'était rendu
familier à force, pour ainsi dire, de petits soins, et si l'on ne s'était
nourri de sa substance.
Les poésies de
Fortunat communément et avec raison nommées poésies mêlées, le sont en effet à
tous égards. Une circonstance quelconque les fait naître, et elles viennent se
ranger les unes à la suite des autres sans qu'il y ait, la plupart du temps, le
moindre lien entre elles. A l'exception du quatrième livre composé
exclusivement d'épitaphes, et de l'Appendix dont toutes les pièces sont adressées à
Radegonde et à Agnès, sauf aussi un petit nombre de pièces qui, dans les autres
livres, se rapportent aux mêmes sujets et se suivent naturellement, tout le
reste est un pêle-mêle où il semble bien que les copistes de ces poésies aient
plus de part que le poète lui-même. Comme d'ailleurs, ainsi qu'on l'a bientôt
reconnu, il y a dans ce désordre matériel nombre de pièces qui appartiennent à
un genre déterminé, M. Ebert les a divisées en catégories. La première consiste
en panégyriques. De hauts personnages, tels que des rois, des reines, des
princesses, des fonctionnaires, comme on dirait aujourd'hui, des évêques, des
abbés, etc., en sont habituellement l'objet. Le poète y chante leurs louanges
dont il n'exempte même pas leurs qualités physiques, allant jusqu'à établir des
rapports entre celles-ci et leurs qualités morales. Parfois ces louanges sont
tellement outrées et démentent si audacieusement l'histoire que, n'osant croire
que l'auteur ait menti sciemment, on conclut qu'il a dû ignorer de la vie de
certains personnages les faits qui contredisent avec éclat ses - assertions.
C'est ce qu'on remarque surtout dans les poèmes à la louange de Caribert,[25] Chilpéric et de Frédégonde; car pour ceux qui
regardent Sigebert et Brunehaut, Fortunat les ayant écrits à la cour de ce
prince auquel il avait de grandes obligations, il est excusable d'avoir puisé
dans son enthousiasme reconnaissant des motifs de donner plus d'essor à son
penchant naturel pour la louange et pour la flatterie.
M. Ebert range dans
la catégorie des panégyriques le poème en l'honneur de la Virginité (VIII,
3) ; tel est bien en effet son caractère, et d'ailleurs l'on conviendra
que s'il est une vertu louable par-dessus toutes les antres, c'est celle dont
saint Augustin, parlant des vierges, a dit : « qu'elles ont en la chair quelque
chose qui n'est point de la chair, quelque chose qui tient de l'ange plutôt que
de l'homme.[26] » Dans ce poème, « l'auteur, dit M. Ebert (t.
I, p. 558), peint avec des couleurs peut-être un peu trop sensuelles l'amour
des religieuses pour le fiancé céleste, ainsi que la récompense réservée dans
le ciel à la chasteté. » Cela est vrai ; mais avec ou à part cela même, ce
poème, pour dire ce que j'en pense, est certainement l'œuvre la plus singulière
du poète, et peut-être, malgré la banalité d'un sujet déjà traité par saint
Basile, saint J. Chrysostome, Tertullien, saint Augustin et saint Ambroise, la
plus originale. Il y a là, notamment, un parallèle entre la condition de la
vierge et celle de la femme mariée, où, par des raisons physiologiques d'une
vérité cruelle et-sans idéal, le poète démontre les avantages de la virginité
sur un état où il a fallu nécessairement en faire le sacrifice. Avec des
couleurs qui ne sont point celles de l'Albane, mais qui rappelleraient plutôt
le sombre naturalisme de l'Espagnollet, il peint les suites ordinaires de ce
sacrifice, la grossesse et l'espèce de honte que la femme grosse éprouve en
présence des hommes, l'accouchement, l'allaitement, la mort du premier né, le
veuvage où la femme cesse d'être épouse sans pouvoir redevenir vierge. Pour
tous ces détails dont quelques-uns sont véritablement émouvants, Fortunat s'est
évidemment inspiré de saint Ambroise qui, dans son traité de Virginitate,[27] fait le même parallèle.
En outre, il y a dans
ce poème de véritables beautés poétiques, beautés de forme et beautés de
sentiment. Au début, le poète nous introduit dans la cour céleste au moment où
elle est assemblée pour recevoir la vierge récemment arrivée au ciel, et
destinée à être l'épouse du Christ. Il donne entre autres des détails gracieux
et très intéressants au point de vue de l'art, sur la toilette de la fiancée,
il rappelle ses combats sur la terre et ses souffrances pour se garder pure et
digne de son divin époux, ses entretiens mystiques avec lui, les consolations
et la force qu'elle y puise, et enfin son triomphe. Des images tour à tour
éclatantes et pompeuses colorent et animent toute cette poésie, et laissent à
peine le temps d'apercevoir sous leur brillant les duretés et les incorrections
de style habituelles à Fortunat.
Malgré tous ces
mérites, ce poème ne me touche pourtant pas d'une manière aussi vive et aussi
continue que les poèmes sur Galsuinthe (VI, 5), et sur la ruine de la Thuringe
(Append. I). Les beautés sont là d'un ordre si
supérieur et si dramatique, on les attendait si peu du talent, du caractère, et
j'ajoute du tempérament de Fortunat, que les critiques, y compris M. Ebert,
semblent s'être un peu trop complaisamment mis d'accord, pour lui faire les
honneurs de ces deux touchantes élégies. J'ai dit précédemment les raisons qui
me portent à différer d'opinion avec eux à cet égard; je n'y reviendrai pas,
mais je dirai de plus que si, par le seul fait de maintenir ces poèmes à la
place qu'ils occupent parmi les poésies de Fortunat, je parais me ranger
moi-même à cette opinion, c'est moins par conviction que par respect humain.
M. Ebert s'est si
bien pénétré de son auteur, il en a si bien pesé les mérites et les défauts
que, sauf sur un point seulement, où je me permets de n'être pas de son avis,
et dont je parlerai tout à l'heure, il n'y a pas un mot à redire dans ses
jugements, et qu'en général on peut s'en reposer sur lui. Ainsi on ne le
contredira pas quand il dit que les épitaphes se rattachent aux panégyriques;
on pourrait même ajouter que c'en est la quintessence. La rhétorique de
Fortunat, jointe à un besoin de louer qui ne se peut assouvir, y prend toutes
ses aises, et soit qu'il loue en son nom, soit qu'il loue au nom d'autrui, soit
enfin qu'il le fasse, pour ainsi parler, sur commande,[28] il s'en donne à cœur joie et déborde. Mais
ses épitaphes, si enflées et si longues qu'elles soient, laissent le lecteur
froid sinon incrédule, et ne sont pas propres à lui faire oublier le dicton :
Menteur comme une épitaphe.
Je passe, plus
rapidement encore que M. Ebert, sur les épigrammes, petites pièces qui ne sont
que de simples inscriptions où la raillerie et le trait n'ont point de part,
sur les pièces lyriques, sur les hymnes que tout chrétien sait par cœur, sur
les descriptions de voyages, sur les lettres missives et sur d'autres pièces
qui ne se rattachent à aucun genre spécial, et j'arrive à celles qui sont de la
catégorie des billets, c'est-à-dire de ces petites lettres qui n'évoquent pas
l'idée de correspondante, qu'on écrit à la hâte, stans pede in uno, pour
faire un compliment, annoncer l'envoi ou la réception de quelque présent,
charger d'une commission ou rendre compte de celle dont on a été chargé, enfin
adresser une prière ou un remerciement. Tels sont les billets adressés à
l'évêque Grégoire; tels aussi ceux adressés à Radegonde et à Agnès. Ces
derniers offrent, il est vrai, un mélange singulier de tendresses telles qu'en
comportent les billets les plus doux, et d'effusions pieuses; on en est même
tout d'abord et, eu égard à la qualité des personnes, assez scandalisé. Mais à
y regarder de près, on n'y voit que les naïfs épanchements d'un cœur
reconnaissant. Les attentions charmantes dont le comblaient deux femmes aux
yeux de qui la grâce aimable n'était pas incompatible avec le cloître,
exaltaient en quelque sorte celui qui en était l'objet, et il profitait de la
liberté autorisée, par le latin pour donner à ce qui n'était qu'une vive mais
chaste amitié le nom d'amour, et pour appliquer les termes de ce langage
profane aux sentiments de la plus pure mysticité.
Dirai-je que dans ces
mêmes billets il est souvent question de l'appétit du poète, et des aventures
de son estomac au milieu des tentations de la bonne chère? Dirai-je qu'en dépit
de la tournure humoristique qu'il donne à ses récits, encore que Radegonde et
Agnès qui, en leur qualité de Germaines, n'étaient pas sur ce point très
collets montés, s'en divertissent peut-être, il s'y oublie jusqu'à décrire en
termes d'une crudité parfois grossière les opérations ardues de sa digestion
(XI, 22, 23), et ces terribles lendemains qui succèdent à la crapule de la
veille. Pendant son séjour assez long dans une cour et dans une société
germaines, il avait contracté l'appétit des gens de cette nation, laquelle,
comme les Thraces, ne passait pas pour un modèle de sobriété, et il lui arriva
plus d'une fois d'être incommodé d'un régime trop brutal pour un homme qui,
comme les ruminants, n'avait pas plusieurs estomacs.
M. Ebert s'étonne que
Fortunat, malgré le talent qu'il a montré dans certaines parties, ne se soit
exercé qu'une seule fois dans la poésie lyrique des anciens. Pourquoi cet
étonnement? Fortunat ne nous dit-il pas lui-même qu'il n'avait pas les ailes
assez fortes pour voler à cette hauteur, et celle espèce d'ode en vers
saphiques, obscur et pompeux galimatias, qu'il écrivit malgré Minerve et
seulement pour obéir à Grégoire de Tours, est-elle autre chose qu'une preuve de
son impuissance à déférer convenablement à cet ordre? Ah! qu'il aimait bien
mieux faire des acrostiches en forme de croix, et s'amuser à des jeux de
versifications qui sont à la poésie ce que les calembours sont à l'éloquence, à
affronter les difficultés de l'épanalepse, à s'admirer dans les combinaisons de
plusieurs mots de suite commençant par la même lettre c'est-à-dire dans
l'allitération, enfin dans « les métaphores, images et comparaisons poussées
jusqu'au pathos, etc. »!
Les choses étant
ainsi, comment M. Ebert a-t-il pu dire (t. I, p. 575) : « Si nous jetons ici un
coup d'œil général sur les productions poétiques de Fortunat, nous devons
avouer, n'y eût-il d'autre preuve que celle qui est fournie par tous ces
artifices oratoires, que cet auteur possédait un grand talent pour la forme, et
qu'il avait par conséquent une véritable aspiration à trouver l'expression
poétique. » J'en demande pardon à M. Ebert, mais je ne saurais souscrire à
cette opinion. Trouver l'expression poétique n'est rien, si elle est vide de
sens, si l'idée qu'elle revêt n'est qu'un lieu commun, si elle trahit des
efforts pénibles pour la découvrir, si le défaut de discernement ou la
négligence se fait remarquer dans le choix dont elle est l'objet, si les mots y
perdent leur propriété ou y contractent des associations contraires à leur
génie naturel, si enfin elle n'est qu'une musique aux sons cadencés et bruyants
pareils à ceux que produisent les marteaux de plusieurs forgerons frappant
ensemble sur une enclume.[29] Ce sont là les traits qui, avec quelques
autres, distinguent toute poésie de décadence, ce sont ceux, à de notables
exceptions près, de la poésie de Fortunat. A ce titre il est un ancêtre de plus
d'un de nos poètes contemporains, parmi lesquels il en est qui ne sont pas des
moins fameux.
Il reste à parler des
éditions, avec notes et commentaires,[30] des poésies de Fortunat. La première édition
complète est due au Père Brower. Outre quelques manuscrits interrogés par lui
pour la première fois, entre autres et principalement le manuscrit de
Saint-Gall, il recueillit un certain nombre de pièces publiées isolément, et en
composa l'édition qu'il donna en 1603, puis en 1617. Malheureusement, les notes
et commentaires dont il l'accompagna laissent beaucoup à désirer sous le
rapport de l'exactitude historique et de la clarté. Tantôt elles sont d'une
prolixité fatigante, tantôt d'une brièveté dont on ne peut rien tirer de ce
qu'on est avide ou de ce qu'il importe surtout de savoir. Les conjectures et
les assertions téméraires y sont nombreuses; il y a aussi de grosses erreurs de
faits. Les corrections du texte n'en sont pas moins très heureuses et
excellentes pour la plupart. Ce premier nettoiement, pour ainsi dire à grande
eau, des ordures qui salissaient ce texte, est le premier et le plus grand
service qui ait été rendu au poète, et pour lequel le savant jésuite a bien
mérité de lui. Désormais la voie était déblayée, il n'y avait plus qu'à suivre
l'audacieux qui s'y était engagé. C'est ce que fit Michel-Ange Lucchi, moine du
Mont-Cassin. Son édition de Fortunat parut à Rome en 1786, c'est-à-dire cent
quatre-vingts ans après la première de Brower.
Lucchi adopta et
reproduisit l'édition de son prédécesseur sans y faire aucun changement. Mais,
comme il avait pu consulter des manuscrits que Brower n'avait pas connus, il en
tira des leçons nouvelles que, par déférence peut-être pour celui-ci, il se
contenta d'indiquer dans ses notules. Seulement, et ses grandes connaissances
en histoire, principalement en l'ecclésiastique, l'y autorisaient, il ne se fit
pas scrupule de signaler les erreurs où, faute des mêmes connaissances, Brower
était assez fréquemment tombé. Il eût bien fait de pousser plus loin sa
critique, en écartant de son texte nombre de pièces attribuées à tort à
Fortunat ou, pour le moins, fort suspectes, que Brower avait trop facilement
mêlées aux pièces authentiques. Un autre après lui, et longtemps après lui, M.
Frédéric Léo, les reléguera dans un Appendix spuriorum, où elles demeureront en
quarantaine jusqu'à production de leur patente nette.
En 1881, il y avait
quatre-vingt-quinze ans que l'édition de Lucchi avait paru, lorsque M. Frédéric
Léo donna la sienne qui fait partie des Monumenta Germaniæ historiœ en cours de publication à Berlin. Le savant
éditeur en indique les éléments dans sa préface. Il a consulté une douzaine de
manuscrits, entre autres les deux moins mauvais, celui de Paris sous le numéro
13048, d'où feu Guérard, de l'Académie des Inscriptions, a tiré les nombreuses
pièces qui figurent dans le premier Appendix de l'édition Léo,[31] et celui de Saint-Pétersbourg, qui date du
huitième siècle. Il va de soi que ni Brower, ni Lucchi n'avaient jamais
seulement ouï parler du premier de ces manuscrits ni du second. Les manuscrits
autres que les douze cités plus haut, M. Léo les indique sans les décrire, et
il en désigne encore six qui, ayant été décrits par différents critiques,
n'avaient pas besoin, dit-il, de l'être de nouveau. Pour les éditions, il a
fait usage de celle de Venise, qui, à son avis, a toute la valeur d'un
manuscrit, et de celles de Brower et de Lucchi.
Tant de manuscrits,
pour un auteur de l'espèce de Fortunat, démontrent assez l'estime singulière
dont il a joui à travers les âges, et expliquent en même temps l'état de
corruption, où le maintenaient, en l'aggravant, les copistes par les mains
desquels il a dû passer. Il semble, en effet, que l'ignorance des copistes
croissait en raison du nombre des copies. S'il arrivait à l'un d'eux d'être
frappé de quelque faute, il ne la corrigeait que pour la rendre pire, ou il lui
en substituait une nouvelle qui ne valait pas davantage. On se rend compte de
tout cela, en lisant les innombrables variantes recueillies par M. Léo, et du
sein desquelles on n'est jamais bien sûr d'avoir déterré la meilleure. On
penserait que les copistes de Fortunat étaient recrutés à dessein parmi les
moins lettrés, et que cette besogne leur était imposée pour pénitence. Quant à
moi, j'ose n'en pas douter. Quoi qu'il en soit, si Fortunat, aux époques où il
était l'objet de toutes ces transcriptions, était populaire en quelque sorte
parmi les gens lettrés, il dut cette faveur plutôt au préjugé qui continuait à
le tenir pour un excellent poète, qu'à l'examen sérieux et à l'intelligence de
ses écrits. Cette dernière tâche devait être celle de ceux qui l'ont publié,
annoté et commenté. Je dirai plus tard comment ils s'en sont acquittés.
Revenons à M, Frédéric Léo.
Outre les leçons, en
nombre infini, comme je l'ai remarqué ci-devant, qu'il a tirées des manuscrits,
et qu'il a citées, sans en avoir, selon toute apparence, omis aucune, il a
récolté avec un égal scrupule ce qu'on appelle moins des leçons que des
corruptions de leçons, telles que mots désorganisés ou de constitution avortée,
particules de mots réduits quelquefois à une lettre seule, tronçons impossibles
à rattacher à aucun corps, mots divers fondus en un seul avec perte pour chacun
d'eux d'une ou plusieurs de ses parties, et formant des espèces de monstres qu'on
ne peut dénommer. On n'en a jamais fait autant pour Cicéron, par exemple, dont
Orelli a rassemblé tant de variantes qu'on n'ose pas jurer que nous n'ayons pas
un Cicéron de sang mêlé. Certainement, la plus grande partie de ces énormités
des manuscrits de Fortunat n'ont apporté que peu de lumière à l'éditeur, tout
au plus en a-t-il jailli quelques étincelles; mais il n'y a pas moins eu je ne
sais quoi de chevaleresque de la part de M. Léo à s'engager dans ce fouillis
capable de décourager même les fées. Ajoutons qu'il a introduit quelquefois,
parmi les variantes, des notes explicatives très brèves, dont il lui a semblé
que le texte avait trop manifestement besoin, sous peine de s'exposer au
reproche d'avoir agi à l'égard de certains galimatias comme les théologiens du
moyen âge à l'égard du grec, et de s'être tiré d'affaire par un transeamus. Il
est à regretter seulement qu'il n'ait pas donné ces explications aussi souvent
qu'elles étaient nécessaires, car il y fait preuve d'une grande sagacité; c'est
sans doute parce qu'elles eussent trop grossi son édition, ou qu'il a voulu
laisser aux futurs critiques du texte de Fortunat le mérite d'achever ce qu'il
a seulement ébauché.
Enfin M. Léo a séparé
et rendu à leur division naturelle quelques pièces réunies à tort sous un seul
titre par les précédents éditeurs. J'ai déjà dit qu'il avait éliminé et réuni
dans un appendice celles indûment attribuées à Fortunat; j'ajoute qu'il croit
trouver la preuve de cette fausse attribution dans la liberté extrême dont on
en use dans ces pièces avec la prosodie. Il est pourtant bien vrai que, sous ce
rapport, Fortunat ne s'est pas toujours fort gêné avec les règles. Trois
indices terminent cette édition. On a eu raison de dire que les indices sont
l'âme des livres, et pour ma part j'admire ce genre de travail parce que j'en
comprends la délicatesse et les difficultés. Celles qu'offrent les poésies de
Fortunat sont si minutieuses et si considérables qu'elles en sont presque
rebutantes; M. Léo les a glorieusement vaincues. Il n'eut pas mieux travaillé
et avec plus de succès, s'il eût fait ces indices sur un livre qu'il eût
composé lui-même.
Ces préliminaires
étaient une introduction nécessaire à ce qu'il me reste à dire sur les causes
qui ont empêché jusqu'ici les savants de tous pays de traduire Fortunat chacun
en sa langue. Ces causes se peuvent réduire à une seule: l'insuffisance ou
l'impuissance des anciens éditeurs à éclaircir le texte, c'est-à-dire à
expliquer- les nombreux passages dont l'extrême obscurité arrête à chaque instant
le lecteur et le plonge dans le dégoût et le découragement. Car, dit le savant
et regrettable philologue Louis Quicherat, « faire comprendre intégralement les
auteurs qu'on édite est une tâche plus ardue et plus méritante que de
recueillir seulement les différentes leçons des textes ou des manuscrits[32] ». En effet, on vient aisément à bout de
cette dernière besogne, avec une grande pratique des manuscrits, de la patience
et du temps devant soi.
II.
Malgré les travaux
considérables dont Fortunat, ainsi qu'on l'a fait voir précédemment, a été
l'objet, malgré tous les efforts tentés pour le rendre plus intelligible,
malgré tous les éloges dont on l'a comblé, malgré, enfin, tous les
renseignements précieux qu'on en a tirés pour l'histoire de son temps, il n'a
pas encore eu l'honneur d'être traduit en aucune langue.[33] Il n'en aurait pas été ainsi peut-être si quelque
habile érudit du commencement du seizième siècle eût osé faire ce qu'ont fait
depuis Brower et Lucchi. Mais il n'y avait pas là de quoi tenter des hommes
amoureux du style avant tout, et dont la passion ne pouvait être satisfaite que
par l'étude, à peu près exclusive, des écrivains classiques, soit pour se
former le style sur celui de ces modèles, soit pour guérir les blessures que
d'ignorants copistes leur avaient faites. Admettons, cependant, que la
curiosité des critiques de la Renaissance ait été attirée sur Fortunat; qu'y
eussent-ils trouvé? Une latinité barbare et un texte qui n'était qu'une plaie.
En eût-il été autrement, que les délicats de ce siècle n'eussent pas jugé digne
de leurs études un poète dont, le vol ne faisait que raser la terre et la plume
torturer la poésie. Ils avaient tant d'autres malades plus intéressants et plus
pressés, qu'ils abandonnèrent celui-là à des médecins subalternes ou moins
dédaigneux, s'il avait la chance d'en rencontrer.
Il en rencontra, en
effet, qui, pour s'être fait longtemps attendre, ne laissèrent pas que de
l'arracher des limbes où il expiait les difficultés de son abord, et où
l'indifférence ou le mépris l'avaient condamné. Brower fut le premier, Lucchi
le second, enfin, et longtemps après eux, Guérard, pour les pièces restées
inconnues aux deux autres, qu'il découvrit et publia en 1831, pour la première fois, dans,
les Notices et Extraits des
manuscrits, t. XII.
Mais, quelque méritoires que soient leurs commentaires, notes et
éclaircissements, ils n'ont, jusqu'ici, décidé personne à traduire leur auteur.
Serait-ce donc qu'ils n'ont point fait assez pour cela?
J'ai déjà dit,
d'après L. Quicherat, qu'il y a plus de mérite pour un éditeur à faire
comprendre dans toutes ses parties son auteur, qu'à en recueillir et à en
accumuler les variantes. A quoi bon, en effet, mettre vingt manuscrits au
pillage, en extraire et faire défiler sous nos yeux des leçons qui se
contredisent presque aussi souvent qu'elles s'accordent, et introduire les unes
dans le texte et laisser les autres à la porte, trois opérations toujours
faciles quand il ne s'agit que de simples mots, si l'on néglige, d'ailleurs,
d'expliquer des phrases, des passages même qui sont de véritables énigmes, et
sur lesquels le lecteur reste l'œil fixe et la bouche béante? N'est-ce pas
dire, ou à peu près, qu'on ne se tait sur ces passages que parce qu'il est aisé
de les comprendre, qu'on les comprend bien soi-même, et que le lecteur sera
sans doute aussi pénétré de leur clarté? Mais c'est trop présumer à la fois du
lecteur et de soi-même ; car, lorsque je vois sur tous les passages obscurs et
rebutants, comme ceux dont Fortunat est rempli, les commentateurs glisser tour
à tour avec la même insouciance, j'en conclus volontiers qu'ils ne les ont
point entendus, et que le monologue qui se fait dans leur for intérieur est à
la fois une manière de dissimuler leur impuissance et une impertinence. Certes,
tout lecteur ne peut qu'être flatté de la bonne opinion qu'on a de son
intellect; mais, n'est-ce pas agir envers lui comme un banquier qui tirerait
une lettre de crédit sur un correspondant dont l'argent ne serait pas prêt, ou
qui même n'en aurait pas du tout?
Ce qu'on dit ici des
passages difficiles que l'indifférence où l'incapacité relative des
commentateurs abandonne à notre compréhension, peut également, et jusqu'à un
certain point, se dire des simples mots; car s'il est vrai que par leur
isolement ils offrent plus de prise à la réforme, il est aussi vrai que, vu le
nombre infini de variantes dont ils sont l'objet, il serait à peu près
impossible de ressaisir la personnalité de chacun d'eux, si l'on ne se
résolvait à leur imposer, en quelque sorte d'autorité, des corrections
radicales dont le sens général de la phrase pût logiquement s'accommoder, et
auxquelles le lecteur fût amené, sans efforts, à acquiescer. Loin de blâmer ce
procédé, surtout lorsqu'on a affaire à un auteur aussi mutilé que Fortunat, je
regrette que ses éditeurs, y compris M. Léo, n'aient pas montré plus souvent un
peu de cette hardiesse que le grand Scaliger avait avec excès, mais dont tant
d'auteurs anciens se sont si bien trouvés.
On peut, en dépit
d'un rigorisme qui exigerait le même traitement pour les désordres
constitutionnels d'un mauvais auteur que pour ceux d'un bon, on peut, dis-je,
se permettre sur le premier, dont la santé après tout nous importe le moins,
des expériences qu'on ne se permettrait pas sur l'autre. Avec un Fortunat, on
ose bien des choses qu'on n'oserait pas avec un Virgile. Il y a, par exemple,
telles corrections radicales dans Fortunat, que M. Mommsen a suggérées à M.
Léo, qui, si elles ne sont pas de génie, le génie étant un bien gros mot pour
une si petite chose, sont au moins d'intuition supérieure. Toutefois, il y
reste encore un très grand nombre d'expressions et de phrases bien malades,
autant des remèdes qu'on leur a appliqués que par la faute du temps et des
copistes. Je suis bien loin de croire au succès des remèdes que je me propose
d'essayer sur quelques-unes; mais, après avoir, comme je l'ai fait, lu à fond,
relu et traduit les onze livres[34] des poésies mêlées de Fortunat et leur
Appendice, après avoir apporté à ce travail un peu de cette passion pour les
découvertes qui, sauf la différence énorme du but, anime le grammairien comme
l'astronome, j'ai cru être en mesure de donner quelques exemples choisis parmi
une centaine et plus, des omissions, des timidités puériles, parfois même des
fautes d'interprétation que je reprochais plus haut aux éditeurs et aux
commentateurs.
N° 1. — Dans la pièce XVI de l'Appendice, on lit les vers 10 et
11, qui suivent :
Hic quoque sed plures carmina jussa per annos;
Hinc rapias tecum quo tibi digna loquor.
Le premier vers
cloche d'un demi-pied et n'a ni sujet, ni verbe. Guérard, qui le donne tel que
le manuscrit le lui a offert, ne remarque pas même cette anomalie, ou, s'il l'a
remarquée, il la laisse passer avec une froide courtoisie. M. Léo pense qu'au lieu
de carmina jussa, il faut lire selon toute
apparence camina justa. Je confesse que cela ne
m'apparaît point du tout. Qu'est-ce que camina? Est-ce un nom au pluriel neutre
s'accordant avec justa. Le singulier serait donc caminum, or caminum est le nom latin de Cumin, ville
prussienne sur le lac de ce nom. Est-ce un nom féminin au nominatif? On trouve,
en effet, dans Du Cange, deux exemples de ce nom, l'un qui paraît indiquer un
instrument à vanner, l'autre qui est un synonyme de curia. Ni l'un ni l'autre n'ont rien à
faire ici. S'agit-il de caminaimpératif
de caminare? Encore moins; outre que la
quantité de la première syllabe proteste contre son admission. Laissons donc carmina, et voyons pourquoi.
Notre poète dit en
quelques pièces de son recueil qu'il fait des vers pour obéir aux ordres de
Radegonde et d'Agnès, il le leur redit ici, et, de plus, qu'il en fait ainsi
depuis plusieurs années. Il prie donc l'une ou l'autre (car on ne voit pas
précisément à laquelle des deux il s'adresse) de prendre (rapias) ceux qu'il leur offre, n'y
ayant rien qui n'y soit digne d'elles. Fortunat a donc du écrire, et il a
certainement écrit :
Hic quoque sed plures [ago] carmina jussa per annos.
Le copiste de la
pièce du manuscrit d'où Guérard l'a tirée, a omis ago qui s'imposait si naturellement,
et qui rend à ce vers manchot le membre dont il était privé depuis des siècles.
N° 2. —Les petits cadeaux, dit-on en proverbe,
entretiennent l'amitié :
Hæc res et jungit junctos et servat amicos.
Nous voyons, en
maints endroits de notre poète, qu'il mettait ce proverbe en pratique avec
Radegonde et Agnès, quoique, à vrai dire, la nécessité n'en existât pas du
tout. Jamais amitié, comme celle dont il était l'objet, ne fut plus
désintéressée. Il en recevait donc des cadeaux et il leur en faisait de temps
en temps lui-même qu'il accompagnait d’envois en vers où il s'excusait de la
modicité de son hommage : c'étaient tour à tour ou des châtaignes, ou des
pommes, ou des prunes de son jardin, ou des prunelles ou des mûres. Un jour
que, au lieu de pommes qu'il aurait pu offrir, il se trouva dans la nécessité
de n'envoyer que des mûres, il dit :
Ioti est un mot si manifestement corrompu qu'il faut nécessairement
l'évincer et lui trouver un remplaçant. Guérard propose more joci, comme qui dirait par
plaisanterie. Cette correction n'est pas à dédaigner, d'autant plus qu'il n'y a
que deux lettres à changer au texte. Mais ces mots ne se rattachent à rien. Il
est évident qu'ils devraient et qu'ils doivent exprimer une opposition à pomula, c'est-à-dire un cadeau moindre
que ces pommes. Or, pour exprimer celle opposition, il faut un verbe qui
régisse mora, et ce verbe ne peut être que le
mot défiguré ioti. En outre, la correction de
Guérard est peu respectueuse, car toute diminution de respect (et cette
plaisanterie en était une), si petite qu'elle soit, de la part de Fortunat,
pour Radegonde et. Agnès, n'est pas admissible. M. Léo, en proposant verba dedi « je vous en ai donné à garder »,
aggrave encore le manque de respect, et une plaisanterie de ce genre, avec des
personnes d'une si haute et si sainte condition, n'eût pas été autre chose. Il
n'y a pas, d'ailleurs, l'ombre de plaisanterie ni dans l'intention, ni dans les
paroles de Fortunat. Il regrette seulement d'être empêché par son absence de
donner à Agnès, ainsi qu'il lui est arrivé maintes fois, des pommes de son
jardin, et d'être réduit ù lui envoyer des mûres. Laissons donc mora, puisqu'après tout il s'agit de
mûres, et mettons dedi comme M. Léo, à la place d'ioti.
Et puis il est certain par le 4e vers,
Et rogo quœ misi dona libenter habe,
que Fortunat n'a pas
payé de paroles ses amies, mais qu'il leur a bel et bien fait un cadeau.
N° 3. — Il ne faut quelquefois qu'une lettre à
ajouter ou à retrancher pour rendre la vie à un vers et le remettre sur ses
pieds; mais cette lettre, tout naturellement qu'elle soit indiquée, ne répond
pas toujours à l'appel; on dirait qu'elle tient à se présenter d'elle-même.
Exemple : Fortunat vient en personne offrir des fruits à ses amies et s'excuse
de la nature insolite de l'objet dans lequel ils sont enveloppés :
Guérard se tait sur
cette étrange fin de vers, et M. Léo ne voit pas comment y remédier. Ni l'un ni
l'autre ne s'expliquent non plus sur le sens à leur attribuer. Or, fano est une serviette, une nappe ou
toute bande d'un tissu quelconque; mais c'est aussi le corporal qui se met sur
l'hostie pendant la messe, et de plus « ce que le prestre met en la main
senestre »,[37] lorsqu'il officie. « Item, est-il dit dans un
Inventaire du Trésor de l'abbaye Sainte-Croix de Poitiers, fait en 1746,[38] l'estolle et fenon S. Médard. » Comme prêtre,
Fortunat portait l'un et l'autre à l'autel, et voilà pourquoi il s'excuse
d'employer à un usage aussi profane un linge réserve à un usage sacré. N'y
ayant donc pas de doute sur la signification de fano, il reste à le rapprocher de
l'adjectif tali qui le suit, et qui aspire à
s'accorder avec lui. On écrira donc :
Sed date nunc veniam quod fano talis habetur,
et du même coup on
régularisera le vers en lui rendant la lettre qui manque pour former le dactyle
au cinquième pied.
N° 4. —La physique, chez Fortunat, est, en
général, enfantine, et dans les questions qui sont du ressort de cette science,
il emploie les métaphores dont poètes et prosateurs se sont servis de toute
antiquité. S'il nous dit d'une part que le temps s'envole, que les heures se
jouent de nous et que nous marchons à la vieillesse sur un chemin glissant,
nous le comprenons sans difficulté; mais s'il vient à nous dire que « le monde
tourne sur son axe sans corde »,
nous sommes arrêtés
par cette corde, et nous allons aux recherches dans les notes des éditeurs,
pour voir si nous trouverons un renseignement qui nous débarrasse de cet
obstacle. Nous ne trouvons qu'une variante, finepour fune dans le Ms. de Paris. Mais le
premier mot du vers est déjà fine.
Cette répétition du même mot à si courte distance a de quoi choquer, et, comme
le Ms. de Paris est le seul où elle se produise, il vaut mieux s'en tenir au sine fune d'un Ms. ambrosien, admis dans le
texte, et chercher cependant ce que le poète entend par là. Il suppose que le
monde, pour tourner sur son axe, n'a pas besoin d'une corde comme, par exemple,
le treuil au moyen duquel on fait descendre un seau dans le puits. Entraînée
par le poids du seau, la corde enroulée autour du treuil se déroule et le fait
tourner sur son axe, avec une grande rapidité : ce qui n'aurait pas lieu sans
la corde. On voit combien celle interprétation était nécessaire.[40]
N° 5. — Dans la pièce De Excidio Thoringiæ,[41] il est un mot que M. Léo déclare corrompu,
comme il l'est en effet, et dont la restitution paraît, à première vue,
radicalement impossible. Dans cette pièce, Radegonde, ayant Fortunat, dit-on,
pour interprète, parle, dès les premiers vers, de l'effondrement du palais des
rois thuringiens et des richesses englouties sous les ruines; elle parle de ses
hôtes (et elle-même en était le plus noble et le plus intéressant) emmenés
captifs chez leurs vainqueurs et maîtres, et tombés des hauteurs de la gloire
.dans la condition la plus basse. « Une foule de serviteurs, dit-elle, ont péri
et ne sont plus que la poussière infecte de sépulcres. Un nombre infini
d'illustres et puissants personnages demeurent sans sépulture et privés des
honneurs qu'on rend à la mort. » Et elle ajoute :
Flammivomum vincens rutilans in crinibus aurum,
Strata solo recubat lacticolor amati.
Brower, Leibnitz,[42] Luchi et Migne s'accordent à voir dans amati une forme altérée d'amethys ou amethystus.Pas un d'eux n'a
réfléchi qu'il faudrait au moins amatys au nominatif, comme y est lacticolor, et que cette épithète, non plus
que la propriété attribuée à l'améthyste, de jeter plus de feux que l'or, ne
saurait convenir à une pierre de couleur violette. M. Mommsen en a sans doute
fait la réflexion, et il a tranché la difficulté en proposant de substituermulier à amati. Cette substitution donne au
pentamètre sa mesure et à la phrase un sens excellent, car il s'agit d'une
femme dans ces deux vers, et on peut les traduire ainsi : « Une femme au teint
de lait, aux cheveux d'un rouge vif et plus brillants que l'or, terrassée par
ses meurtriers, est gisante sur le sol. »
Cependant la
substitution proposée par M. Mommsen ne laisse pas que de paraître un peu
forte; aucune variante ne la favorise tant soit peu; elle est comme tombée du
ciel. Si j'ose dire ce que j'en pense, je conjecture qu'il n'y a rien à changer
dans amati, si ce n'est l’i qu'il faut mettre à la place du
second a, et vice versa. On aurait ainsiamita, qui a la quantité voulue, deux
brèves et une longue, pour régulariser le second hémistiche. Et, comme la
césure rend quelquefois longue, devant un mot qui commence par une voyelle, une
syllabe finale brève se terminant par une consonne (il y en a maints exemples
depuis Virgile jusqu'à Ausone),[43] la syllabe finale de lacticolorbénéficierait de
cette licence.
Pour en revenir à la
femme à laquelle ces deux vers font allusion, je crois qu'il s'agit d'une tante
(amita) de
Radegonde, qui fut enveloppée dans un massacre exécuté pendant et après le sac
du palais des rois de Thuringe par les Francs. L'histoire, il est vrai, ne fait
aucune mention de cette princesse ; mais peut-être que, n'étant pas mariée et
menant dans le palais une vie relativement obscure, la princesse n'avait pas,
pour mériter que l'histoire parlât d'elle, cette notoriété que, à défaut
d'autres, les princesses mariées tirent de l'homme auquel elles sont unies. En
tout cas, ne pouvant me résoudre à accepter la substitution de mulier à amati, dont la conformation n'a aucun
rapport avec celle de ce remplaçant, je n'hésite pas à proposer amita, qui satisfait à la fois et au
sens et à la mesure du vers.[44]
N° 6. — Je n'hésite pas davantage à mettre natas pour natos autorisé pourtant par le manuscrit
de Paris, 13048, dans ce vers où le poète appelle la protection de Dieu sur
Agnès et ses religieuses :
Et te vel natos « et toi et tes fils », car vel est ici conjonction copulative,
comme elle l'est fréquemment dans notre poète. Il y a quelque chose de si
choquant dans ces fils attribués par Fortunat à une
personne de la qualité d'Agnès, qu'on a peine à comprendre que Guérard et M.
Léo ne l'aient point remarqué, ou, s'ils l'ont remarqué, n'en aient rien dit.
C'est montrer trop de condescendance pour les manuscrits quels qu'ils soient,
et reculer devant un épouvantail à chenevière. « Si, disait encore L.
Quicherat, certaines corrections, sans être méprisables, ne portent pas avec
elles la lumière nécessaire pour rallier tous les esprits, elles laissent la
carrière ouverte aux recherches de la critique; mais d'autres présentent un tel
caractère de certitude qu'on ne peut, sans se compromettre, se refuser à les
adopter. Si nos pères avaient eu pour les manuscrits une superstition ridicule,
les monuments littéraires de l'antiquité seraient illisibles; mais, de leur
propre autorité, ils rectifiaient les erreurs,... et nombre de leurs
corrections sont tellement incorporées dans le texte, qu'elles ne se discutent
plus aujourd'hui.[46] » Il est donc surprenant que ni
Guérard, ni M. Léo n'aient vu qu'il ne peut être question, dans ce vers, que
des filles de la mère Agnès, c'est-à-dire de
ses religieuses, ou que, s'ils l'ont vu, ils n'aient pas chassé du texte natos pour y introduire d'office natas. C'est ce que j'ai fait sans
remords aucun.
Le poète, d'ailleurs,
ne nomme jamais les religieuses autrement. Mais ce natos n'est-il pas une preuve évidente
de l’ignorance des malheureux scribes qui, par ordre, ou volontairement, se
sont copiés les uns les autres, sans s'apercevoir de cette impertinence?
N° 7. — Fortunat, dans la pièce qui a pour titre
: de Gelesuintha,[47] fait dire à Goïsuinthe, mère de Gélésuinthe,
que, quand elle laissa partir cette fille bien-aimée pour le Nord, c'est-à-dire
pour la Gaule où celle-ci allait épouser Chilpéric, il gelait si fort
Ut nec rheda rotis, non equus isset aquis.
Cet equus qui ne pouvait aller sur l'eau
glacée ne suggère aucune observation à Brower ni à Lucchi. M. Léo, moins
réservé, et ne pouvant croire qu'il s'agit là de quelque hippocampe, dit qu'au
lieu d'equus il attendait ratis :cette attente est bien naturelle,
mais elle est vaine; car ratis et equus signifient la même chose,
c'est-à-dire vaisseau. Homère l'a dit le premier, parlant de ce véhicule sur le
liquide élément, ἁλος ἵπποι.[48] L'image a passé aux Latins. Plaute l'emploie
dans le Rudens:[49]
... Nempe equo ligneo per vias cœruleas
Estis vectœ;
ce cheval de bois
était un vaisseau. L'épithète ligneus est un renchérissement sur Homère
qui n'en avait pas besoin pour être compris des Grecs, et une obligation
imposée à Plante qui ne l'eût pas été des spectateurs romains, sans cette
addition. Fortunat, si fécond d'ailleurs en métaphores hétéroclites, n'a eu
garde de négliger celle-là, et il faut la lui laisser.[50]
N° 8. — Le comte Galactorius résidait à Bordeaux
où, entre autres devoirs de sa charge, il avait celui de percevoir les impôts
pour le roi Chilpéric. Fortunat pensant, on ne sait pourquoi, qu'il pouvait y
avoir quelque excédent de recette, dont le comte aurait eu la libre
disposition, lui écrit pour lui exprimer le désir d'en avoir sa part. « Envoyez-moi,
lui dit-il, des pices en échange de mes apices », c'est-à-dire « de ma lettre »
: ^w
Si superest aliquid quod forte tributa redundant,
A première vue on est
porté à croire que le poète ne fait pas seulement un jeu de mots avec apices et pices,mais qu'il demande bel et
bien de l'argent à Galactorius. Brower le présume et suppose que par pices, on pourrait entendre une espèce
de monnaie. Je l'ai cru comme Brower et j'ai fait tous les efforts imaginables
pour le démontrer. Mais j'ai dû bientôt reconnaître que, où que je dirigeasse
mes recherches, je suivais de fausses pistes, et que je n'arriverais jamais à
découvrir une monnaie mérovingienne dans un mot qui n'a jamais voulu dire que «
poix ». C'est alors que, faisant appel à la science de mes deux confrères MM.
Ch. Robert et Deloche, je leur demandai leur avis. L'un et l'autre furent
d'accord pour nier l'existence en aucun temps d'une monnaie appelée pyx, au plurielpices, et pour conclure que dans ce
passage il s'agit tout simplement de poix.[52] Reste à savoir à quoi le poète avait le
dessein de l'appliquer. Tout d'abord, j'avais pensé que c'était à ses
chaussures, l'un rappelant l'autre naturellement; mais cette pensée me parut
bientôt aussi dépourvue de sel que de respect, et j'allais l'abandonner,
lorsqu'un passage où Fortunat parle de ses chaussures me revint tout à coup en
mémoire. Je m'y reportai, espérant en tirer quelque lumière. C'est dans la
pièce XXI du livre
VIII. Là donc Fortunat remercie Grégoire de Tours de lui avoir envoyé des
talaires avec de quoi les attacher, et des peaux blanches pour couvrir les
semelles :
Cui das unde sibi talaria missa ligentur,
Pellibus et niveis sint sola tecta pedis.
Il est inutile de
faire remarquer que ces talaires n'avaient rien de commun, si ne n'est
peut-être les cordons, avec les talaires que les anciens prêtent à Mercure;
c'étaient de simples semelles qui emboîtaient légèrement le talon, et qui
adhéraient à la plante du pied au moyen de courroies; elles n'avaient point
d'empeignes. Telle était, comme le dit Alcuin,[53] la chaussure des ministres de l'église : quo induuntur ministri
ecclesiœ, subterius solea
muniens pedes a terra, superius
vero nihil operimenti habens. Comment
donc Grégoire, qui devait connaître cette particularité, envoyait-il de la peau
blanche dont l'emploi eût été une infraction à l'usage indiqué par Alcuin, en
transformant en chaussure couverte réservée aux évêques la chaussure d'un
simple prêtre? Celle des évêques s'appelait sandalia. L'empeigne en avait d'abord été
en toile blanche;[54] mais, comme on le voit ici, on y employa
depuis de la peau de la même couleur. Toujours est-il qu'il fallait aux simples
prêtres une permission spéciale des papes pour chausser des sandales. « Nous
avons appris, dit Grégoire le Grand,[55] que les diacres de l'église de Catane
s'étaient arrogé de porter des sandales, ce qui n'avait jusqu'ici été accordé à
personne, excepté toutefois aux diacres de Messine, par nos prédécesseurs ».
Les successeurs de Grégoire le Grand, comme l'avaient fait ses prédécesseurs,
et comme il paraît l'avoir aussi fait lui-même, octroyèrent depuis et souvent
ce privilège,[56] et il n'est pas impossible qu'à la
considération de Grégoire de Tours, Fortunat en ait été l'objet.
Ce qui me porte à le
croire, ce sont les deux derniers vers de la même pièce :
Pro quibus a Domino datur stola candida vobis ;
Qui datis hoc minimis inde feratis opes.
Pro quibus, c'est-à-dire pellibus. Par où l'on voit qu'en retour
de ces peaux qu'il a reçues de Grégoire, il lui souhaite la robe blanche, stola candida, qui est le vêtement des papes.
C'est même pour la seconde fois, quoique en d'autres termes, qu'il lui fait un
souhait de ce genre, car il disait tout à l'heure à Grégoire :
ce qui veut dire
« et te rende par l'honneur associé au trône ». Le vers se comprend très
bien. Or, comme on ne peut admettre que le poète veuille faire de Grégoire
l'associé de Dieu dans le ciel, et l'asseoir sur le même trône, il ne peut être
question que du trône terrestre, c'est-à-dire de la papauté. Ces deux passages
valaient au moins la peine d'être signalés; mais ici encore les commentateurs
se sont abstenus, ayant assez bonne opinion des lecteurs pour croire qu'ils n'y
seraient pas embarrassés. Quoi qu'il en soit, ces peaux, devant être
nécessairement cousues aux semelles, font, par une suite naturelle des idées,
penser au fil enduit de poix destiné à cette opération. Est-ce à dire que
Fortunat ait été le confectionneur de ses sandales? Cela n'est pas soutenable
même en plaisantant. Contentons-nous de croire que le poète avait un autre
dessein au sujet de cette poix, comme pourrait être celui d'en faire des
flambeaux résineux pour les cérémonies de l'église, ou de l'employer pour
l'embaumement des corps,[58]et ne nous en tourmentons pas davantage. Il
résultera du moins de cette discussion la connaissance à peu près certaine du
genre de chaussure que portait Fortunat, et les membres du clergé de Poitiers
du même rang que lui.
N° 9. — Voici encore deux vers dont il m'a été
très difficile de pénétrer le sens :
Esto tamen quo vota tenent meliora parentum,
La construction en
est si bizarre, qu'il ne peut être que le texte ne soit corrompu. Dans l'état
où est le second vers, il faudrait lire quam
tu au lieu de te qui est un solécisme. Il est
impossible, en effet, de rendre raison de cet accusatif et de le rattacher à
quoi que ce soit. Je crois, en outre, que ce n'est pas prosperior qui appelle quam te,c'est meliora, et encore, je le répète, est-ce quam tu que ce comparatif exigerait : ce
qui donnerait un sens absurde. Mais, si au lieu de tu et te, on met quæ qui se rapporte à vota, on rend à ces vers leur
construction et leur sens naturel, et on lit :
Esto tamen que vota tenent meliora parentum
Prosperior quam quæ terra Thoringa dedit.
ou : Vota meliora quem quæ
Thoringa prosperior dedit. « Cependant reste où te retiennent les vœux
de tes parents, vœux meilleurs que ne le furent pour toi ceux de la Thuringe,
quand elle était plus heureuse. »
Dans cette
rectification, il me semble, pour parler comme Louis Quicherat, « n'avoir fait
qu'un usage légitime de la critique », et si j'osais, j'ajouterais avec lui «
que, souvent la critique est restée en deçà de ce qu'elle pouvait se permettre,
et que « les textes se ressentent encore tristement de l'excessive tolérance
des éditeurs[60] ». Ceci s'applique exactement au texte de
Fortunat.
Si je poursuivais ces
remarques aussi loin qu'il serait nécessaire, il y faudrait un volume, chacune
d'elles demandant un certain développement. C'est le privilège des auteurs de
décadence de requérir plus d'explications et pour de moindres objets, que les
auteurs des belles époques. Je m'en tiendrai donc ici à celles-là. On en
trouvera plusieurs autres dans les notes qui seront à la suite de chaque livre
de Fortunat, comme aussi et souvent l'aveu de mon impuissance à résoudre
certaines difficultés. Mais j'aurai montré le chemin; il ne manquera pas sans
doute de plus habiles pour arracher les ronces que j'aurai laissées derrière
moi, et peut-être aussi pour m'apprendre que j'en ai semé moi-même où il n'y en
avait pas.
CHARLES NISARD,
de l'Institut.
[10] Ses poésies inédites en XX livres étaient, au rapport de Lucchi,
conservées à Venise dans la famille Soderini. Voyez les Testimonia sur Fortunat,
édition de Lucchi, dans Migne, tome LXXXVIII, tom. 56.
[15] Je ne parle pas de feu Victor Leclerc qui a fait un article sur
Fortunat, où il le juge, ainsi que les autres poètes chrétiens de cette époque,
avec une indulgence qui tient plus de la tendresse que de l'impartialité. Il a
même traduit une pièce de notre poète, où il s'est plus appliqué à être élégant
que fidèle, et où il paraît même n'avoir pas entendu son texte. Cet article est
dans le Répertoire de la littérature
ancienne et moderne, t.
XIV, p. 108 et suiv.
[23] Je ne connaissais pis cette thèse; c'est M. Salomon Reinach qui
me l'a obligeamment signalée, en même temps que la traduction en vers allemands
par M. Bœcker, de trois pièces de Fortunat, dont on trouvera l'indication plus
loin, note 33.
[24] Histoire générale de la littérature du moyen
âge en Occident, par A. Ebert, professeur à l'Université de Leipzig, traduit de
l'allemand par le Dr Joseph
Aymeric. et par le Dr James
Condamin. Paris, 1883, 2 vol. in-8°.
[25] Fortunat, lorsqu'il racontait avec un enthousiasme si peu mesuré
(VI, III) les vertus de Caribert, écrivait sans doute avant que ce
prince eût montré tous ses vices, ou du moins, le poète étant lui-même nouveau
venu en Gaule, ne connaissait rien encore des faits qui rendirent depuis son
héros si tristement célèbre.
[29] C'est là que, au rapport de Sennebler cité par Littré, dans son Dictionnaire au mot Musique, Pythagore trouva les principes
de l'art musical.
[30] J'excepte la première en date, parce que, n'étant point
accompagnée de notes et de commentaires, elle n'est pas de mon sujet; c'est
l'édition de Venise, Per Jac. Salvatorem Solanium
Murgitanum... Venetiis, apud hæredes Jac. Simbenii, 1578.
[31] Guérard les avait publiées, il y a plus de cinquante ans, dans
les Notices et extraits des
manuscrits, t. XII,
partie II, p. 75 et suiv., 1831.
[33] Il faut en
excepter toutefois la Vie de saint Martin, poème en quatre chants, longue et
ténébreuse paraphrase de la vie du même saint si simplement et si naïvement
écrite par Sulpice Sévère, où l'on ne trouverait peut-être pas cinquante bons
vers sur les deux mille deux cent quarante-trois dont elle se compose, et où le
sentiment chrétien lui-même a Je ne sais quoi de guindé et de déclamatoire.
Elle a été traduite en français par feu Corpet, traducteur d'Ausone, et publiée
conjointement, et comme objet de comparaison, avec les Vies de saint Martin par
Sulpice Sévère et Paulin de Périgueux, dans la Bibliothèque latine-française de Panckoucke, 3e série, 33e livraison, p. 232 et suiv. (1850). Le
même auteur a traduit la pièce XIII du
l. III et la pièce IV du
l. VII, dans les notes du t. II de son édition d'Ausone, p. 372, 373; la pièce XII du l. III, et la pièce X du l. IX, l'une et l'autre à
l'Appendice du même volume, p. 468 et suiv. Outre cela, et c'est à M. Salomon
Reinach que je dois cette indication, trois pièces de notre poète, les XIIe et XIIIe du livre III et la IXe du liv. X, selon notre édition, ont
été traduites en allemand et en vers par Bœcker, dans Jahrbücher der Vereins von
Alterthumskunden im Rheinlande, 1845
(7efascicule). La pièce au livre X y a pour second titre Hodoporicon, titre bien présomptueux pour
une simple excursion de plaisir, comme aussi pour celles du même genre que le
poète a racontées ailleurs (l. VI, pièce VIII; l. VIII, p. 11 ; l. XI, p. XXV).
Sigebert de Gemblours (de Script. eccl., c. 45) est
le premier qui ait employé ce terme de manière à donner à entendre que Fortunat
avait écrit un poème spécial sous ce titre, et Tritheim (de Script. eccles., n. 219) l'a répété en l'estropiant
ou plutôt en le travestissant de cette manière : Ad Oporicum vitæ sua lib. I. Ajoutons
enfin qu'Augustin Thierry a traduit quelques courts fragments de notre poète
dans ses Récits mérovingiens, premier et cinquième Récits, et que l'abbé Monnier a traduit
des extraits de la première pièce de l'Appendice, de la pièce V du l. V et de la pièce IX du l. III, dans le tome troisième des Mélanges littéraires tirés des poètes latins, par
l'abbé Gorini; 4 vol. in-8°, 1869.
[34] Sauf les cinq
premiers pourtant dont la traduction est l'œuvre personnelle de M. Rittier, et
que je me suis borné à revoir
avec autant de soin que si je l'eusse entreprise moi-même.
[40] M. Salomon Reinach, à qui je m'étais fait un
plaisir d'offrir cette Dissertation, lorsqu'elle fut publiée pour la première
fois (a), a bien voulu me faire part de ses remarques au sujet de cette
interprétation, comme aussi au sujet de deux autres qu'on trouvera plus loin.
Je tiens à honneur de reproduire ici fidèlement ces remarques, en demandant
toutefois à l'aimable et docte critique la permission d'y répondre.
« Je n'admets pas,
m'écrit-il, le texte :
Fine trahit celeri sine fune volubilis axis;
il me semble qu'il
faut écrire :
Fune trahit celeri sine fine volubilis axis,
et que cela donne un
sens satisfaisant. Funis est une métaphore, « comme au
moyen d'une corde rapide. »
Ce sens est acceptable en effet, si l'on reçoit la correction
proposée par H. S. Reinach. Malheureusement elle fait disparaître l'image du
monde qui tourne sur son axe avec une volubilité extrême, et dont rien ne peut
donner une idée plus juste qu'un treuil tournant aussi sur son axe par le moyen
indiqué dans ma remarque. Je persiste donc à croire que cette idée a été celle
du poète, et qu'elle est de celles qui la plupart du temps lui hantent le
cerveau.
(a) Dans la Revue de l'enseignement secondaire, publiée chez Paul Dupont, Nos du 1er et du 15 octobre 1885.
[43] Pectoribus inhians; Virgile, En., IV, vers 64. Tertius horum; Ausone, Professor., en vers saphiques, VIII, vers
9.
[44] « Amita, dit M. Salomon Reinach, est
séduisant, mais j'avoue que je préfère Mulier. Mulier pourrait être écrit ainsi :
Supposez la perte des
deux dernières lettres par une déchirure du manuscrit, vous aurez quelque chose
comme amti, dont un copiste préoccupé du
mètre a pu faire amati. Le mol amita sans explication me paraîtrait
bien bizarre. »
Ces rhabillages de
mots dans les manuscrits et dans les inscriptions, sont souvent très heureux,
et toujours d'une grande autorité aux yeux des érudits, mais il ne faut pas en
abuser, car alors ils peuvent donner lieu à des discussions qui, après plus ou
moins de bruit, viennent dormir, comme la mer sur la grève de quelque anse
écartée,sans soupir et sans mouvement.
Le sable à peine fouillé se tasse de nouveau. Il pourrait en
arriver de même si j'entrais en discussion sur le mot qu'a dessiné et que
m'objecte M. S. Reinach. J'aime mieux m'en tenir à cette remarque, que ce mot
est une supposition gratuite, que M. Léo n'en signale l'existence dans aucun
manuscrit, qu'il est un fils présumé d'un père,amati, avec lequel il n'a aucune
ressemblance, et que M. Mommsen a bien voulu adopter. Quant à la correction que
je propose, amita, elle n'a pas plus besoin
d'explications que tous les personnages de la famille de Radegonde désignés
sans être nommés, à l'exception d'un seul, Hamalafrède, dans les soixante
premiers vers de cette pièce.
[50] « Je ne puis admettre, dit M. S. Reinach,
l'ingénieuse explication que vous donnez de ce vers :
Ut nec rheda rotis, nec equus isset aquis.
Equus-navigium, est
toujours, en grec comme en latin, accompagné d'une épithète. Je proposerais :
Ut ne rheda rotis nec ratis leset aquis,
C'est-à-dire, « de sorte qu'un char ne pouvait
s'avancer sur ses roues, ni un bateau sur les eaux. » Rotis, ratisdevaient tenter le
mauvais goût de Fortunat. Dans le manuscrit rotis a fait disparaître ratis, qui a été remplacé parequus, sous l'influence d'aquis.
Oui, c'est bien par l'influence d'aquis qu'equus. a été invinciblement attiré, en
quoi le mauvais goût du poète était plus pleinement satisfait; car
l'allitération ayant lieu dans les mots d'un même membre de phrase et d'une
même pensée, nec equus isset aquis, avait plus de force et était
aussi plus conforme à ses habitudes, que si elle eût roulé sur les mots de deux
phrases et de deux pensées différentes et satis liaison entre elles, comme retis nec ratis.Fortunat a donc
dû écrire equus, et il a voulu l'écrire. Il
était bien aise de montrer qu'il connaissait l'emploi que Plaute a fait de ce
mot, et s'il ne l'a pas imité jusqu'au bout en lui empruntant aussi l'adjectif ligneus, c'est que d'abord il c'était
pas assez respectueux de la propriété des termes pour sentir la nécessité de
cet adjectif, c'est ensuite et dans le cas contraire, que son allitération et
son vers y eussent trouvé plus que leur compte. Homère lui-même n'ajoute pas
d'épithète proprement dit; à son ἵππος; il y ajoute le substantif ἁλος qui en fait les fonctions. Ne pourrait-on pas
dire que le mot aquis, dans Fortunat, remplit les
mêmes fonctions, ou du moins à peu près? Et le bon poète fourmille d'à peu
près.
[52] M. Deloche a même
eu l'obligeance d'entrer avec moi dans des détails fort savants sur les
différentes manières en usage chez les Gallo-Romains pour payer leurs impôts au
fisc impérial. Qu'il me suffise de l'indiquer ici, la plate me manquant, à mon
grand regret, pour faire davantage.
[54] Σανδάλια λευκὰ δι' ὀθονίων, est-il dit
dans la donation de Constantin, citée par Alb. Rubens dans son traitéDe
Calceo senatorio, c.
5.
[58] Dans un
tombeau récemment découvert à Rome, et sur lequel est représentée en relief une
bacchanale, on a trouvé arec le squelette qu'il contenait une masse
considérable de résine encore très odorante, ayant servi à l'embaumement du
mort. (Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions, bulletin de Janvier, février,
mars 1885, p. 4. Lettre de M. Edmond Le Blant.)
Venantius Fortunatus B (AC)
Born near Treviso, Italy, c. 535; died c. 605. Venantius Honorius Clementianus
Fortunatus spent his childhood in Aquileia, Italy, which had been ravaged the
century before by Attila the Hun. He was educated in grammar, rhetoric, and law
at Ravenna, Italy, and, when he completed his studies about 565, went on a
two-year trek to Tours via Germany. In Tours he became a friend of Bishop
Euphronius.
Venantius then
moved on to the Loire Valley, where the air is sweet, the wine good, and
finally ended up in Poitiers. For some 20 years (567-87) he lived at Poitiers,
putting aside his pilgrim's staff and bag at the Convent of the Holy Cross. He
became both spiritual and temporal counselor to the community of nuns. There he
was ordained and became adviser and secretary of King Clotaire I's wife,
Radegund, and her adopted daughter at their convent there. In about 600
Venantius was appointed bishop of Poitiers. Once in the episcopal seat he
became a model of temperance
Venantius was a
happy man with an easy sense of humor. Prior to his ordination frequently
rhymed to pay for his dinner, following the customs of the troubadours.
Venantius lived with verve. His writings exhibit a man of good cheer, pure
charity, gratitude, and a humble heart. He sang of the Cross which is "the
instrument of our health," but the gallows of torture erected on Golgotha
on Good Friday are fully radiant with the light of Easter. "The happy tree
on the arms of which hung the ransom of the world" became the tree of liberty
to the children of God, the emblem of health. The holy man who loved food and
joy and whose virtues have been celebrated in a continuous cultus, died
"in the midst of universal regret" at Poitiers.
A fluent versifier,
he wrote voluminously. Among his works were metrical lives of Saints Martin of
Tours, Hilary of Poitiers, Germanus of Paris, Albinus of Angers, Paternus of
Avranches, Marcellus of Paris, Radegund, and other religious figures.
His life of St.
Martin includes the stories of Sulpicius Severus and Paulinus of Perigeux in
2,243 hexameters. Prolific! This was actually a paen to the saint who restored
his failing sight. It is said that he made a pilgrimage to St. Martin's tomb,
prayed for the saint's intercession, and his blindness was completely cured.
Additionally, he
wrote poems about a trip on the Mosel, on church construction, and on the
marriage of King Sigebert and Brunehilde in 566; elegies on the deaths of
Brunehilde's sister, Queen Galeswintha, and Radegund's cousin, Amalafried.
He is also the
composer of several outstanding hymns, notably Pange Lingua gloriosi, Vexilla
Regis prodeunt, Agnoscat omne saeculum, and, possibly, Ave Maris Stella and
Quem terra, pontus, aethera.
His poems revealed
much valuable information about his times, Merovingian figures and customs,
family life, descriptions of buildings, works of art, and the status of women
(Delaney, Encyclopedia).
SOURCE : http://www.saintpatrickdc.org/ss/1214.shtml
Era di antica e nobile famiglia romana, ebbe sicuramente un fratello e una sorella di nome Tiziana (la cita scrivendo alla badessa Agnese) e molti nipoti.
La vicina Ceneda contende a Valdobbiadene i natali dell’ultimo grande poeta della latinità. Ma Paolo Diacono, che scrive alla fine dell’VIII secolo e cita espressamente questo brano, non ha dubbi sulla nascita valdobbiadenese.
I primi studi li compie probabilmente nel Trevigiano (forse proprio a Treviso, forse ad Asolo, forse a Oderzo). Nel 557 circa si reca ad Aquileia per studiare. È possibile che da parte del vescovo di Aquileia, Paolino, venga già ora la proposta di prendere i voti sacerdotali (stando ad una testimonianza dello stesso Venanzio), ma egli rifiuta.
Nel 560 si trasferisce a Ravenna dove studia grammatica, retorica, poetica (e forse anche giurisprudenza), secondo le notizie che ci dà Paolo Diacono.
È affetto da una grave malattia agli occhi. Ne è colpito anche il suo amico Felice, il futuro vescovo di Treviso, colui che fermerà Alboino e i Longobardi sul Piave. Venanzio e Felice si ungono gli occhi con l’olio della lampada che brucia nella cripta dedicata a San Martino nella basilica di Giovanni e Paolo e guariscono.
Nell’autunno del 565 Venanzio lascia Ravenna e si reca in Gallia, nel regno di Austrasia, per sciogliere il voto di pregare sulla tomba di Martino a Tours. I motivi di un viaggio che lo avrebbe portato lontano dalla sua patria (mai ci sarebbe stato ritorno) sono stati variamente interpretati. Si è a lungo ipotizzato che Venanzio fosse diventato inviso al governo bizantino e fosse dunque indotto a cercare la protezione di Sigiberto. Venanzio avrebbe preso posizione a favore dello scisma dei Tre Capitoli e dunque sarebbe stato dalla parte della situazione scismatica di Aquileia. Ma non abbiamo notizia di una militanza in tal senso e nulla autorizza a dire che si tratti di fuga per motivi di pericolo personale. Del resto, se quella di Venanzio era una fuga dal governo imperiale, la corte di Sigiberto non rappresentava un rifugio sicuro perché i reali d’Austrasia non erano in quell’epoca in cattivi rapporti con Costantinopoli.
Tra l’altro è questo il periodo durante il quale Radegonda, che viveva sotto la giurisdizione di Sigiberto, otteneva dall’imperatore una reliquia della Santa Croce.
Venanzio non arriva in Austrasia come un “trovatore errante”. Il fatto che gli sia stata inviata incontro una scorta di eminenti funzionari della corte di Austrasia prova che aveva ricevuto un invito, in qualche modo ufficiale. Dunque non un romantico precursore della figura del poeta maledetto, non un ricercato dalla polizia imperiale.
Il contrario semmai, come suggeriscono recenti studi ed ipotesi. Venanzio era probabilmente un inviato dell’imperatore d’Oriente presso le corti franche e in particolare alla corte di Metz. Non dobbiamo pensare certo ad un agente segreto che agisce sotto copertura e che si avvale del suo ruolo di poeta mondano per nascondere oscuri e sottili maneggi. Più semplicemente l’imperatore, preoccupato dalla minaccia longobarda, cercava alleanze nelle Gallie. Il re di Metz, che possedeva anche la Provenza, poteva tornargli molto utile.
Venanzio, senza dubbio già noto per il suo talento di poeta, era uomo prezioso per convincere il re e i suoi grandi, riuniti nel giorno delle nozze. Venanzio arriva infatti a Metz, capitale dell’Austrasia nel 566, proprio nei giorni in cui Sigiberto sposa Brunechilde, figlia di Atanagildo re dei Visigoti, matrimonio di enorme importanza politica: si presenta con un epitalamio e una elegia in gloria dei sovrani (Carm. VI 1, e 1a, il secondo per la conversione di Brunechilde al cattolicesimo). Nello stesso anno è a Parigi dove conosce il vescovo Germano. Visita anche, assieme a Sigoaldo, uomo di fiducia di Sigiberto, Magonza, Colonia, Treviri.
La sua cultura e la sua raffinata conoscenza della lingua latina lo rendono popolarissimo e ricercato. Intesse tutta una serie di relazioni. Tra gli altri, gode della stima di Dinamio, scrittore e futuro governatore della Provenza, la regione più romanizzata. Durante l’inverno del 567 (forse nei primi mesi del successivo) raggiunge Tours. Se ne allontana subito e vi fa ritorno nel 568, diventando intimo del nuovo vescovo, Gregorio.
Si muove in continuazione. Le tappe del suo viaggio sono Poitiers, Tolosa, forse la Spagna, Saintes, ancora Poitiers dove conosce Radegonda (520-587). Radegonda, già moglie di Clotario I, era stata consacrata da Medardo, vescovo di Noyon, e aveva fondato a Saix, vicino a Poitiers un monastero in cui si era ritirata.
In questo periodo Venanzio appare caratterizzato da una grande inquietudine. Desidera far conoscere la sua opera letteraria e trovare un preciso ruolo. Nel monastero di Saix, Venanzio, che non ha ancora preso i voti, svolge il lavoro di economo.
Tra il 568 e il 576, dividendosi tra servizio al monastero e vita mondana, compone le sue opere più importanti. Quando Radegonda ottiene l’invio dei frammenti della Croce dall’Oriente, Venanzio compone il De excidio Thuringiae, ispirato dalle vicende familiari di Radegonda e dedicato al cugino di lei, Amalafrido, che militava nell’esercito imperiale. L’arrivo delle reliquie viene salutato dai due inni Pange, lingua e Vexilla regis prodeunt ancora vivissimi nella liturgia.
Nell’estate del 575 scrive la Vita di San Martino in 4 libri, ultimo grande poema della classicità. Poema epico a tutti gli effetti, come dimostra anche la scelta del verso, l’esametro. Martino viene proposto come atleta di Dio: modello di monaco e soprattutto modello di presule.
È infatti il primo vescovo che allarga il concetto di diocesi al territorio extraurbano, che esce dalle mura cittadine e fonda parrocchie rurali, che le visita in continuazione e per le quali inaugura un’opera fondamentale di formazione dei preti. Con quest’opera Venanzio si pone come irripetibile momento di sintesi tra i valori della civiltà galloceltica e quella della società galloromana. Nel segno di un alto ideale cristiano di cui proprio Martino è emblema.
Nel 576 Venanzio pubblica una prima raccolta dei Carmina.
Amato e ricercato, Venanzio è il cultore della lingua di Cicerone e Virgilio. Alla corte di re Childeberto appare come il degno erede dell’eleganza e della cultura latine. In quel gioco di rapporti e relazioni, in quella corte ricca ed elegante, ha un ruolo importante e decisivo. È lui, il poeta in cui rivivono Orazio e Lucrezio, ad avere il gioioso compito di dare lustro e decoro alla figura del suo sovrano.
Nel quinquennio 574-579 si colloca l’ordinazione sacerdotale di Venanzio.
Si allarga la sfera delle sue conoscenze e relazioni: tra gli altri Leonzio, vescovo di Bordeaux, e sua moglie Placidina, nipote di Sidonio Apollinare e pronipote dell’imperatore Avito. Conosce e apprezza anche Felice, vescovo di Nantes, e Bertrando che era succeduto a Leonzio nella sede episcopale di Bordeaux.
Nel 584 era stato assassinato Chilperico, figlio di Clotario, nel quadro della guerra civile che lo aveva visto opposto a suo fratello Sigiberto (morto nel 575): Tours e Poitiers ritornano alla corona di Austrasia con la firma del trattato di Andelot nel 587, tra Gontrando e Childeberto II.
Proprio il 13 agosto di quel 587 muore Radegonda. Venanzio resta nel monastero (diretto fin dalla fondazione da Agnese, allieva e amica di Radegonda) come direttore spirituale ed elemosiniere. Agnese stessa muore di lì a poco.
Venanzio accetta di accompagnare Gregorio che Childeberto aveva convocato a Metz in previsione di una ambasceria presso suo zio Gontrando per studiare l’applicazione del trattato di Andelot. Childeberto lo accoglie trionfalmente e durante il viaggio Venanzio visita Treviri, Coblenza e il castello di Andernach.
Quindi Venanzio rientra a Poitiers. Nel 590, diciassettesimo anno della sua ordinazione, Gregorio celebra la dedicazione della cattedrale di Tours e Venanzio scrive i tituli per degli affreschi che illustrano la vita di San Martino.
Quando (592-593) muore il vescovo di Poitiers, Platone, e Venanzio viene designato a suo successore. È consacrato dall’amico Gregorio, vescovo di Tours. Il 14 dicembre 603 Venanzio muore.
La sua produzione è, per la maggior parte, compresa negli 11 libri di Carmina Miscellanea. La Vita di San Martino è l’unica vita scritta in versi. Ne ha scritto altre 6, tutte in prosa. Sono le vite di Sant’Ilario vescovo di Poitiers, San Germano vescovo di Parigi, Sant’Albino vescovo di Angers, San Paterno vescovo di Avranches, Santa Radegonda, San Marcello vescovo di Parigi. Qualcuno gli ha attribuito anche la vita di Amanzio vescovo di Rodez, la vita di Remigio vescovo di Reims, la vita di San Medardo vescovo di Noyon, la vita di Leobino vescovo di Chartres, la vita di San Maurilio vescovo di Angers, una passio dei martiri Dionigi (Saint Denis), Rustico ed Eleuterio.
Autore: Gian Domenico Mazzocato
Già all’andata è stato bene accolto, nelle soste, da famiglie signorili, conquistate dalle sue poesie in latino, che tutti giudicano sublimi. In verità non è sempre così, ma tra tanti personaggi analfabeti la sua cultura stupisce e incanta. Giunto a Tours, prega sulla tomba di san Martino (al quale dedicherà un poema) e poi passa a Poitiers. Qui conosce un personaggio eccezionale, non perché è una regina, ma perché è singolarmente colta in mezzo a re e principi che non sanno leggere. E' Radegonda, dalla vita infelice: figlia del re di Turingia, sposata per forza a Clotario I re di Neustria (attuale Francia del Nord-Ovest), ha poi avuto un fratello ucciso da lui; e lo ha lasciato. A Poitiers, con la figlia adottiva Agnese, ha fondato e dirige un monastero.
L’incontro con queste donne dà un nuovo indirizzo alla vita di Venanzio, ammirato da entrambe per i suoi versi, e al tempo stesso attratto dal loro modo di vivere la fede. Diventa sacerdote, prende la direzione spirituale del monastero e continua a scrivere. I temi dominanti della sua poesia religiosa sono il culto della Croce, la pietà mariana, il senso della morte, la guida spirituale dei fedeli. Ha una buona conoscenza dei Vangeli, dei salmi, di Isaia e di alcuni Padri della Chiesa, oltre che di numerosi autori latini non cristiani. Il suo inno Vexilla regis prodeunt, in onore della Croce, viene cantato tuttora nella settimana santa, e altri sono stati inseriti nel Breviario. In latino, poi, scrive la vita di sette santi di Gallia, tra cui quella di Radegonda, morta nel 587.
Nel 595-97, consacrato vescovo di Poitiers, diviene una figura eminente nella Gallia lacerata da guerre tra i regni e stragi di famiglia. La sua opera di poeta cristiano ispirata a sincera pietà, e la tenerezza che anima certi suoi versi, sono una rara testimonianza di umanità e di fede, nella barbarie del tempo. Venanzio muore un 14 dicembre, forse del 607, e presto lo si venera come santo. “Santo e beato” lo proclama l’iscrizione sulla sua tomba nella cattedrale di Poitiers. L’ha composta verso il 785 Paolo Diacono, storico dei Longobardi, invocando la sua intercessione.
La sua festa è posta dal Mrtyrologium Romanum al 14 dicembre, mente la Diocesi di Padova lo ricorda il 15 dicembre.
Autore: Domenico Agasso
San Venanzio Fortunato
Valdobbiadene, Treviso, ca.
530 - Poitiers, Francia, 14 dicembre 607 ca.
Etimologia: Venanzio = il cacciatore, dal latino
Martirologio Romano: A Poitiers in Aquitania, ora in Francia, san
Venanzio Fortunato, vescovo, che narrò le gesta di molti santi e celebrò in
eleganti inni la santa Croce.
Nel 535 circa, a Duplavilis (l’attuale Valdobbiadene in provincia di
Treviso) nasce Venanzio Onorio Clemenziano Fortunato. Della sua terra e della
sua gente dà notizia egli stesso nel IV libro della Vita di San Martino, quando
indica al suo poema la strada da percorrere per raggiungere Ravenna e gli
raccomanda di passare per Valdobbiadene: “Avanza attraverso Ceneda e vai a
visitare i miei amici di Duplavilis: è la terra dove sono nato, la terra del
mio sangue e dei miei genitori. Qui c’è l’origine della mia stirpe, ci sono mio
fratello e mia sorella, tutti i miei nipoti che nel mio cuore io amo di un
amore fedele. Valli a salutare, ancora ti chiedo, anche se di fretta”.
Era di antica e nobile famiglia romana, ebbe sicuramente un fratello e una sorella di nome Tiziana (la cita scrivendo alla badessa Agnese) e molti nipoti.
La vicina Ceneda contende a Valdobbiadene i natali dell’ultimo grande poeta della latinità. Ma Paolo Diacono, che scrive alla fine dell’VIII secolo e cita espressamente questo brano, non ha dubbi sulla nascita valdobbiadenese.
I primi studi li compie probabilmente nel Trevigiano (forse proprio a Treviso, forse ad Asolo, forse a Oderzo). Nel 557 circa si reca ad Aquileia per studiare. È possibile che da parte del vescovo di Aquileia, Paolino, venga già ora la proposta di prendere i voti sacerdotali (stando ad una testimonianza dello stesso Venanzio), ma egli rifiuta.
Nel 560 si trasferisce a Ravenna dove studia grammatica, retorica, poetica (e forse anche giurisprudenza), secondo le notizie che ci dà Paolo Diacono.
È affetto da una grave malattia agli occhi. Ne è colpito anche il suo amico Felice, il futuro vescovo di Treviso, colui che fermerà Alboino e i Longobardi sul Piave. Venanzio e Felice si ungono gli occhi con l’olio della lampada che brucia nella cripta dedicata a San Martino nella basilica di Giovanni e Paolo e guariscono.
Nell’autunno del 565 Venanzio lascia Ravenna e si reca in Gallia, nel regno di Austrasia, per sciogliere il voto di pregare sulla tomba di Martino a Tours. I motivi di un viaggio che lo avrebbe portato lontano dalla sua patria (mai ci sarebbe stato ritorno) sono stati variamente interpretati. Si è a lungo ipotizzato che Venanzio fosse diventato inviso al governo bizantino e fosse dunque indotto a cercare la protezione di Sigiberto. Venanzio avrebbe preso posizione a favore dello scisma dei Tre Capitoli e dunque sarebbe stato dalla parte della situazione scismatica di Aquileia. Ma non abbiamo notizia di una militanza in tal senso e nulla autorizza a dire che si tratti di fuga per motivi di pericolo personale. Del resto, se quella di Venanzio era una fuga dal governo imperiale, la corte di Sigiberto non rappresentava un rifugio sicuro perché i reali d’Austrasia non erano in quell’epoca in cattivi rapporti con Costantinopoli.
Tra l’altro è questo il periodo durante il quale Radegonda, che viveva sotto la giurisdizione di Sigiberto, otteneva dall’imperatore una reliquia della Santa Croce.
Venanzio non arriva in Austrasia come un “trovatore errante”. Il fatto che gli sia stata inviata incontro una scorta di eminenti funzionari della corte di Austrasia prova che aveva ricevuto un invito, in qualche modo ufficiale. Dunque non un romantico precursore della figura del poeta maledetto, non un ricercato dalla polizia imperiale.
Il contrario semmai, come suggeriscono recenti studi ed ipotesi. Venanzio era probabilmente un inviato dell’imperatore d’Oriente presso le corti franche e in particolare alla corte di Metz. Non dobbiamo pensare certo ad un agente segreto che agisce sotto copertura e che si avvale del suo ruolo di poeta mondano per nascondere oscuri e sottili maneggi. Più semplicemente l’imperatore, preoccupato dalla minaccia longobarda, cercava alleanze nelle Gallie. Il re di Metz, che possedeva anche la Provenza, poteva tornargli molto utile.
Venanzio, senza dubbio già noto per il suo talento di poeta, era uomo prezioso per convincere il re e i suoi grandi, riuniti nel giorno delle nozze. Venanzio arriva infatti a Metz, capitale dell’Austrasia nel 566, proprio nei giorni in cui Sigiberto sposa Brunechilde, figlia di Atanagildo re dei Visigoti, matrimonio di enorme importanza politica: si presenta con un epitalamio e una elegia in gloria dei sovrani (Carm. VI 1, e 1a, il secondo per la conversione di Brunechilde al cattolicesimo). Nello stesso anno è a Parigi dove conosce il vescovo Germano. Visita anche, assieme a Sigoaldo, uomo di fiducia di Sigiberto, Magonza, Colonia, Treviri.
La sua cultura e la sua raffinata conoscenza della lingua latina lo rendono popolarissimo e ricercato. Intesse tutta una serie di relazioni. Tra gli altri, gode della stima di Dinamio, scrittore e futuro governatore della Provenza, la regione più romanizzata. Durante l’inverno del 567 (forse nei primi mesi del successivo) raggiunge Tours. Se ne allontana subito e vi fa ritorno nel 568, diventando intimo del nuovo vescovo, Gregorio.
Si muove in continuazione. Le tappe del suo viaggio sono Poitiers, Tolosa, forse la Spagna, Saintes, ancora Poitiers dove conosce Radegonda (520-587). Radegonda, già moglie di Clotario I, era stata consacrata da Medardo, vescovo di Noyon, e aveva fondato a Saix, vicino a Poitiers un monastero in cui si era ritirata.
In questo periodo Venanzio appare caratterizzato da una grande inquietudine. Desidera far conoscere la sua opera letteraria e trovare un preciso ruolo. Nel monastero di Saix, Venanzio, che non ha ancora preso i voti, svolge il lavoro di economo.
Tra il 568 e il 576, dividendosi tra servizio al monastero e vita mondana, compone le sue opere più importanti. Quando Radegonda ottiene l’invio dei frammenti della Croce dall’Oriente, Venanzio compone il De excidio Thuringiae, ispirato dalle vicende familiari di Radegonda e dedicato al cugino di lei, Amalafrido, che militava nell’esercito imperiale. L’arrivo delle reliquie viene salutato dai due inni Pange, lingua e Vexilla regis prodeunt ancora vivissimi nella liturgia.
Nell’estate del 575 scrive la Vita di San Martino in 4 libri, ultimo grande poema della classicità. Poema epico a tutti gli effetti, come dimostra anche la scelta del verso, l’esametro. Martino viene proposto come atleta di Dio: modello di monaco e soprattutto modello di presule.
È infatti il primo vescovo che allarga il concetto di diocesi al territorio extraurbano, che esce dalle mura cittadine e fonda parrocchie rurali, che le visita in continuazione e per le quali inaugura un’opera fondamentale di formazione dei preti. Con quest’opera Venanzio si pone come irripetibile momento di sintesi tra i valori della civiltà galloceltica e quella della società galloromana. Nel segno di un alto ideale cristiano di cui proprio Martino è emblema.
Nel 576 Venanzio pubblica una prima raccolta dei Carmina.
Amato e ricercato, Venanzio è il cultore della lingua di Cicerone e Virgilio. Alla corte di re Childeberto appare come il degno erede dell’eleganza e della cultura latine. In quel gioco di rapporti e relazioni, in quella corte ricca ed elegante, ha un ruolo importante e decisivo. È lui, il poeta in cui rivivono Orazio e Lucrezio, ad avere il gioioso compito di dare lustro e decoro alla figura del suo sovrano.
Nel quinquennio 574-579 si colloca l’ordinazione sacerdotale di Venanzio.
Si allarga la sfera delle sue conoscenze e relazioni: tra gli altri Leonzio, vescovo di Bordeaux, e sua moglie Placidina, nipote di Sidonio Apollinare e pronipote dell’imperatore Avito. Conosce e apprezza anche Felice, vescovo di Nantes, e Bertrando che era succeduto a Leonzio nella sede episcopale di Bordeaux.
Nel 584 era stato assassinato Chilperico, figlio di Clotario, nel quadro della guerra civile che lo aveva visto opposto a suo fratello Sigiberto (morto nel 575): Tours e Poitiers ritornano alla corona di Austrasia con la firma del trattato di Andelot nel 587, tra Gontrando e Childeberto II.
Proprio il 13 agosto di quel 587 muore Radegonda. Venanzio resta nel monastero (diretto fin dalla fondazione da Agnese, allieva e amica di Radegonda) come direttore spirituale ed elemosiniere. Agnese stessa muore di lì a poco.
Venanzio accetta di accompagnare Gregorio che Childeberto aveva convocato a Metz in previsione di una ambasceria presso suo zio Gontrando per studiare l’applicazione del trattato di Andelot. Childeberto lo accoglie trionfalmente e durante il viaggio Venanzio visita Treviri, Coblenza e il castello di Andernach.
Quindi Venanzio rientra a Poitiers. Nel 590, diciassettesimo anno della sua ordinazione, Gregorio celebra la dedicazione della cattedrale di Tours e Venanzio scrive i tituli per degli affreschi che illustrano la vita di San Martino.
Quando (592-593) muore il vescovo di Poitiers, Platone, e Venanzio viene designato a suo successore. È consacrato dall’amico Gregorio, vescovo di Tours. Il 14 dicembre 603 Venanzio muore.
La sua produzione è, per la maggior parte, compresa negli 11 libri di Carmina Miscellanea. La Vita di San Martino è l’unica vita scritta in versi. Ne ha scritto altre 6, tutte in prosa. Sono le vite di Sant’Ilario vescovo di Poitiers, San Germano vescovo di Parigi, Sant’Albino vescovo di Angers, San Paterno vescovo di Avranches, Santa Radegonda, San Marcello vescovo di Parigi. Qualcuno gli ha attribuito anche la vita di Amanzio vescovo di Rodez, la vita di Remigio vescovo di Reims, la vita di San Medardo vescovo di Noyon, la vita di Leobino vescovo di Chartres, la vita di San Maurilio vescovo di Angers, una passio dei martiri Dionigi (Saint Denis), Rustico ed Eleuterio.
Autore: Gian Domenico Mazzocato
Una
malattia agli occhi ha cambiato la sua vita. Nato al tempo del regno gotico
(governato da Amalasunta, figlia di Teodorico, per conto del figlio Atalarico,
minorenne) per gli studi è andato “all’estero”, ossia a Ravenna, capitale dei
domini bizantini d’Italia: uno dei grandi poli culturali d’Europa. Ha studiato
grammatica e retorica, ed ecco questa infermità alla vista e poi la guarigione.
Venanzio l’attribuisce all’intercessione di san Martino di Tours: perciò decide
di andare a rendergli grazie presso la sua tomba in Gallia. Un pellegrinaggio
dal quale non ritornerà più.
Già all’andata è stato bene accolto, nelle soste, da famiglie signorili, conquistate dalle sue poesie in latino, che tutti giudicano sublimi. In verità non è sempre così, ma tra tanti personaggi analfabeti la sua cultura stupisce e incanta. Giunto a Tours, prega sulla tomba di san Martino (al quale dedicherà un poema) e poi passa a Poitiers. Qui conosce un personaggio eccezionale, non perché è una regina, ma perché è singolarmente colta in mezzo a re e principi che non sanno leggere. E' Radegonda, dalla vita infelice: figlia del re di Turingia, sposata per forza a Clotario I re di Neustria (attuale Francia del Nord-Ovest), ha poi avuto un fratello ucciso da lui; e lo ha lasciato. A Poitiers, con la figlia adottiva Agnese, ha fondato e dirige un monastero.
L’incontro con queste donne dà un nuovo indirizzo alla vita di Venanzio, ammirato da entrambe per i suoi versi, e al tempo stesso attratto dal loro modo di vivere la fede. Diventa sacerdote, prende la direzione spirituale del monastero e continua a scrivere. I temi dominanti della sua poesia religiosa sono il culto della Croce, la pietà mariana, il senso della morte, la guida spirituale dei fedeli. Ha una buona conoscenza dei Vangeli, dei salmi, di Isaia e di alcuni Padri della Chiesa, oltre che di numerosi autori latini non cristiani. Il suo inno Vexilla regis prodeunt, in onore della Croce, viene cantato tuttora nella settimana santa, e altri sono stati inseriti nel Breviario. In latino, poi, scrive la vita di sette santi di Gallia, tra cui quella di Radegonda, morta nel 587.
Nel 595-97, consacrato vescovo di Poitiers, diviene una figura eminente nella Gallia lacerata da guerre tra i regni e stragi di famiglia. La sua opera di poeta cristiano ispirata a sincera pietà, e la tenerezza che anima certi suoi versi, sono una rara testimonianza di umanità e di fede, nella barbarie del tempo. Venanzio muore un 14 dicembre, forse del 607, e presto lo si venera come santo. “Santo e beato” lo proclama l’iscrizione sulla sua tomba nella cattedrale di Poitiers. L’ha composta verso il 785 Paolo Diacono, storico dei Longobardi, invocando la sua intercessione.
La sua festa è posta dal Mrtyrologium Romanum al 14 dicembre, mente la Diocesi di Padova lo ricorda il 15 dicembre.
Autore: Domenico Agasso
Luce PIETRI. Autobiographie d’un poète chrétien : Venance Fortunat, un émigré en
terre d’exil ou un immigré parfaitement intégré ? : http://www.paris-sorbonne.fr/IMG/pdf/1Pietri_Camenae.pdf