lundi 14 décembre 2015

Saint VENANCE FORTUNAT (VENANTIUS FORTUNATUS), poète et évêque


Saint Venance Fortunat

Poète et évêque de Poitiers ( v. 605)

Troubadour de la région de Ravenne, en Italie, rimant sur tout, rimant sur rien, mais toujours attablé aux meilleures tables. Guéri d'une maladie des yeux après des prières à saint Martin, il voulut partir en pèlerinage au tombeau du saint évêque, choisissant des détours par Metz et l'Austrasie. Mais ses chansons n'obtinrent qu'un demi-succès dans le pays de Brunehaut. De Tours, il se rend à Poitiers. Et c'est là qu'il se convertit et, ordonné prêtre, devient aumônier du monastère de sainte Radegonde. Il continua de rimer pour la vie des saints. Ses hymnes, qui sont parmi les merveilles de la littérature religieuse latine: le "Pange lingua" et le "Vexilla Regis", sont encore dans la liturgie romaine. Sa poésie y exprime toute sa vie spirituelle et sa méditation intérieure. Choisi comme évêque de Poitiers, il meurt quelques années plus tard.

Saint Venance Fortunat, homme de lettres originaire d’Italie, vingt-cinquième évêque de Poitiers, auteur de plusieurs vies de saints et d’hymnes à la Croix, mort à Poitiers au tout début du VIIe siècle... (liste des Saints et Bienheureux du Diocèse de Luçon)

À Poitiers, vers 605, saint Venance Fortunat, évêque, qui mit par écrit les actions de nombreux saints et célébra la sainte Croix par des hymnes de grande qualité.

Martyrologe romain


Saint Venance Fortunat, Vexilla Regis, l'hymne de la Passion –

Peu de temps avant de devenir évêque de Poitiers vers l'an 600, saint Venance Fortunat aida sainte Radegonde dans la fondation d'un monastère qui reçut une relique de la sainte Croix. C'est probablement à cette occasion qu'il composa Vexilla Regis, l'hymne de la Passion :

Voici que les étendards de notre Roi s’avancent ;
Sur nous la croix resplendit dans son mystère,
Où, dans sa chair, le Créateur du monde
Fut pendu comme un brigand au gibet des esclaves.
Les mains percées de clous, les pieds et les entrailles,
C’est là qu’il vient s’immoler pour tous les hommes ;
Blessé aussi par le pointe d’une lance,
Il répand l’eau et le sang pour laver nos offenses.
Alors les chants de David pour lui se révélèrent ;
Alors les psaumes vraiment s’accomplirent,
Quand le prophète annonçait à tous les peuples : '
Il a régné par le bois, le Sauveur notre Maître.'
Bel arbre resplendissant, éclatant de lumière,
Tu es paré de la pourpre royale ;
Tu fus élu comme l’arbre le plus digne
De porter ce corps très saint, de toucher à ses membres.
Heureuse croix où pèse la rançon du monde,
Par qui l’enfer a tremblé en son empire ;
Heureuse es-tu de porter ce fruit de vie,
Et les peuples rassemblés applaudissent ton triomphe.
Salut, Sainte Croix, salut, notre unique espérance !
Salut, autel qui portas l’Agneau sans tache.
De par la grâce de sa Passion très sainte
La vie a enduré la mort et la mort rendu la Vie. –
Ce lettré dévot quitte sa patrie, l’Italie, et sa ville, Ravenne, encore capitale de l’empire d’Occident, pour aller en Gaule se recueillir sur les tombeaux des Saints qu’il admire.
Il passe par Metz où le roi Sigebert le reçoit, à Tours où repose le corps de saint Martin et arrive à Poitiers pour prier sur la tombe de saint Hilaire. La reine sainte Radegonde séduite par sa piété, sa science et sa doctrine, en fait son secrétaire, tandis qu’elle vit depuis dix ans dans le monastère qu’elle a fondé et nommé de la Sainte-Croix (avec des reliques de la vraie Croix rapportées de Constantinople).
Il devient ensuite prêtre puis évêque de Poitiers.
Quand on compare son œuvre à celle de saint Grégoire de Tours, son contemporain, on reste étonné par la poésie de ses hymnes : le Pange Lingua ou encore le Vexilla Regis.
Il meurt en l’an 600, saint Grégoire le Grand étant Pape et Thierry II roi de France.
SOURCE : http://www.cassicia.com/FR/Vie-de-saint-Venance-Fortunat-eveque-de-Poitiers-Fete-le-14-decembre-Auteur-du-Vexilla-Regis-et-du-Pange-lingua-de-la-Liturgie-catholique-No_1169.htm
FORTUNAT saint VENANCE (530 env.-env. 600)
Né près de Trévise, en Italie du Nord, Venantius Honorius Clementianus Fortunatus étudia à Aquilée et à Ravenne ; il acquit une bonne connaissance de la littérature latine. Vers 565, guéri miraculeusement par l'intercession de saint Martin de Tours, il résolut d'accomplir auprès du tombeau de celui-ci un pèlerinage de reconnaissance, mais en prenant des chemins détournés. Il se trouva à Metz pour le mariage du roi d'Austrasie Sigebert et de Brunehaut et resta quelque temps à Paris auprès de l'évêque Germain, avant d'être accueilli à Tours par l'évêque Euphrone ; il parcourut ensuite le midi de la Gaule et finalement se fixa à Poitiers auprès de l'abbesse Radegonde, veuve du roi Clotaire, qui venait de fonder le monastère de Sainte-Croix. Il en devint l'intendant, puis le chapelain, quand il eut reçu le sacerdoce. Élu évêque de Poitiers vers 597, il semble avoir terminé sa vie à la cour d'Austrasie.
Venance Fortunat est surtout célèbre comme écrivain. Il fut un des derniers représentants de la latinité. Il a abordé tous les genres, mais sans atteindre la perfection. Il rédigea les Vies de plusieurs saints, dont certains avaient été ses amis, mais préférait les éloges oratoires aux récits de faits concrets. Versifiant aisément, il se contentait de pièces de circonstance, badinant à propos de réunions amicales ou louant sans discrétion les puissants du jour.
Pourtant, il a eu quelquefois un véritable souffle poétique, spécialement dans les hymnes qu'il composa en l'honneur de la relique de la croix, donnée en 569 à Radegonde, le Vexilla Regis et le Pange lingua gloriosi praelium certaminis (hymne sur le modèle duquel fut composée une version eucharistique, attribuée à saint Thomas d'Aquin).
Des esprits chagrins ont voulu voir en Venance Fortunat un joyeux gourmand et un buveur : c'est prendre au tragique d'innocents passe-temps littéraires. La tradition de Poitiers l'a, depuis toujours, considéré comme un saint. Sa fête a été fixée au 14 décembre.
Jacques DUBOIS, « FORTUNAT saint VENANCE (530 env.-env. 600)  », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 4 janvier 2016. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/fortunat-saint-venance/


VIE

DE

VENANTIUS FORTUNATUS,


TRADUITE DU LATIN DE M. A. LUCCHI PAR M. EUGÈNE RITTIER.

N. B. Cette Vie dont la longueur nécessaire ne diminue en rien l'intérêt, précède l'édition de Fortunat en 2 vol. in-4°, que Lucchi publia à Rome en 1780-81, et a pour auteur ce savant bénédictin lui-même. Elle est écrite en latin ; mais la raison pour laquelle on n'en donne pas le texte original se comprend assez, sans qu'il soit utile de l'expliquer. La méthode en est toute simple et n'en vaut que mieux pour cela. L'auteur suit pas à pas l'ordre chronologique, discutant avec une lucidité parfaite toutes les circonstances de cette vie qui ont donné matière à controverses, tantôt signalant les fréquentes erreurs historiques du P. Brower, le premier éditeur et commentateur de Fortunat, tantôt réduisant à leur juste valeur les conjectures aventureuses de Liruti, auteur d'une monographie de ce poète (Notizie delle vite... dei letterati del Friuli, l. I), enfin montrant partout et toujours une sagacité et une prudence singulières. Cette manière d'entendre et d'exercer la critique suffirait pour recommander l'œuvre de Lucchi et en assurer le crédit ; mais il faut y ajouter une connaissance très étendue de l'histoire, principalement de l'ecclésiastique. On en verra dans cette vie les nombreux et irrécusables témoignages, ainsi que dans les notes et commentaires dont il a enrichi son édition, et dont nous avons usé largement.

1. Venantius Honorius Clementianus Fortunatus, évêque de Poitiers, était Italien d'origine et de nation. En outre de ces quatre noms, sous lesquels il est ordinairement connu, il semble s'en attribuer lui-même un cinquième, comme l'a remarqué le très savant Jean Joseph Liruti, dans son ouvrage intitulé : Notizie delle Vite ed opere scritte dei Letterati del Friuli, vol. I, ch. 12.
En effet, écrivant l'épitaphe de Léonce Ier, évêque de Bordeaux (livre IV) Fortunat s'adresse à lui en ces termes à la fin du morceau : « Reçois, ô Léonce, ces humbles vers que l'offre ton affectionné Théodose ; tu en méritais de plus beaux. »
Mais peut-être faut-il admettre que Fortunat a pris dans cette pièce le personnage et le nom d'un autre, d'autant qu'il n'y a aucune autre preuve; qu'il ait eu ce nom de Théodose, en plus de ceux sous lesquels on le connaît. Il lui est d'ailleurs arrivé souvent de prendre dans ses poésies un personnage d'emprunt, comme le prouvent plusieurs pièces. Pour ne pas aller chercher, plus loin, celle qui suit l'épitaphe que nous venons de citer, et qui a pour sujet la mort de Léonce II, évêque de Bordeaux, se termine à peu près de la même façon. Le poète, prenant le personnage et le nom de Placidine, qui avait été réponse de Léonce, s'exprime ainsi :
« Placidine, ton épouse chère encore à ta cendre, te rend ce devoir funèbre, et son amour sans borne y trouve une consolation. »
2. P. Christophe Brower, au chapitre 1er de la Vie de Fortunat, pense qu'il prit le nom de Venantius, de saint Venantius de Bourges, qui eut autrefois en Gaule une très grande réputation de sainteté, et le nom de Fortunatus, de saint Fortunat, martyr de l'Église d'Aquilée, pour lequel il eut toujours une vénération et une dévotion particulière. Mais il est inutile de s'arrêter plus longtemps à ces détails, au sujet desquels Brower se livre à des recherches minutieuses.
3.  Quoi qu'il en soit, un si grand nombre de noms a fait conjecturer à quelques-uns que Fortunat était de vieille race et de sang romain. Les anciens Romains, en effet, avaient l'habitude de porter plusieurs noms, tant pour distinguer la famille, que pour rappeler quelque qualité et quelque manière d'être de la personne. Appien d'Alexandrie, dans la préface de son histoire des Guerres des Romains, dit à propos de cet usage : « Chaque Romain avait autrefois un seul nom, comme les autres hommes ; puis ils en ont eu deux, et bientôt quelques-uns même commencèrent à en avoir trois, afin de se faire mieux reconnaître à certain trait caractéristique du corps, ou à quelque qualité de l’âme. C'est ainsi que les Grecs aussi ajoutaient à leurs noms divers surnoms. »
4.  Mais s'il est vrai qu'au temps de la République romaine, parmi tous les noms que portait chaque citoyen, le premier, comme le remarque Brower, s'appelait le prénom, le second étant le nom propre de la gens ou de la famille, et le troisième un surnom commun, auquel venait parfois s'en ajouter un quatrième, qui était un surnom personnel, la confusion se mit plus tard dans tous ces noms : le plus souvent le dernier de tous devint le véritable prénom, et servit à distinguer celui à qui il appartenait des autres membres de la même maison et de la même famille. Lisez à ce sujet la dissertation de Sirmond, entête des œuvres de Sidoine Apollinaire; il y parle longuement de l'usage en vigueur aux époques postérieures; quant a la pluralité des noms. C'est par suite de cet usage que notre auteur, bien qu'il eût plusieurs noms, a été généralement connu, de son temps et dans l'âge suivant, sous celui de Fortunat.
5. Il avait une sœur, nommée Titiana, dont il parle en ces termes, dans la pièce 6 du livre XI, adressée à l'abbesse Agnès (vers 7 et 8) : « Je ne vous ai jamais regardée d'un autre œil et avec d'autres sentiments que si vous eussiez été ma sœur Titiana. »
Ce passage a fait conjecturer à Liruti que le père de Fortunat s'appelait Titius ou Titianus, puisque c'était autrefois l'usage chez les Romains de donner aux filles un nom tiré de celui du père ; il ajoute que Titius est le nom propre de la gens ou de la famille dont était issu Fortunat. Mais, si ce nom est celui de la famille, je m'étonne qu'on l'ait donné a la sœur de Fortunat, plutôt que de le donner à Fortunat lui-même, ou de le donner du moins au frère et à la sœur. Je me range donc à l'avis de Sirmond, qui, dans le passage cité plus haut, expose ainsi, en s'appuyant sur le témoignage des vieux textes, l'usage suivi aux derniers siècles de Rome dans la dénomination des personnes : « Le nom propre de chacun et les noms qui accompagnaient le nom propre, surnoms ou prénoms (et tous ces noms divers variaient à peu près avec chaque personne), étaient empruntés le plus souvent aux ascendants ou aux autres parents, pères, oncles paternels, aïeuls, bisaïeuls, et autres membres de la famille. En effet, il n'y avait plus alors de noms fixes et immuables, communs à toute la gens ou à toute la famille, portés par les femmes elles-mêmes, et transmis de père en fils, comme à l'époque où tous les membres de la gens Cornelia ou de la gens Julias'appelaient Cornelii ou Julii, où de même tous ceux de la maison ou de la famille des Scipions ou des Cicérons portaient le nom de Scipion ou de Cicéron. A la chute de la République, ces vieux usages commencèrent à s'effacer peu à peu et à se perdre ; et bien qu'au début il en soit resté quelques traces dans les noms des gentes, que certaines familles conservaient avec soin, bientôt ce dernier vestige du passé disparut à son tour, de telle façon qu'il n'y eut plus de nom fixe ni pour la gens ni pour la famille, et que bien souvent les fils, les pères et les frères portèrent des noms tous différents ou presque tous différents. »
6. Pour ce qui est de la patrie de Fortunat, il est né sur le territoire de Trévise, dans, un lieu appelé Duplavilis,ou Duplabilis, ou Duplavenis. On le sait de façon certaine par les déclarations formelles de Fortunat lui-même ou d'autres écrivains. En ce qui le concerne, au livre IV de la Vie de saint Martin (vers 665 et suiv.), s'adressant, comme l'ont fait souvent d'autres poètes, à son livre qu'il envoyait de Gaule en Italie, il dit expressément qu'il est né àDuplavilis :
« Si tu te glisses jusqu'aux lieux où s'élève ma chère Trévise, mets-toi, je t'en conjure, à la recherche de mon illustre ami Félix. Puis traversant Cénéta et Duplavilis où j'ai tant d'amis, où est ma terre natale, la demeure de mes parents, le berceau de ma race, où habitent ma mère, ma sœur, mes neveux, salue pour moi en passant, je t'en prie, ceux que j'aime d'une affection si fidèle. »
Paul Diacre, de son côté, au livre II, ch. 13 de l'Histoire des lombards, n'est pas moins précis : « Fortunat, dit-il, est né à Duplavilis, à peu de distance du château de Cénéta et de la ville de Trévise. »
7. Fortunat est donc né sur le territoire de Trévise, à Duplavilis, que ce fut un bourg, une petite ville, une contrée s'étendant sur les bords de la Piave (Plavis), qui probablement même lui a donné son nom. Il y a aujourd'hui dans cette région un bourg ou une petite ville, qui s'appelle dans la langue du pays Valdebiadena. Cette localité, habitée par une population très estimable, réclame Fortunat comme un de ses citoyens et de ses enfants.
8. Cluvier, au chap. 18 du tome Ier de l’Italie antique, place Duplavilis à l'endroit « où, dit-il, on voit aujourd'hui sur une hauteur, près de la rive gauche du fleuve, une petite ville appelée dans la langue du pays ». Salvadore. » Mais le très savant et très éminent comte Rambauld degli Azzoni, chanoine de l'église de Trévise, duquel j'ai fait ailleurs l'éloge dans une dissertation où il montre que Fortunat était citoyen de Trévise, et qu'il a mise a ma disposition avec son obligeance habituelle, prouve d'une façon péremptoire que Duplavilis n'a pu être la ville dont parle Clavier. Fortunat, en effet, dans le passage où il trace à son livre la route qu'il devra suivre en allant de Gaule en Italie, lui dit qu'au sortir d'Aquilée il ira à Concordia, de Concordia à Trévise, puis à Cénéta, puis à Duplavilis, pour gagner Padoue; ce qui prouve que Duplavilis, la patrie de Fortunat, était située non pas entre Trévise et Cénéta, mais au delà de Cénéta, dans la direction de Padoue. Ce n'est pas la position de la ville de S. Salvadore;elle est entre Trévise et Cénéta, à égale distance de l'une et de l'autre. D'ailleurs, cette ville n'existait pas au sixième siècle, et jusqu'en 1245 le flanc de la montagne resta nu et inhabité. Aussi Azzoni ne doute-t-il pas que Duplavilis, où naquit Fortunat, ne soit la ville appelée aujourd'hui Valdebiadena, sur le territoire de Trévise ; d'autant que la similitude du nom, telle qu'elle résulte de documents antiques qu'il cite, est tout à fait favorable à cette opinion.
9. A la vérité, J. Joseph Liruti, qui partage sur cette question l'avis de Cluvier, ajoute pour son compte queDuplavilis n'est que le nom d'un domaine dans lequel les parents ou les grands-parents de Fortunat, citoyens d'Aquilée, à ce qu'il croit, s'étaient retirés pour échapper à la brutalité d'Attila et des autres barbares dont les armées désolèrent maintes fois Aquilée, et pour fuir les horreurs de la guerre.
10.  Mais je ne sais pas jusqu'à quel point on peut admettre l'opinion toute personnelle de ce savant, si considérable d'ailleurs, quand Fortunat, dans le passage cité plus haut, dit en termes fort nets, non seulement que Trévise est sa ville (suam), et que Duplavilis, où il a tant d'amis, est son pays natal, le pays de sa famille, de ses parents (amicos inter Duplavilenses natale solum est mihi sanguines sede parentum), mais encore que là est le berceau de sa race (prolis origo patrum) : il ne me semble pas que l'on puisse employer d'expressions plus claires pour désigner ce qui s'appelle la patrie.
11.  J'accorderai pourtant volontiers que Fortunat n'a pas fait un long séjour dans la maison et dans le pays de son père: il est certain, en effet, qu'il a, dans sa jeunesse, demeuré un certain temps à Aquilée, cité jadis très florissante, ainsi qu'il le déclare lui-même au livre IV de la Vie de saint Martin (vers 658 et suivants), dans ce passage où il s'adresse encore a son livre :
« Si, par hasard, tu vas à Aquilée, salue les Cantius, fidèles amis du Seigneur, et l’urne bénie du martyr Fortunat. Offre aussi tes vœux et tes hommages au pieux évêque Paul, qui, dans ma jeunesse, voulut me convertir. »
12.  Liruti conclut de ces derniers mots que Fortunat fut baptisé à Aquilée par Paul, évêque de cette ville, et ce fait lui semble confirmer pleinement son opinion qui fait du poète un citoyen d'Aquilée.
13.  Mais, sans m'arrêter à relever ce qu'il y a d'excessif à conclure, de ce que Paul a désiré que Fortunat se convertit, qu'il s'est converti en effet, il me semble beaucoup plus probable que Paul, évêque d'Aquilée, désira plutôt que Fortunat, alors encore enfant ou adolescent, laissant de côté tout autre souci, embrassât la vie monastique à Aquilée; et que, peut-être parce qu'il méditait de se rendre à Ravenne, afin de s'adonner à l'étude des lettres dans cette ville, qui était comme l'école de toutes les connaissances, Fortunat ne crut pas devoir déférer au vœu du pontife. Ce qui est certain, c'est que c'était l'usage à cette époque de dire de ceux qui embrassaient la vie monastique qu'ils se convertissaient. Sans parler du témoignage de saint Benoît (Règle, 58), et de celui de Grégoire le Grand (livre II, ép. 4 et 60 de l'édition de Paris), Baudonivia, contemporaine de Fortunat et religieuse du monastère de Poitiers, dit au sujet de sainte Radegonde (Vie de sainte Radegonde, 3) : « Après que, cédant à la grâce divine, elle se fut séparée d'un roi mortel, alors que, suivant ses vœux, elle vivait retirée à Suèdes,[1] dans la maison que le roi lui avait donnée, pendant la première année de sa conversion, etc. » Or, on sait que Radegonde, élevée dès sa plus tendre enfance dans la foi chrétienne, lorsqu'elle se fut séparée du roi Clotaire, son époux, comme il sera dit plus loin, reçut immédiatement le voile, à Noyon, des mains du bienheureux Médard, évêque;[2]c'est, par conséquent, l'année où elle se fit religieuse que Baudonivia appelle la première année de sa conversion. De même Fortunat (livre IV, pièce XXIII, vers 3 et suiv.), parlant d'un certain Julien, qui après avoir été marchand, avait renoncé au commerce et s'était consacré tout entier à Dieu en donnant ses biens aux pauvres, s'exprime en ces termes : « Après avoir été marchand, il eut à la fin le bonheur de se convertir, de sortir du monde, de se purifier de toutes ses souillures. Après n'avoir pensé qu'à s'enrichir, il a distribué son or aux pauvres; ses trésors l'ont précédé au ciel, où il devait aller un jour les retrouver. »
14. Il y avait du reste à Aquilée, dès le temps de Rufin,[3] un monastère très célèbre, où Rufin avait été moine, et il n'y en avait à peu près aucun autre en Italie à cette époque, à l'exception de celui de Verceil. Il est probable que c'est dans ce monastère d'Aquilée que Paul voulut faire entrer Fortunat, peut-être dans la pensée qu'admis ensuite dans le clergé de cette ville (car le clergé d'alors était presque toujours engagé dans la vie monastique),[4] il pourrait plus tard, grâce à ses vertus et à sa rare intelligence, rendre à l'église d'Aquilée de plus grands services.
15. Cependant, quand je remarque que Paul ou Paulin (duquel Ughelli a longuement parlé dans l'Italia sacra),n'est monté sur le siège d'Aquilée qu'en l'an 558 ou 559,[5] j'en viens facilement à croire que Fortunat n'a pas habité Aquilée dans un âge si tendre. En effet, si l'on admet qu'il est né vers l'an 530, et s'il était arrivé à la vieillesse, quand il mourut à Poitiers à peu près au début du septième siècle, il était dans sa vingt-huitième ou sa vingt-neuvième année, lorsqu'il demeurait à Aquilée, sous le pontificat de Paulin. Et s'il raconte qu'au temps de sa jeunesse Paul l'a engagé à se convertir, il faut croire ou bien qu'il appelle cette époque le temps de sa jeunesse, par comparaison avec celle où il a composé son poème sur la Vie de saint Martin (à savoir avant l'an 576),[6] ou bien encore que Paul, avant d'être évêque d'Aquilée, mais étant peut-être déjà clerc ou moine de l'église de cette ville, engagea Fortunat, alors enfant ou adolescent, à embrasser le même genre de vie.
16. Je ne refuserais pas non plus d'admettre que Fortunat a pu faire à Aquilée des progrès dans la piété et dans la connaissance des choses qui se rapportent à la pratique de la religion, et que Paulin l'y a peut-être aidé. Mais tandis que l'illustre Liruti en trouve la preuve dans ce fait que l'explication du symbole, publiée par Fortunat, s'accorde de point en point avec celle qu'en avait donnée auparavant Rufin, prêtre et moine de l'église d'Aquilée, cette conformité me paraît prouver que Fortunat, ayant eu entre les mains l'explication du symbole de Rufin, l'appropria à l'instruction des fidèles de l'église de Poitiers,[7] mais non pas qu'ils ont reçu tous deux dans la même église les premiers enseignements de la religion chrétienne. D'autant plus que le symbole d'Aquilée, d'après le témoignage de Rufin lui-même (Invect. in S. Hieronymum, I), porte, conformément à la tradition et à l'usage constant de cette église : et carnis hujus resurrectionem, tandis qu'il n'y a pas trace du mot hujus dans le symbole expliqué par Fortunat.
17. Pour revenir au point où nous en étions avant cette digression, Fortunat ne voulut pas consentir à ce que Paul souhaitait de lui, probablement, comme je l'ai dit, parce qu'il méditait d'aller demeurer dans quelque autre endroit où il pût s'adonner avec plus de liberté et de facilité à l'étude des lettres. Aucune ville, à cette époque, n'était plus propre à ce dessein que la célèbre Ravenne. Il y avait longtemps qu'Honorius, empereur d'Occident, y avait établi sa résidence : depuis, après la défaite des Romains et: la chute de l'empire, Odoacre roi des Goths, et ensuite, lorsque Odoacre fut tombé à son tour, Théodoric, roi tout à la fois des Goths et des Romains, d'autres princes enfin après Théodoric, y habitèrent successivement. Or les villes royales, si riches d'ailleurs eu ressources de toute nature, ont encore sur les autres villes l'avantage de nourrir un plus grand nombre de lettrés et d'offrir à l'étude un terrain plus favorable; La générosité des princes, l'espoir des honneurs, d'autres avantages encore y attirent les savants de tous les points du monde, surtout quand le souverain est lui-même un ami des lettres ; et nul plus que Théodoric, bien qu'il se soit montré parfois violent et cruel n'a favorisé les gens d'étude et fait preuve lui-même d'un goût très vif pour les lettres. Voyez comment il parle dans une lettre à Cassiodore (livre III, ép. 28) : «Nous avons toujours grand plaisir, dit-il, à voir ceux qui, par leurs glorieuses actions, ont fait sur notre âme une impression ineffaçable; ils nous ont, en effet, donné un gage durable de leur affection pour nous, en nous prouvant leur amour pour la vertu. » Quant à son zèle infatigable pour l'étude, Athalaric, son successeur, nous le fait apprécier, quand il écrit au même Cassiodore : « Lorsque les affaires publiques lui laissaient quelque loisir, il étudiait dans vos histoires les pensées des sages, afin d'égaler dans sa conduite les vertus des anciens. Il s'appliquait avec une ardeur extraordinaire à s'instruire de la marche des étoiles, de la configuration des mers, des sources merveilleuses ; il voulait, par une étude si attentive de la nature, devenir comme un philosophe en manteau de pourpre. » Il n'est pas étonnant que, sous de tels princes, les études aient été plus florissantes à Ravenne qu'en aucun autre pays, et qu'admirablement organisées dans des gymnases publics, elles aient continué à fleurir jusque dans les âges suivants, de telle façon que les hommes avides de savoir accouraient de toute part dans cette ville pour s'y instruire.
18. C'est donc à Ravenne que vint habiter Fortunat, et il y demeura le temps nécessaire pour y faire une ample et précieuse provision de savoir, comme le prouve le témoignage de Paul Diacre, qui dit de lui au livre II, ch. 13 de l'Histoire des Lombards: « Nourri et formé à Ravenne dans l'étude de la grammaire, de la rhétorique, de la métrique, il y devint très habile. » Lui-même, au livre I (vers 26 et suiv.) de la Vie de saint Martin, tout en parlant de sa personne avec une extrême modestie, nous dit quelles sont les sciences à l'élude desquelles il s'est principalement livré pendant son séjour à Ravenne :
« Pour moi, dit-il, pauvre génie, le plus humble des écrivains de l'Italie, chargé de défauts et léger de pensée, intelligence paresseuse, esprit obtus; moi qui suis sans art et sans pratique, qui n'ai qu'un peu de babil; qui me suis borné à tremper mes lèvres dans les eaux de la grammaire et à les mouiller légèrement dans le fleuve de la rhétorique, qui me suis à peine assez frotté au droit pour me débarrasser de ma rouille; moi qui désapprends tous les jours ce que j'ai appris autrefois, et qui de tant de belles choses n'ai retenu que leur odeur, je ne porte ni la robe bordée de pourpre des magistrats, ni le chaperon des savants, et je reste dans la condition misérable à laquelle me condamne mon insuffisance. »
19. Brower conclut de ce passage (Vie de Fortunat, ch. II) « que Fortunat était si peu lettré qu'il n'obtint jamais la robe prétexte insigne des fonctions publiques, et qu'il ne prit jamais le chaperon pour enseigner. » Ce. qui est le plus probable, c'est que Fortunat, par suite de sa modestie naturelle et du genre de vie qu'il avait résolu d'embrasser, renonça volontairement à tous ces honneurs, si c'étaient là des honneurs, et non pas qu'un homme d'une intelligence et d'une instruction au-dessus de l'ordinaire ait été trouvé trop ignorant et trop peu lettré pour obtenir des distinctions accessibles au premier venu. D'autant plus que l'on sait d'ailleurs avec quel soin Fortunat s'est toujours appliqué à déprécier son propre mérite; de telle sorte qu’il n'est pas étonnant qu'après avoir dédaigné les honneurs de propos délibéré et par goût, il ait cherché dans cet effacement volontaire un moyen de rabaisser la réputation de talent et de savoir qu'il s'était acquise.
20. Non seulement donc il se livra à Ravenne à l'étude de la grammaire, de la rhétorique et de la métrique, qui lui furent utiles dans la suite pour la composition de tant d'œuvres soit en vers soit en prose, mais encore il y acquit une certaine connaissance du droit, bien que son excessive modestie lui fasse dire qu'il ne s'est occupé de ces sciences que d'une façon superficielle et qu'il les a à peine effleurées.
21. Fortunat eut pour compagnons d'études, comme cela devait nécessairement arriver dans une ville qui était alors le séjour des lettres, d'autres hommes illustres comme lui par leur science et leur talent. Il les invite tous à célébrer la gloire de saint Martin, évêque de Tours, dans ce passage où il dit a son livre : « Qu'un affectueux souvenir te conduise ensuite auprès de nos anciens compagnons ; parlant à de vieux amis, tu peux compter sur leur indulgence. C'est à eux que j'offre ce poème, comme une matière qui fournira à leur bouche harmonieuse de beaux chants à la gloire de Martin, et qui inspirera à leur génie des vers dignes d'être répandus dans tout l'univers.[8] »
22. Pendant qu'il était encore à Ravenne, il fut atteint d'une grave maladie des yeux et faillit perdre la vue. Il y avait dans cette ville une basilique des saints martyrs Jean et Paul, et dans la basilique un autel consacré à la mémoire de saint Martin, évêque de Tours, connu dès lors dans le monde entier par sa réputation de sainteté et par ses miracles. Sur la muraille était peinte une image du saint. Fortunat entra un jour en hâte dans cette basilique pour implorer sa guérison ; comme une lampe brûlait près, de l'autel, dans un enfoncement, il frotta ses yeux de l'huile de cette lampe, et se trouva tout à coup délivré de son mal. Mais il faut l'entendre raconter lui-même comment ce miracle s'accomplit, au livre IV de la Vie de saint Martin (vers 680 et suivants) :
« Gagne ensuite plus doucement l'aimable Ravenne ; visite la chapelle de Martin, le sanctuaire où le pouvoir miraculeux du saint me rendit la lumière que je n'espérais plus revoir. En retour d'un si grand bienfait offre-lui tout au moins l'hommage de ma reconnaissance. Sous la plus haute voûte de la basilique de Paul et de Jean, on voit sur la muraille une image de Martin, une peinture qui mérite d'attirer les regards par le charme de son coloris. Sous les pieds du saint, l'artiste a ménagé une ouverture; là est une lampe, dont la flamme nage dans une urne de verre. C'est là que je courus un jour, en proie à de cruelles souffrances, désespéré de sentir mes yeux se fermer a la lumière. A peine l'huile bénite les eût-elle touchés, que le brouillard de feu qui brûlait mon front se dissipa, et que l'onction bienfaisante m'enleva instantanément mon mal. »
23. En même temps que Fortunat, Félix, son ami et son compagnon d'études, atteint comme lui d'une maladie des yeux, fut guéri par le pouvoir de saint Martin et par la vertu de son huile. C'est ce que raconte Paul Diacre au livre II, chap. 13 de l'Histoire des Lombards : « Fortunat, dit-il, souffrait cruellement d'un mal d'yeux, et Félix, son ami, était aussi gravement atteint du même mal; tous deux se rendirent a la basilique des bienheureux Paul et Jean située dans cotte ville (Ravenne); dans cette basilique est un autel consacré au bienheureux confesseur Martin, pris duquel il y a un enfoncement où l'on a placé une lampe pour éclairer; à peine Fortunat et Félix eurent-ils frotté leurs yeux malades de l'huile de cette lampe que la douleur disparut et qu'ils se trouvèrent guéris comme ils l'avaient souhaité. » Grégoire de Tours fait un récit semblable au livre I, chap. 15, des Miracles de saint Martin.
24. C'est le même Félix, nommé peu de temps après évêque de Trévise, qui, lorsqu'Alboin, roi des Lombards, envahit l'Italie à la tête d'une nombreuse armée, se porta à sa rencontre jusqu'à la Piave. « Alboin, raconte Paul Diacre dans le passage cité plus haut, Alboin, qui était très généreux, lui promit sur sa demande de ne pas toucher aux biens de son église, et confirma bientôt cette promesse par un rescrit. » Fortunat parle de Félix au livre IV de laVie de saint Martin : « Si tu te glisses jusqu'aux lieux où s'élève ma chère Trévise, mets-moi, je t'en conjure, à la recherche de mon illustre ami Félix, à qui Martin rendit autrefois la vue en même temps qu'à moi.[9] »
25. La grandeur d'un tel bienfait, la reconnaissance qu'il inspira à Fortunat donnèrent une nouvelle ardeur à sa piété, à sa dévotion envers saint Martin; c'est alors qu'il forma le projet de se rendre en Gaule pour visiter le tombeau du saint, pour lui porter lui-même ses hommages et pour accomplir le vœu qu'il lui avait fait. C'est ce que dit encore Paul Diacre dans le passage que nous avons déjà cité plusieurs fois : « Fortunat, à la suite de sa guérison, eut une telle dévotion à saint Martin qu'il quitta sa patrie, peu de temps avant l'arrivée des Lombards en Italie, pour aller à Tours visiter le tombeau de ce bienheureux. » Il explique lui-même son voyage de la même façon au livre Ier de la Vie de saint Martin, un peu après le début. Il put d'ailleurs espérer que, pendant son absence, les désordres auxquels la malheureuse Italie était depuis longtemps en proie, et ceux dont la menaçaient encore de tous côtés de nouvelles armées barbares, auraient le temps de prendre fin, et que, plus tard, une fois la tranquillité rétablie, la paix rendue au pays, il pourrait venir revoir sa patrie et sa famille.
26.  En quelle année Fortunat a-t-il quitté l'Italie pour se rendre en Gaule? C'est un point sur lequel on ne s'accorde pas. Brower dit qu'il est arrivé en Gaule en 565. C'est également l'opinion de Pagi, dans ses notes auxAnnales de Baronius pour l'année 564. Ce qui est certain, c'est qu'il est parti pour la Gaule peu de temps avant l'invasion de l'Italie par les Lombards, d'après le témoignage de Paul Diacre dans le passage plusieurs fois cité. Or les Lombards ont envahi l'Italie vers 568, d'après le même Paul Diacre, Histoire des Lombards, II, ch. 33.
27.  Mais voici les faits qui semblent confirmer l'opinion de Brower et de Pagi : Fortunat était en Gaule lorsque Sigebert, roi d'Austrasie, épousa Brunehaut, fille d'Athanagilde, roi des Goths d'Espagne; il a en effet composé en leur honneur un épithalame que l'on peut lire au livre VI pièce 1a. Or, ce mariage eut lieu la cinquième année du règne de Sigebert, et Sigebert monta sur le trône en 661, Clotaire, son père, étant mort cette année-là, au témoignage de Grégoire de Tours, Histoire des Francs, IV, ch. 21. Par conséquent, en 566 Fortunat était déjà en Gaule et jouissait de la protection et de la faveur de Sigebert.
28. De plus, il habitait déjà Poitiers quand Gélésuinthe, sœur de Brunehaut, passa par cette ville pour aller épouser Chilpéric, frère de Sigebert. Il dit au sujet de cette princesse, livre VI, pièce V, vers 215-216 et 223-224.
« Elle passe encore quelques villes et atteint Poitiers, qu'elle traverse avec une pompe royale. Arrivé depuis peu dans cette ville, je l'y ai vue passer portée mollement dans une tour d'argent roulante. »
Or, on place ce mariage dans la seconde année qui suivit celui de Sigebert et de Brunehaut, et Fortunat ne s'est certainement pas rendu à Poitiers avant d'avoir fait un certain séjour auprès de Sigebert et d'avoir accompli son venu au tombeau de saint Martin, à Tours.
29. Brower ajoute que Fortunat (livre II, pièce XVI), loue Sigebert du zèle qu'il met à achever la basilique de Saint-Médard commencée par Clotaire, et que Sigebert venait de couvrir. En effet, à la fin de la pièce, le poète s'adressant à saint Médard s'exprime ainsi : « C'est avec un zèle passionné et par amour pour toi que Sigebert se hâte d'achever ton église, et presse le travail. Veille donc sur la grandeur de celui qui l'a élevée à la hauteur où elle est maintenant, et protège selon ses mérites celui qui l'a donné un toit. » Il est probable, dit Brower, que ce fut peu de temps après la mort de Clotaire que Sigebert s'occupa de terminer cet édifice, à la construction duquel il savait que son père avait pris tant d'intérêt, dont Clotaire avait si vivement souhaité l'achèvement et dans lequel il avait voulu être enterré.
30.  Mais Liruti n'est pas tout à fait d'accord avec Brower et avec Pagi : il veut que l'on place l'arrivée de Fortunat en Gaule en 567, ou au plus tôt en 566. Il n'est pas hors de propos d'examiner rapidement cette opinion, que d'autres auteurs ont partagée. Cet examen pourra répandre quelque lumière sur la question qui nous occupe. Tout d'abord, Liruti doute que Fortunat ait pu partir pour la Gaule peu de temps avant l'arrivée des Lombards en Italie. En effet, d'après Paul Diacre, Félix, le compagnon d'études de Fortunat, et son compagnon de voyage, selon Liruti, ayant été nommé évêque de Trévise, se porta à la rencontre d'Alboin, roi des Lombards, jusqu'à la Piave, comme nous l'avons dit plus haut : or il est presque impossible qu'en si peu de temps Félix soit allé en Gaule, qu'il soit ensuite revenu en Italie, qu'il ait été nommé évêque de Trévise et qu'il se soit porté à la rencontre d'Alboin. Liruti croit donc que Paul Diacre, qui manque souvent d'exactitude, surtout lorsqu'il raconte des événements d'une époque éloignée, a dû commettre ici quelque erreur de chronologie.
31.  Mais, sans vouloir quant à présent justifier Paul Diacre et le défendre d'une telle accusation, je ne crois pas que le savant Liruti ait cette fois aucune bonne raison de mettre en doute son exactitude et sa véracité. En effet, aucun témoignage, aucun texte ne prouve, à ma connaissance du moins, que Félix ait accompagné Fortunat dans son voyage en Gaule: Paul Diacre ne le dit pas, bien qu'il raconte que Félix et Fortunat, atteints de la même maladie des yeux, furent guéris de la même manière par le pouvoir de saint Martin; au contraire, il parle de Fortunat et du vœu qu'il avait fait d'aller en Gaule, de façon à faire entendre qu'il s'agit de Fortunat seul et non plus de Félix. Grégoire de Tours ne le dit pas davantage, quoiqu'il raconte également cette guérison miraculeuse, livre I, ch. 15 des Miracles de saint Martin. Enfin Fortunat lui-même ne le laisse entendre nulle part; et pourtant, si le fait était vrai, il aurait trouvé plus d'une occasion, d'y faire allusion dans ses écrits. Bien plus, dans la lettre à Grégoire de Tours qui est en tête du Ier livre de ses poésies, il dit clairement qu'il a fuit sans aucun compagnon le voyage d'Italie en Gaule : « Jugez vous-même, dit-il, si, voyageant ainsi par monts et par vaux, j'ai pu rien faire de raisonnable, alors que je n'avais ni la crainte d'un critique pour prévenir mes écarts, ni les applaudissements d'un compagnon pour m'encourager. »
32.  Il est impossible de croire, ajoute Liruti, que Félix, contemporain de Fortunat, et, par conséquent, encore jeune, ait été nommé évêque de Trévise en un temps où l'on n'arrivait à cette haute dignité que dans l'âge mûr, et après avoir passé successivement par tous les degrés de la hiérarchie. Je ne veux rien dire ici de la discipline de cette époque, où l'on considérait le mérite plutôt que l'âge, comme je pourrais le prouver par de nombreux exemples. J'accorderai même que Félix était exactement du même âge que Fortunat. La seule chose que l'on en puisse conclure, c'est que Fortunat n'était plus tout jeune quand il passa en Gaule ; et, en effet, s'il est né, comme on le croit, vers 530, il était, au moment du son voyage, dans sa trente-cinquième ou sa trente-sixième année.
33.  Ce qui décide surtout ce savant à penser que le voyage de Fortunat en Gaule doit être placé en 567, c'est que Fortunat raconte qu'il était depuis peu à Poitiers quand Gélésuinthe passa par cette ville, pour aller épouser Chilpéric. Or le voyage de Gélésuinthe eut lieu en 567, comme nous l'avons montré plus haut. On doit croire d'autre part que Fortunat, aussitôt qu'il fut arrivé en Gaule, se rendit au tombeau de saint Martin, et que de la il alla immédiatement à Poitiers. « Lorsqu'il fut arrivé à Tours, comme il en avait fait le vœu, écrit Paul Diacre, il passa à Poitiers, où il se fixa. » Par conséquent, il n'est venu en Gaule qu'en 567, ou au plus tôt en 566. Ainsi raisonne Liruti.
34.  Mais je ne vois pas pourquoi il donne ici tant de poids à l'autorité de Paul Diacre, après avoir lui-même reconnu qu'il se trompe quelquefois lorsqu'il rapporte des faits d'une époque éloignée. Si Paul Diacre a pu commettre une erreur en indiquant la date approximative du départ de Fortunat pour la Gaule, à plus forte raison a-t-il pu se tromper en fixant celle de son établissement à Poitiers. Mais je ne veux pas insister sur ce point. Il me paraît probable, d'une part, que Fortunat, a son arrivée en Gaule, ne s'est pas rendu immédiatement à Tours, et qu'il est resté quelque temps auprès de Sigebert, soit à Metz, soit à Reims, villes où les rois d'Austrasie avaient leur résidence. En effet, il a composé un épithalame en l'honneur de Sigebert, qui, ainsi qu'on le verra plus loin, lui donna un compagnon et un guide pour le voyage qu'il allait entreprendre à travers la Gaule. Et d'autre part, le témoignage de Paul Diacre est loin de prouver que Fortunat, en quittant Tours, soit allé tout droit à Poitiers. Tout ce que dit Paul Diacre, c'est qu'après avoir accompli son vœu à Tours, Fortunat vint à passer par Poitiers et s'y établit. Mais il ne dit pas depuis combien de temps il était parti de Tours. On ne sait pas non plus combien de temps il est resté à Tours où le retenaient et sa dévotion aux cendres de saint Martin, et l'accueil bienveillant et affectueux d'Euphronius, évêque de Tours, auquel l'unissait une étroite amitié. Ne peut-on pas croire d'ailleurs que, si Fortunat a écrit qu'il était depuis peu à Poitiers quand Gélésuinthe passa par cette ville, c'est qu'il considérait l'époque où il composait son chant funèbre sur la mort de cette princesse, arrivée sans doute assez longtemps après? Ce qui donne a cette opinion une grande force, c'est que Fortunat était nécessairement en Gaule avant l'année 567, puisqu'il célébra par un épithalame le mariage de Sigebert et de Brunehaut, qui eut lieu, comme nous l'avons dit plusieurs fois, en 566, et qu'il se lia d'amitié avec Nicétius, évêque de Trêves, qui vivait encore quand il lui adressa la pièce 11 du livre III. Or Nicétius est mort vers la fin de 566, s'il faut en croire Lecointe (Annales ecclésiastiques, 500, n° 60).
35. De tout ce qui précède, il faut, je crois, conclure que le voyage de Fortunat en Gaule doit être placé en 565. Il ne peut certainement avoir eu lieu ni avant 564, ni après 566. Quant à la route qu'il a suivie, aux contrées qu'il a visitées, il les fait assez connaître lui-même dans sa lettre à Grégoire de Tours (livre Ier, pièce 1) lorsqu'il dit :
« Je ne m'appartenais guère quand j'ai écrit ces vers. Parti de Ravenne, c'est en traversant le Pô, l'Adige, la Brenta, la Piave, la Livenza, le Tagliamento, c'est en cheminant sur les plus hautes cimes des Alpes Juliennes, à travers leurs passages les plus abrupts, c'est en franchissant dans la Norique la Drave, l'Inn chez les Breunes, le Lech un pays des Bavarois, le Danube chez les Allemands, le Rhin chez les Germains, puis la Moselle, la Meuse, l'Aisne et la Seine, la Loire et la Garonne et les torrents impétueux de l'Aquitaine, c'est en m'avançant jusqu'aux Pyrénées couvertes de neige en juillet, c'est au milieu de tant d'aventures que, tantôt secoué par mon cheval, tantôt à demi endormi, j'ai composé ces vers. »
Paul Diacre décrit plus brièvement encore cet itinéraire : « Fortunat, dit-il, gagnant la Gaule, franchit, comme il le rapporte lui-même dans ses poésies, le Tagliamento, il traversa Reunia,[10] Osope,[11] les Alpes Juliennes, la ville d'Agunte,[12] la Drave, le Byrrus, le pays des Brennes, et Augusta[13] qu'arrosent le Vindon et le Lech. »
36. Ces deux passages font voir clairement qu'à son départ de Ravenne Fortunat se dirigea vers Padoue, que de Padoue il gagna Trévise, après s'être sans doute détourné de son chemin pour aller visiter sa famille à Duplavilis, qu'il entra ensuite en Germanie par les Alpes Noriques et qu'il passa de là en Gaule : c'était la route ordinairement suivie pour aller en ce pays. Aussi est-ce celle qu'il trace à son livre, lorsqu'il l'envoie de Gaule en Italie, au livre IV de la Vie de saint Martin, vers 640 et suivants :
« S'il t'est permis de passer les fleuves des barbares, de franchir sans obstacle le Rhin et le Danube, tu te dirigeras vers Augusta, qu'arrosent le Vindon et le Lech. Si tu peux continuer ta route, si les Bavarois ne s'y opposent point, traverse le pays des Breunes, engage-toi dans les Alpes, en suivant la vallée dans laquelle l'Inn roule ses eaux rapides. Visite ensuite le sanctuaire du bienheureux Valentin,[14] et gagne les campagnes de la Norique où coule le Byrrus. La route coupe ensuite la Drave, à l'endroit où la montagne s'abaisse doucement ; là s'élève Agunte fièrement assise sur la hauteur. De là, hâte-toi d'atteindre la contrée où l'Alpe Julienne s'étend au loin, monte dans les airs et va toucher les nues. Tu sortiras de la montagne par le Forum de Jules,[15] par les rochers qui portent le château d'Osope, à l'endroit où Reunia s'élève au-dessus des eaux du Tagliamento qui baignent ses murs. Tu traverseras ensuite les bois et les plaines des Vénètes... Si, par hasard, tu vas à Aquilée, si tu le glisses jusqu'aux lieux où s'élève ma chère Trévise, si tu traverses Cénéta et Duplavilis où j'ai tant d'amis, si la route de Padoue t'est ouverte... gagne ensuite plus doucement l'aimable ville de Ravenne. »
37. Pendant ce voyage où il avait à traverser le plus souvent des contrées sauvages et inhabitées, Fortunat se consolait en faisant des vers, en demandant à la poésie d'adoucir et de charmer son ennui. C'est ce qu'il dit lui-même dans sa lettre à Grégoire de Tours, livre I, pièce I : « Pendant ce long voyage à travers des pays barbares, fatigué de la marche quand je n'étais pas alourdi par le vin, sous un froid glacial, inspiré par une muse tantôt gelée, tantôt trop échauffée, nouvel Orphée, je chantais aux échos des bois et les bois me renvoyaient mes chants. » Souvent aussi accueilli hospitalièrement par les barbares et rustiques habitants des contrées qu'il traversait, il récitait ses vers au milieu de leurs festins, où « seule, dit-il, la harpe bourdonnante répétait trop souvent des chansons sauvages. » C'est pour cela, selon lui, que quelques-unes de ses poésies n'ont pas toute l'élégance désirable, qu'elles ne sont pas assez limées et polies : « Ai-je pu faire, dit-il, œuvre d'artiste dans ces orgies où il faut déraisonner comme les autres, si l'on ne vent paraître insensé, à l'issue desquelles on est heureux de reprendre le droit de vivre, après n'avoir fait que boire? »
38. Dans le cours même de ce voyage à travers la Germanie et la Gaule, il lui fut facile de se lier avec les hommes les plus nobles, les plus distingués par leurs vertus et par leur rang, et de gagner leur affection, non seulement par la pureté de sa vie, la douceur de ses mœurs, mais aussi par son talent et sa réputation littéraire, et surtout par ce charme particulier de la poésie, qui de tout temps a valu même à des voyageurs, à des inconnus, un accueil sympathique en pays étranger. Ce qui est certain, c'est que l'on rencontre à chaque instant dans ses vers les noms de personnages qui semblent lui avoir donné l'hospitalité lors de son passage en Germanie, l'avoir jugé digne de leur amitié, et lui avoir rendu toutes sortes de bons offices. Les plus connus sont Lupus et Gogon, qui tenaient le premier rang à la cour du roi d'Austrasie, Magnulfe, frère de Lupus, le préfet Jovin, le duc Godegisille, d'autres encore. Il nous apprend lui-même qu'il les a vus en Germanie, et qu'il a même demeuré chez eux. Ainsi il écrit à Lupus, livre VII, pièce VIII :
« Quand voyageur étranger je vins en Germanie, vous étiez sénateur et destiné à prendre place dans les conseils de la patrie. Toutes les fois que j'eus des entretiens avec vous, je me crus sur un lit de roses à' l'odeur d'ambroisie. »
Et à Jovin, pièce XII du même livre :
« Je ne croyais pas, lorsque nous nous vîmes en Germanie, que votre amitié ferait un pas en arrière. »
39. Sigismond et Alagisile, son frère, sont également de ceux qui ont été bons pour lui en Germanie, ainsi qu'il nous le dit lui-même, et il n'hésite pas à les mettre sur le même rang que ses parents, en reconnaissance de leur affection et de leurs bienfaits. Voici ce qu'il leur écrit, livre VII, pièce XXI :
« Cette lettre m'est bien douce; elle est signée de deux noms, le brillant Sigismond et l'aimable Alagisile. Après l'Italie, c'est le Rhin qui m'envoie des parents. Grâce à l'arrivée des deux frères, je ne serai plus un étranger. »
40. De ce qui précède, il est facile de conclure que Fortunat a fait en Germanie et dans les pays voisins un séjour de quelque durée, assez long pour lui permettre de visiter les hommes illustres dont le nom revient souvent dans ses vers, de se familiariser avec eux, de gagner leur amitié par de bons offices réitérés, et aussi de voir et de parcourir tant de villes et de contrées dont on rencontre la description exacte et détaillée dans ses poésie.
41. Plus tard, à son arrivée en Gaule, il fut accueilli par un prince que nous avons déjà plusieurs fois nommé, Sigebert, roi d'Austrasie, qui le traita de la manière la plus généreuse et le combla de bienfaits ; tant à cause sans doute des lettres par lesquelles des personnages d'un rang élevé, avec qui Fortunat s'était lié en Germanie, le lui recommandaient dans les termes les plus flatteurs, que pour sa grande réputation de talent et de savoir.
42. L'illustre Jean-Joseph Liruti se demandant, non sans étonnement, comment Fortunat a pu obtenir l'amitié de tant de rois et de grands personnages et gagner leur affection, estime que sa naissance, sa noble origine, a dû contribuer à lui ménager un accueil amical de la part des rois et des grands. Mais, pour dire à mon tour mon sentiment sur ce point, j'ai beaucoup de peine à croire qu'un homme né dans une bourgade obscure et inconnue, àDuplavilis, où était non seulement la maison et la demeure de son père, mais le berceau même de sa race, comme il l'a lui-même déclaré; qui d'ailleurs n'avait exercé aucune magistrature publique, et n'avait jamais obtenu aucun honneur, aucune dignité éminente, ainsi que nous l'avons montré plus haut; j'ai, dis-je, beaucoup de peine à croire qu'un tel homme ait pu appartenir à une famille d'une noblesse assez illustre pour qu'elle fût connue non seulement en Italie, mais en Germanie, et jusque dans les provinces les plus reculées de la Gaule : d'autant plus que dans ces temps troublés où les guerres et les séditions mettaient partout le désordre et la confusion, les familles les plus nobles, lorsque leurs membres ne se distinguaient point par leurs services à la guerre ou dans le gouvernement des États, pouvaient facilement tomber dans l'obscurité et dans l'oubli. Aussi suis-je plus disposé à me ranger à l'avis d'Hincmar, qui, dans la Préface de la Vie de saint Rémi, dit au sujet de Fortunat : « Un grand nombre de personnages puissants et honorables de cette partie de la Gaule et de la Belgique l'accueillaient en divers lieux, par considération pour ses vertus et pour son savoir. »
43. Comme Sigebert, plus qu'aucun autre, lui prodigua les marques de sa libéralité et de sa bonté, comme nous avons eu souvent à parler de ce prince, comme nous en parlerons encore, il n'est pas hors de propos de dire ici quelques mois de lui, de son règne, de sa naissance et de sa famille.
Sigebert était fils de Clotaire Ier, roi des Francs, le prince le plus puissant de son temps. Clotaire était monté sur le trône à la mort de Clovis, son père, dont le royaume avait été partagé en parties égales entre ses trois frères et lui ; après la mort de ses frères, il avait réuni sous son sceptre tout l'empire des Francs, par droit d'héritage ou par la force des armes. Clotaire en mourant laissa, lui aussi, quatre fils, Charibert, Gontran, Chilpéric et Sigebert, qui se partagèrent son royaume au sort. Sigebert eut pour son lot, d'après les expressions mêmes dont se sert Grégoire de Tours (Histoire des Francs, livre IV, en. 22) « le royaume de Thierry (frère de Clotaire), avec Reims pour résidence », les États des rois d'Austrasie, qui résidaient à Reims, s'étendaient fort loin, jusqu'en Allemagne. Voyez, sur ce sujet, Fortunat, livre VI, pièce I, et les notes de Ruinart au chap. 11 du livre IV de l'Histoire des Francs de Grégoire de Tours.
44. Cependant Sigebert, voyant que les rois ses frères avaient épousé des femmes d'une condition basse et servile, au mépris de ce qu'ils devaient a leur naissance et à leur rang, prit une résolution plus digne d'un roi et décida de choisir une épouse de sang royal: Il envoya donc en Espagne des ambassadeurs chargés de demander pour lui la main de Brunehaut, fille du roi d'Espagne Athanagilde, princesse aussi belle que vertueuse, active, sensée et toute gracieuse dans son langage. Sa demande ayant été accueillie, le mariage fut célébré avec une pompe et une magnificence royale, au milieu des transports de joie et des félicitations de tout le royaume.[16]Fortunat composa pour ce mariage un épithalame dont nous avons parlé plus haut, au n° 34 ; dans une lettre à Gogon,[17] il fait allusion en ces termes à ces événements encore récents :
« Il n'y a pas longtemps qu'à travers les mille dangers d'un voyage par terre, vous avez ramené à cet excellent prince l'objet de ses plus chers désirs. »
45. Chilpéric, frère de Sigebert, voulut suivre cet exemple et envoya à son tour en Espagne demander la main de Gélésuinthe, sœur de Brunehaut, il l'épousa environ un an après le mariage de Sigebert et de Brunehaut, après avoir renvoyé sa concubine Frédégonde, femme de basse extraction et de condition servile. Peu de temps après, comme Gélésuinthe, offensée du manque de foi de son mari, se préparait à retourner en Espagne, Chilpéric la fit tuer dans son lit; quelques jours plus tard il reprit Frédégonde, qui, dans la suite, fit traîtreusement assassiner et Sigebert et Chilpéric lui-même. Fortunat vit Gélésuinthe à son passage à Poitiers, où il était lui-même arrivé depuis peu, et la mort si cruelle de cette princesse lui a inspiré un chant funèbre que l'on peut lire au livre VI, pièce V.
46. Pour revenir à notre sujet dont nous nous sommes un moment écartés, Sigebert, le roi le plus illustre et le plus sage de ce temps, dont les vertus ont été célébrées en maint endroit par Fortunat, par Grégoire de Tours, par d'autres encore, fit à Fortunat l'accueil le plus honorable, à son arrivée en Gaule, et chargea le comte Sigoalde d'être son compagnon et son guide dans les voyages qu'il avait à faire a travers la Gaule, de ne pas le quitter et de lui donner assistance et protection, qu'il allât à Tours ou qu'il visitât d'autres villes et d'autres provinces de la Gaule. C'est Fortunat lui-même qui nous l'apprend dans une lettre adressée à Sigoalde, livre X, pièce XVI :
« Quand je quittai les frontières de l'Italie pour venir en ces royaumes, Sigebert vous constitua mon guide, afin que je continuasse mon voyage avec plus de sûreté en votre compagnie, et que partout j'eusse un cheval prêt et les vivres de même. Vous avez rempli votre mission, etc. »
47. Il y a lieu de croire qu'aussitôt que Sigebert le laissa partir, il se rendit à Tours, afin de se prosterner devant le tombeau de saint Martin, d'honorer les cendres du saint qui lui avait accordé une si grande grâce à Ravenne et à cause duquel il était venu en Gaule, et d'accomplir ainsi son vœu. L'église de Tours avait alors pour évêque Euphronius,[18] neveu de saint Grégoire évêque de Langres, personnage de très noble race et d'une grande réputation de sainteté ; il montra dans la suite à Fortunat une bienveillance toute particulière et fut lié avec lui d'une amitié très étroite, comme le prouvent les lettres que lui a adressées le poète, livre III, pièces I et II. Nous devons donc penser que Fortunat le vit à cette époque et jeta alors les premiers fondements d'une amitié qui, entretenue et accrue dans la suite par de bons offices réciproques, devint si forte que Fortunat le considérait comme son père.
48. Parti de Tours pour continuer son voyage, il vint à Poitiers et établit dans cette ville son domicile et sa résidence. C'est ce que nous apprennent et le témoignage de Paul Diacre, et celui de Fortunat lui-même, qui dit au livre VIII, pièce I :
« Moi Fortunat, je vous salue humblement. La Gaule garde dans son sein un enfant de l'Italie; il demeure à Poitiers où jadis est né saint Hilaire que connaît le monde entier. »
Bien plus, il obtint dans la suite d'entrer, bien qu'étranger, dans le clergé de cette ville, et de recevoir les ordres; ce qui est assurément une grande preuve de sa vertu, de la pureté et de l'innocence de sa vie. En quelle année devint-il prêtre de l'église de Poitiers, c'est ce qu'il est assez difficile de dire d'une façon précise. Lorsque Paul Diacre écrit que « à la fin il fut dans cette ville ordonné d'abord prêtre, puis évêque », il semble faire entendre qu'il reçut les ordres dans les dernières années de sa vie. Mais Grégoire de Tours lui donnant en maint endroit de ses livres le titre de prêtre, je crois qu'il faut écarter cette opinion. En effet, au livre I, chap. 13 des Miracles de saint Martin, il l'appelle formellement « son compagnon d'esclavage, le prêtre Fortunat ». Or Grégoire de Tours avait écrit son livre des Miracles de saint Martin, avant que Fortunat ne composât son poème en quatre chants sur la Vie de saint Martin : en effet, dans la lettre qui est en tête de ce poème, Fortunat prie Grégoire, « puisqu'il lui a ordonné de mettre en vers l'ouvrage qu'il a lui-même composé sur les vertus de saint Martin », de vouloir bien le lui faire parvenir, afin qu'il le fasse entrer dans son poème. Mais, d'autre part, Fortunat écrivit son poème sur la Vie de saint Martin du vivant de saint Germain, évêque de Paris, qui mourut en 576 : d'où il résulte qu'à cette date Fortunat était déjà prêtre. Bien plus, pour dire toute ma pensée, je crois que Fortunat était déjà entré dans les ordres quand il quitta l'Italie ; et, ce qui me le fait croire, c'est que son contemporain Grégoire de Tours l'appelle en plusieurs passages « prêtre italien »; c'est ce titre qui lui est donné en tête de ses œuvres.
49. Il est beaucoup plus difficile de déterminer à quelle époque il a reçu l'hospitalité d'Agricola ou Agrœ-cala, évêque de Chalon-sur-Saône, ou plus probablement de Nevers, comme nous l'avons dit dans une note à la pièceXIX du livre III des œuvres de Fortunat. Dans cette pièce, adressée à Agricola, le poète déclare, non seulement qu'il a vécu arec lui, mais qu'il a été instruit, formé, nourri par son excellent père :
« Votre père, dit-il, ne m'a pas jugé indigne de ses soins : daignez continuer son œuvre et cultiver à votre tour la terre qu'il a labourée de ses mains. Votre père, dont l'univers entier se rappellera toujours la bonté, m'a aimé comme il vous aima vous-même. J'ai trouvé chez lui la tendresse d'un père, les soins d'une nourrice, les leçons d'un maître: il m'a chéri, il a cultivé mon esprit, a guidé mes pas dans la vie et formé mon cœur. C'est lui qui, après avoir labouré le champ avec un zèle affectueux, y a semé le grain. Cette semence, faites-la fructifier pour moi. »
Je croirais donc que Fortunat a été l'hôte d'Agricola avant de se consacrer entièrement à Radegonde, dont il sera question plus loin, et aux affaires de Radegonde ; il ne semble pas, en effet, qu'à partir de cette époque il se soit jamais éloigné d'elle.
50. Les biographes ont coutume de se demander ici pour quelle raison, après avoir accompli à Tours le vœu qui avait été le principal objet de son voyage en Gaule, Fortunat resta en Gaule et ne retourna pas près des siens, Brower (Vie de Fortunat, ch. 2), attribue la prolongation de son séjour à l'étranger aux guerres et aux désordres dont l'Italie eut à souffrir précisément à cette époque, par suite de l'invasion lombarde. Alors, en effet, Trévise, patrie de Fortunat et les contrées voisines, situées à la porte même et sous la main de la Germanie, furent particulièrement exposées aux incursions et aux brutalités de l'ennemi. Tant que durèrent ces désordres, Fortunat crut devoir rester en Gaule et y attendre que le rétablissement de la paix et de la tranquillité en Italie lui permit de regagner sans danger sa terre natale et la maison paternelle. Mais ce ne fut pas sans regret qu'il prolongea son séjour en Gaule, et je ne crois pas qu'il ait jamais, au fond de son cœur, préféré un pays étranger à sa patrie et à sa famille. Voici, par exemple, ce qu'il dit dans une lettre à Lupus, livre VII, pièce IX :
« Depuis tantôt neuf ans, si je ne me trompe, qu'exilé d'Italie, j'erre dans ces régions voisines de l'Océan, je n'ai reçu pendant tout ce temps-là aucune lettre, non pas même un trait d'écriture de mes parents, pour me consoler de notre séparation. »
Il se plaint d'une façon plus touchante encore d'être loin de sa patrie, dans la pièce VIII du livre VI, quand il dit:
« J'erre à l'aventure, exilé de mon pays, et plus triste que l'étranger qui fait naufrage dans les eaux d'Apollonie. »
51. Il ne faut pas oublier non plus une raison d'un autre ordre qui explique qu'il soit resté en Gaule, et qu'il ne soit pas retourné auprès des siens. C'est lui-même qui nous la fait connaître dans la première pièce du livre VIII :
« Je voulais visiter saint Martin, et je cédai au vœu de Radegonde, née sous le ciel sacré de la Thuringe. » Ce qui signifie que, venu en Gaule dans l'intention de visiter le tombeau de saint Martin et de satisfaire sa dévotion à ce saint, il y fut retenu par les prières et les vœux de la pieuse Radegonde qui l'empêcha de retourner en Italie, et que c'est ainsi qu'il passa le reste de sa vie en Gaule.
52. Puisque je viens de nommer Radegonde, à l'influence de laquelle il faut surtout attribuer la prolongation du séjour de Fortunat en Gaule, et qui ne cessa de l'entourer d'égards, de lui prodiguer les témoignages de sa libéralité et de son affection, il ne sera pas hors de propos de dire quelques mots de la naissance de cette princesse, de sa fortune, de sa vertu poussée jusqu'à la sainteté : je m'attacherai aux détails les plus propres à répandre la lumière sur la vie de Fortunat et sur la plupart de ses poésies.
Radegonde était fille de Berthaire, roi de Thuringe. Berthaire étant tombé sous les coups de son frère Her-ménéfroid,[19] Radegonde, encore enfant, resta, après la mort de son père, sous la tutelle de son oncle. Plus tard, Herménéfroid fut vaincu et renversé à son tour par les rois des Francs Clotaire et Thierry, et Radegonde fut amenée en Gaule comme prisonnière. Thierry et Clotaire se disputèrent sa main; l'avantage resta à Clotaire qui l'épousa aussitôt qu'elle fut en âge d'être mariée, après l'avoir fait garder et instruire dans un de ses domaines.[20] Mais cette union royale et les délices d'une cour puissante n'affaiblirent en aucune manière le zèle pour la piété et la religion qui avait éclaté en elle dès son jeune âge, alors qu'elle avait coutume de balayer de ses mains le bus des autels et de conduire des chœurs d'enfants chantant les louanges de Dieu ; sa piété en devint au contraire plus ardente, ce qui faisait dire parfois à Clotaire : « C'est une nonne que j'ai épousée, ce n'est pas une reine. » Aussi la traitait-il quelquefois avec rudesse. Enfin son frère fut mis à mort injustement par l'ordre du roi trompé par les mensonges et les perfidies de quelques courtisans. Saisissant cette occasion, elle résolut de se séparer du roi et d'embrasser la vie monastique, à laquelle elle aspirait de tous ses vœux. Envoyée par Clotaire près de saint Médard, évêque de Noyon, à peine fut-elle en sa présence qu'elle se mit à le supplier de lui donner l'habit religieux et de la consacrer au Seigneur. Il s'y refusa d'abord, dans la crainte d'encourir la colère du roi; mais il finit par céder à ses prières et mit sur sa tête le voile des religieuses. Elle quitta ensuite Noyon et se rendit d'abord à la basilique de Saint-Martin de Tours ; de là elle gagna le domaine de Suèdes, près de Poitiers, et y construisit un monastère, où elle vécut jusqu'à son dernier jour dans une parfaite sainteté, ainsi que le dit Grégoire de Tours, Histoire des Francs, livre III, ch. 7 : « Ayant pris l'habit religieux, elle bâtît un monastère aux portes de la ville de Poitiers ; ses prières, ses jeûnes, ses veilles, ses aumônes lui attirèrent l'admiration et la vénération des peuples. »
53. Elle éleva à la dignité d'abbesse de ce monastère de Poitiers une jeune fille d'une piété et d'une vertu rares, Agnès, qu'elle avait eue autrefois à son service, et qu'elle avait depuis son enfance soignée et instruite comme sa propre fille, pour employer les expressions dont elle s'est elle-même servie, « et elle se mit sous son autorité pour lui obéir, après Dieu, avec une soumission absolue. » C'est ainsi qu'elle s'exprime elle-même dans Grégoire de Tours,Histoire des Francs, livre. IX, ch. 42, et c'est ce qui a inspiré à Fortunat ce passage de la pièce I du livre VIII :
« Elle a échangé ses habits de reine contre les vêtements blancs de religieuse; elle porte la robe la plus sordide, celle des servantes, et elle l'aime. Jadis on la voyait portée sur un char superbe ; maintenant, par obéissance à la règle, elle va à pied dans la boue. Celle dont les mains étaient chargées de bagues ornées d'émeraudes est pauvre, et est la servante attentive de ses servantes. A la cour, elle commandait, ici elle obéit. On l'aimait quand elle était maîtresse; aujourd'hui qu'elle est servante, on l'aime encore. »
Il dit encore à Agnès, pièce III du même livre :
« Cette mère pieuse vous désigna et vous choisit pour être son associée dans le gouvernement de son illustre communauté. Cela fait assez voir qu'elle vous a voulue pour mère, vous qui n'êtes que sa fille, que celle qu'elle éleva sur ses genoux comme son enfant de prédilection commande à sa place, et qu'après vous avoir dirigée de sa baguette maniée avec douceur, elle aime mieux être dès à présent sous votre autorité. »
54. Grâce à son rang, à sa naissance royale. Radegonde put enrichir son monastère de Poitiers de dons du plus grand prix; les plus précieux sont ceux qu'elle obtint vers l'an 569 de l'empereur Justin, auquel elle avait envoyé une ambassade, aidée en cela par le concours et le crédit de Sigebert. « Ses vœux furent comblés, dit Baudonivia(Vie de sainte Radegonde, 8), et elle put se glorifier d'avoir près d'elle, dans le lieu qu'elle habitait, le bois bienheureux de la croix du Seigneur, orné d'or et de pierreries, ainsi que de nombreuses reliques des saints, que gardait l'Orient. Sur la demande de cette sainte reine, l'empereur lui envoya des ambassadeurs avec les Evangiles ornés d'or et de pierreries. »
55. Ce fut pour Fortunat l'occasion de composer plusieurs hymnes et d'autres poésies en l'honneur de la sainte croix; la plus célèbre est celle qui commence par les mots Vexilla regis prodeunt, et que l'Église elle-même a depuis longtemps adoptée. Il écrivit de plus un long poème, dans lequel, au nom de Radegonde, il remercie Justin et l'impératrice Sophie de lui avoir envoyé des présents inestimables, qui sont, dit-il, pour l'Occident tout entier, un ornement, une brillante parure.
56. Quant à la nature et à la force des liens que la piété, la bienveillance, l'affection avaient formés entre Fortunat, Radegonde et Agnès, sans aucun mélange, sans aucun danger de passion profane, nous en pouvons juger par le témoignage de Fortunat lui-même, qui écrit à Agnès, livre XI, pièce VI :
« Vous qui êtes ma mère par votre dignité et ma sœur par le privilège de l'amitié, à qui je rends hommage en y faisant concourir mon cœur, ma foi et ma piété, que j'aime d'une affection céleste, toute spirituelle et sans la criminelle complicité de la chair et des sens, j'atteste le Christ, ses apôtres Pierre et Paul, sainte Marie et ses pieuses compagnes, que je ne vous ai jamais regardée d'un autre mil et avec d'autres sentiments que si vous fussiez née ma sœur Titiana, que notre mère Radegonde nous eût portés l'un et l'autre, dans ses chastes lianes. »
57. Pour l'affection particulière qu'il avait vouée à Radegonde, il l'a fait connaître dans ces vers de la pièce II du livre XI, où, à l'occasion d'une des réclusions qu'elle s'imposait, comme nous le dirons plus loin, il lui écrit combien elle lui manque :
« Où se cache sans moi ma lumière? Pourquoi se dérobe-t-elle à mes yeux et persiste-t-elle à rester invisible ? Je regarde le ciel, la terre et l'eau ; tout cela m'est peu de chose, si je ne vous vois pas. Quoique le ciel soit serein et pur, si vous ne vous montrez, le jour est pour moi sans soleil. »
58. La munificence, la libéralité de Radegonde et d'Agnès à son égard sont maintes fois célébrées dans les vers qu'il leur adresse pour lès remercier de petits présents qu'elles lui ont envoyés : le passage suivant de lu pièceIX du livre XI, à Agnès, montre combien ces envois étaient fréquents:
« Un seul de vos porteurs n'eût pas suffi pour tant de mets ; à aller et venir les jambes leur manquaient... Je ne rapporte pas chaque chose en détail, car j'ai été vaincu par vos largesses. »
Plus d'une fois il rapporte qu'elles l'ont invité à souper, et qu'elles lui ont fait faire une chère délicate. Dans la pièce XI du livre XI, par exemple, il décrit un repas préparé pour lui par Agnès, et dans lequel les fleurs et les feuillages semés à profusion faisaient de la salle à manger un jardin verdoyant. Ces détails montrent bien de quels soins attentifs et empressés elles aimaient toutes deux à le combler.
59. Cette affection réciproque, ces relations si intimes entre Fortunat et ces pieuses femmes nous invitent à chercher de quel office, de quel emploi il était chargé auprès d'elles. Mais il faut faire d'abord quelques remarques. Tout d'abord Radegonde fut toujours portée à témoigner des égards exceptionnels, à prêter une attention infatigable à ceux dont les enseignements pouvaient diriger sa piété, éclairer sa religion. « Si quelqu'un de ceux en qui elle voyait les serviteurs de Dieu venait à elle, de lui-même, ou à son appel, dit Fortunat,[21] elle en montrait une joie céleste... Le jour suivant, laissant le soin de la maison à des personnes de confiance, elle n'avait plus d'autre occupation que de recueillir les paroles de l'homme de Dieu, elle passait des journées entières à s'instruire des règles du salut et des moyens de mériter la vie céleste. » Et Fortunat parle du temps où Radegonde vivait encore à la cour de son mari.
60. En outre, les religieuses du monastère de Poitiers avaient un grand nombre d'affaires à conduire, dont les unes se rapportaient à leurs intérêts et a leurs devoirs prives, les autres a la fortune et à la discipline du monastère tout entier. Elles avaient besoin de pouvoir compter, pour la défense de ces intérêts divers, sur la vigilance et le dévouement d'une personne habitant hors de l'enceinte du monastère: Ainsi, pour donner un ou deux exemples, on trouve dans Grégoire de Tours, livre IX, ch. 42 de l'Histoire des Francs, la copie d'une lettre adressée par Radegonde aux évêques de la Gaule, afin d'obtenir leur protection et l'appui de leur autorité contre ceux qui voudraient porter atteinte aux droits du monastère de Poitiers ou s'emparer de ses biens. Au chapitre 39, on lit un rescrit des évêques à Radegonde frappant d'anathème les religieuses qui voudraient sortir du monastère et se marier. Ces affaires et d'autres du même genre, pour lesquelles il fallait fréquemment entrer en relations avec les évêques, avec les rois, avec d'autres grands personnages, ou qu'il fallait régler par leur entremise, réclamaient la direction et les soins d'un négociateur avisé et habile.
61. Les choses étant ainsi, je crois pouvoir affirmer tout d'abord que Fortunat fut pour Radegonde et pour Agnès un directeur et un conseiller, au jugement et aux avis duquel elles s'en rapportaient aussi bien pour leurs affaires personnelles que pour le maintien de la discipline du monastère. Ce rôle paraît s'accorder d'une part avec l'étroite intimité qui les unissait tous les trois, ainsi que nous l'avons montré plus haut, et d'autre part avec la piété, la science, la prudence de Fortunat; et je ne suis pas loin de croire que c'est là l'emploi que Radegonde souhaitait de lui voir prendre, quand « il céda, comme il dit, à ses vœux, et renonça à retourner auprès des siens en Italie. » Plusieurs passages des œuvres de Fortunat sont de nature à confirmer cette opinion. Ainsi, dans la pièce IV du livre XI, il engage Radegonde à boire du vin pour fortifier et pour remettre son estomac, et il allègue l'exemple et l'autorité de l'apôtre qui donna à Timothée le même conseil. Dans la pièce VII du même livre, écrivant à Agnès, il la prie de rendre à Radegonde les devoirs, les services, dont son absence ne lui permet pas de s'acquitter lui-même. Dans la pièce suivante, il remercie Agnès d'avoir, à sa prière, donné un repas aux religieuses, et il exprime en terminant le vœu qu'Agnès et Radegonde vivent de longues années encore, et que leur frein, c'est-à-dire leur autorité, maintienne longtemps encore florissante et prospère la règle et la discipline du monastère de Poitiers. Enfin, dans une lettre écrite à Grégoire de Tours (livre VIII, pièce XII), à l'occasion des discordes et des scandales qui avaient éclaté dans le monastère de Poitiers après la mort de sainte Radegonde, Fortunat lui recommande en ces termes la cause de l'abbesse : « Rappelez-vous la recommandation que vous fit Radegonde, ma sainte maîtresse, votre fille et déjà même votre mère, pour assurer la conservation de sa communauté, de sa personne et de toute sa règle: comme elle vous en pria par ses paroles, et vous en adjura par ses entrailles. Ordonnez donc que, sans désemparer, et de manière à ce que celui qui voit tout vous le rende un jour de la rétribution éternelle, on vienne nu secours de celles qui en ont un si grand besoin. » Ces paroles font bien voir quelle situation il avait auprès de Radegonde et d'Agnès, et quels services il leur rendait.
62. Les voyages si fréquents que nous savons que Fortunat fit en Gaule et en Germanie, nous donnent encore lieu de penser qu'il se chargeait de régler une foule d'affaires intéressant le monastère de Poitiers. Ainsi, dans les pièces 25 et 26 du livre XI, il raconte à Agnès et à Radegonde deux voyages qu'il a faits : dans l'un, il avait été longtemps ballotté par la tempête, et sa vie même avait été en péril ; dans l'autre, il dit qu'il a supporté les rigueurs d'un hiver très froid, pendant lequel la neige et la glace couvraient tout le pays. Il laisse entendre d'ailleurs qu'il a des choses à leur dire, dont il leur fera part de vive voix, et qu'il ne peut confier à une lettre : « Je renferme en moi, dit-il, des murmures qui en sortiront plus tard tous ensemble. »
Au livre VI, pièce VIII, il raconte qu'à son arrivée à Metz, un cuisinier du roi lui a enlevé son bateau, mais qu'à Nauriac le roi Sigebert l'a accueilli avec beaucoup de bonté, et que les ministres du roi, Pappulus et Gogon, lui ont procuré, avec une nouvelle embarcation, tout ce dont il avait besoin pour continuer sa route. Ailleurs, livre X, pièceIX, il décrit un autre voyage qu'il a fait sur les bords du Rhin et de la Moselle : ayant rencontré la famille royale, c'est-à-dire Childebert et sa mère Brunehaut, il a été retenu par le prince et sa mère, qui lui ont fait l'accueil le plus flatteur, et il les a accompagnés dans la suite de leur voyage, qui s'accomplissait avec une pompe et une magnificence toute royale. Il y a lieu de penser que si Fortunat a visité tant de pays divers, ce fut moins pour son plaisir ou pour ses affaires personnelles, que pour contenter et pour servir les pieuses femmes auxquelles il s'était consacré tout entier.
63. En tout cas, ces voyages, quel que fût le motif qui les lui faisait entreprendre, lui ont fourni l'occasion de voir et de connaître les évêques les plus célèbres de la Gaule et de la Germanie et de se lier avec eux de l'amitié la plus étroite, comme le montrent de nombreux passages de ses œuvres. Et pour citer quelques-uns de ceux dont l'amitié, le commerce intime peut être considéré comme une recommandation pour Fortunat, comme un sûr garant de son innocence et de sa vertu, saint Germain, archevêque de Paris, lui a témoigné beaucoup de bienveillance et d'affection. C'est ce que prouve, entre bien d'autres, la pièce II du livre VIII. Fortunat voulait partir, et Radegonde le retenait; voici ce qu'il écrivait à ce propos :
« Germain, mon père, la lumière du monde, m'appelle là-bas, ma mère me retient ici, Germain m'appelle là-bas. Chers à moi l'un et l'autre, ils insistent sur l'engagement que j'ai pris envers eux ; ils sont remplis de l'amour de Dieu et chers à moi l'un et l'autre. »
Ce fut saint Germain qui consacra Agnès comme abbesse du monastère de Poitiers, ainsi que le prouve le témoignage de Radegonde dans Grégoire de Tours, livre IX, ch. 42. On comprend que ce fait dut contribuer puissamment à établir entre Fortunat et lui des rapports d'amitié et de bienveillance.
64. Félix, évêque de Nantes, personnage aussi distingué par sa naissance que par ses vertus, eut également beaucoup d'affection pour Fortunat. On en trouve la preuve dans les poésies et les lettres que Fortunat lui a adressées et que l'on peut lire au livre III de ses œuvres, pièces IV, V et suivantes. Léonce, évêque de Bordeaux, et l'ancienne épouse de Léonce, Placidine, qui avait dans les veines du sang impérial et qui devait à sa rare piété une renommée plus glorieuse encore que sa naissance, lui accordèrent l'un et l'autre une place honorable dans leur estime et dans leur affection : il suffit, pour s'en convaincre de lire les pièces XV, XVI et XVII du livre Ier. Il y a de plus, au livre IV, une pièce, la dixième, composée par le poète à l'occasion de la mort de Léonce ; c'est un hommage éclatant à la noblesse de l'évêque de Bordeaux, à sa vertu, à son zèle pour le bien de son troupeau, et aussi à l'autorité, au crédit dont il jouissait auprès des rois.
65. Que dirai-je d'Euphronius, évêque de Tours? de Nicet, évêque de Trêves, ou de Magnéric, son successeur? Nous avons des lettres ou des poésies de Fortunat à chacun d'eux, livre III, pièces I, II, III, XI, XII, et Appendix, pièceXXXIV. Nous ne devons pas oublier saint Martin, évêque de Galice, qui détacha les Suèves de Galice de leurs superstitions héréditaires, et les convertit au christianisme. Fortunat lui a adressé une lettre pleine du regret le plus affectueux, et une pièce de poésie dans laquelle il loue ses vertus et les services qu'il a rendus à son troupeau. Ce sont les deux premiers numéros du livre V.
66. Il faut ajouter à ces noms celui d'Avitus, évêque de Clermont-Ferrand, à qui Grégoire de Tours (Vies des Pères, ch. 21 attribue le mérite d'avoir éveillé et fait naître en lui l'amour de la religion. Avitus eut beaucoup d'amitié pour Fortunat, comme semblait l'exiger l'affection qui les unissait l'un et l'autre à Grégoire. Avitus ayant converti cinq cents Juifs au christianisme, le jour de la Pentecôte, Fortunat, à la demande de Grégoire, écrivit un long poème pour célébrer ce succès.[22]
67. Mais je ne veux pas nommer l'un après l'autre tous les personnages qui ont comblé Fortunat des témoignages de leur estime et de leur bienveillance. Je me contenterai de citer encore un nom, qui me dispensera de rappeler les autres : c'est celui de Grégoire, évêque de Tours, dont je parlais tout à l'heure, aussi connu pour sa piété et son savoir que pour avoir occupé ce siège important. Quant à son affection pour Fortunat et à l'étroite amitié qui les unissait, toutes les lettres, toutes les poésies, que Fortunat lui a adressées, nous les font assez connaître. Fortunat y montre les sentiments d'un fils et nous apprend que Grégoire lui accordait en retour toute sa sollicitude et toute sa tendresse. Comme il habitait loin de lui, il se consolait de ne pouvoir jouir de sa présence aussi souvent qu'il l'aurait souhaité, en lui écrivant fréquemment. C'est ce qu'il déclare lui-même dans la pièce XI du livre V, où il dit à Grégoire :
« Je ne puis me passer, vénérable et bien-aimé Grégoire, ou de vous voir de mes yeux ou d'envoyer quelque lettre à votre recherche. Il m'est doux de contempler vos traits, mais quand ce bonheur m'est refusé, je veux du moins vous entendre et vous répondre de loin. »
68. C'est sur son conseil que Fortunat écrivit ou publia un grand nombre de pièces, qui, sans ses encouragements et ses instances amicales, n'auraient peut-être jamais vu le jour el auraient été perdues pour la postérité. Et ce qui montre bien le cas que faisait Grégoire des écrits de Fortunat, l'importance qu'il attachait à leur publication, c'est que pour le décider à réunir et à donner au public ses poésies et ses autres œuvres, il ne s'est pas contenté d'un simple conseil, il est allé jusqu'aux prières et aux supplications les plus pressantes. C'est ce que nous apprend le témoignage de Fortunat lui-même, qui écrit à Grégoire, livre I, pièce I : « Aussi, illustre pontife, Grégoire, digne successeur des apôtres, quand vous me demandez avec une insistance si obligeante de publier pour vous quelques-uns des faibles écrits échappés à ma plume inhabile, je m'étonne que ces bagatelles aient tant de prix à vos yeux ». Et plus loin : « Puisque, malgré mon peu de mérite et malgré mes refus, vous me pressez avec tant d'insistance, puisque vous invoquez les divins mystères et les vertus éclatantes du bienheureux Martin pour m'engager à me départir de ma modestie et à me produire en public... » Au début de la pièce V du livre V, il dit encore que c'est Grégoire qui l'a engagé à écrire : « Vous me pressez, mon père, avec une singulière insistance, mais aussi avec votre bonté ordinaire, vous me pressez de chanter sans voix, de courir malgré la lourdeur de mes jambes et de mes vers. » Il s'exprime encore de la même façon dans la pièce VI du livre IX.
69. Parmi les poésies que publia alors Fortunat, un grand nombre sont adressées à Grégoire lui-même et ont pour objet l'éloge de ses vertus. Il faut surtout remarquer la pièce III du livre V, adressée aux habitants de Tours. Fortunat les félicite de la nomination de Grégoire au siège episcopal de leur ville; il leur prédit toutes sortes de biens par suite de l'arrivée du nouveau pontife et de sa présence au milieu d'eux.
70. Quant à la munificence, à la libéralité de Grégoire à son égard, il en parle en maint endroit de ces œuvres; pour n'en citer qu'un, il dit, au livre VIII, pièce XX, que Grégoire lui avait prêté une terre pour fournir à sa nourriture et à ses autres dépenses; il compare la munificence de l'évêque à la libéralité de saint Martin qui donna la moitié de son manteau pour couvrir les membres nus d'un pauvre :
« Vous renouvelez, dit-il, les actes du généreux Martin; il habillait les pauvres; vous les nourrissez. De même que Martin partagea son manteau, de même vous partagez vos champs; il donnait des habits aux gens, vous leur donnez le confort et l'aisance ». Dans la pièce XIX du même livre, il décrit en ces termes le site de ce riant domaine :
« Vous m'offrez la jouissance d'une campagne sur les bords minés par les flots inconstants de la Vienne, de cette rivière d'où le batelier glissant sur les eaux, ses voiles gonflées, contemple les champs cultivés, en chantant le chant des rameurs. »
71. Dans la pièce qui précède celle-ci, où il rappelle sommairement les présents et les bienfaits qu'il a reçus de Grégoire, il en indique en ces termes le nombre et l'importance :
« Quand les paroles couleraient de mes livres comme d'une source intarissable, quand elles se précipiteraient avec l'impétuosité d'un torrent, lorsqu'il s'agit de vous louer, ô Grégoire, lorsque ce serait encore trop peu de verser la poésie à flots, la mienne semblerait une goutte d'eau. Un Virgile serait à peine capable de célébrer dignement votre munificence. Qui pourrait dire tous les bienfaits dont vous me comblez ? »
72. Est-il nécessaire d'énumérer tous les autres Gaulois dont l'amitié et la protection furent acquises à Fortunat? Je parle des rois et des grands : l'accueil qu'il trouva en tout temps près d'eux, la bienveillance et l'affection qu'ils lui accordèrent sont, a mon avis du moins, de puissants témoignages en faveur, je ne dis pas seulement de son talent et de son savoir, mais encore de la pureté de sa vie, et même de l'agrément et de l'attrait de son commerce. Nous avons dit plus haut combien il fut aimé de Sigebert, roi d'Austrasie; au nom de Sigebert il faut joindre ceux de ses frères Charibert, Gontran et Chilpéric, de son fils Childebert, qui fut roi d'Austrasie après lui, des reines Brunehaut, Gélésuinthe et Frédégonde, et de tous les membres de la famille de ces princes : tous ces personnages ont fait cas de Fortunat et lui ont donné des marques de leur estime, comme le prouvent les pièces si nombreuses que l'on rencontre à chaque instant dans ses œuvres, et qui parlent d'eux ou leur sont adressées.
73. Enfin, outre Gogon, Lupus, Magnulfe, Jovin et les autres que j'ai nommés plus haut, Fortunat compta encore au nombre de ses meilleurs amis Mummolénus, personnage que sa dignité et sa noblesse élevaient au premier rang parmi ses concitoyens. Le poète fait de lui un très bel éloge au livre VII, pièce XIV; au livre X, pièce II, est une lettre qu'il lui écrivit pour le consoler de la mort de sa fille.[23]
Il faut citer aussi Papulus, qui jouissait du plus grand crédit auprès de Sigebert, Bérulfe, Condanus, Gondoaire, Boson, Galactorius, Chrodinus, Mummolus, d'autres encore, aussi distingués par leur mérite que par leur rang, honorés de la faveur de leurs princes, qui tous ont témoigné à Fortunat la plus grande bienveillance. Et ce qui, à mon avis du moins, lui fait le plus d'honneur, c'est que, tandis que la plupart de ceux que je viens de nommer subirent des changements de fortune, que les uns conspirèrent contre les rois mêmes ou trahirent leur cause, que d'autres, ayant donné prise à de graves soupçons, tombèrent dans la disgrâce, perdirent leur dignité et leur rang, furent condamnés à l'exil ou à la mort et eurent la plus triste fin, Fortunat est peut-être le seul que n'ait jamais atteint aucune poursuite, aucun soupçon; jamais la chute d'aucun de ceux avec qui il avait été le plus intimement lié n'altéra la faveur dont il jouissait ; ce qui prouve que, dans ses relations amicales avec les plus grands personnages, il sut éviter de se mêler d'affaires qui ne convenaient ni à son caractère ni à sa profession, et que, étranger à tout esprit de parti, il poursuivit sa tâche sans s'en laisser distraire, en ami de la paix et du repos.
74. Fortunat habita un certain temps dans la partie de la Bretagne qui, voisine de l'Océan, est baignée et entourée par les flots. Voici en effet ce qu'il écrit à Félix, évêque de Nantes, livre III, pièce IV :
« Je dormais au bord de la mer ; couché sur le rivage, je m'abandonnais depuis longtemps aux langueurs d'un doux sommeil, quand tout à coup le flot de votre éloquence, pareil à la vague qui se brise contre le roc, me couvrit comme d'une pluie d'eau salée. »
Au même livre, pièce XXVI, écrivant au diacre Ruccon, il s'exprime ainsi :
« Autour de moi bouillonnent les flots soulevés de l'Océan, et vous, mon cher frère, vous êtes à Paris. La Seine vous retient sur ses rivages, et moi je suis bloqué par la mer de Bretagne. Malgré la distance qui nous sépare, une mutuelle affection nous rapproche. Les ondes en fureur ne parviennent pas à me cacher votre visage, le vent du nord à chasser votre nom de mon cœur. »
71. Tenons-nous maintenant à savoir pour quelle raison il s'était retiré dans cette contrée et sur ce rivage? S'il est permis, en pareille matière, de hasarder quelque conjecture, je remarque d'abord qu'à cette époque les hommes les plus pieux avaient l'habitude, une fois par an et surtout pendant le saint temps du carême, de se retirer dans quelque endroit écarté, pour s'y livrer loin du monde et dans la solitude à la prière et aux jeûnes. C'est ainsi que Grégoire de Tours, au chapitre 15 des Vies des Pères, raconte que saint Senoch, de la fête de saint Martin à Noël, et quarante jours avant Pâques, vivait enfermé dans une cellule. Un contemporain de Grégoire raconte de même que Bérécond, évêque d'Amiens, se retirait dans la solitude pendant le saint temps du carême, afin de se livrer tout entier à la méditation.
76. Or aucun séjour ne convenait mieux à ces pieuses retraites que celui des îles, qui, baignées de toutes parts par les flots, étaient peu accessibles. Aussi Grégoire de Tours, livre VIII, chapitre 43 de l'Histoire des francs, dit-il que Palladius, évêque de Saintes, « s'était, au temps de carême, retiré dans une île pour prier ». Saint Marculfe, abbé de Nanteuil,[24] se réfugiait tous les ans dans une île, « afin de s'y soumettre, pendant le saint temps du carême, à des macérations plus rigoureuses que de coutume, et de pou voir, loin de la vue des hommes, se livrer avec plus de liberté et plus de fruit à la pratique des veilles, des prières et des jeûnes, » comme on lit dans la Vie de ce saint (Bénédict., Saec. I, 12, page 128). D'ailleurs, au temps même de saint Ambroise, les îles servaient fréquemment de lieu de retraite à ceux qui voulaient, par piété, s'éloigner du monde et se réfugier dans quel que solitude ; c'est ce que nous apprend Ambroise lui- même (Hexaméron, III, ch. 5).
« Faut-il énumérer ces îles dans lesquelles ceux qui fusent l'appât de la corruption du siècle et qui se proposent de vivre saintement, se cachent aux regards du monde et se dérobent aux pièges dont cette vie est semée? La mer est l'asile de la tempérance, l'école de la pureté, le séjour de l'austérité ; elle est le port de salut, la sûre retraite ouverte à ceux qui cherchent la paix, le dernier refuge de la sobriété; elle donne à la piété des hommes de foi une ardeur plus vive, à leur dévotion un nouvel élan ; le murmure des vagues qui viennent doucement baigner ses rivages accompagne leurs chants, la voix des îlots paisibles se mêle au chœur des fidèles et l'écho des îles répète les hymnes des saints ».
77. Puisqu'il en est ainsi, je suis porté à croire que Fortunat aussi avait l'habitude de se retirer quelque fois, et peut-être pendant le saint temps du carême, dans quelque île où, loin de la foule et du bruit, libre de toute affaire, il pouvait se livrer sans distraction au jeûne et à la prière. Quant au fait de son séjour dans une lie, on en trouve la preuve dans ce passage de la pièce XVII du livre I, adressée à Placidine :
« Faites bon accueil, je vous en conjure, à ces trop modestes présents, vous qui brillez sur cette terre comme un présent sans prix. Celle-ci vous les envoie du sein des flots, grâce à l'Océan, à ses eaux gonflées et murmurantes. »
78. Cependant il est possible aussi que Fortunat ne soit allé à plusieurs reprises habiter les îles ou le rivage de la mer, que pour y chercher la trace des saints qui avaient vécu dans ces contrées, pour recueillir les souvenirs qu'ils y avaient laissés, soit afin de trouver dans leur exemple un modèle et un stimulant pour sa piété, soit aussi afin d'écrire leur vie. Ce qui prouve combien cette occupation lui fut chère et familière, ce sont, avec les nombreuses biographies de saints dues à sa plume, les vers de la pièce VIII du livre II ou il s'exprime ainsi :
« Que d'autres prennent plaisir aux louanges des hommes ; pour moi, j'aime à rappeler le souvenir des justes. Deux raisons m'engagent à le tracer dans mes écrits les œuvres de la piété, les victoires de la foi : l'une, c'est qu'il est bien de louer dignement les grandes choses ; celui qui refuse ses éloges à la vertu se rend complice du crime; l'autre, c'est que les hommes aiment la gloire, et que celui qui lit le récit de ses belles actions brûle de faire mieux encore »
70. Le passage suivant de la pièce XVII du livre I, adressée à Placidine, me paraît confirmer pleinement l'opinion que je viens d'exprimer :
« Lorsque je me dirigeais en toute hâte vers ces îles que je voulais visiter, un flot furieux, poussé par le vent du nord, m'empêcha d'y aborder. Mais votre bonne étoile me protégeait ; elle m'a fait rencontrer sur le continent ce que j'allais chercher à travers les eaux. »
Je crois que Fortunat a voulu faire entendre, par ces derniers vers, que, s'étant embarqué pour aller recueillir sur certains rivages de l'Océan les souvenirs de piété et de sainteté qu'y avaient laissés de pieux personnages, il en avait été écarté par la tempête, et que, porté par les flots au pays de Placidine, il avait trouvé chez elle, dans sa vie pieusement ordonnée, les exemples édifiants qu'il allait chercher bien loin, de l'autre côté de la mer.
80.  P. Brower (et l'illustre Joseph Liruti partage son sentiment) croit que Radegonde suivit Fortunat et qu'elle séjourna en même temps que lui dans la même île, ou du moins dans une île voisine. Ce qui le porte à le penser, c'est la lettre de Fortunat à Félix, évêque de Nantes, où après avoir dit qu'il « dort au bord de la mer », notre poète cite un passage d'une lettre que Félix lui avait écrite auparavant, et où il lui disait « qu'il était le prisonnier de l'affection de Radegonde ».
81.  Je ne peux cependant me résoudre, sur cette seule preuve, à croire que Radegonde ait enfreint la Règle qu'elle s'était elle-même imposée, qu'oubliant ses pieuses résolutions, elle soit jamais sortie de son monastère pour aller vivre ailleurs. Elle suivait en effet la Règle de saint Césaire, évêque d'Arles, et cette Règle, à l'article 1 de laRécapitulation, contient cette disposition expresse : « Aucune de vous (c'est-à-dire aucune des religieuses} ne pourra, jusqu'au jour de sa mort, obtenir la permission de sortir du monastère, ni en sortir de son chef et sans permission. » D'autre part, nous voyons à l'article 28 de la Vie de Radegonde, par Baudonivia, qu'elle avait elle-même établi « qu'aucune religieuse ne franchirait vivante la porte du monastère ». Il y a plus encore : Radegonde elle-même, dans une lettre aux évêques de la Gaule que l'on peut lire dans Grégoire de Tours, Histoire des Francs,livre IX, ch. 42, fait appel à l'autorité des évêques contre les religieuses qui, « contrairement à la Règle, ont, dit-elle, tenté de sortir d'ici », c'est-à-dire du monastère. Enfin, dans le poème sur la Ruine de la Thuringe, Fortunat lui fait dire, en s'adressant à son cousin Hamaléfroid ; « Si je n'étais pas soumise à la sainte clôture du monastère, où que tu sois, j'arriverais vers toi tout à coup. » Il est donc tout à fait impossible de croire que Radegonde ait jamais quitté son monastère pour suivre Fortunat, lorsqu'il alla visiter les rivages de la mer, soit pour un motif de religion et de piété, soit pour une autre raison.
82. Au reste, l'étroite amitié qui unissait Radegonde et Fortunat a fait conjecturer à Brower que Fortunat lui-même avait embrassé la vie monastique, et qu'il suivait peut-être, lui aussi, cette règle de saint Césaire, évêque d'Arles, que Radegonde observait avec un zèle si admirable, d'après le témoignage de Fortunat, pièce III du livre VIII :
« Pénétrée d'une foi féconde et pleine d'amour pour le Christ, Radegonde pratique scrupuleusement la règle de Césaire. Elle recueille le miel qui découlait du cœur de ce pontife, et boit à cette source sans se rassasier. »
83. Brower ajoute que Fortunat, à l'exemple des anciens anachorètes, tissait des corbeilles d'osier; il en adressa une, un jour, à Radegonde et à Agnès, avec cet envoi (livre XI, pièce XIII) :
« Cette corbeille a été tissée de mes mains, croyez-moi, chère mère et chère sœur ».
Une autre fois (même livre, pièce XVII), il leur annonce en ces termes un autre ouvrage de ses doigts :
« Ce gage de mon amitié est l'œuvre de mes mains ; je souhaite qu'il vous agrée, à vous et à ma maîtresse ».
Qui ne sait d'ailleurs que l'une des principales obligations de la vie monastique était celle de se livrer chaque jour à un travail manuel et de lisser des corbeilles d'osier ou d'autres ustensiles de même sorte?
84. A ces conjectures de Brower, je suis heureux d'ajouter une remarque que fait l'illustre Ruinart, dans sa préface aux œuvres de Grégoire de Tours : « Dès le temps de Grégoire, dit-il au n° 35, il y avait un rapport si étroit entre le monachisme et la cléricature, qu'être moine ou être clerc c'était tout un. » Ce qui peut encore confirmer la conjecture de Brower, c'est que, lorsque, au livre IV de la Vie de saint Martin, Fortunat dit que Paul, évêque d'Aquilée, « voulut dans sa jeunesse le convertir, » il semble faire entendre que, sinon dans sa jeunesse, du moins dans la suite, il se convertit en effet, c'est-à-dire qu'il embrassa la vie monastique, comme nous l'avons expliqué ci-dessus, au n° 13.
85. Ce qui est certain, c'est que Radegonde, outre le monastère de femmes dont elle avait confié le gouvernement à Agnès et où elle-même vivait, avait encore fondé à Tours un monastère d'hommes. De plus, à Poitiers même, à la basilique de Sainte-Radegonde était joint un autre monastère d'hommes, comme nous l'apprend Baudonivia, Vie de sainte Radegonde, 31. Fortunat peut fort bien être allé jusqu'à s'y faire moine, soit pour suivre l'exemple et la leçon que lui donnait Radegonde, soit par déférence pour ses conseils et ses exhortations ; c'était pour lui le moyen d'être prêt à la servir au cas où elle attrait besoin de ses avis ou de son aide, et de se rapprocher d'elle en soumettant sa vie aux mêmes observances et à la même règle.
86. Quelques bons offices que Fortunat ait prodigués à Agnès et à Radegonde, auxquelles son dévouement et sa sollicitude semblent n'avoir jamais fait défaut, il ne servit pas avec moins de zèle et de piété l'église de Poitiers, au clergé de laquelle il avait été attaché, comme nous l'avons dit plus haut. Il fallut assurément qu'il rendit à cette église des services éclatants pour être, bien qu'étranger, élevé au siège episcopal.
87. Chose étrange, il s'est trouvé quelques personnes pour nier qu'aucun Venantius Fortunatus ait jamais été évêque, ou pour inventer on ne sait quel autre Fortunat, qui, à les en croire, aurait seul rempli cette charge et qui n'aurait rien de commun avec le nôtre. Leur principale raison, c'est que Grégoire de Tours, quand il vient à parler de lui, ne lui donne jamais d'autre titre que celui de prêtre. Mais il y a deux documents, tout à faits probants et tout à fait authentiques, qui ne permettent point de douter que notre Fortunat ait été évêque, et évêque de Poitiers. Premièrement, en effet, Baudonivia, religieuse du monastère de Poitiers et contemporaine de Fortunat, parle de lui en ces termes dans le préambule de la Vie de sainte Radegonde : « Nous ne recommençons pas la vie de cette bienheureuse, telle que l'a écrite un successeur des apôtres, l'évêque Fortunat. » Or personne n'oserait soutenir que la Vie de la bienheureuse Radegonde, que l'on place ordinairement en tête de celle qu'a donnée Baudonivia, ne soit l'œuvre de notre Venantius Fortunatus. En second lieu, Paul Diacre, au chap. 13 du livre II de l'Histoire des Lombards, dit au sujet de Fortunat : « Enfin il fut fait d'abord prêtre, puis évêque, dans la même ville (la ville de Poitiers) ». Et Paul Diacre amené en Gaule par Charlemagne après la destruction du royaume fondé par les Lombards en Italie, étant allé jusqu'à Poitiers où il visita le tombeau de Fortunat, avait pu consulter sur ce point les documents les plus sûrs.
88. Si Grégoire de Tours ne donne jamais à Fortunat d'autre titre que celui de prêtre, ce n'est pas là une difficulté : Fortunat, en effet, comme nous le dirons plus loin, ne devint évêque de Poitiers qu'à la fin de sa vie, à une époque où non seulement Grégoire avait déjà donné ses livres au public, mais où même il était mort, ainsi que nous le ferons voir quand le moment en sera venu. C'est pour cette raison aussi qu'en tête de ses œuvres dédiées à Grégoire de Tours, Fortunat ne prend que la qualité de Prêtre italien et non celle d'Evêque de Poitiers.
89. En quelle année Fortunat fut-il élevé au siège de Poitiers? Il est difficile de le dire avec précision. A la mort de Radegonde, arrivée en 587 d'après le témoignage de Grégoire de Tours (Histoire des Francs, livre IX, ch. 2), l'église de Poitiers était encore gouvernée par Maurovée ; c'est ce dont témoigne Grégoire lui-même, qui déclare, au chap. 106 de la Gloire des Confesseurs, qu'en l'absence de Maurovée ce fut lui qui prit soin des funérailles et de la sépulture de Radegonde. A Maurovée succéda Platon, qui monta sur le siège episcopal en 592, du vivant de Grégoire dont il avait été le disciple. Aussi, le jour où Platon prit possession de son siège, Fortunat dit-il, dans un poème en son honneur (livre X, pièce 14) :
« Que la présence sacrée de Grégoire remplisse tous les cœurs de joie, qu'une même foi anime et transporte deux villes. Platon, notre pontife, fut naguère le disciple de Grégoire, et c'est à Grégoire que notre église doit un si beau jour. »
Quelques personnes prétendent que le successeur de Platon sur le siège de Poitiers fut un certain Placide : mais ce Placide n'est autre que Platon lui-même, comme le remarque l'illustre Ruinart dans une note au ch. 32 du livre IV des Miracles de saint Martin par Grégoire de Tours. Platon n'eut donc pas, lorsqu'il mourut, d'autre successeur que Fortunat; et comme on place la mort de Platon vers l'année 599, c'est à cette époque aussi qu'il faut admettre que Fortunat devint évêque de Poitiers. Quant à Grégoire de Tours, il était mort vers l'an 595.
90. Il y a dans les œuvres de Fortunat (livre IV, pièce 25) un poème sur la mort de la reine Theudechilde, qui mourut vers l'an 598, comme le montre l'illustre Pagi (an 598, 4). Ce fut donc peu de temps après avoir écrit cette épitaphe qu'il fut nommé évêque de Poitiers; c'était alors un vieillard. Puisqu'on effet il avait environ trente-six ans quand il vint en Gaule, et qu'il vécut trente-quatre ans dans ce royaume avant d'être appelé à l'épiscopat, on voit que lorsqu'il parvint à cette dignité il avait atteint la vieillesse.
91. Devenu évêque, Fortunat fut fort utile à son troupeau, tant par la pureté de sa vie et l'exemple de ses vertus que par sa science. Nous avons de lui des explications du Symbole et de l'Oraison dominicale, qu'il semble avoir composées pour les lire à son peuple. Dans l'une de ces deux pièces se trouve ce passage : « Arrêtant notre réflexion sur ses mystères (les mystères de l'oraison dominicale) essayons pour l'édification de l'Église d'expliquer en peu de mots tous ceux qu'elle renferme dans sa brièveté ; nos oreilles l'entendront avec plus de plaisir, quand notre esprit n'y trouvera plus d'obscurité. Arrivons donc au texte même de la sainte prière. » Ne reconnaît-on pas là le langage d'un pasteur instruisant son troupeau?
92. Fortunat ne fut que peu d'années à la tête de l'église de Poitiers ; il eut en effet pour successeur, lorsqu'il mourut, Carégisile auquel succéda Ennoald, qui gouvernait l'église de Poitiers vers l'an 615 (voyez les Annales ecclésiastiques de Lecointe, an 615, 27). Il faut donc admettre que Fortunat mourut au commencement du septième siècle. Ce fut à Poitiers, dans la basilique de saint Hilaire, au dire de Paul Diacre dans le passage que nous avons plusieurs fois cité, « que sa dépouille fut ensevelie avec les honneurs qu'elle méritait. » Étant venu faire à son tombeau une respectueuse et pieuse visite, Paul Diacre, à la prière d'Aper, abbé de Saint-Hilaire, composa, comme il nous l'apprend lui-même, l'épitaphe suivante destinée à y être gravée :
« Génie brillant, esprit prompt, bouche harmonieuse dont les chants remplissent de leur mélodie tant de pages exquises, Fortunat, le roi des poètes, le modèle vénéré de toutes les vertus, l'illustre fils de l'Italie, repose dans ce tombeau. Sa bouche consacrée nous enseigne l'histoire des saints d'autrefois, et leurs exemples nous guident sur la route qui conduit à la lumière. Heureuse terre des Gaules, parée de tant de précieux joyaux dont les feux mettent en fuite les ombres de la nuit! J'ai composé cet humble poème, ces vers sans art, ô saint Fortunat, pour rappeler au monde vos vertus. Ayez en retour pitié d'un malheureux, priez le souverain juge de ne pas me repousser, et que vos mérites, ô bienheureux, obtiennent pour moi cette grâce. »
93. Au reste, la piété de Fortunat, sa sainteté, comme ses talents et son savoir, lui ont valu bien d'autres sympathies, et l'on peut presque dire que ses vertus ont rencontré autant d'admirateurs et de panégyristes qu'il a eu d'historiens. Ce qui est certain, c'est que l'étroite et intime amitié qui l'unit à tant de personnages illustres par leur sainteté, soit en Gaule, soit en Germanie, et parmi eux aux évêques les plus célèbres de ce siècle, et surtout ses relations si affectueuses et si tendres avec Agnès et Radegonde, si renommées à cette époque pour leur piété, prouvent bien de quelle estime il jouissait dans les Gaules, et quelle opinion tout le monde y avait de ses vertus.
94. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que Baudonivia l'ait appelé un « successeur des apôtres »; que Paul Diacre, à son arrivée en Gaule, soit allé, comme il le dit lui-même, visiter son tombeau « pour y prier » ; qu'il lui ait donné, dans l'épitaphe composée pour sa tombe, les noms de « saint » et de « bienheureux » et qu'il l'ait enfin conjuré d'intercéder pour lui auprès du souverain juge avec l'autorité que lui donnaient ses vertus. Ce qui prouve que la réputation de sainteté dont Fortunat jouissait dans les Gaules lui survécut, et se perpétua d'âge en âge dans le souvenir respectueux des hommes.
95. Plus tard, nous voyons l'image de Fortunat figurer parmi les saints d'Augsbourg avec cette inscription : « Saint Fortunat, prêtre italien, puis évêque de Poitiers. » Ce qui lui valut cet honneur, suivant l'opinion du quelques personnes, c'est qu'il passa par cette ville, lors de son voyage en Germanie, afin de rendre un pieux hommage aux cendres de sainte Afra qui y sont ensevelies,[25] et qu'y ayant séjourné quelque temps il eut sans doute l'occasion d'y faire admirer ses vertus. Il est aussi invoqué dans les litanies de saint Cyprien hors des murs de Poitiers, comme André de Saussay le prouve, à la fin du martyrologe des Gaules, d'après les livres sacres de cette église. Il faut lire sur cette question Lecointe, an 599, 28, et Pagi, an 568, 4. De plus, dans de très vieilles prières ou litanies que récitait habituellement Charles le Chauve, on trouve, parmi les noms des autres évêques, celui de Fortunat ainsi mentionné : « Saint Fortunat, priez pour nous », ainsi que le fait voir un manuscrit d'une très haute antiquité publié par Etienne Baluze au chap. 94 de l'Appendice aux capitulaires des rois Francs. Enfin sa fête se célèbre par un office double dans l'église de Poitiers, le 14 décembre, selon la Gallia Christiana des Sainte-Marthe, tome II, p. 1151. Voyez aussi de Saussay, Martyrol. gallic, II, p. 13, Kal. Jan.
96. Voilà pour les preuves extérieures de la piété et de la religion de Fortunat. Si maintenant on lit ses écrits, soit en prose soit en vers, ce que l'on y trouve presque uniquement, c'est une profonde piété, une rare dévotion à Dieu, à la bienheureuse Marie, à tous les saints, puis, lorsqu'il s'agit de célébrer les vertus et les mérites des hommes, un zèle, un empressement extrême, sans ombre de jalousie. Ce que l'on y remarque encore, c'est une innocence, une simplicité de mœurs dignes d'un chrétien ; c'est, en amitié, un désintéressement, une fidélité rares ; c'est enfin et par-dessus tout, un ardent amour de la justice et de la vertu qui éclate à chaque ligne. Toutes les fois qu'il parle de lui-même, loin de chercher à faire valoir les talents que les autres admiraient en lui, il met tous ses soins à les cacher, à les déprécier, lorsqu'il rencontre au contraire le nom d'un homme que quelque mérite recommande, il lui prodigue les louanges avec une générosité inépuisable.
97. Quant à la piété que respirent ses écrits, l'Église lui a rendu un éclatant témoignage, puisqu'elle a adopté pour ses offices et pour les fêtes de ses saints plusieurs hymnes sorties de sa plume, et les a consacrées par l'emploi qu'elle en a fait. Quelques-unes peuvent n'être plus en usage ; pour d'autres, la négligence des hommes a pu laisser oublier le nom de leur auteur; mais si nous voulons savoir quel en était le nombre à l'origine, écoutons Paul Diacre et Jean Trithème : l'un nous dit que « Fortunat a composé des hymnes pour toutes les fêtes » ; l'autre en compte soixante-dix-sept de sa composition, dont la première est l'hymne Agnoscat omne saeculum, qui figure au livre VIII, pièce 3 des Œuvres de Fortunat.[26]
98. Pour ce qui est du talent et du savoir de Fortunat, tout en reconnaissant que ses poésies n'ont pas toujours l'agrément et l'élégance raffinée que quelques délicats recherchent et exigent aujourd'hui, tout en avouant qu'on y trouve ça et là la trace de la barbarie de son siècle, je prétends que les pensées y sont toujours justes, ingénieuses, bien enchaînées, ce qui est l'essentiel en vers comme en prose, que le style de la plupart des pièces n'a rien de rude ni de grossier, et qu'il est même en maint endroit assez agréable pour charmer les oreilles les plus délicates. Fortunat sait de plus (et c'est là la vraie marque du talent, le plus bel effort de l'art) exprimer à merveille les sentiments qui conviennent à chaque époque, à chaque personnage; il ne manque enfin, quand le sujet le demande, ni d'esprit ni de grâce.
99. Si l'on constate parfois chez lui des faiblesses de style et des négligences, que l'on veuille bien se rappeler qu'il eut le malheur de vivre à une époque où des guerres interminables, d'incessantes invasions barbares bouleversaient et désolaient à chaque instant non seulement l'Italie, où il avait été élevé et instruit, mais la Gaule qu'il vint ensuite habiter : de sorte que ce dont il faut s'étonner, c'est qu'il ait pu se trouver en ce siècle quelque coin, dans quelque domaine que ce fût, même dans celui des muses et des lettres, où ne se fit pas sentir la barbarie, la sauvagerie générale des mœurs. Ce que les muses réclament avant tout, c'est le repos, la paix, l'absence de soucis. Comment donc attendre des chants toujours harmonieux, des argents d'une pureté irréprochable, d'un poète qui, vivant dans une perpétuelle inquiétude, dans une anxiété de tous les instants, avait sans cesse sur les livres cette question :
« L'envahisseur étranger foule-t-il sous ses pieds les rivages de l'Italie? »
et qui, exilé de son pays depuis de longues années, se répétait et répétait aux autres cette plainte touchante :
« O douleur, cesse enfin de troubler mon cœur. Pourquoi me rappeler mes infortunes? J'erre à l'aventure, exilé de mon pays et plus triste que l'étranger qui fait naufrage dans les mers d'Apollonie[27] ».
100. Ajoutez à cela que la plupart de ses poésies n'ont pas été composées à loisir et chez lui, qu'il n'a pas pu s'appliquer à les polir curieusement, remettant sur le métier les parties mal venues, les limant avec une attention minutieuse, mais qu'il les a le plus souvent écrites en courant, en voyage, en bateau, à cheval, ou improvisées en pays barbare, au milieu, d'un repas auquel on l'avait convié. C'est ce qu'il dit lui-même dans sa lettre à Grégoire de Tours, livre I, pièce I :
« Parti de Ravenne, dit-il, c'est en traversant le Pô, l'Adige, en cheminant par les passages les plus abrupts des montagnes, en m'avançant jusqu'aux Pyrénées couvertes de neige en juillet, que tantôt secoué par mon cheval, tantôt à demi endormi, j'ai composé ces vers. Pendant ce long voyage à travers des pays barbares, fatigué de la marche quand je n'étais pas alourdi par le vin, sous un froid glacial, inspiré par une muse tantôt gelée, tantôt trop échauffée, comme un nouvel Orphée je chantais aux échos des bois, et les bois me renvoyaient mes chants. » C'est la raison qu'il donne, l'excuse qu'il invoque auprès de Grégoire pour se dispenser de publier ses poésies. De même encore, dans une autre lettre adressée à Grégoire, qui a été placée en tête des quatre livres de la Vie de saint Martin, il dit qu'il lui envoie un poème « écrit au milieu des travaux de la moisson, au milieu de la moisson même, comme le lui expliquera le messager qui l'apporte, et dans lequel il n'a pu ni observer exactement toutes les règles de l'art, ni essayer de les observer. » Et il ajoute : « L'ouvrage entier (c'est-à-dire les quatre livres de la Vie de saint Martin) a été mis en vers pendant ces deux derniers mois, avec plus d'audace que de talent et de succès, en courant, en laissant échapper mille fautes, au milieu d'occupations frivoles. » En terminant, il prie Grégoire de lui pardonner une grosse tache que la pluie a faite sur son manuscrit, tandis qu'il écrivait en pleine moisson. Ailleurs, parlant du long poème en l'honneur d'Avitus, évoque de Clermont-Ferrand, qu'il avait composé à la prière du même Grégoire (livre V, pièce 5), il dit qu'il l'a terminé en moins de deux jours, tandis que le messager le pressait « et que, laissant tomber les paroles une à une de sa bouche béante, il semblait un créancier intraitable qui n'exige pas seulement le paiement d'une dette, mais qui veut que la monnaie soit de poids ».
101. Ces citations font bien voir que Fortunat a écrit ses poésies à la hâte, au milieu de toutes sortes d'affaires et de préoccupations, et que souvent le temps lut était trop étroitement mesuré. On peut donc imaginer aisément quel grand poète il eût été, s'il fût né dans des temps plus heureux, et s'il lui eut été permis de cultiver les muses chez lui, sans distraction ni soucis, dans un complet loisir, puisqu'en un siècle si barbare, menant une vie si occupée, il s'est montré je ne dis pas seulement poète au-dessus du médiocre et du commun, mais tout à fait bon poète et le premier assurément parmi ceux de son temps.
102. Quant à l'opinion des anciens sur le talent et le savoir de Fortunat, on la trouvera dans les témoignages que nous avons rassemblés et que nous donnerons en leur lieu.[28] Je ne veux rapporter ici que celui de son contemporain et de son ami, Grégoire de Tours, qui, dans la lettre qui sert de préface à son ouvrage en quatre livres sur les vertus de saint Martin, après avoir déclaré que la tâche qu'il avait entreprise était au-dessus de ses forces, a ajouté : « Plût au ciel que Sévère, que Paulin vécussent encore, où que Fortunat du moins fût ici, pour raconter ces merveilles. » Ce fut Grégoire qui adjura Fortunat, « en invoquant les saints mystères et les vertus éclatantes du bienheureux Martin » de réunir ses poésies et de les publier, convaincu sans doute qu'il était du plus haut intérêt qu'elles ne restassent pas plus longtemps confinées dans l'obscurité et le silence, et qu'elles fussent produites au jour pour le plus grand profit du public. A Grégoire il faut ajouter Félix, évêque de Nantes, qui écrivit à Fortunat « que sa voix, dominant le bruit des acclamations enthousiastes, avait retenti jusqu'aux extrémités du monde » : paroles qui font bien voir ce que l'on pensait du talent du poète et de ses œuvres dans la Gaule entière, et en quelle estime on les tenait.
103. Fortunat d'ailleurs ne s'est pas seulement fait admirer comme poète et comme hagiographe ; il n'a pas négligé non plus les études théologiques. Son commentaire de l'Oraison dominicale en particulier montre combien il apportait de sens et de jugement dans les travaux de cet ordre. Enfin la pièce « en l'honneur de la sainte Vierge Marie, mère du Seigneur[29] » fait voir jusqu'à quel point il était versé dans la science théologique. Il semble pourtant, dans une lettre à Martin, évêque de Galice (livre V, pièce 1ère) décliner l'honneur d'être considéré comme théologien : « De Platon, dit-il, d'Aristote, de Chrysippe et de Pittacus, je ne sais que ce que j'en ai entendu dire; quant à Hilaire, Grégoire, Ambroise, Augustin, je ne les ai pas lus, et s'ils se montraient à moi en songe, je ne les reconnaîtrais pas.[30] » Mais faut-il s'étonner qu'un homme si habile à se déprécier tienne ce langage à Martin, qui, dans une de ses lettres, lui avait écrit « qu'après avoir approfondi les doctrines des stoïciens et des péripatéticiens, il s'était livré tout entier à l'élude de la théologie et de la philosophie »? Ce qui est certain, c'est que Fortunat, qui fut d'abord fait prêtre, puis évêque, ne put pas rester longtemps étranger à la théologie. L'exemple de Radegonde aurait suffi au besoin pour l'engager à l'étudier, car Baudonivia nous apprend (Vie de Radegonde. 9) que cette princesse était, jour et nuit, plongée dans des méditations et des lectures sur la religion.
104. J. Joseph Liruti croit enfin que Fortunat connaissait les lettres grecques : il avait pu acquérir cette connaissance à Ravenne, l'école où fleurissaient alors toutes les sciences, et l'apporter en Gaule. Liruti cite, à l'appui de cette opinion, ce passage d'une lettre à Félix, évêque de Nantes (livre III, pièce 4), où Fortunat, frappe d'admiration pour l'éloquence de l'évêque, compare son discours « au tissu serré d'une ode pindarique mise en prose ». Assurément d'ailleurs, l'écrivain qui commence ainsi une lettre à Grégoire de Tours:[31] « Quand on lit un ouvrage dans un esprit de piété, les qualités qui lui manquent, un œil ami sait les y découvrir. Laissons donc aux orateurs et aux dialecticiens toutes ces belles choses, ἐπιχειρήματα, λέξις, διαίρεσις, παραίνεσις, et le reste; l'écrivain qui s'exprime ainsi ne semble pas avoir ignoré les lettres grecques. Enfin, ce qui constitue à mon avis la preuve la plus forte, c'est que, parmi les œuvres de Fortunat, il y en a un grand nombre où l'on retrouve ça et là quelque chose du goût et de la grâce des Grecs. Aussi n'est-il pas possible d'approuver l'abbé Hilduin, qui, dans une lettre à Louis le Débonnaire, dit que, « si Fortunat n'a point parlé de la nationalité de Denys l'Aréopagite, en l'honneur duquel il avait composé une très belle hymne, non plus que de sa nomination à l'épiscopat, c'est parce qu'il ne sait pas du tout le grec. »
En voilà assez, je pense, pour faire connaître la piété, la science, le talent de Fortunat.[32]


 


[1] Fortunat, Vie de sainte Radegonde, 14, dit que cette villa de Suèdes était située sur le territoire de Poitiers, près du bourg de Condate.
[2] Voyez Fortunat, Vie de sainte Radegonde, 12.
[3] Voyez la Vie de Rufin, en tête de ses Œuvres, Vérone, 1745.
[4] Voyez Ruinart, Préface des Œuvres de Grégoire de Tours, 35.
[5] Voyez Pagi, Critica in annalos ecctesiasticos Baronii, année 550. — Muratori, Annali d'Italia, années 550 et 570. — Paul Diacre, de Bello Long., I, 25.
[6] Au livre IV, vers 636, de la Vie de saint Martin, Fortunat, s'adressant à son poème, dit : « Inde parisiacam properabis ad arcem, Quam modo Germanus regit. » Or, saint Germain, évêque de Paris, est mort en 576.
[7] Voyez livre XI, pièce I, note 1.
[8] Vie de saint Martin, IV, vers 702 et suivants.
[9] Vie de saint Martin, IV, vers 665 et suivants.
[10] D'après Cluvier (Italia antiqua) Reunia était une petite ville sur la rive gauche du Tagliamento.
[11] Osope, selon Lucchi, château-fort sur les bords du Tagliamento.
[12] Aguntus, selon Cluvier (Germania antiqua) Doblach, à 22 milles, à l'ouest, de Linz.
[13] Augusta Vindelicorum, Augsbourg.
[14] Selon Brower, Valentin, contemporain de saint Séverin, apôtre de la Norique. Sa vie se trouve dans Surius,Vita sanctorum, tome IV.
[15] Forum Julii, ville de la Vénétie, à donné son nom au Frioul.
[16] Voyez Grégoire de Tours, Histoire des Francs, IV, 27.
[17] Voyez les pièces adressées à Gogon (livre VII, 1, 2, 3, 4) et les notes. Les deux vers cités ici sont tirés de la pièce I, vers la fin.
[18] Brower se trompe lorsqu'il dit, dans la Vie de Fortunat, que Grégoire était alors évêque de Tours; il ne le devint qu'en 573.
[19] Voyez Grégoire de Tours, Histoire des Francs, livre III, ch. 4.
[20] Dans le domaine d'Aties, sur la Somme. Voyez Fortunat, Vie de sainte Radegonde, 9 : « Tunc inter ipsos victores.cujus in praeda esset regalis puella, fit contentio. Quae veniens in sortem praecelsi regis Chlotarli, in Veromandensem ducta Attejos, in villa regia nutriendi causa custodibus est deputata. »
[21] Vie de sainte Radegonde, 8.
[22] Livre V, pièce V.
[23] Lucchi commet ici une erreur. La lettre à laquelle il fait allusion n'est pas adressée à Mummolénus. Voyez la note * de la pièce n du livre X.
[24] Près de Coutances.
[25] Vie de saint Martin, IV, vers 642-643 :
Pergis ad Augustam, quam Vindo Lycusque fluentant; 
Illic ossa sacrae venerabere martyris Afrae.
[26] Cette pièce, la 3e du livre VIII de l'édition Lucchi, a été rejetée par H. Léo parmi les pièces apocryphes.
[27] Livre VI, pièce VIII.
[28] Ces témoignages figurent dans l'édition de Lucchi à la suite de la Vie de Fortunat.
[29] Cette pièce figure, dans l'édition I.co, parmi les pièces apocryphes.
[30] Ce passage, altéré dans la plupart des manuscrits, est tout différent dans l'édition de M. Léo. Lucchi lut-mémo a fait ici, dans sa citation, une correction qui n'est pas sans Importance. Il a substitué cognoicerem à senti-rem que porte son texte au livre V.
[31] C'est la lettre, déjà citée par Lucchi, qui précède le poème sur la Vie de saint Martin.
[32] A la suite de cette biographie, Lucchi donne de nombreux extraits des écrivains qui ont parlé de Fortunat avec éloge, depuis Grégoire de Tours jusqu'aux historiens ecclésiastiques des deux derniers siècles, Codeau, Guillaume Cave, Muratori.


POURQUOI FORTUNAT


N'A-T-IL JAMAIS ÉTÉ TRADUIT EN AUCUNE LANGUE?

 

DISSERTATION PRÉLIMINAIRE.

I.


Un assez grand nombre d'auteurs ont parlé de Fortunat, et presque tous, les plus anciens principalement, avec des éloges qui passent la mesure. Mettons à part Grégoire de Tours, son correspondant et son ami, qui le pressa vivement de publier ses poésies; car s'il est vrai que l'évêque les ait admirées, le poète ne dit pas précisément en quels termes Grégoire lui témoignait son admiration, il se borne à protester contre la bonne opinion que son illustre ami a de son mérite, et à se défendre, tout en y obéissant, contre des encouragements qui tentaient sa faiblesse, mais qu'il regardait comme des ordres.[1] C'est ainsi, par exemple, que, pour le contenter, il fit des vers saphiques, lesquels ne manquèrent pas, comme toute poésie exécutée à commandement, d'être mauvais.[2]
On se rend mieux compte des louanges qu'il recevait de la reine Radegonde, fondatrice et simple religieuse du couvent de Sainte-Croix de Poitiers, et d'Agnès, abbesse de cette communauté. Il y est souvent fait allusion dans ses poésies. Sortant de la bouche de deux personnes aussi considérables par leurs dignités, leur caractère, leur esprit et leur savoir, ces louanges souvent décochées, pour ainsi dire, à brûle-pourpoint, ne laissaient pas que de mettre quelquefois à des épreuves fort délicates la modestie, d'ailleurs très réelle, de notre poète. Nous voyons de plus, dans plusieurs de ses poèmes adressés à de puissants personnages de la cour et du gouvernement de Sigebert et de son fils, en quelle estime singulière il était auprès d'eux, et quels efforts il faisait pour se diminuer, pour rabattre quelque chose de leurs compliments, encore qu'il y entrât, sans qu'il s'en aperçût peut-être, force eau bénite de cour.
Les jugements des contemporains ne sont pas définitifs; il en est peu qui ne soient sujets à révision. Il s'en doutait sans doute, et, par la manière dont il réagissait contre les éloges, il semblait prévoir le sort qui les attendait un jour à venir. Il ne se trompait pas tout à fait. La postérité commença pour lui un siècle environ après sa mort, et ce fut Paul Diacre qui lui en ouvrit les portes. Grâce à cet introducteur, qui n'avait rien négligé pour tirer au clair son état civil assez embrouillé, et en qui commence la série de ses apologistes,[3] la postérité ne montra pas seulement au poète la même faveur que celle dont il avait joui de son vivant, mais, à partir de là jusqu'aux vingt-cinq premières années du dix-septième siècle, elle prit et conserva l'habitude de parler de lui comme elle eût fait d'un modèle en-toutes sortes de poésies.
Après Paul Diacre viennent Hincmar,[4] Flodoard,[5] Aimoin,[6] Sigebert de Gemblours[7] et Tritheim.[8] Tous, en plus ou moins de paroles, tiennent un langage qui est comme un écho multiple, d'autant plus fidèle qu'il a moins de sons à répercuter. Parmi ces distributeurs d'encens, il en est à qui il semble monter à la tête, en même temps qu'ils le dispensent à l'idole. Au commencement du seizième siècle, si l'on en croit Pierre Crinito, Fortunat aurait été mis au rang des auteurs classiques, ses hymnes étant en très haute recommandation auprès des grammairiens d'Italie de cette époque,[9] et expliquées dans les classes. Comment croire qu'un poète coupable de tant d'infractions à la grammaire latine ait eu un pareil crédit parmi ceux qui étaient chargés de l'enseigner ? Selon Jérôme Bologni, poète trévisan,[10] Apollon et les Muses sourirent à la naissance de Fortunat, et le douèrent de telle sorte que « ses hymnes pindaresques et célestes devaient rendre modeste le poète de Vénouse ». Voilà Horace bien accommodé. Mais Bologni a raison de louer Fortunat d'être resté pur, et de n'avoir chanté « ni les exploits des forbans, ni les turpitudes des débauchés ». Sa muse, en effet, si muse il y a, est d'une honnêteté et d'une chasteté irréprochable.
Gaspar Barthius, ou Barth, est le premier qui ait mêlé un peu de critique à ces éloges.[11] On sent avec lui qu'on entre dans le XVIIe siècle. Il remarque que, né dans des temps barbares et ennemis de toute science, Fortunat, avec toute la force de son esprit, a plus corrompu la langue que tout autre moins favorisé que lui de la nature. On ne pouvait mieux dire. Toutefois, cette critique est comme noyée dans les louanges, et l'on se trouve à la fin en présence d'un poète d'un savoir encyclopédique. Dupin[12] accorde qu'il approche des poètes d'un meilleur temps que le sien, a non pas, ajoute-t-il, par la pureté des expressions, ni par la beauté des vers, mais par le tour poétique et la facilité merveilleuse avec laquelle il écrit en vers ». Tout cela n'est que jeu de mots. Qui dit pur dit clair, pour le moins, et l’on tâtonne sans cesse dans les obscurités de Fortunat, et l'on s'y perd souvent. Parler après cela de sa merveilleuse facilité, c'est comme si l'on disait de Virgile et d'Ovide qu'ils sentent l'effort. Dom Ceillier[13]loue par-dessus tout la piété de Fortunat, qui était grande en effet, et dont les témoignages abondent dans toutes ses œuvres poétiques; mais c'est faire comme Simonide, et détourner sur l'esprit dont ces œuvres sont pénétrées, l'hommage qu'elles lui semblaient ne point mériter d'ailleurs. Dom Ceillier se montre, en effet, assez froid pour la poésie de Fortunat, et se raille même un peu de ceux qui l'ont si fort exaltée. Cependant, l'analyse suffisamment détaillée qu'il donne des pièces dont se compose chaque livre du Recueil de notre poète prouve du moins qu'il l'a lu ; ce qu'on ne saurait assurer de pas un des critiques, ses prédécesseurs.
Dans une monographie de Fortunat, fort longue, fort érudite et très piquante, mais un peu romanesque en ce qui touche la naissance, la famille et la patrie du poète, Liruti[14] est si occupé à combattre les opinions confuses, mais reçues de son temps, sur ces diverses circonstances et sur quelques autres encore, qu'il n'a guère le loisir de s'engager dans un examen sérieux du talent poétique de son auteur, et que les éloges qu'il lui décerne par occasion ne permettent pas qu'on le déclare lui-même un apologiste de parti pris. Il paraît assez, comme Dom Ceillier, avoir lu Fortunat; il y trouve également matière à quelques critiques, mais elles n'ont pas le même poids.
De nos jours, Fortunat a été le sujet de quelques études plus ou moins étendues; mais la méthode et le caractère en sont plus relevés que les ébauches dont on vient de parler, et l'intérêt qu'on y prend est autrement vif. Trois écrivains d'un talent supérieur, Augustin Thierry, Ampère et Montalembert s'y font principalement remarquer.[15]
Augustin Thierry n'a guère lu dans les poésies de Fortunat que ce qui se rapporte à Radegonde, aux infortunes et au courage extraordinaire de cette princesse, et à l'aimable familiarité dans laquelle elle vivait avec un poète qu'elle aurait eu le droit d'appeler le sien, tant il l’a célébrée. Il y a aussi, chemin faisant, recueilli maints passages ayant trait aux mœurs de Fortunat sur qui celles des barbares avaient en partie déteint, et qui, de l'écolier instruit et studieux des écoles de Ravenne avaient fait une manière d'épicurien franc ou germain, toujours attiré vers les plaisirs de la table, et victime quelquefois de ses excès.[16] Mais, au lieu d'insister sur ce vice et d'y trouver matière à de faciles railleries, il se borne à le constater avec délicatesse et même avec grâce, en philosophe indulgent et non pas en censeur austère. C'est ce qu'Ampère qualifie d'optimisme et qu'il relève dans Augustin Thierry avec plus de politesse que d'équité.[17] Quant à la valeur de Fortunat comme poète, Augustin Thierry ne paraît pas s'en inquiéter; il s'en tient à ce qu'on peut tirer de ses poésies de bon pour l'histoire, et il s'applique à le démontrer, au moins en tout ce qui convient au sujet qu'il traite. On admire dans le savant historien avec quel discernement il a choisi ses citations, avec quel art il les a disposées. Cet art rappelle assez celui des prédicateurs qui prodiguent les citations de l'Ecriture sainte, et savent si bien les ajuster à leur texte qu'elles semblent y avoir leur place naturelle, l'Ecriture jusque-là n'en ayant eu que le dépôt. C'est cette habile disposition qui donne un peu l'air de roman aux charmants récits de l'historien, qui caractérise sa méthode et qui exerce sur le lecteur une si grande séduction.
Ampère paraît avoir vu Fortunat de plus près, sans pourtant l'avoir vu assez pour affirmer qu'il le connaît bien.[18] L'homme ne lui inspire pas de sympathie, quoiqu'il soit très capable d'en inspirer; mais il est de ceux dont la vie se prête davantage à une critique spirituelle et amusante, et très propre par conséquent à donner de l'attrait à des leçons publiques dont il serait l'objet. Par là, il devenait plus intéressant aux yeux d'un professeur que d'un historien. Aussi, tout en rendant hommage aux qualités de Fortunat, Ampère est au fond très sévère, je ne dirai pas pour les mérites du poète qui n'ont pas plus à gagner aux éloges qu'à perdre à la critique, mais pour l'homme privé sujet à de mauvaises habitudes, comme par exemple la flatterie à outrance, et des infractions à la sobriété, plus propres, dit-il, à un barbare sensuel qu'à un épicurien délicat; sur ce dernier point, surtout, il répudie l'indulgence qu'Augustin Thierry a montrée. Il y a du vrai sans doute dans cette appréciation d'Ampère. Mais pourquoi ne pas mettre au compte du temps, comme la vérité l'y obligeait, la plus grosse part de ces défauts qu'Ampère paraît un peu trop attribuer à de mauvais penchants innés? Pour ce qui est de ces défaillances morales, entre autres l'abus de la flatterie, qu'Ampère reproche à Fortunat, à quel art autre que la flatterie le poète eût-il pu demander main forte pour vivre en sûreté avec les puissants personnages dont la protection était si nécessaire à lui étranger, et dont l'orgueil, ou se fût offensé de louanges médiocres, ou n'eût rien compris aux louanges raffinées; avec ces rois francs ou germains qui se trahissaient et s'égorgeaient les uns les autres et qu'il n'eût pas été prudent d'avertir, encore moins de réprimander? Fortunat n'avait point cet art; il était à la fois bon et naïf, et, n'ayant jamais fait le mal dans une société où l’on ne s'en gênait guère, il pouvait croire que, par l'excès de ses flatteries, il empêcherait qu'on ne lui en fît à lui-même. Toute sa politique consistait donc à ménager les partis et à avoir des casaques de rechange au cas où il y aurait eu péril pour lui à porter toujours la même. Quant aux infractions du poète à la sobriété, lesquelles, d'ailleurs, il avoue avec candeur, elles ont fourni à Ampère l'occasion, de montrer beaucoup d'esprit aux dépens du pécheur trop expansif, et cela en présence d'un auditoire dont les plaisanteries sur les personnes et leurs infirmités ridicules ne manquent guère d'exciter le rire et les applaudissements. A cet égard, il doit quelque reconnaissance à Fortunat.
En écrivant la vie si dramatique et si touchante de sainte Radegonde, dans les Moines d'Occident,[19]Montalembert rencontre naturellement Fortunat sur son chemin. Il lui emprunte quelques passages relatifs aux terribles catastrophes qui ont forcé cette reine à se réfugier dans le cloître, et dispersé les restes de sa famille échappés au fer des Francs. Il dit quelques mots des billets familiers de Fortunat à la sainte recluse du monastère de Sainte-Croix de Poitiers, et à l'abbesse Agnès; il rappelle les soins vigilants et gracieux dont elles l'entouraient, et, en bornant là ce qu'il ne pouvait s'empêcher de dire pour les besoins de son sujet, il montre assez qu'il a négligé de lire ce qui ne s'y rapportait pas, c'est-à-dire plus des trois quarts des poésies mêlées de Fortunat. Il y a tout au plus jeté un coup d'œil, suffisant toutefois pour lui faire trouver à redire aux souvenirs classiques que Fortunat introduit trop souvent dans des vers tout remplis des témoignages de sa foi catholique. D'ailleurs, à l'exemple d'Ampère et d'autres encore, qui ne se sont pas mis en peine de prouver cette assertion, il croit Fortunat auteur de deux pièces[20] « où, dit-il, il fait parler Radegonde dans des vers où respire le sentiment d'une véritable poésie, d'une poésie toute germanique de ton et d'inspiration ». Rien n'est plus vrai; mais est-ce que Radegonde elle-même ne faisait pas des vers, « des grands et des petits », comme le dit Fortunat, et ces vers, de l'aveu de notre poète, n'étaient-ils pas excellents?[21] Pourquoi donc n'aurait-elle pas fait ceux qu'on persiste à donner à Fortunat? Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il les a revus et chargés un peu de sa rhétorique; il me semble, en effet, le reconnaître à certains traits déclamatoires et ampoulés du genre de ceux qui lui sont habituels. Quant au fond, qu'on veuille bien lire ces pièces avec soin, et l'on verra que le sujet dont l'auteur s'est inspiré n'est pas de ceux qui se puissent traiter par procuration. Mais ce n'est pas le moment d'insister là-dessus.
En 1847, M. l'abbé Maynard soutint, à la Faculté des lettres de Poitiers, une thèse latine sur Fortunat.[22] Le sujet n'y est qu'effleuré et n'offre rien de nouveau, bien que l'auteur en eût certainement trouvé, s'il eût eu la patience de le chercher. Il connaissait sans doute les écrits d'Augustin Thierry et d'Ampère mentionnés plus haut, mais il n'avait guère à s'en souvenir, car sa thèse est plus remplie du personnage ecclésiastique que du poète, et celui-ci n'eût peut-être pas obtenu de M. l'abbé Maynard toute l'estime dont il est l'objet, si la plupart de ses pièces n'eussent porté la forte empreinte de sa foi catholique et du caractère sacré dont il était revêtu. Il est donc douteux que les défauts du poète, dont les principaux semblent bien n'avoir pas échappé à M. l'abbé Maynard, fussent devenus à ses yeux des qualités, sans les mérites du prêtre qui leur valaient cette indulgence.
C'est dans le même esprit, mais avec plus de méthode et surtout avec plus de sens critique, que M. l'abbé Hamelin a traité le même sujet, dans une thèse latine soutenue par lui à Rennes en 1876.[23] Elle est divisée en deux parties. La première est un résumé des faits qui concernent la vie, la famille et le pays de Fortunat. L'auteur s'y autorise tout simplement des témoignages de Paul Diacre, de Brower, de Lucchi, de Liruti, de Grégoire de Tours, d'Hincmar, etc., joints à ceux qu'on doit à Fortunat lui-même, et qui se trouvent soit dans ses poésies mêlées, soit dans sa Vie de saint Martin; il y a rien de plus, rien de moins, ce sont de simples répétitions. Pour la seconde partie, toute consacrée aux écrits du poète, M. l'abbé Hamelin a mis à contribution les ressources que lui offraient l’Histoire littéraire de la France et les Récits d'Augustin Thierry. Pour avoir interrogé l'un et l'autre avec une réserve qu'on pourrait qualifier d'abstention complète, M. l'abbé Maynard a beaucoup diminué l'intérêt de sa thèse, laquelle en a contracté même quelque aridité. Au contraire, celle de M. l'abbé Hamelin, par l'excellent usage qu'il y est fait de ces deux documents, est plus substantielle, plus dégagée et plus attrayante. Il y fait une remarque qui peut passer pour neuve, et que j'ai moi-même faite souvent, en lisant et en étudiant Fortunat; c'est qu'il y a dans ce poète une véritable originalité. J'ajoute que cette originalité est surtout dans le caractère de l'homme, les vers du poète ne pouvant être appelés originaux, par cela seul que leur incorrection et leur rudesse ne les font ressembler à nuls autres. Ce caractère, mélange de sensibilité, d'enjouement et de bienveillance, dut faire, comme il fit en effet, du poète, un compagnon des plus agréables et des plus recherchés. On a peine à se figurer que dans une société grossière comme celle où vécut Fortunat, et où les accès de gaîté étaient plus ou moins des actes de violence, cet homme ait pu avoir et ait su garder une gaîté douce et naturelle. Telle était pourtant celle de Fortunat. Elle nous rappelle, bien qu'elle en diffère du tout au tout et par l'esprit, et par le genre de poésie où elle se manifeste, la bonne humeur dont Lucilius tempérait l'âpreté de ses satires, et par laquelle il charmait et déridait les Lélius, les Scipion et autres graves Romains de son temps. Et si on cherchait vainement dans les poésies mêlées de Fortunat le sel et l'urbanité que Cicéron et Horace remarquaient dans celles de Lucilius; si, plus vainement encore au latin dégénéré et comme tombé en enfance du panégyriste des rois mérovingiens, on demandait quelque chose de cette connaissance supérieure de la langue latine qu'Aulu-Gelle (XVIII, 5) admire dans le satirique romain, on y trouverait du moins de la finesse en certains endroits, delà délicatesse et même de la grâce.
La bienveillance, ou, pour mieux dire, la bonté de Fortunat ne contribua pas moins à le rendre populaire parmi ses contemporains les plus illustres, que son enjouement.
Toutefois elle avait le défaut d'être banale, de se prodiguer avec excès, et finalement de dégénérer en une flatterie outrée, où il a bien l'air d'oublier jusqu'au sentiment de sa dignité personnelle. Il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire là-dessus à la décharge de Fortunat; mais ce n'est pas ici le lieu.
M. Ebert est le premier qui, pour venir après tous les autres critiques de Fortunat, donne une idée juste de ses poésies, et qui le fait avec brièveté.[24] Il n'est pas, comme Ampère, toujours à la recherche de l'esprit et de l'effet, mais il ne manque pas de bonne humeur et sait, à l'occasion, caractériser le poète et son œuvre par un mot pittoresque et vrai. Sa critique est savante, et charme autant qu'elle instruit. Peut-être la trouverait-on un peu complaisante; tel est du moins mon humble avis; mais elle a en somme assez d'autorité pour nuire au succès des objections qu'on y pourrait faire, et par conséquent pour avoir le dernier mol. M. Ebert a fait une étude de Fortunat, de son esprit et de son style, aussi approfondie que s'il eût eu le dessein de le traduire, en tous cas avec la conviction qu'il n'était pas possible d'en parler pertinemment, si l'on ne se l'était rendu familier à force, pour ainsi dire, de petits soins, et si l'on ne s'était nourri de sa substance.
Les poésies de Fortunat communément et avec raison nommées poésies mêlées, le sont en effet à tous égards. Une circonstance quelconque les fait naître, et elles viennent se ranger les unes à la suite des autres sans qu'il y ait, la plupart du temps, le moindre lien entre elles. A l'exception du quatrième livre composé exclusivement d'épitaphes, et de l'Appendix dont toutes les pièces sont adressées à Radegonde et à Agnès, sauf aussi un petit nombre de pièces qui, dans les autres livres, se rapportent aux mêmes sujets et se suivent naturellement, tout le reste est un pêle-mêle où il semble bien que les copistes de ces poésies aient plus de part que le poète lui-même. Comme d'ailleurs, ainsi qu'on l'a bientôt reconnu, il y a dans ce désordre matériel nombre de pièces qui appartiennent à un genre déterminé, M. Ebert les a divisées en catégories. La première consiste en panégyriques. De hauts personnages, tels que des rois, des reines, des princesses, des fonctionnaires, comme on dirait aujourd'hui, des évêques, des abbés, etc., en sont habituellement l'objet. Le poète y chante leurs louanges dont il n'exempte même pas leurs qualités physiques, allant jusqu'à établir des rapports entre celles-ci et leurs qualités morales. Parfois ces louanges sont tellement outrées et démentent si audacieusement l'histoire que, n'osant croire que l'auteur ait menti sciemment, on conclut qu'il a dû ignorer de la vie de certains personnages les faits qui contredisent avec éclat ses - assertions. C'est ce qu'on remarque surtout dans les poèmes à la louange de Caribert,[25] Chilpéric et de Frédégonde; car pour ceux qui regardent Sigebert et Brunehaut, Fortunat les ayant écrits à la cour de ce prince auquel il avait de grandes obligations, il est excusable d'avoir puisé dans son enthousiasme reconnaissant des motifs de donner plus d'essor à son penchant naturel pour la louange et pour la flatterie.
M. Ebert range dans la catégorie des panégyriques le poème en l'honneur de la Virginité (VIII, 3) ; tel est bien en effet son caractère, et d'ailleurs l'on conviendra que s'il est une vertu louable par-dessus toutes les antres, c'est celle dont saint Augustin, parlant des vierges, a dit : « qu'elles ont en la chair quelque chose qui n'est point de la chair, quelque chose qui tient de l'ange plutôt que de l'homme.[26] » Dans ce poème, « l'auteur, dit M. Ebert (t. I, p. 558), peint avec des couleurs peut-être un peu trop sensuelles l'amour des religieuses pour le fiancé céleste, ainsi que la récompense réservée dans le ciel à la chasteté. » Cela est vrai ; mais avec ou à part cela même, ce poème, pour dire ce que j'en pense, est certainement l'œuvre la plus singulière du poète, et peut-être, malgré la banalité d'un sujet déjà traité par saint Basile, saint J. Chrysostome, Tertullien, saint Augustin et saint Ambroise, la plus originale. Il y a là, notamment, un parallèle entre la condition de la vierge et celle de la femme mariée, où, par des raisons physiologiques d'une vérité cruelle et-sans idéal, le poète démontre les avantages de la virginité sur un état où il a fallu nécessairement en faire le sacrifice. Avec des couleurs qui ne sont point celles de l'Albane, mais qui rappelleraient plutôt le sombre naturalisme de l'Espagnollet, il peint les suites ordinaires de ce sacrifice, la grossesse et l'espèce de honte que la femme grosse éprouve en présence des hommes, l'accouchement, l'allaitement, la mort du premier né, le veuvage où la femme cesse d'être épouse sans pouvoir redevenir vierge. Pour tous ces détails dont quelques-uns sont véritablement émouvants, Fortunat s'est évidemment inspiré de saint Ambroise qui, dans son traité de Virginitate,[27] fait le même parallèle.
En outre, il y a dans ce poème de véritables beautés poétiques, beautés de forme et beautés de sentiment. Au début, le poète nous introduit dans la cour céleste au moment où elle est assemblée pour recevoir la vierge récemment arrivée au ciel, et destinée à être l'épouse du Christ. Il donne entre autres des détails gracieux et très intéressants au point de vue de l'art, sur la toilette de la fiancée, il rappelle ses combats sur la terre et ses souffrances pour se garder pure et digne de son divin époux, ses entretiens mystiques avec lui, les consolations et la force qu'elle y puise, et enfin son triomphe. Des images tour à tour éclatantes et pompeuses colorent et animent toute cette poésie, et laissent à peine le temps d'apercevoir sous leur brillant les duretés et les incorrections de style habituelles à Fortunat.
Malgré tous ces mérites, ce poème ne me touche pourtant pas d'une manière aussi vive et aussi continue que les poèmes sur Galsuinthe (VI, 5), et sur la ruine de la Thuringe (Append. I). Les beautés sont là d'un ordre si supérieur et si dramatique, on les attendait si peu du talent, du caractère, et j'ajoute du tempérament de Fortunat, que les critiques, y compris M. Ebert, semblent s'être un peu trop complaisamment mis d'accord, pour lui faire les honneurs de ces deux touchantes élégies. J'ai dit précédemment les raisons qui me portent à différer d'opinion avec eux à cet égard; je n'y reviendrai pas, mais je dirai de plus que si, par le seul fait de maintenir ces poèmes à la place qu'ils occupent parmi les poésies de Fortunat, je parais me ranger moi-même à cette opinion, c'est moins par conviction que par respect humain.
M. Ebert s'est si bien pénétré de son auteur, il en a si bien pesé les mérites et les défauts que, sauf sur un point seulement, où je me permets de n'être pas de son avis, et dont je parlerai tout à l'heure, il n'y a pas un mot à redire dans ses jugements, et qu'en général on peut s'en reposer sur lui. Ainsi on ne le contredira pas quand il dit que les épitaphes se rattachent aux panégyriques; on pourrait même ajouter que c'en est la quintessence. La rhétorique de Fortunat, jointe à un besoin de louer qui ne se peut assouvir, y prend toutes ses aises, et soit qu'il loue en son nom, soit qu'il loue au nom d'autrui, soit enfin qu'il le fasse, pour ainsi parler, sur commande,[28] il s'en donne à cœur joie et déborde. Mais ses épitaphes, si enflées et si longues qu'elles soient, laissent le lecteur froid sinon incrédule, et ne sont pas propres à lui faire oublier le dicton : Menteur comme une épitaphe.
Je passe, plus rapidement encore que M. Ebert, sur les épigrammes, petites pièces qui ne sont que de simples inscriptions où la raillerie et le trait n'ont point de part, sur les pièces lyriques, sur les hymnes que tout chrétien sait par cœur, sur les descriptions de voyages, sur les lettres missives et sur d'autres pièces qui ne se rattachent à aucun genre spécial, et j'arrive à celles qui sont de la catégorie des billets, c'est-à-dire de ces petites lettres qui n'évoquent pas l'idée de correspondante, qu'on écrit à la hâte, stans pede in uno, pour faire un compliment, annoncer l'envoi ou la réception de quelque présent, charger d'une commission ou rendre compte de celle dont on a été chargé, enfin adresser une prière ou un remerciement. Tels sont les billets adressés à l'évêque Grégoire; tels aussi ceux adressés à Radegonde et à Agnès. Ces derniers offrent, il est vrai, un mélange singulier de tendresses telles qu'en comportent les billets les plus doux, et d'effusions pieuses; on en est même tout d'abord et, eu égard à la qualité des personnes, assez scandalisé. Mais à y regarder de près, on n'y voit que les naïfs épanchements d'un cœur reconnaissant. Les attentions charmantes dont le comblaient deux femmes aux yeux de qui la grâce aimable n'était pas incompatible avec le cloître, exaltaient en quelque sorte celui qui en était l'objet, et il profitait de la liberté autorisée, par le latin pour donner à ce qui n'était qu'une vive mais chaste amitié le nom d'amour, et pour appliquer les termes de ce langage profane aux sentiments de la plus pure mysticité.
Dirai-je que dans ces mêmes billets il est souvent question de l'appétit du poète, et des aventures de son estomac au milieu des tentations de la bonne chère? Dirai-je qu'en dépit de la tournure humoristique qu'il donne à ses récits, encore que Radegonde et Agnès qui, en leur qualité de Germaines, n'étaient pas sur ce point très collets montés, s'en divertissent peut-être, il s'y oublie jusqu'à décrire en termes d'une crudité parfois grossière les opérations ardues de sa digestion (XI, 22, 23), et ces terribles lendemains qui succèdent à la crapule de la veille. Pendant son séjour assez long dans une cour et dans une société germaines, il avait contracté l'appétit des gens de cette nation, laquelle, comme les Thraces, ne passait pas pour un modèle de sobriété, et il lui arriva plus d'une fois d'être incommodé d'un régime trop brutal pour un homme qui, comme les ruminants, n'avait pas plusieurs estomacs.
M. Ebert s'étonne que Fortunat, malgré le talent qu'il a montré dans certaines parties, ne se soit exercé qu'une seule fois dans la poésie lyrique des anciens. Pourquoi cet étonnement? Fortunat ne nous dit-il pas lui-même qu'il n'avait pas les ailes assez fortes pour voler à cette hauteur, et celle espèce d'ode en vers saphiques, obscur et pompeux galimatias, qu'il écrivit malgré Minerve et seulement pour obéir à Grégoire de Tours, est-elle autre chose qu'une preuve de son impuissance à déférer convenablement à cet ordre? Ah! qu'il aimait bien mieux faire des acrostiches en forme de croix, et s'amuser à des jeux de versifications qui sont à la poésie ce que les calembours sont à l'éloquence, à affronter les difficultés de l'épanalepse, à s'admirer dans les combinaisons de plusieurs mots de suite commençant par la même lettre c'est-à-dire dans l'allitération, enfin dans « les métaphores, images et comparaisons poussées jusqu'au pathos, etc. »!
Les choses étant ainsi, comment M. Ebert a-t-il pu dire (t. I, p. 575) : « Si nous jetons ici un coup d'œil général sur les productions poétiques de Fortunat, nous devons avouer, n'y eût-il d'autre preuve que celle qui est fournie par tous ces artifices oratoires, que cet auteur possédait un grand talent pour la forme, et qu'il avait par conséquent une véritable aspiration à trouver l'expression poétique. » J'en demande pardon à M. Ebert, mais je ne saurais souscrire à cette opinion. Trouver l'expression poétique n'est rien, si elle est vide de sens, si l'idée qu'elle revêt n'est qu'un lieu commun, si elle trahit des efforts pénibles pour la découvrir, si le défaut de discernement ou la négligence se fait remarquer dans le choix dont elle est l'objet, si les mots y perdent leur propriété ou y contractent des associations contraires à leur génie naturel, si enfin elle n'est qu'une musique aux sons cadencés et bruyants pareils à ceux que produisent les marteaux de plusieurs forgerons frappant ensemble sur une enclume.[29] Ce sont là les traits qui, avec quelques autres, distinguent toute poésie de décadence, ce sont ceux, à de notables exceptions près, de la poésie de Fortunat. A ce titre il est un ancêtre de plus d'un de nos poètes contemporains, parmi lesquels il en est qui ne sont pas des moins fameux.
Il reste à parler des éditions, avec notes et commentaires,[30] des poésies de Fortunat. La première édition complète est due au Père Brower. Outre quelques manuscrits interrogés par lui pour la première fois, entre autres et principalement le manuscrit de Saint-Gall, il recueillit un certain nombre de pièces publiées isolément, et en composa l'édition qu'il donna en 1603, puis en 1617. Malheureusement, les notes et commentaires dont il l'accompagna laissent beaucoup à désirer sous le rapport de l'exactitude historique et de la clarté. Tantôt elles sont d'une prolixité fatigante, tantôt d'une brièveté dont on ne peut rien tirer de ce qu'on est avide ou de ce qu'il importe surtout de savoir. Les conjectures et les assertions téméraires y sont nombreuses; il y a aussi de grosses erreurs de faits. Les corrections du texte n'en sont pas moins très heureuses et excellentes pour la plupart. Ce premier nettoiement, pour ainsi dire à grande eau, des ordures qui salissaient ce texte, est le premier et le plus grand service qui ait été rendu au poète, et pour lequel le savant jésuite a bien mérité de lui. Désormais la voie était déblayée, il n'y avait plus qu'à suivre l'audacieux qui s'y était engagé. C'est ce que fit Michel-Ange Lucchi, moine du Mont-Cassin. Son édition de Fortunat parut à Rome en 1786, c'est-à-dire cent quatre-vingts ans après la première de Brower.
Lucchi adopta et reproduisit l'édition de son prédécesseur sans y faire aucun changement. Mais, comme il avait pu consulter des manuscrits que Brower n'avait pas connus, il en tira des leçons nouvelles que, par déférence peut-être pour celui-ci, il se contenta d'indiquer dans ses notules. Seulement, et ses grandes connaissances en histoire, principalement en l'ecclésiastique, l'y autorisaient, il ne se fit pas scrupule de signaler les erreurs où, faute des mêmes connaissances, Brower était assez fréquemment tombé. Il eût bien fait de pousser plus loin sa critique, en écartant de son texte nombre de pièces attribuées à tort à Fortunat ou, pour le moins, fort suspectes, que Brower avait trop facilement mêlées aux pièces authentiques. Un autre après lui, et longtemps après lui, M. Frédéric Léo, les reléguera dans un Appendix spuriorum,  elles demeureront en quarantaine jusqu'à production de leur patente nette.
En 1881, il y avait quatre-vingt-quinze ans que l'édition de Lucchi avait paru, lorsque M. Frédéric Léo donna la sienne qui fait partie des Monumenta Germaniæ historiœ en cours de publication à Berlin. Le savant éditeur en indique les éléments dans sa préface. Il a consulté une douzaine de manuscrits, entre autres les deux moins mauvais, celui de Paris sous le numéro 13048, d'où feu Guérard, de l'Académie des Inscriptions, a tiré les nombreuses pièces qui figurent dans le premier Appendix de l'édition Léo,[31] et celui de Saint-Pétersbourg, qui date du huitième siècle. Il va de soi que ni Brower, ni Lucchi n'avaient jamais seulement ouï parler du premier de ces manuscrits ni du second. Les manuscrits autres que les douze cités plus haut, M. Léo les indique sans les décrire, et il en désigne encore six qui, ayant été décrits par différents critiques, n'avaient pas besoin, dit-il, de l'être de nouveau. Pour les éditions, il a fait usage de celle de Venise, qui, à son avis, a toute la valeur d'un manuscrit, et de celles de Brower et de Lucchi.
Tant de manuscrits, pour un auteur de l'espèce de Fortunat, démontrent assez l'estime singulière dont il a joui à travers les âges, et expliquent en même temps l'état de corruption, où le maintenaient, en l'aggravant, les copistes par les mains desquels il a dû passer. Il semble, en effet, que l'ignorance des copistes croissait en raison du nombre des copies. S'il arrivait à l'un d'eux d'être frappé de quelque faute, il ne la corrigeait que pour la rendre pire, ou il lui en substituait une nouvelle qui ne valait pas davantage. On se rend compte de tout cela, en lisant les innombrables variantes recueillies par M. Léo, et du sein desquelles on n'est jamais bien sûr d'avoir déterré la meilleure. On penserait que les copistes de Fortunat étaient recrutés à dessein parmi les moins lettrés, et que cette besogne leur était imposée pour pénitence. Quant à moi, j'ose n'en pas douter. Quoi qu'il en soit, si Fortunat, aux époques où il était l'objet de toutes ces transcriptions, était populaire en quelque sorte parmi les gens lettrés, il dut cette faveur plutôt au préjugé qui continuait à le tenir pour un excellent poète, qu'à l'examen sérieux et à l'intelligence de ses écrits. Cette dernière tâche devait être celle de ceux qui l'ont publié, annoté et commenté. Je dirai plus tard comment ils s'en sont acquittés. Revenons à M, Frédéric Léo.
Outre les leçons, en nombre infini, comme je l'ai remarqué ci-devant, qu'il a tirées des manuscrits, et qu'il a citées, sans en avoir, selon toute apparence, omis aucune, il a récolté avec un égal scrupule ce qu'on appelle moins des leçons que des corruptions de leçons, telles que mots désorganisés ou de constitution avortée, particules de mots réduits quelquefois à une lettre seule, tronçons impossibles à rattacher à aucun corps, mots divers fondus en un seul avec perte pour chacun d'eux d'une ou plusieurs de ses parties, et formant des espèces de monstres qu'on ne peut dénommer. On n'en a jamais fait autant pour Cicéron, par exemple, dont Orelli a rassemblé tant de variantes qu'on n'ose pas jurer que nous n'ayons pas un Cicéron de sang mêlé. Certainement, la plus grande partie de ces énormités des manuscrits de Fortunat n'ont apporté que peu de lumière à l'éditeur, tout au plus en a-t-il jailli quelques étincelles; mais il n'y a pas moins eu je ne sais quoi de chevaleresque de la part de M. Léo à s'engager dans ce fouillis capable de décourager même les fées. Ajoutons qu'il a introduit quelquefois, parmi les variantes, des notes explicatives très brèves, dont il lui a semblé que le texte avait trop manifestement besoin, sous peine de s'exposer au reproche d'avoir agi à l'égard de certains galimatias comme les théologiens du moyen âge à l'égard du grec, et de s'être tiré d'affaire par un transeamus. Il est à regretter seulement qu'il n'ait pas donné ces explications aussi souvent qu'elles étaient nécessaires, car il y fait preuve d'une grande sagacité; c'est sans doute parce qu'elles eussent trop grossi son édition, ou qu'il a voulu laisser aux futurs critiques du texte de Fortunat le mérite d'achever ce qu'il a seulement ébauché.
Enfin M. Léo a séparé et rendu à leur division naturelle quelques pièces réunies à tort sous un seul titre par les précédents éditeurs. J'ai déjà dit qu'il avait éliminé et réuni dans un appendice celles indûment attribuées à Fortunat; j'ajoute qu'il croit trouver la preuve de cette fausse attribution dans la liberté extrême dont on en use dans ces pièces avec la prosodie. Il est pourtant bien vrai que, sous ce rapport, Fortunat ne s'est pas toujours fort gêné avec les règles. Trois indices terminent cette édition. On a eu raison de dire que les indices sont l'âme des livres, et pour ma part j'admire ce genre de travail parce que j'en comprends la délicatesse et les difficultés. Celles qu'offrent les poésies de Fortunat sont si minutieuses et si considérables qu'elles en sont presque rebutantes; M. Léo les a glorieusement vaincues. Il n'eut pas mieux travaillé et avec plus de succès, s'il eût fait ces indices sur un livre qu'il eût composé lui-même.
Ces préliminaires étaient une introduction nécessaire à ce qu'il me reste à dire sur les causes qui ont empêché jusqu'ici les savants de tous pays de traduire Fortunat chacun en sa langue. Ces causes se peuvent réduire à une seule: l'insuffisance ou l'impuissance des anciens éditeurs à éclaircir le texte, c'est-à-dire à expliquer- les nombreux passages dont l'extrême obscurité arrête à chaque instant le lecteur et le plonge dans le dégoût et le découragement. Car, dit le savant et regrettable philologue Louis Quicherat, « faire comprendre intégralement les auteurs qu'on édite est une tâche plus ardue et plus méritante que de recueillir seulement les différentes leçons des textes ou des manuscrits[32] ». En effet, on vient aisément à bout de cette dernière besogne, avec une grande pratique des manuscrits, de la patience et du temps devant soi.

II.

Malgré les travaux considérables dont Fortunat, ainsi qu'on l'a fait voir précédemment, a été l'objet, malgré tous les efforts tentés pour le rendre plus intelligible, malgré tous les éloges dont on l'a comblé, malgré, enfin, tous les renseignements précieux qu'on en a tirés pour l'histoire de son temps, il n'a pas encore eu l'honneur d'être traduit en aucune langue.[33] Il n'en aurait pas été ainsi peut-être si quelque habile érudit du commencement du seizième siècle eût osé faire ce qu'ont fait depuis Brower et Lucchi. Mais il n'y avait pas là de quoi tenter des hommes amoureux du style avant tout, et dont la passion ne pouvait être satisfaite que par l'étude, à peu près exclusive, des écrivains classiques, soit pour se former le style sur celui de ces modèles, soit pour guérir les blessures que d'ignorants copistes leur avaient faites. Admettons, cependant, que la curiosité des critiques de la Renaissance ait été attirée sur Fortunat; qu'y eussent-ils trouvé? Une latinité barbare et un texte qui n'était qu'une plaie. En eût-il été autrement, que les délicats de ce siècle n'eussent pas jugé digne de leurs études un poète dont, le vol ne faisait que raser la terre et la plume torturer la poésie. Ils avaient tant d'autres malades plus intéressants et plus pressés, qu'ils abandonnèrent celui-là à des médecins subalternes ou moins dédaigneux, s'il avait la chance d'en rencontrer.
Il en rencontra, en effet, qui, pour s'être fait longtemps attendre, ne laissèrent pas que de l'arracher des limbes où il expiait les difficultés de son abord, et où l'indifférence ou le mépris l'avaient condamné. Brower fut le premier, Lucchi le second, enfin, et longtemps après eux, Guérard, pour les pièces restées inconnues aux deux autres, qu'il découvrit et publia en 1831, pour la première fois, dans, les Notices et Extraits des manuscrits, t. XII. Mais, quelque méritoires que soient leurs commentaires, notes et éclaircissements, ils n'ont, jusqu'ici, décidé personne à traduire leur auteur. Serait-ce donc qu'ils n'ont point fait assez pour cela?
J'ai déjà dit, d'après L. Quicherat, qu'il y a plus de mérite pour un éditeur à faire comprendre dans toutes ses parties son auteur, qu'à en recueillir et à en accumuler les variantes. A quoi bon, en effet, mettre vingt manuscrits au pillage, en extraire et faire défiler sous nos yeux des leçons qui se contredisent presque aussi souvent qu'elles s'accordent, et introduire les unes dans le texte et laisser les autres à la porte, trois opérations toujours faciles quand il ne s'agit que de simples mots, si l'on néglige, d'ailleurs, d'expliquer des phrases, des passages même qui sont de véritables énigmes, et sur lesquels le lecteur reste l'œil fixe et la bouche béante? N'est-ce pas dire, ou à peu près, qu'on ne se tait sur ces passages que parce qu'il est aisé de les comprendre, qu'on les comprend bien soi-même, et que le lecteur sera sans doute aussi pénétré de leur clarté? Mais c'est trop présumer à la fois du lecteur et de soi-même ; car, lorsque je vois sur tous les passages obscurs et rebutants, comme ceux dont Fortunat est rempli, les commentateurs glisser tour à tour avec la même insouciance, j'en conclus volontiers qu'ils ne les ont point entendus, et que le monologue qui se fait dans leur for intérieur est à la fois une manière de dissimuler leur impuissance et une impertinence. Certes, tout lecteur ne peut qu'être flatté de la bonne opinion qu'on a de son intellect; mais, n'est-ce pas agir envers lui comme un banquier qui tirerait une lettre de crédit sur un correspondant dont l'argent ne serait pas prêt, ou qui même n'en aurait pas du tout?
Ce qu'on dit ici des passages difficiles que l'indifférence où l'incapacité relative des commentateurs abandonne à notre compréhension, peut également, et jusqu'à un certain point, se dire des simples mots; car s'il est vrai que par leur isolement ils offrent plus de prise à la réforme, il est aussi vrai que, vu le nombre infini de variantes dont ils sont l'objet, il serait à peu près impossible de ressaisir la personnalité de chacun d'eux, si l'on ne se résolvait à leur imposer, en quelque sorte d'autorité, des corrections radicales dont le sens général de la phrase pût logiquement s'accommoder, et auxquelles le lecteur fût amené, sans efforts, à acquiescer. Loin de blâmer ce procédé, surtout lorsqu'on a affaire à un auteur aussi mutilé que Fortunat, je regrette que ses éditeurs, y compris M. Léo, n'aient pas montré plus souvent un peu de cette hardiesse que le grand Scaliger avait avec excès, mais dont tant d'auteurs anciens se sont si bien trouvés.
On peut, en dépit d'un rigorisme qui exigerait le même traitement pour les désordres constitutionnels d'un mauvais auteur que pour ceux d'un bon, on peut, dis-je, se permettre sur le premier, dont la santé après tout nous importe le moins, des expériences qu'on ne se permettrait pas sur l'autre. Avec un Fortunat, on ose bien des choses qu'on n'oserait pas avec un Virgile. Il y a, par exemple, telles corrections radicales dans Fortunat, que M. Mommsen a suggérées à M. Léo, qui, si elles ne sont pas de génie, le génie étant un bien gros mot pour une si petite chose, sont au moins d'intuition supérieure. Toutefois, il y reste encore un très grand nombre d'expressions et de phrases bien malades, autant des remèdes qu'on leur a appliqués que par la faute du temps et des copistes. Je suis bien loin de croire au succès des remèdes que je me propose d'essayer sur quelques-unes; mais, après avoir, comme je l'ai fait, lu à fond, relu et traduit les onze livres[34] des poésies mêlées de Fortunat et leur Appendice, après avoir apporté à ce travail un peu de cette passion pour les découvertes qui, sauf la différence énorme du but, anime le grammairien comme l'astronome, j'ai cru être en mesure de donner quelques exemples choisis parmi une centaine et plus, des omissions, des timidités puériles, parfois même des fautes d'interprétation que je reprochais plus haut aux éditeurs et aux commentateurs.

N° 1. — Dans la pièce XVI de l'Appendice, on lit les vers 10 et 11, qui suivent :
Hic quoque sed plures carmina jussa per annos;
Hinc rapias tecum quo tibi digna loquor.
Le premier vers cloche d'un demi-pied et n'a ni sujet, ni verbe. Guérard, qui le donne tel que le manuscrit le lui a offert, ne remarque pas même cette anomalie, ou, s'il l'a remarquée, il la laisse passer avec une froide courtoisie. M. Léo pense qu'au lieu de carmina jussa, il faut lire selon toute apparence camina justa. Je confesse que cela ne m'apparaît point du tout. Qu'est-ce que camina? Est-ce un nom au pluriel neutre s'accordant avec justa. Le singulier serait donc caminum, or caminum est le nom latin de Cumin, ville prussienne sur le lac de ce nom. Est-ce un nom féminin au nominatif? On trouve, en effet, dans Du Cange, deux exemples de ce nom, l'un qui paraît indiquer un instrument à vanner, l'autre qui est un synonyme de curia. Ni l'un ni l'autre n'ont rien à faire ici. S'agit-il de caminaimpératif de caminare? Encore moins; outre que la quantité de la première syllabe proteste contre son admission. Laissons donc carmina, et voyons pourquoi.
Notre poète dit en quelques pièces de son recueil qu'il fait des vers pour obéir aux ordres de Radegonde et d'Agnès, il le leur redit ici, et, de plus, qu'il en fait ainsi depuis plusieurs années. Il prie donc l'une ou l'autre (car on ne voit pas précisément à laquelle des deux il s'adresse) de prendre (rapias) ceux qu'il leur offre, n'y ayant rien qui n'y soit digne d'elles. Fortunat a donc du écrire, et il a certainement écrit :
Hic quoque sed plures [ago] carmina jussa per annos.
Le copiste de la pièce du manuscrit d'où Guérard l'a tirée, a omis ago qui s'imposait si naturellement, et qui rend à ce vers manchot le membre dont il était privé depuis des siècles.

N° 2. —Les petits cadeaux, dit-on en proverbe, entretiennent l'amitié :
Hæc res et jungit junctos et servat amicos.
Nous voyons, en maints endroits de notre poète, qu'il mettait ce proverbe en pratique avec Radegonde et Agnès, quoique, à vrai dire, la nécessité n'en existât pas du tout. Jamais amitié, comme celle dont il était l'objet, ne fut plus désintéressée. Il en recevait donc des cadeaux et il leur en faisait de temps en temps lui-même qu'il accompagnait d’envois en vers où il s'excusait de la modicité de son hommage : c'étaient tour à tour ou des châtaignes, ou des pommes, ou des prunes de son jardin, ou des prunelles ou des mûres. Un jour que, au lieu de pommes qu'il aurait pu offrir, il se trouva dans la nécessité de n'envoyer que des mûres, il dit :
Vel dare qui potui pomula mora ioti.[35]
Ioti est un mot si manifestement corrompu qu'il faut nécessairement l'évincer et lui trouver un remplaçant. Guérard propose more joci, comme qui dirait par plaisanterie. Cette correction n'est pas à dédaigner, d'autant plus qu'il n'y a que deux lettres à changer au texte. Mais ces mots ne se rattachent à rien. Il est évident qu'ils devraient et qu'ils doivent exprimer une opposition à pomula, c'est-à-dire un cadeau moindre que ces pommes. Or, pour exprimer celle opposition, il faut un verbe qui régisse mora, et ce verbe ne peut être que le mot défiguré ioti. En outre, la correction de Guérard est peu respectueuse, car toute diminution de respect (et cette plaisanterie en était une), si petite qu'elle soit, de la part de Fortunat, pour Radegonde et. Agnès, n'est pas admissible. M. Léo, en proposant verba dedi « je vous en ai donné à garder », aggrave encore le manque de respect, et une plaisanterie de ce genre, avec des personnes d'une si haute et si sainte condition, n'eût pas été autre chose. Il n'y a pas, d'ailleurs, l'ombre de plaisanterie ni dans l'intention, ni dans les paroles de Fortunat. Il regrette seulement d'être empêché par son absence de donner à Agnès, ainsi qu'il lui est arrivé maintes fois, des pommes de son jardin, et d'être réduit ù lui envoyer des mûres. Laissons donc mora, puisqu'après tout il s'agit de mûres, et mettons dedi comme M. Léo, à la place d'ioti. Et puis il est certain par le 4e vers,
Et rogo quœ misi dona libenter habe,
que Fortunat n'a pas payé de paroles ses amies, mais qu'il leur a bel et bien fait un cadeau.

N° 3. — Il ne faut quelquefois qu'une lettre à ajouter ou à retrancher pour rendre la vie à un vers et le remettre sur ses pieds; mais cette lettre, tout naturellement qu'elle soit indiquée, ne répond pas toujours à l'appel; on dirait qu'elle tient à se présenter d'elle-même. Exemple : Fortunat vient en personne offrir des fruits à ses amies et s'excuse de la nature insolite de l'objet dans lequel ils sont enveloppés :
Sed date nunc veniam quod fano tali habetur.[36]
Guérard se tait sur cette étrange fin de vers, et M. Léo ne voit pas comment y remédier. Ni l'un ni l'autre ne s'expliquent non plus sur le sens à leur attribuer. Or, fano est une serviette, une nappe ou toute bande d'un tissu quelconque; mais c'est aussi le corporal qui se met sur l'hostie pendant la messe, et de plus « ce que le prestre met en la main senestre »,[37] lorsqu'il officie. « Item, est-il dit dans un Inventaire du Trésor de l'abbaye Sainte-Croix de Poitiers, fait en 1746,[38] l'estolle et fenon S. Médard. » Comme prêtre, Fortunat portait l'un et l'autre à l'autel, et voilà pourquoi il s'excuse d'employer à un usage aussi profane un linge réserve à un usage sacré. N'y ayant donc pas de doute sur la signification de fano, il reste à le rapprocher de l'adjectif tali qui le suit, et qui aspire à s'accorder avec lui. On écrira donc :
Sed date nunc veniam quod fano talis habetur,
et du même coup on régularisera le vers en lui rendant la lettre qui manque pour former le dactyle au cinquième pied.

N° 4. —La physique, chez Fortunat, est, en général, enfantine, et dans les questions qui sont du ressort de cette science, il emploie les métaphores dont poètes et prosateurs se sont servis de toute antiquité. S'il nous dit d'une part que le temps s'envole, que les heures se jouent de nous et que nous marchons à la vieillesse sur un chemin glissant, nous le comprenons sans difficulté; mais s'il vient à nous dire que « le monde tourne sur son axe sans corde »,
Fine trahit celeri sine fune volubilis axis,[39]
nous sommes arrêtés par cette corde, et nous allons aux recherches dans les notes des éditeurs, pour voir si nous trouverons un renseignement qui nous débarrasse de cet obstacle. Nous ne trouvons qu'une variante, finepour fune dans le Ms. de Paris. Mais le premier mot du vers est déjà fine. Cette répétition du même mot à si courte distance a de quoi choquer, et, comme le Ms. de Paris est le seul où elle se produise, il vaut mieux s'en tenir au sine fune d'un Ms. ambrosien, admis dans le texte, et chercher cependant ce que le poète entend par là. Il suppose que le monde, pour tourner sur son axe, n'a pas besoin d'une corde comme, par exemple, le treuil au moyen duquel on fait descendre un seau dans le puits. Entraînée par le poids du seau, la corde enroulée autour du treuil se déroule et le fait tourner sur son axe, avec une grande rapidité : ce qui n'aurait pas lieu sans la corde. On voit combien celle interprétation était nécessaire.[40]

N° 5. — Dans la pièce De Excidio Thoringiæ,[41] il est un mot que M. Léo déclare corrompu, comme il l'est en effet, et dont la restitution paraît, à première vue, radicalement impossible. Dans cette pièce, Radegonde, ayant Fortunat, dit-on, pour interprète, parle, dès les premiers vers, de l'effondrement du palais des rois thuringiens et des richesses englouties sous les ruines; elle parle de ses hôtes (et elle-même en était le plus noble et le plus intéressant) emmenés captifs chez leurs vainqueurs et maîtres, et tombés des hauteurs de la gloire .dans la condition la plus basse. « Une foule de serviteurs, dit-elle, ont péri et ne sont plus que la poussière infecte de sépulcres. Un nombre infini d'illustres et puissants personnages demeurent sans sépulture et privés des honneurs qu'on rend à la mort. » Et elle ajoute :
Flammivomum vincens rutilans in crinibus aurum,
Strata solo recubat lacticolor amati.
Brower, Leibnitz,[42] Luchi et Migne s'accordent à voir dans amati une forme altérée d'amethys ou amethystus.Pas un d'eux n'a réfléchi qu'il faudrait au moins amatys au nominatif, comme y est lacticolor, et que cette épithète, non plus que la propriété attribuée à l'améthyste, de jeter plus de feux que l'or, ne saurait convenir à une pierre de couleur violette. M. Mommsen en a sans doute fait la réflexion, et il a tranché la difficulté en proposant de substituermulier à amati. Cette substitution donne au pentamètre sa mesure et à la phrase un sens excellent, car il s'agit d'une femme dans ces deux vers, et on peut les traduire ainsi : « Une femme au teint de lait, aux cheveux d'un rouge vif et plus brillants que l'or, terrassée par ses meurtriers, est gisante sur le sol. »
Cependant la substitution proposée par M. Mommsen ne laisse pas que de paraître un peu forte; aucune variante ne la favorise tant soit peu; elle est comme tombée du ciel. Si j'ose dire ce que j'en pense, je conjecture qu'il n'y a rien à changer dans amati, si ce n'est l’i qu'il faut mettre à la place du second a, et vice versa. On aurait ainsiamita, qui a la quantité voulue, deux brèves et une longue, pour régulariser le second hémistiche. Et, comme la césure rend quelquefois longue, devant un mot qui commence par une voyelle, une syllabe finale brève se terminant par une consonne (il y en a maints exemples depuis Virgile jusqu'à Ausone),[43] la syllabe finale de lacticolorbénéficierait de cette licence.
Pour en revenir à la femme à laquelle ces deux vers font allusion, je crois qu'il s'agit d'une tante (amita) de Radegonde, qui fut enveloppée dans un massacre exécuté pendant et après le sac du palais des rois de Thuringe par les Francs. L'histoire, il est vrai, ne fait aucune mention de cette princesse ; mais peut-être que, n'étant pas mariée et menant dans le palais une vie relativement obscure, la princesse n'avait pas, pour mériter que l'histoire parlât d'elle, cette notoriété que, à défaut d'autres, les princesses mariées tirent de l'homme auquel elles sont unies. En tout cas, ne pouvant me résoudre à accepter la substitution de mulier à amati, dont la conformation n'a aucun rapport avec celle de ce remplaçant, je n'hésite pas à proposer amita, qui satisfait à la fois et au sens et à la mesure du vers.[44]

N° 6. — Je n'hésite pas davantage à mettre natas pour natos autorisé pourtant par le manuscrit de Paris, 13048, dans ce vers où le poète appelle la protection de Dieu sur Agnès et ses religieuses :
Et te vel natos spes tegat una Deus.[45]
Et te vel natos « et toi et tes fils », car vel est ici conjonction copulative, comme elle l'est fréquemment dans notre poète. Il y a quelque chose de si choquant dans ces fils attribués par Fortunat à une personne de la qualité d'Agnès, qu'on a peine à comprendre que Guérard et M. Léo ne l'aient point remarqué, ou, s'ils l'ont remarqué, n'en aient rien dit. C'est montrer trop de condescendance pour les manuscrits quels qu'ils soient, et reculer devant un épouvantail à chenevière. « Si, disait encore L. Quicherat, certaines corrections, sans être méprisables, ne portent pas avec elles la lumière nécessaire pour rallier tous les esprits, elles laissent la carrière ouverte aux recherches de la critique; mais d'autres présentent un tel caractère de certitude qu'on ne peut, sans se compromettre, se refuser à les adopter. Si nos pères avaient eu pour les manuscrits une superstition ridicule, les monuments littéraires de l'antiquité seraient illisibles; mais, de leur propre autorité, ils rectifiaient les erreurs,... et nombre de leurs corrections sont tellement incorporées dans le texte, qu'elles ne se discutent plus aujourd'hui.[46] » Il est donc surprenant que ni Guérard, ni M. Léo n'aient vu qu'il ne peut être question, dans ce vers, que des filles de la mère Agnès, c'est-à-dire de ses religieuses, ou que, s'ils l'ont vu, ils n'aient pas chassé du texte natos pour y introduire d'office natas. C'est ce que j'ai fait sans remords aucun.
Le poète, d'ailleurs, ne nomme jamais les religieuses autrement. Mais ce natos n'est-il pas une preuve évidente de l’ignorance des malheureux scribes qui, par ordre, ou volontairement, se sont copiés les uns les autres, sans s'apercevoir de cette impertinence?

N° 7. — Fortunat, dans la pièce qui a pour titre : de Gelesuintha,[47] fait dire à Goïsuinthe, mère de Gélésuinthe, que, quand elle laissa partir cette fille bien-aimée pour le Nord, c'est-à-dire pour la Gaule où celle-ci allait épouser Chilpéric, il gelait si fort
Ut nec rheda rotis, non equus isset aquis.
Cet equus qui ne pouvait aller sur l'eau glacée ne suggère aucune observation à Brower ni à Lucchi. M. Léo, moins réservé, et ne pouvant croire qu'il s'agit là de quelque hippocampe, dit qu'au lieu d'equus il attendait ratis :cette attente est bien naturelle, mais elle est vaine; car ratis et equus signifient la même chose, c'est-à-dire vaisseau. Homère l'a dit le premier, parlant de ce véhicule sur le liquide élément, ἁλος ἵπποι.[48] L'image a passé aux Latins. Plaute l'emploie dans le Rudens:[49]
... Nempe equo ligneo per vias cœruleas
Estis vectœ;
ce cheval de bois était un vaisseau. L'épithète ligneus est un renchérissement sur Homère qui n'en avait pas besoin pour être compris des Grecs, et une obligation imposée à Plante qui ne l'eût pas été des spectateurs romains, sans cette addition. Fortunat, si fécond d'ailleurs en métaphores hétéroclites, n'a eu garde de négliger celle-là, et il faut la lui laisser.[50]

N° 8. — Le comte Galactorius résidait à Bordeaux où, entre autres devoirs de sa charge, il avait celui de percevoir les impôts pour le roi Chilpéric. Fortunat pensant, on ne sait pourquoi, qu'il pouvait y avoir quelque excédent de recette, dont le comte aurait eu la libre disposition, lui écrit pour lui exprimer le désir d'en avoir sa part. « Envoyez-moi, lui dit-il, des pices en échange de mes apices », c'est-à-dire « de ma lettre » :      ^w
Si superest aliquid quod forte tributa redundant,
Qui modo mitto apices, te rogo, mitte pices.[51]
A première vue on est porté à croire que le poète ne fait pas seulement un jeu de mots avec apices et pices,mais qu'il demande bel et bien de l'argent à Galactorius. Brower le présume et suppose que par pices, on pourrait entendre une espèce de monnaie. Je l'ai cru comme Brower et j'ai fait tous les efforts imaginables pour le démontrer. Mais j'ai dû bientôt reconnaître que, où que je dirigeasse mes recherches, je suivais de fausses pistes, et que je n'arriverais jamais à découvrir une monnaie mérovingienne dans un mot qui n'a jamais voulu dire que « poix ». C'est alors que, faisant appel à la science de mes deux confrères MM. Ch. Robert et Deloche, je leur demandai leur avis. L'un et l'autre furent d'accord pour nier l'existence en aucun temps d'une monnaie appelée pyx, au plurielpices, et pour conclure que dans ce passage il s'agit tout simplement de poix.[52] Reste à savoir à quoi le poète avait le dessein de l'appliquer. Tout d'abord, j'avais pensé que c'était à ses chaussures, l'un rappelant l'autre naturellement; mais cette pensée me parut bientôt aussi dépourvue de sel que de respect, et j'allais l'abandonner, lorsqu'un passage où Fortunat parle de ses chaussures me revint tout à coup en mémoire. Je m'y reportai, espérant en tirer quelque lumière. C'est dans la pièce XXI du livre VIII. Là donc Fortunat remercie Grégoire de Tours de lui avoir envoyé des talaires avec de quoi les attacher, et des peaux blanches pour couvrir les semelles :
Cui das unde sibi talaria missa ligentur,
Pellibus et niveis sint sola tecta pedis.
Il est inutile de faire remarquer que ces talaires n'avaient rien de commun, si ne n'est peut-être les cordons, avec les talaires que les anciens prêtent à Mercure; c'étaient de simples semelles qui emboîtaient légèrement le talon, et qui adhéraient à la plante du pied au moyen de courroies; elles n'avaient point d'empeignes. Telle était, comme le dit Alcuin,[53] la chaussure des ministres de l'église : quo induuntur ministri ecclesiœ, subterius solea muniens pedes a terra, superius vero nihil operimenti habens. Comment donc Grégoire, qui devait connaître cette particularité, envoyait-il de la peau blanche dont l'emploi eût été une infraction à l'usage indiqué par Alcuin, en transformant en chaussure couverte réservée aux évêques la chaussure d'un simple prêtre? Celle des évêques s'appelait sandalia. L'empeigne en avait d'abord été en toile blanche;[54] mais, comme on le voit ici, on y employa depuis de la peau de la même couleur. Toujours est-il qu'il fallait aux simples prêtres une permission spéciale des papes pour chausser des sandales. « Nous avons appris, dit Grégoire le Grand,[55] que les diacres de l'église de Catane s'étaient arrogé de porter des sandales, ce qui n'avait jusqu'ici été accordé à personne, excepté toutefois aux diacres de Messine, par nos prédécesseurs ». Les successeurs de Grégoire le Grand, comme l'avaient fait ses prédécesseurs, et comme il paraît l'avoir aussi fait lui-même, octroyèrent depuis et souvent ce privilège,[56] et il n'est pas impossible qu'à la considération de Grégoire de Tours, Fortunat en ait été l'objet.
Ce qui me porte à le croire, ce sont les deux derniers vers de la même pièce :
Pro quibus a Domino datur stola candida vobis ;
Qui datis hoc minimis inde feratis opes.
Pro quibus, c'est-à-dire pellibus. Par où l'on voit qu'en retour de ces peaux qu'il a reçues de Grégoire, il lui souhaite la robe blanche, stola candida, qui est le vêtement des papes. C'est même pour la seconde fois, quoique en d'autres termes, qu'il lui fait un souhait de ce genre, car il disait tout à l'heure à Grégoire :
Sic te consocium reddat honore throno.[57]
ce qui veut dire « et te rende par l'honneur associé au trône ». Le vers se comprend très bien. Or, comme on ne peut admettre que le poète veuille faire de Grégoire l'associé de Dieu dans le ciel, et l'asseoir sur le même trône, il ne peut être question que du trône terrestre, c'est-à-dire de la papauté. Ces deux passages valaient au moins la peine d'être signalés; mais ici encore les commentateurs se sont abstenus, ayant assez bonne opinion des lecteurs pour croire qu'ils n'y seraient pas embarrassés. Quoi qu'il en soit, ces peaux, devant être nécessairement cousues aux semelles, font, par une suite naturelle des idées, penser au fil enduit de poix destiné à cette opération. Est-ce à dire que Fortunat ait été le confectionneur de ses sandales? Cela n'est pas soutenable même en plaisantant. Contentons-nous de croire que le poète avait un autre dessein au sujet de cette poix, comme pourrait être celui d'en faire des flambeaux résineux pour les cérémonies de l'église, ou de l'employer pour l'embaumement des corps,[58]et ne nous en tourmentons pas davantage. Il résultera du moins de cette discussion la connaissance à peu près certaine du genre de chaussure que portait Fortunat, et les membres du clergé de Poitiers du même rang que lui.

N° 9. — Voici encore deux vers dont il m'a été très difficile de pénétrer le sens :
Esto tamen quo vota tenent meliora parentum,
Prosperior quam te terra Thoringa dedit.[59]
La construction en est si bizarre, qu'il ne peut être que le texte ne soit corrompu. Dans l'état où est le second vers, il faudrait lire quam tu au lieu de te qui est un solécisme. Il est impossible, en effet, de rendre raison de cet accusatif et de le rattacher à quoi que ce soit. Je crois, en outre, que ce n'est pas prosperior qui appelle quam te,c'est meliora, et encore, je le répète, est-ce quam tu que ce comparatif exigerait : ce qui donnerait un sens absurde. Mais, si au lieu de tu et te, on met quæ qui se rapporte à vota, on rend à ces vers leur construction et leur sens naturel, et on lit :
Esto tamen que vota tenent meliora parentum
Prosperior quam quæ terra Thoringa dedit.
ou : Vota meliora quem quæ Thoringa prosperior dedit. « Cependant reste où te retiennent les vœux de tes parents, vœux meilleurs que ne le furent pour toi ceux de la Thuringe, quand elle était plus heureuse. »
Dans cette rectification, il me semble, pour parler comme Louis Quicherat, « n'avoir fait qu'un usage légitime de la critique », et si j'osais, j'ajouterais avec lui « que, souvent la critique est restée en deçà de ce qu'elle pouvait se permettre, et que « les textes se ressentent encore tristement de l'excessive tolérance des éditeurs[60] ». Ceci s'applique exactement au texte de Fortunat.
Si je poursuivais ces remarques aussi loin qu'il serait nécessaire, il y faudrait un volume, chacune d'elles demandant un certain développement. C'est le privilège des auteurs de décadence de requérir plus d'explications et pour de moindres objets, que les auteurs des belles époques. Je m'en tiendrai donc ici à celles-là. On en trouvera plusieurs autres dans les notes qui seront à la suite de chaque livre de Fortunat, comme aussi et souvent l'aveu de mon impuissance à résoudre certaines difficultés. Mais j'aurai montré le chemin; il ne manquera pas sans doute de plus habiles pour arracher les ronces que j'aurai laissées derrière moi, et peut-être aussi pour m'apprendre que j'en ai semé moi-même où il n'y en avait pas.

CHARLES NISARD,
de l'Institut.



 


[1] Livre Ier, prologue.
[2] Livre IX, pièce VII.
[3] De Gestis Longob., l. II, c. XIII.
[4] Vita S. Remigii, præfatio, n° 2.
[5] Hist. Rhem. eccles., l. II, c. II.
[6] Hist. Franc, l. III, c. XIII.
[7] De script. eccles., c. XLV.
[8] De script. eccles., au mot Fortunatus.
[9] Vitæ pœt. latin., l. V.
[10] Ses poésies inédites en XX livres étaient, au rapport de Lucchi, conservées à Venise dans la famille Soderini. Voyez les Testimonia sur Fortunat, édition de Lucchi, dans Migne, tome LXXXVIII, tom. 56.
[11] Adversaria, l. XLVI, c. III ; édit. de 1624.
[12] Biblioth. des auteurs ecclés., t. V.
[13] Hist. des auteurs sacrés, t. XVII, p. 81 et suiv.
[14] Notizie della vita...del letterati del Friuli, t. I, p. 132 et suiv., 1760, in-4°.
[15] Je ne parle pas de feu Victor Leclerc qui a fait un article sur Fortunat, où il le juge, ainsi que les autres poètes chrétiens de cette époque, avec une indulgence qui tient plus de la tendresse que de l'impartialité. Il a même traduit une pièce de notre poète, où il s'est plus appliqué à être élégant que fidèle, et où il paraît même n'avoir pas entendu son texte. Cet article est dans le Répertoire de la littérature ancienne et moderne, t. XIV, p. 108 et suiv.
[16] Récits mérovingiens, Ve Récit.
[17] Histoire littéraire de la France, t. II, ch. XII, p. 312 et suiv. de l'édition de 1832.
[18] Ibid.
[19] T. II, p. 345 et suiv., 4e édit., in-12, 1808.
[20] Les pièces I et III de l'Appendice.
[21] Appendice, pièce XXXI.
[22] In-8°.
[23] Je ne connaissais pis cette thèse; c'est M. Salomon Reinach qui me l'a obligeamment signalée, en même temps que la traduction en vers allemands par M. Bœcker, de trois pièces de Fortunat, dont on trouvera l'indication plus loin, note 33.
[24] Histoire générale de la littérature du moyen âge en Occident, par A. Ebert, professeur à l'Université de Leipzig, traduit de l'allemand par le Dr Joseph Aymeric. et par le Dr James Condamin. Paris, 1883, 2 vol. in-8°.
[25] Fortunat, lorsqu'il racontait avec un enthousiasme si peu mesuré (VI, III) les vertus de Caribert, écrivait sans doute avant que ce prince eût montré tous ses vices, ou du moins, le poète étant lui-même nouveau venu en Gaule, ne connaissait rien encore des faits qui rendirent depuis son héros si tristement célèbre.
[26] Habent aliquid jam non carnis in carne, etc. De sancta Virginitate, n° 12.
[27] Ce traité est en cinq livres, et saint Ambroise l'adresse à sa sœur Marcellina.
[28] Voy. notamment les deux derniers vers de la pièce IX du livre IV.
[29] C'est là que, au rapport de Sennebler cité par Littré, dans son Dictionnaire au mot Musique, Pythagore trouva les principes de l'art musical.
[30] J'excepte la première en date, parce que, n'étant point accompagnée de notes et de commentaires, elle n'est pas de mon sujet; c'est l'édition de Venise, Per Jac. Salvatorem Solanium Murgitanum... Venetiis, apud hæredes Jac. Simbenii, 1578.
[31] Guérard les avait publiées, il y a plus de cinquante ans, dans les Notices et extraits des manuscrits, t. XII, partie II, p. 75 et suiv., 1831.
[32] Mélanges de philologie, p. 178; 1879, in-8°.
[33] Il faut en excepter toutefois la Vie de saint Martin, poème en quatre chants, longue et ténébreuse paraphrase de la vie du même saint si simplement et si naïvement écrite par Sulpice Sévère, où l'on ne trouverait peut-être pas cinquante bons vers sur les deux mille deux cent quarante-trois dont elle se compose, et où le sentiment chrétien lui-même a Je ne sais quoi de guindé et de déclamatoire. Elle a été traduite en français par feu Corpet, traducteur d'Ausone, et publiée conjointement, et comme objet de comparaison, avec les Vies de saint Martin par Sulpice Sévère et Paulin de Périgueux, dans la Bibliothèque latine-française de Panckoucke, 3e série, 33e livraison, p. 232 et suiv. (1850). Le même auteur a traduit la pièce XIII du l. III et la pièce IV du l. VII, dans les notes du t. II de son édition d'Ausone, p. 372, 373; la pièce XII du l. III, et la pièce X du l. IX, l'une et l'autre à l'Appendice du même volume, p. 468 et suiv. Outre cela, et c'est à M. Salomon Reinach que je dois cette indication, trois pièces de notre poète, les XIIe et XIIIe du livre III et la IXe du liv. X, selon notre édition, ont été traduites en allemand et en vers par Bœcker, dans Jahrbücher der Vereins von Alterthumskunden im Rheinlande, 1845 (7efascicule). La pièce au livre X y a pour second titre Hodoporicon, titre bien présomptueux pour une simple excursion de plaisir, comme aussi pour celles du même genre que le poète a racontées ailleurs (l. VI, pièce VIII; l. VIII, p. 11 ; l. XI, p. XXV). Sigebert de Gemblours (de Script. eccl., c. 45) est le premier qui ait employé ce terme de manière à donner à entendre que Fortunat avait écrit un poème spécial sous ce titre, et Tritheim (de Script. eccles., n. 219) l'a répété en l'estropiant ou plutôt en le travestissant de cette manière : Ad Oporicum vitæ sua lib. I. Ajoutons enfin qu'Augustin Thierry a traduit quelques courts fragments de notre poète dans ses Récits mérovingiens, premier et cinquième Récits, et que l'abbé Monnier a traduit des extraits de la première pièce de l'Appendice, de la pièce V du l. V et de la pièce IX du l. III, dans le tome troisième des Mélanges littéraires tirés des poètes latins, par l'abbé Gorini; 4 vol. in-8°, 1869.
[34] Sauf les cinq premiers pourtant dont la traduction est l'œuvre personnelle de M. Rittier, et que je me suis borné à revoir avec autant de soin que si je l'eusse entreprise moi-même.
[35] Appendix, pièce XVIII, v. 6.
[36] Appendix, pièce XXVI, v. 6.
[37] Ancien glossaire français cité par Du Gange, au mot Fano.
[38] Voyez Trésor de l’Abbaye de Notre-Dame de Poitiers, par M. Barbier de Montault
[39] Livre VII, pièce XII, v. 3.
[40] M. Salomon Reinach, à qui je m'étais fait un plaisir d'offrir cette Dissertation, lorsqu'elle fut publiée pour la première fois (a), a bien voulu me faire part de ses remarques au sujet de cette interprétation, comme aussi au sujet de deux autres qu'on trouvera plus loin. Je tiens à honneur de reproduire ici fidèlement ces remarques, en demandant toutefois à l'aimable et docte critique la permission d'y répondre.
« Je n'admets pas, m'écrit-il, le texte :
Fine trahit celeri sine fune volubilis axis;
il me semble qu'il faut écrire :
Fune trahit celeri sine fine volubilis axis,
et que cela donne un sens satisfaisant. Funis est une métaphore, « comme au moyen d'une corde rapide. »
Ce sens est acceptable en effet, si l'on reçoit la correction proposée par H. S. Reinach. Malheureusement elle fait disparaître l'image du monde qui tourne sur son axe avec une volubilité extrême, et dont rien ne peut donner une idée plus juste qu'un treuil tournant aussi sur son axe par le moyen indiqué dans ma remarque. Je persiste donc à croire que cette idée a été celle du poète, et qu'elle est de celles qui la plupart du temps lui hantent le cerveau.
(a) Dans la Revue de l'enseignement secondaire, publiée chez Paul Dupont, Nos du 1er et du 15 octobre 1885.
[41] Appendix, pièce I, vers 15 et 16.
[42] Excerpta veterum auctorwn, au tome Ier des Scriptores rerum Brunsvicensium, p. 59.
[43] Pectoribus inhians; Virgile, En., IV, vers 64. Tertius horum; Ausone, Professor., en vers saphiques, VIII, vers 9.

[44] « Amita, dit M. Salomon Reinach, est séduisant, mais j'avoue que je préfère Mulier. Mulier pourrait être écrit ainsi :

Supposez la perte des deux dernières lettres par une déchirure du manuscrit, vous aurez quelque chose comme amti, dont un copiste préoccupé du mètre a pu faire amati. Le mol amita sans explication me paraîtrait bien bizarre. »
Ces rhabillages de mots dans les manuscrits et dans les inscriptions, sont souvent très heureux, et toujours d'une grande autorité aux yeux des érudits, mais il ne faut pas en abuser, car alors ils peuvent donner lieu à des discussions qui, après plus ou moins de bruit, viennent dormir, comme la mer sur la grève de quelque anse écartée,sans soupir et sans mouvement.
Le sable à peine fouillé se tasse de nouveau. Il pourrait en arriver de même si j'entrais en discussion sur le mot qu'a dessiné et que m'objecte M. S. Reinach. J'aime mieux m'en tenir à cette remarque, que ce mot est une supposition gratuite, que M. Léo n'en signale l'existence dans aucun manuscrit, qu'il est un fils présumé d'un père,amati, avec lequel il n'a aucune ressemblance, et que M. Mommsen a bien voulu adopter. Quant à la correction que je propose, amita, elle n'a pas plus besoin d'explications que tous les personnages de la famille de Radegonde désignés sans être nommés, à l'exception d'un seul, Hamalafrède, dans les soixante premiers vers de cette pièce.
[45] Appendix, pièce XXI, vers 14.
[46] Mélanges de philologie, p. 70, 71 ; 1878, in-8°.
[47] Livre VI, pièce V, vers 332.
[48] Odyss., IV, vers 708.
[49] Acte I. scène V, vers 10.
[50] « Je ne puis admettre, dit M. S. Reinach, l'ingénieuse explication que vous donnez de ce vers :
Ut nec rheda rotis, nec equus isset aquis.
Equus-navigium, est toujours, en grec comme en latin, accompagné d'une épithète. Je proposerais :
Ut ne rheda rotis nec ratis leset aquis,
C'est-à-dire, « de sorte qu'un char ne pouvait s'avancer sur ses roues, ni un bateau sur les eaux. » Rotis, ratisdevaient tenter le mauvais goût de Fortunat. Dans le manuscrit rotis a fait disparaître ratis, qui a été remplacé parequus, sous l'influence d'aquis.
Oui, c'est bien par l'influence d'aquis qu'equus. a été invinciblement attiré, en quoi le mauvais goût du poète était plus pleinement satisfait; car l'allitération ayant lieu dans les mots d'un même membre de phrase et d'une même pensée, nec equus isset aquis, avait plus de force et était aussi plus conforme à ses habitudes, que si elle eût roulé sur les mots de deux phrases et de deux pensées différentes et satis liaison entre elles, comme retis nec ratis.Fortunat a donc dû écrire equus, et il a voulu l'écrire. Il était bien aise de montrer qu'il connaissait l'emploi que Plaute a fait de ce mot, et s'il ne l'a pas imité jusqu'au bout en lui empruntant aussi l'adjectif ligneus, c'est que d'abord il c'était pas assez respectueux de la propriété des termes pour sentir la nécessité de cet adjectif, c'est ensuite et dans le cas contraire, que son allitération et son vers y eussent trouvé plus que leur compte. Homère lui-même n'ajoute pas d'épithète proprement dit; à son ἵππος; il y ajoute le substantif ἁλος qui en fait les fonctions. Ne pourrait-on pas dire que le mot aquis, dans Fortunat, remplit les mêmes fonctions, ou du moins à peu près? Et le bon poète fourmille d'à peu près.
[51] Livre VII, pièce XXV.
[52] M. Deloche a même eu l'obligeance d'entrer avec moi dans des détails fort savants sur les différentes manières en usage chez les Gallo-Romains pour payer leurs impôts au fisc impérial. Qu'il me suffise de l'indiquer ici, la plate me manquant, à mon grand regret, pour faire davantage.
[53] Cité par Nigroni, De Caliga, c. 2.
[54] Σανδάλια λευκὰ δι' ὀθονίων, est-il dit dans la donation de Constantin, citée par Alb. Rubens dans son traitéDe Calceo senatorio, c. 5.
[55] Epist., VII, ep. 28.
[56] Ibid., dans les notes.
[57] Livre VIII, pièce XVII, v. 8.
[58] Dans un tombeau récemment découvert à Rome, et sur lequel est représentée en relief une bacchanale, on a trouvé arec le squelette qu'il contenait une masse considérable de résine encore très odorante, ayant servi à l'embaumement du mort. (Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions, bulletin de Janvier, février, mars 1885, p. 4. Lettre de M. Edmond Le Blant.)
[59] Appendix, I, v. 71, 72.

SOURCE : http://remacle.org/bloodwolf/eglise/fortunat/dissertation.htm

[60] Mélanges de philologie, p. 73,1879.

Venantius Fortunatus B (AC)

Born near Treviso, Italy, c. 535; died c. 605. Venantius Honorius Clementianus Fortunatus spent his childhood in Aquileia, Italy, which had been ravaged the century before by Attila the Hun. He was educated in grammar, rhetoric, and law at Ravenna, Italy, and, when he completed his studies about 565, went on a two-year trek to Tours via Germany. In Tours he became a friend of Bishop Euphronius.



Venantius then moved on to the Loire Valley, where the air is sweet, the wine good, and finally ended up in Poitiers. For some 20 years (567-87) he lived at Poitiers, putting aside his pilgrim's staff and bag at the Convent of the Holy Cross. He became both spiritual and temporal counselor to the community of nuns. There he was ordained and became adviser and secretary of King Clotaire I's wife, Radegund, and her adopted daughter at their convent there. In about 600 Venantius was appointed bishop of Poitiers. Once in the episcopal seat he became a model of temperance

Venantius was a happy man with an easy sense of humor. Prior to his ordination frequently rhymed to pay for his dinner, following the customs of the troubadours. Venantius lived with verve. His writings exhibit a man of good cheer, pure charity, gratitude, and a humble heart. He sang of the Cross which is "the instrument of our health," but the gallows of torture erected on Golgotha on Good Friday are fully radiant with the light of Easter. "The happy tree on the arms of which hung the ransom of the world" became the tree of liberty to the children of God, the emblem of health. The holy man who loved food and joy and whose virtues have been celebrated in a continuous cultus, died "in the midst of universal regret" at Poitiers.

A fluent versifier, he wrote voluminously. Among his works were metrical lives of Saints Martin of Tours, Hilary of Poitiers, Germanus of Paris, Albinus of Angers, Paternus of Avranches, Marcellus of Paris, Radegund, and other religious figures.

His life of St. Martin includes the stories of Sulpicius Severus and Paulinus of Perigeux in 2,243 hexameters. Prolific! This was actually a paen to the saint who restored his failing sight. It is said that he made a pilgrimage to St. Martin's tomb, prayed for the saint's intercession, and his blindness was completely cured.

Additionally, he wrote poems about a trip on the Mosel, on church construction, and on the marriage of King Sigebert and Brunehilde in 566; elegies on the deaths of Brunehilde's sister, Queen Galeswintha, and Radegund's cousin, Amalafried.

He is also the composer of several outstanding hymns, notably Pange Lingua gloriosi, Vexilla Regis prodeunt, Agnoscat omne saeculum, and, possibly, Ave Maris Stella and Quem terra, pontus, aethera.
His poems revealed much valuable information about his times, Merovingian figures and customs, family life, descriptions of buildings, works of art, and the status of women (Delaney, Encyclopedia). 

SOURCE : http://www.saintpatrickdc.org/ss/1214.shtml

San Venanzio Fortunato


Valdobbiadene, Treviso, ca. 530 - Poitiers, Francia, 14 dicembre 607 ca.

Etimologia: Venanzio = il cacciatore, dal latino

Martirologio Romano: A Poitiers in Aquitania, ora in Francia, san Venanzio Fortunato, vescovo, che narrò le gesta di molti santi e celebrò in eleganti inni la santa Croce.

Nel 535 circa, a Duplavilis (l’attuale Valdobbiadene in provincia di Treviso) nasce Venanzio Onorio Clemenziano Fortunato. Della sua terra e della sua gente dà notizia egli stesso nel IV libro della Vita di San Martino, quando indica al suo poema la strada da percorrere per raggiungere Ravenna e gli raccomanda di passare per Valdobbiadene: “Avanza attraverso Ceneda e vai a visitare i miei amici di Duplavilis: è la terra dove sono nato, la terra del mio sangue e dei miei genitori. Qui c’è l’origine della mia stirpe, ci sono mio fratello e mia sorella, tutti i miei nipoti che nel mio cuore io amo di un amore fedele. Valli a salutare, ancora ti chiedo, anche se di fretta”. 

Era di antica e nobile famiglia romana, ebbe sicuramente un fratello e una sorella di nome Tiziana (la cita scrivendo alla badessa Agnese) e molti nipoti. 

La vicina Ceneda contende a Valdobbiadene i natali dell’ultimo grande poeta della latinità. Ma Paolo Diacono, che scrive alla fine dell’VIII secolo e cita espressamente questo brano, non ha dubbi sulla nascita valdobbiadenese. 

I primi studi li compie probabilmente nel Trevigiano (forse proprio a Treviso, forse ad Asolo, forse a Oderzo). Nel 557 circa si reca ad Aquileia per studiare. È possibile che da parte del vescovo di Aquileia, Paolino, venga già ora la proposta di prendere i voti sacerdotali (stando ad una testimonianza dello stesso Venanzio), ma egli rifiuta. 

Nel 560 si trasferisce a Ravenna dove studia grammatica, retorica, poetica (e forse anche giurisprudenza), secondo le notizie che ci dà Paolo Diacono. 

È affetto da una grave malattia agli occhi. Ne è colpito anche il suo amico Felice, il futuro vescovo di Treviso, colui che fermerà Alboino e i Longobardi sul Piave. Venanzio e Felice si ungono gli occhi con l’olio della lampada che brucia nella cripta dedicata a San Martino nella basilica di Giovanni e Paolo e guariscono. 

Nell’autunno del 565 Venanzio lascia Ravenna e si reca in Gallia, nel regno di Austrasia, per sciogliere il voto di pregare sulla tomba di Martino a Tours. I motivi di un viaggio che lo avrebbe portato lontano dalla sua patria (mai ci sarebbe stato ritorno) sono stati variamente interpretati. Si è a lungo ipotizzato che Venanzio fosse diventato inviso al governo bizantino e fosse dunque indotto a cercare la protezione di Sigiberto. Venanzio avrebbe preso posizione a favore dello scisma dei Tre Capitoli e dunque sarebbe stato dalla parte della situazione scismatica di Aquileia.
Ma non abbiamo notizia di una militanza in tal senso e nulla autorizza a dire che si tratti di fuga per motivi di pericolo personale. Del resto, se quella di Venanzio era una fuga dal governo imperiale, la corte di Sigiberto non rappresentava un rifugio sicuro perché i reali d’Austrasia non erano in quell’epoca in cattivi rapporti con Costantinopoli. 

Tra l’altro è questo il periodo durante il quale Radegonda, che viveva sotto la giurisdizione di Sigiberto, otteneva dall’imperatore una reliquia della Santa Croce. 

Venanzio non arriva in Austrasia come un “trovatore errante”. Il fatto che gli sia stata inviata incontro una scorta di eminenti funzionari della corte di Austrasia prova che aveva ricevuto un invito, in qualche modo ufficiale. Dunque non un romantico precursore della figura del poeta maledetto, non un ricercato dalla polizia imperiale. 

Il contrario semmai, come suggeriscono recenti studi ed ipotesi. Venanzio era probabilmente un inviato dell’imperatore d’Oriente presso le corti franche e in particolare alla corte di Metz. Non dobbiamo pensare certo ad un agente segreto che agisce sotto copertura e che si avvale del suo ruolo di poeta mondano per nascondere oscuri e sottili maneggi. Più semplicemente l’imperatore, preoccupato dalla minaccia longobarda, cercava alleanze nelle Gallie. Il re di Metz, che possedeva anche la Provenza, poteva tornargli molto utile. 

Venanzio, senza dubbio già noto per il suo talento di poeta, era uomo prezioso per convincere il re e i suoi grandi, riuniti nel giorno delle nozze. Venanzio arriva infatti a Metz, capitale dell’Austrasia nel 566, proprio nei giorni in cui Sigiberto sposa Brunechilde, figlia di Atanagildo re dei Visigoti, matrimonio di enorme importanza politica: si presenta con un epitalamio e una elegia in gloria dei sovrani (Carm. VI 1, e 1a, il secondo per la conversione di Brunechilde al cattolicesimo). Nello stesso anno è a Parigi dove conosce il vescovo Germano. Visita anche, assieme a Sigoaldo, uomo di fiducia di Sigiberto, Magonza, Colonia, Treviri. 

La sua cultura e la sua raffinata conoscenza della lingua latina lo rendono popolarissimo e ricercato. Intesse tutta una serie di relazioni. Tra gli altri, gode della stima di Dinamio, scrittore e futuro governatore della Provenza, la regione più romanizzata. Durante l’inverno del 567 (forse nei primi mesi del successivo) raggiunge Tours. Se ne allontana subito e vi fa ritorno nel 568, diventando intimo del nuovo vescovo, Gregorio. 

Si muove in continuazione. Le tappe del suo viaggio sono Poitiers, Tolosa, forse la Spagna, Saintes, ancora Poitiers dove conosce Radegonda (520-587). Radegonda, già moglie di Clotario I, era stata consacrata da Medardo, vescovo di Noyon, e aveva fondato a Saix, vicino a Poitiers un monastero in cui si era ritirata. 

In questo periodo Venanzio appare caratterizzato da una grande inquietudine. Desidera far conoscere la sua opera letteraria e trovare un preciso ruolo. Nel monastero di Saix, Venanzio, che non ha ancora preso i voti, svolge il lavoro di economo. 

Tra il 568 e il 576, dividendosi tra servizio al monastero e vita mondana, compone le sue opere più importanti. Quando Radegonda ottiene l’invio dei frammenti della Croce dall’Oriente, Venanzio compone il De excidio Thuringiae, ispirato dalle vicende familiari di Radegonda e dedicato al cugino di lei, Amalafrido, che militava nell’esercito imperiale. L’arrivo delle reliquie viene salutato dai due inni Pange, lingua e Vexilla regis prodeunt ancora vivissimi nella liturgia. 

Nell’estate del 575 scrive la Vita di San Martino in 4 libri, ultimo grande poema della classicità. Poema epico a tutti gli effetti, come dimostra anche la scelta del verso, l’esametro.
Martino viene proposto come atleta di Dio: modello di monaco e soprattutto modello di presule.

È infatti il primo vescovo che allarga il concetto di diocesi al territorio extraurbano, che esce dalle mura cittadine e fonda parrocchie rurali, che le visita in continuazione e per le quali inaugura un’opera fondamentale di formazione dei preti. Con quest’opera Venanzio si pone come irripetibile momento di sintesi tra i valori della civiltà galloceltica e quella della società galloromana. Nel segno di un alto ideale cristiano di cui proprio Martino è emblema. 

Nel 576 Venanzio pubblica una prima raccolta dei Carmina. 

Amato e ricercato, Venanzio è il cultore della lingua di Cicerone e Virgilio. Alla corte di re Childeberto appare come il degno erede dell’eleganza e della cultura latine. In quel gioco di rapporti e relazioni, in quella corte ricca ed elegante, ha un ruolo importante e decisivo. È lui, il poeta in cui rivivono Orazio e Lucrezio, ad avere il gioioso compito di dare lustro e decoro alla figura del suo sovrano. 

Nel quinquennio 574-579 si colloca l’ordinazione sacerdotale di Venanzio. 

Si allarga la sfera delle sue conoscenze e relazioni: tra gli altri Leonzio, vescovo di Bordeaux, e sua moglie Placidina, nipote di Sidonio Apollinare e pronipote dell’imperatore Avito. Conosce e apprezza anche Felice, vescovo di Nantes, e Bertrando che era succeduto a Leonzio nella sede episcopale di Bordeaux.

Nel 584 era stato assassinato Chilperico, figlio di Clotario, nel quadro della guerra civile che lo aveva visto opposto a suo fratello Sigiberto (morto nel 575): Tours e Poitiers ritornano alla corona di Austrasia con la firma del trattato di Andelot nel 587, tra Gontrando e Childeberto II. 

Proprio il 13 agosto di quel 587 muore Radegonda. Venanzio resta nel monastero (diretto fin dalla fondazione da Agnese, allieva e amica di Radegonda) come direttore spirituale ed elemosiniere.
Agnese stessa muore di lì a poco. 

Venanzio accetta di accompagnare Gregorio che Childeberto aveva convocato a Metz in previsione di una ambasceria presso suo zio Gontrando per studiare l’applicazione del trattato di Andelot.
Childeberto lo accoglie trionfalmente e durante il viaggio Venanzio visita Treviri, Coblenza e il castello di Andernach. 

Quindi Venanzio rientra a Poitiers. Nel 590, diciassettesimo anno della sua ordinazione, Gregorio celebra la dedicazione della cattedrale di Tours e Venanzio scrive i tituli per degli affreschi che illustrano la vita di San Martino.

Quando (592-593) muore il vescovo di Poitiers, Platone, e Venanzio viene designato a suo successore. È consacrato dall’amico Gregorio, vescovo di Tours. Il 14 dicembre 603 Venanzio muore.
La sua produzione è, per la maggior parte, compresa negli 11 libri di Carmina Miscellanea. La Vita di San Martino è l’unica vita scritta in versi. Ne ha scritto altre 6, tutte in prosa. Sono le vite di Sant’Ilario vescovo di Poitiers, San Germano vescovo di Parigi, Sant’Albino vescovo di Angers, San Paterno vescovo di Avranches, Santa Radegonda, San Marcello vescovo di Parigi. Qualcuno gli ha attribuito anche la vita di Amanzio vescovo di Rodez, la vita di Remigio vescovo di Reims, la vita di San Medardo vescovo di Noyon, la vita di Leobino vescovo di Chartres, la vita di San Maurilio vescovo di Angers, una passio dei martiri Dionigi (Saint Denis), Rustico ed Eleuterio.

Autore: Gian Domenico Mazzocato


Una malattia agli occhi ha cambiato la sua vita. Nato al tempo del regno gotico (governato da Amalasunta, figlia di Teodorico, per conto del figlio Atalarico, minorenne) per gli studi è andato “all’estero”, ossia a Ravenna, capitale dei domini bizantini d’Italia: uno dei grandi poli culturali d’Europa. Ha studiato grammatica e retorica, ed ecco questa infermità alla vista e poi la guarigione. Venanzio l’attribuisce all’intercessione di san Martino di Tours: perciò decide di andare a rendergli grazie presso la sua tomba in Gallia. Un pellegrinaggio dal quale non ritornerà più.

Già all’andata è stato bene accolto, nelle soste, da famiglie signorili, conquistate dalle sue poesie in latino, che tutti giudicano sublimi. In verità non è sempre così, ma tra tanti personaggi analfabeti la sua cultura stupisce e incanta. Giunto a Tours, prega sulla tomba di san Martino (al quale dedicherà un poema) e poi passa a Poitiers. Qui conosce un personaggio eccezionale, non perché è una regina, ma perché è singolarmente colta in mezzo a re e principi che non sanno leggere. E' Radegonda, dalla vita infelice: figlia del re di Turingia, sposata per forza a Clotario I re di Neustria (attuale Francia del Nord-Ovest), ha poi avuto un fratello ucciso da lui; e lo ha lasciato. A Poitiers, con la figlia adottiva Agnese, ha fondato e dirige un monastero.

L’incontro con queste donne dà un nuovo indirizzo alla vita di Venanzio, ammirato da entrambe per i suoi versi, e al tempo stesso attratto dal loro modo di vivere la fede. Diventa sacerdote, prende la direzione spirituale del monastero e continua a scrivere. I temi dominanti della sua poesia religiosa sono il culto della Croce, la pietà mariana, il senso della morte, la guida spirituale dei fedeli. Ha una buona conoscenza dei Vangeli, dei salmi, di Isaia e di alcuni Padri della Chiesa, oltre che di numerosi autori latini non cristiani. Il suo inno Vexilla regis prodeunt, in onore della Croce, viene cantato tuttora nella settimana santa, e altri sono stati inseriti nel Breviario. In latino, poi, scrive la vita di sette santi di Gallia, tra cui quella di Radegonda, morta nel 587.

Nel 595-97, consacrato vescovo di Poitiers, diviene una figura eminente nella Gallia lacerata da guerre tra i regni e stragi di famiglia. La sua opera di poeta cristiano ispirata a sincera pietà, e la tenerezza che anima certi suoi versi, sono una rara testimonianza di umanità e di fede, nella barbarie del tempo. Venanzio muore un 14 dicembre, forse del 607, e presto lo si venera come santo. “Santo e beato” lo proclama l’iscrizione sulla sua tomba nella cattedrale di Poitiers. L’ha composta verso il 785 Paolo Diacono, storico dei Longobardi, invocando la sua intercessione.

La sua festa è posta dal Mrtyrologium Romanum al 14 dicembre, mente la Diocesi di Padova lo ricorda il 15 dicembre.

Autore:
Domenico Agasso



Luce PIETRI. Autobiographie d’un poète chrétien : Venance Fortunat, un émigré en terre d’exil ou un immigré parfaitement intégré ? : http://www.paris-sorbonne.fr/IMG/pdf/1Pietri_Camenae.pdf