vendredi 7 juin 2019

Sainte THÉRÈSE-BÉNÉDICTE DE LA CROIX (Edith STEIN). La Prière de l'Église



LA PRIÈRE DE L’ÉGLISE


PAR LUI, AVEC LUI ET EN LUI
VOUS EST DONNÉ, DIEU PÈRE
TOUT-PUISSANT, DANS L’UNITÉ
DU SAINT ESPRIT, TOUT HONNEUR
ET TOUTE GLOIRE

Par ces mots solennels, le prêtre achève les prières du Canon qui entourent le mystère de la Transsubstantiation. Là se trouve résumé, sous la forme la plus brève, tout le sens de la prière de l’Église : honneur et gloire à la divine Trinité, par, avec et en Jésus-Christ. Bien que ces paroles soient adressées au Père, il n’y a cependant pas de glorification du père qui ne soit en même temps glorification du Fils et du Saint-Esprit. Elles chantent la gloire que le Père donne au Fils et que tous les deux partagent avec le Saint-Esprit dans l’éternité.

Toute glorification de Dieu s’accomplit par, avec et en Jésus-Christ. Par Lui, car c’est par le Christ seul que l’humanité peut accéder au Père, et parce que son existence de Dieu-Homme et son œuvre rédemptrice sont la glorification la plus parfaite du Père. Avec Lui, car toute prière sincère est un fruit de l’union avec le Christ en même temps qu’une confirmation de cette union, et parce que toute louange du Fils est glorieuse au Père, et réciproquement. En Lui, car l’Église priante est le Christ Lui-même – chaque orant est membre de son Corps mystique – et parce que dans le Fils est le Père. Le Fils est le reflet du Père dont il rend visible la gloire.

Ce sens double de par, avec et en est la claire expression de la médiation du Dieu-Homme.

La prière de l’Église est la prière du Christ toujours vivant. Elle prolonge, en l’imitant, la prière du Christ pendant sa vie d’homme.

LA PRIÈRE DE L’ÉGLISE : LITURGIE ET EUCHARISTIE

Nous savons par les récits évangéliques que le Christ a prié comme un juif croyant et fidèle à la Loi (1). Au temps de son enfance, avec ses parents, puis plus tard avec ses disciples, il alla aux temps prescrits en pèlerinage à Jérusalem afin de participer aux fêtes qui se célébraient dans le Temple. Il chanta joyeusement avec les pèlerins : « Je me suis réjoui, car on m’a dit : nous allons dans la maison du Seigneur » (Ps. CXXI, I). Il prononça les antiques oraisons de bénédiction (2), que l’on récite encore aujourd’hui, pour le pain, le vin et les fruits de la terre, comme en témoignent les récits de la dernière Cène, toute consacrée à l’accomplissement d’une des plus saintes obligations religieuses : le solennel repas de la Pâque, qui commémoraient la délivrance de la servitude d’Égypte. Peut-être est-ce là que nous est donnée la vision la plus profonde de la prière du Christ, et comme la clef qui nous introduit dans la prière de l’Église.

« Pendant qu’ils mangeaient, jésus prit du pain ; et, prononçant la prière d’actions de grâces, le partagea et le donna à ses disciples avec ces mots : « Prenez, mangez, ceci est mon Corps. « Il prit ensuite une coupe, rendit grâces et la leur donna : « Buvez-en tous, car ceci est mon Sang, le sang de l’Alliance nouvelle, versé pour la multitude en vue de la rémission des péchés » (Matthieu, XXV, 26-28).

La bénédiction et le partage du pain et du vin faisaient partie du rite du repas pascal. Mais l’un et l’autre reçoivent ici un sns entièrement nouveau. Là prend naissance la vie de l’Église. Sans doute est-ce seulement à la Pentecôte qu’elle naît comme une communauté spirituelle et visible. Mais ici, à la Cène, s’accomplit la greffe du sarment sur le cep qui rend possible l’effusion de l’esprit. Les anciennes oraisons de bénédiction sont devenues dans la bouche du Christ paroles créatrices de vie. Les fruits de la terre sont devenus sa chair et son sang, remplis de sa vie. La création visible dans laquelle Il s’était inséré par son Incarnation est maintenant liée à Lui d’une manière nouvelle et mystérieuse. Les nourritures indispensables à l’épanouissement de l’organisme humain sont transformées dans leur essence, et si les hommes les prennent avec foi, ils sont eux aussi transformés, incorporés au Christ dans une union vivante et remplis de sa vie divine. La puissance vivifiante du Verbe est liée au Sacrifice. Le Verbe est devenu chair pour donner la vie qu’Il possède. Il s’est offert Lui-même et a offert la création rachetée par son offrande en sacrifice de louange au Créateur. La Pâque de l’Ancienne Alliance est devenue la Pâque de la nouvelle Alliance à la dernière Cène du seigneur, au Golgotha par le sacrifice de la Croix, entre la Résurrection et l’ascension par les agapes joyeuses où les disciples reconnaissaient le Seigneur à la fraction du pain, et, dans le sacrifice de la messe, par la sainte communion.

Quand le Seigneur prit le calice, Il rendit grâces : les bénédictions avant les repas dont en effet un remerciement au Créateur, et nous savons que le Christ avait coutume, avant de faire un miracle, de rendre grâces en levant les yeux vers son Père (3). Il rend grâces parce qu’Il se sait d’avance exaucé et aussi pour la force divine qu’Il porte en Lui par laquelle Il manifeste à la face des hommes la toute-puissance du Créateur. Il rend grâces pour l’œuvre de Rédemption qu’Il a le pouvoir d’accomplir et par cette œuvre qui est en elle-même une glorification de la Sainte Trinité puisqu’elle restaure dans une pure beauté l’image déformée du Créateur. On peut aussi considérer le don continuel du Christ sur la Croix dans la sainte messe, et dans l’éternelle gloire du ciel comme une seule grande action de grâces : l’Eucharistie. Action de grâces pour la Création, pour la Rédemption et pour son ultime accomplissement. Il s’offre Lui-même au nom de tout l’univers créé, dont il est la première figure, et dans lequel il est descendu afin de le renouveler intérieurement et de le conduire à la perfection. Cependant Il appelle aussi tout cet univers créé à rendre, en union avec Lui, la grâce due au Créateur. Ce sens eucharistique de la prière avait déjà son expression dans l’Ancien Testament. L’Arche de l’Alliance, et plus tard le Temple de Salomon qui fut érigé selon les indications divines, furent considérés comme les images de toute la création, unie dans l’adoration et dans le culte de son Seigneur. La tente autour de laquelle campait Israël lors de sa marche au désert s’appelait « la demeure de la Présence de Dieu » (Ex. XXXVIII, 21). Elle était opposée comme « demeure d’en-bas » à la « demeure d’en-haut » (4). « J’aime le séjour de Ta maison, le lieu où réside Ta gloire », chante le psalmiste (Ps. XXV, 8), parce que la tente de l’Alliance était le symbole de la création du monde. Selon les récits bibliques, le ciel fut déroulé comme un tapis, ainsi fut-il prescrit de tendre des tapis pour former les parois de la tente. Comme les eaux de la terre furent séparées des eaux du ciel, de même le voile séparait le Saint des Saints des parvis extérieurs. La mer contenue par les rivages était symbolisée par la mer d’airain. Les lumières du ciel étaient figurées, dans la tente par le chandelier à sept branches. Les moutons et les oiseaux représentaient la multitude des créatures vivantes qui peuplent l’eau, la terre et l’air. Et, comme la terre fut donnée à l’homme, ainsi le sanctuaire fut confié au grand-prêtre, « qui fut oint pour le service de Dieu ». Moïse bénit, oignit et sanctifia la demeure terminée, comme le Seigneur avait béni et sanctifié au septième jour l’œuvre de ses mains. De même que le ciel et la terre témoignent de Dieu, ainsi la tente devait être, sur la terre, un témoignage de Dieu (Dt., XXX, 19).

A la place du Temple de Salomon, le Christ a construit un temple de pierres vivantes : la communion des saints. Il se tient en son milieu comme l’éternel grand-prêtre et, sur l’autel, Il est Lui-même la victime perpétuelle. Et de nouveau les fruits de la terre, offrandes mystérieuses, les fleurs, les chandeliers et les cierges, les tapis et le voile, le prêtre consacré, l’onction et la bénédiction de la maison de Dieu, toute la création est incluse dans la « liturgie », dans l’office divin solennel. Les Chérubins sont eux aussi présents. Les artistes les ont représentés sous des formes sensibles qui veillent aux côtés du Très Saint. Et, tels leurs images vivantes (5), les moines entourent l’autel et veillent à ce que la louange de Dieu continue sur la terre comme dans le ciel. Porte-voix désignés par l’Église, les oraisons solennelles qu’ils récitent encadrent le Saint-Sacrifice, entourent, entrelacent, sanctifient toute l’œuvre journalière, de sorte que, de la prière et du travail, résulte un seul opus Dei, une seule liturgie. Les lectures tirées de l’Écriture Sainte et des Pères, des livres liturgiques, des Encycliques des Souverains Pontifes, sont un grand chant, un chant de louange de jour en jour plus riche, à l’action de la Providence et à l’accomplissement progressif du plan éternel du salut. Les hymnes du matin invitent à nouveau toute la création à s’unir dans la louange du Seigneur : les montagnes et les collines, les rivières et les fleuves, les mers et les terres et tout ce qui les habite, les nuages et les vents, la pluie et la neige, tous les peuples de la terre, toutes les classes et toutes les races humaines, et enfin tous les habitants du ciel, les anges et les saints. Car ceux-ci prennent part à la grande Eucharistie de la Création, ou, mieux encore, c’est à leur éternelle louange que nous nous unissons par notre liturgie.

Nous, c’est-à-dire non pas seulement les religieux dont la vocation est la louange solennelle de Dieu, mais tout le peuple chrétien. Quand, pour les grandes fêtes, les fidèles affluent dans les églises abbatiales ou dans les cathédrales et qu’ils prennent part activement et joyeusement aux formes renouvelées de la vie liturgique, ils témoignent que leur vocation est la louange divine.

L’unité liturgique de l’Église du Ciel et de l’Église de la terre, qui toutes deux rendent grâces à Dieu par « Jésus-Christ », trouve sa plus forte expression dans la Préface et le Sanctus de la sainte messe. La liturgie ne nous permet pas de douter que nous ne sommes pas encore citoyens de la Jérusalem céleste, mais seulement des pèlerins en route vers leur patrie éternelle. Il nous faut encore nous préparer avant de pouvoir oser lever nos regards vers ces sommets de lumière et joindre notre voix au « Sanctus, Sanctus, Sanctus » des chœurs célestes. Toute créature devant servir à l’office sacré doit être retirée de l’usage profane, puis bénie et sanctifiée. Avant de monter à l’autel, le prêtre doit se purifier, et les fidèles avec lui, par la confession de leurs péchés. Au cours du Saint-Sacrifice, il renouvelle sa demande de pardon pour lui, pour tous ceux qui sont présents, et tous ceux qui doivent recevoir les fruits du sacrifice. Le sacrifice même est expiatoire : par les offrandes il transforme les fidèles, leur ouvre le ciel et les rend aptes à une action de grâces agréable à Dieu.

Tout ce dont nous avons besoin pour être accueillis dans la communion des esprits bienheureux est contenu dans les sept demandes du Pater que le Seigneur n’a pas dit en son propre nom, mais qu’il nous a appris. Nous le disons avant la sainte communion, et, si nous le disons sincèrement et de tout notre cœur, si nous communions au Corps du christ avec une intention droite, alors Il nous apporte l’accomplissement de toutes nos demandes : Il nous délivre du mal en nous purifiant du péché et en nous donnant la paix du cœur qui enlève aux autres maux leur aiguillon ; Il nous apporte le pardon de nos péchés (6) et nous fortifie contre les tentations ; Pain de vie dont nous avons besoin tous les jours pour nous enraciner et grandir dans la vie éternelle, Il fait de notre volonté un outil docile à la volonté divine. Ainsi instaure-t-Il en nous le Royaume de Dieu, nous donnant des lèvres et un cœur pur pour chanter la gloire de Son saint nom.

Il apparaît donc de nouveau comment le sacrifice, le repas sacré et la louange de Dieu sont intrinsèquement liés. La participation au sacrifice et au repas transforme l’âme en une pierre vivante de la cité de Dieu, et chacune de ces âmes devient un temple de Dieu.

LA PRIÈRE DE L’ÉGLISE : DIALOGUE SOLITAIRE AVEC DIEU

Chaque âme est un temple de Dieu ; grande et neuve perspective.

La vie d’oraison de Jésus est la clef qui nous introduit dans la prière de l’Église. Le Christ, nous l’avons vu, a participé au culte public de son peuple, que l’on appelle habituellement la « liturgie ». Cet office, Il l’unit de la façon la plus étroite à sa propre offrande de victime, lui donnant alors son sens plein et vrai d’action de grâces au Créateur, et transformant ainsi la liturgie de l’Ancien Testament en celle du Nouveau.

Mais Jésus n’a pas seulement participé au culte divin officiel. Plus souvent encore, les évangiles nous rapportent sa prière solitaire dans le silence de la nuit, au sommet de la montagne, et au désert, loin des hommes. Quarante jours et quarante nuits de prière précédèrent son action publique (Mt, IV, 1-2). Avant de choisir et d’envoyer ses douze apôtres, Il se retire pour prier dans la solitude de la montagne (Lc, VI, 12). Pendant sa prière sur le mont des oliviers, Il se préparait à monter au Calvaire. Et ce qu’Il dit à son père à l’heure la plus grave de sa vie nous a été transmis en quelques brèves paroles qui peuvent nous guider comme la lumière dans la nuit à l’heure de notre propre agonie : « Père, si tu le veux, éloigne de moi ce calice ; cependant que ta volonté soit faite et non la mienne (Lc, XXII, 42) ». Ces mots sont comme un éclair illuminant pour un instant la vie la plus secrète de l’âme de Jésus, le mystère insondable de son être humano-divin, ses dialogues avec le Père. Dialogues qui se poursuivirent tout au long de sa vie sans jamais être interrompus.

Ce n’est pas seulement quand il s’écartait de la foule que le Christ priait intérieurement, mais aussi quand il se trouvait parmi les hommes. En une seule occasion, il nous est permis de jeter longuement et profondément notre regard dans le secret de ces entretiens. C’était peu avant de partir au mont des Oliviers, à la fin de la dernière Cène, dans laquelle nous avons reconnu le vrai moment de la naissance de l’Église. Comme Il avait aimé les siens, il les aima jusqu’à la fin (Jn, XIII, 1). Il savait que cette réunion serait la dernière et Il voulait encore tant leur donner ! Il lui fallait se retenir pour n’en pas dire davantage. Il savait bien en effet que ses disciples ne pouvaient pas tout comprendre, car même le peu qu’ils avaient reçu, ils n’en avaient pas encore l’intelligence. Il fallait que l’Esprit de Vérité descendît pour leur ouvrir les yeux.

Après qu’Il eut dit et fait tout ce qui était possible à cette heure, Il leva les yeux au Ciel et parla au Père en leur présence (Jn, XVII). Nous nommons ces paroles la prière Sacerdotale du Christ. Mais ce dialogue solitaire avec Dieu était préfiguré dans l’Ancienne Alliance. Une fois par an, au jour le plus sacré de l’année, le jour de la Réconciliation, le Grand-Prêtre entrait dans le saint des saints, devant la face du Seigneur, afin de prier pour lui, sa maison et toute la communauté d’Israël (Lv, XVI, 17). Il aspergeait le trône de miséricorde avec le sang d’un jeune taureau et celui d’un bélier qu’il immolait, purifiant ainsi le sanctuaire de ses péchés, de ceux de sa maison, des iniquités, des transgressions et des fautes des fils d’Israël (Lv, XVI, 16). Nul ne devait rester dans la tente (c’est-à-dire dans le Saint qui précédait le Saint des Saints) au moment où le Grand-Prêtre pénétrait dans ce lieu élevé et redoutable, car personne d’autre que lui ne pouvait franchir ce seuil et lui-même n’y entrait qu’à cette heure. Là, il lui fallait encore brûler l’encens afin que « la nuée voilât le trône de la Parole… et qu’il ne meure pas (Lv, XVI, 13) ». Cette rencontre solitaire s’accomplissait dans le plus profond secret.
Ce jour de la Réconciliation dans l’Ancien Testament est l’image du vendredi saint. Le bélier immolé pour les péchés du peuple représente l’Agneau sans tâche, le bouc désigné par le sort pour être chassé dans le désert était, lui aussi, chargé des péchés du peuple. Le Grand-Prêtre de la lignée d’Aaron figurait le Grand-Prêtre éternel.

A la dernière Cène, acceptant d’avance de mourir en victime, le Christ pria comme le Grand-Prêtre du Nouveau Testament. Il n’avait pas à offrir pour Lui un holocauste, car Il était sans péché. Ni à attendre l’heure prescrite par la Loi, ni à se présenter dans le Saint des saints du Temple, car Il est toujours et partout devant la face de Dieu et son âme même est le Saint des Saints, non seulement demeure de Dieu, mais par son essence unie à Dieu. En présence de l’Éternel, le Christ n’avait pas à s’abriter sous la nuée ; Il regarde Dieu face à face, sans voile, n’ayant rien à craindre : le regard de son Père ne saurait l’anéantir. Cette prière nous introduit dans le mystère du plus haut sacerdoce et, l’entendant parler à son Père dans le sanctuaire de son cœur, nous apprenons à parler nous-mêmes avec Dieu (7).

La prière Sacerdotale du sauveur nous livre le secret de la vie intérieure : unité intime des personnes divines et inhabitation de Dieu dans l’âme. C’est dans ces secrètes profondeurs, dans le mystère et dans le silence, que fut préparée et que s’accomplit l’œuvre de la Rédemption ; et c’est ainsi qu’elle se poursuivra jusqu’à la fin des temps, jusqu’au moment où tous seront effectivement un en Dieu.

La Rédemption fut décidée dans l’éternel silence de la vie divine. La force du Saint-Esprit survint en la Vierge alors qu’elle priait solitaire dans l’humble demeure silencieuse de Nazareth, et opéra en son sein l’Incarnation du Rédempteur.

C’est assemblé autour de la Vierge priant en silence que l’Église naissante attendit la nouvelle effusion de l’Esprit qui lui avait été promise pour intensifier sa lumière intérieure et rendre féconde son action.

Dans la nuit de la cécité dont Dieu couvrit ses yeux, Saul attendit, priant dans la solitude (Ac, IX), la réponse du Seigneur à sa demande : « Seigneur, que veux-tu que je fasse ? »

Et c’est alors qu’il priait seul que Pierre fut préparé à sa mission chez les païens (Ac, X).

Ainsi toujours, à travers les siècles, les événements visibles de l’histoire se préparent dans le silencieux dialogue avec leur Maître d’âmes vouées à Dieu. La Vierge, qui gardait en son cœur toute parole que Dieu lui adressait, est le modèle de ces âmes attentives en qui revit la prière de Jésus Grand-Prêtre. Et celles qui, à son exemple, se renoncent dans la contemplation de la vie et de la Passion du Christ, sont choisies de préférence par le Seigneur comme instruments de ses grandes œuvres dans l’Église. Telles une sainte Brigitte, une Catherine de Sienne. Et quand sainte Thérèse, la puissante réformatrice de son Ordre, voulut venir en aide à l’Église, au temps de la grande apostasie, elle en découvrit le moyen dans un renouvellement de l’authentique vie intérieures. Ce qu’elle apprenait de l’hérésie toujours grandissante l’attristait beaucoup : «… Comme si j’eusse pu, ou que j’eusse été quelque chose, je répandais mes larmes aux pieds du seigneur et le suppliais d’apporter un remède à un tel mal. Il me semblait que j’aurais sacrifié volontiers mille vies pour sauver une seule de ces âmes qui s’y perdraient en grand nombre. Mais étant femme et bien imparfaite encore, je me voyais impuissante à réaliser ce que j’aurais voulu pour la gloire de Dieu. Tout mon désir était et est encore que, puisqu’il a tant d’ennemis et si peu d’amis, ceux-ci du moins lui fussent dévoués. Je me déterminai donc à faire le peu qui dépendait de moi, c’est-à-dire à suivre les conseils évangéliques dans toute la perfection possible et à porter au même genre de vie les quelques religieuses de ce monastère. Je me confiai en la bonté infinie de Dieu… Nous nous mettrions toutes en prière pour les défenseurs de l’Église, pour les prédicateurs et les savants qui la soutiennent, et nous aiderions de toute la mesure de nos forces ce Seigneur de mon âme… ces traîtres voudraient, ce semble, le crucifier de nouveau… Ô mes sœurs en Jésus-Christ, aidez-moi à adresser cette supplique au Seigneur. C’est pour cette œuvre qu’Il voua réunies ici ; c’est là votre vocation… (Le Chemin de la Perfection, ch.I) »

Il lui semblait nécessaire de faire « ce qui se pratique en temps de guerre. Lorsque l’ennemi a ravagé entièrement le pays, le Seigneur de la région se retire dans une ville qu’il a fait fortifier avec soin ; de là il fond de temps en temps sur l’ennemi ; ceux qu’il mène au combat étant tous des soldats d’élite, le secondent mieux que des soldats plus nombreux mais lâches. De cette sorte on gagne sûrement la victoire… Pourquoi vous ai-je tenu ce langage… pour que vous compreniez bien, mes sœurs, ce que nous devons demander à Dieu. Conjurons-le pour que, dans cette petite place forte où sont retranchés de vaillants chrétiens, nous n’en voyions pas un seul passer à l’ennemi ; pour qu’il comble de grâces les capitaines de cette ville ou place forte, c’est-à-dire les prédicateurs et les théologiens ; et comme la plupart d’entre appartiennent aux Ordres religieux, qu’il les élève très haut dans la perfection de leur état…  Que deviendraient les soldats sans leur capitaine ? Ceux-ci doivent donc vivre parmi les hommes, converser avec les hommes, et même parfois se faire extérieurement semblables à tous. Pensez-vous, mes filles, qu’il faille peu de vertu pour traiter avec le monde, vivre au milieu du monde, s’occuper des affaires du monde…, et demeurer intérieurement étranger au monde…, enfin pour être vraiment semblable non aux hommes, mais aux anges ? S’ils ne sont pas tels, des capitaines ne méritent pas le nom qu’ils portent ; et alors, que Dieu ne permette pas qu’ils sortent de leur cellule. Ils feraient plus de mal que de bien. Ce n’est pas l’heure, pour ceux qui entraînent les autres, de laisser paraître des imperfections. Avec qui traitent-ils d’ailleurs ? N’est-ce pas avec le monde ? Qu’ils regardent donc comme certain que le monde ne leur pardonnera rien et qu’aucune de leurs imperfections n’échappera à son regard. Les bonnes actions passent surtout inaperçues aux yeux du monde ; peut-être même il ne les jugera pas telles ; quant aux fautes ou aux imperfections, soyez assurées qu’il les remarquera (Le Chemin de la Perfection, ch.III (8) ) »

« Je me demande en ce moment avec stupeur qui a pu donner l’idée de la perfection au monde… Non pour la garder lui-même… mais pour condamner les autres. N’allez donc pas croire que ces hommes dont nous parlons n’aient besoin que d’un faible secours de Dieu, pour soutenir la lutte redoutable dans laquelle ils sont engagés ; une grâce abondante, au contraire, leur est nécessaire… Je vous le demande pour l’amour de Dieu, suppliez Sa Majesté d’exaucer les prières que nous lui adressons… Pour moi, toute misérable que je suis, je l’en conjure. Il s’agit de sa gloire et du bien de son Église ; c’est là que tendent tous mes vœux… Le jour où vos prières, vos désirs, vos disciplines, vos jeûnes ne tendraient pas à la fin dont je viens de parler, sachez que vous n’accomplissez pas le but pour lequel le Seigneur vous a réunies en ce lieu. »

D’où vint à cette religieuse, qui depuis une dizaine d’années vivait dans une cellule de couvent, vouée à la prière, cette soif brûlante d’agir pour le bien de l’Église et qui lui donna cette vue claire des misères et des besoins de son temps ? C’est justement parce qu’elle vécut dans la prière, parce qu’elle se laissât entraîner par le Seigneur dans son « château intérieur » jusqu’à cette demeure cachée où Il lui dit : « qu’il était temps qu’elle fît de Ses intérêts à Lui ses intérêts propres et qu’Il prendrait soin de ce qui la concernerait (Le Château de l’âme, 7e demeure, ch.II) ». Aussi ne pouvait-elle plus faire autrement que de « brûler de zèle pour le Seigneur, le Dieu des armées ».

Celui qui se voue entièrement au Seigneur, celui-ci est choisi comme instrument pour bâtir son royaume. Lui seul sait combien la prière de sainte Thérèse et de ses filles contribua à protéger l’Espagne contre l’hérésie, et quelle force elle déploya dans les luttes ardentes des guerres de religion en France, aux Pays-Bas et dans l’Empire germanique.

L’histoire officielle se tait sue ces forces invisibles et incalculables. Mais la confiance des fidèles et le jugement attentif et vigilant de l’Église les connaissent. Notre époque, souvent mise en échec, se voit de plus en plus forcée d’espérer de ces forces cachées le salut suprême.

LA VIE INTÉRIEURE : SA FORME ET SON ACTION

Dans le secret et le silence s’accomplit l’œuvre de la Rédemption. C’est dans le dialogue silencieux du cœur avec Dieu que sont préparées les pierres vivantes par lesquelles le Royaume de Dieu grandit, et que sont forgés les instruments de choix qui aident à son édification. Le fleuve mystique qui traverse tous les siècles n’est pas un bras égaré qui se sépare de la vie d’oraison de l’Église, il est sa vie la plus intime. S’il brise les formes traditionnelles, il le fait parce que l’Esprit vit en lui, Esprit qui souffle où Il veut. Il a créé toutes les formes anciennes et doit créer toutes les formes nouvelles. Sans Lui il n’y aurait ni liturgie ni Église. Ainsi, l’âme du psalmiste royal n’était-elle pas une harpe dont les cordes chantaient sous le souffle tendre du Saint-Esprit ? Ainsi jaillit du cœur débordant de joie de la Vierge pleine de grâce l’hymne du Magnificat. De même le chant prophétique du Benedictus ouvrit les lèvres muettes du vieux prêtre Zacharie lorsque l’annonce secrète de l’ange se réalisa. Car ce qui jaillit d’un cœur empli de l’Esprit-Saint cherche à s’exprimer en cantiques et en hymnes et se transmet de bouche en bouche ; c’est à l’Office divin qu’il appartient de le faire retentir à travers les générations.

Ce fleuve mystique forme une symphonie de louange à la Sainte Trinité : au Créateur, au Rédempteur et au Consolateur. On ne peut donc pas opposer l’oraison intérieure et libre de toute forme traditionnelle, « piété subjective », à la liturgie, qui est « la prière objective » de l’Église. Toute prière authentique est prière de l’Église : par chaque prière sincère, quelque chose s’opère dans l’Église et c’est l’Église elle-même qui prie, car le Saint-Esprit qui vit en elle est aussi dans chaque âme celui qui « prie pour nous avec des soupirs ineffables (Rm, VIII, 26) ». Telle est la vraie prière : car personne ne peut dire : « Seigneur Jésus », sinon dans l’Esprit-Saint (I Co, XII, 3). Que serait la prière de l’Église si elle n’était le don de ceux qui aiment d’un grand amour au Dieu qui est Amour ? Le don total de notre cœur à Dieu et le don qu’Il nous fait en retour, la pleine et éternelle union, tel est l’état le plus haut qui nous soit accessible, degré suprême de la prière. Les âmes qui l’ont atteint sont véritablement le cœur de l’Église : en elles vit l’amour sacerdotal de Jésus. Avec le Christ, cachées en Dieu, elles ne peuvent que rayonner dans d’autres cœurs l’amour divin qui les possède et contribuer ainsi à la perfection de tous dans l’union à Dieu, ce qui, dans le passé comme dans le présent, est l’unique désir de Jésus.

Marie-Antoinette de Geuser comprit ainsi sa vocation. Elle devait accomplir le plus haut devoir du chrétien dans le monde et sa voie est certainement l’exemple le plus significatif pour ceux qui, aujourd’hui, se sentant poussés à prendre spirituellement en charge les responsabilités de l’Église, ne peuvent répondre à cet appel dans la vie cachée d’un cloître. L’âme parvenue au plus haut degré de la prière mystique, dans l’activité tranquille de la vie divine, ne pense plus qu’à se livrer à l’apostolat auquel dieu l’appelle. « C’est la tranquillité dans l’ordre en même temps que l’activité affranchie de toute entrave. L’âme milite dans la paix, parce qu’elle travaille juste dans le sens des décrets éternels. Elle sait que la volonté de son Dieu s’accomplit parfaitement pour sa plus grande gloire, car, si la volonté humaine limite souvent la toute-puissance divine, cette toute-puissance en triomphe encore et fait une œuvre magnifique avec les matériaux qui lui restent. Cette victoire de la force de Dieu sur la liberté des hommes qu’Il laisse agir cependant est une des choses les plus adorables du plan divin… (9) »

Quand Marie-Antoinette de Geuser écrivit cette lettre, elle était au seuil de l’éternité et seul un voile transparent la séparait encore de cette ultime perfection que nous appelons la vie glorieuse.

Tout est un pour les esprits bienheureux qui sont parvenus à l’unité profonde de la vie divine : le repos et l’action, contempler et agir, se taire et parler, écouter et s’épancher, recevoir en soi, dans l’amour, le don divin et rendre l’amour à flots dans l’action de grâces et la louange.

Aussi longtemps que nous sommes en route et d’autant plus fortement que le but est plus lointain, nous demeurons sous la loi de la vie temporelle et cependant nous sommes assurés que, dans le Corps mystique, par la progression mutuelle et réciproque de ses membres, la vie divine en plénitude deviendra pour nous réalité.

Il nous faut pendant des heures écouter en silence, laisser la parole divine s’épanouir en nous jusqu’à ce qu’elle nous incite à louer Dieu dans la prière et le travail.

Les formes traditionnelles nous sont aussi nécessaires et nous devons participer au culte public, ainsi que l’ordonne l’Église, pour que notre vie intérieure s’éveille, reste dans la voie droite et trouve l’expression qui lui convient. La louange solennelle de Dieu doit avoir ses sanctuaires sur la terre, afin d’être célébrée avec toute la perfection dont les hommes sont capables. De là, au nom de toute l’Église, elle peut monter vers le Ciel, agir sur tous ses membres, éveiller leur vie intérieure et stimuler leur effort fraternel. Mais pour que ce chant de louange soit vivifié de l’intérieur, encore faut-il qu’il y ait dans ces lieux de prière des temps réservés à l’approfondissement spirituel. Sinon, cette louange dégénérerait en un balbutiement des lèvres dépouillé de toute vie (10). C’est grâce à ces foyers de vie intérieure qu’un tel danger est écarté : les âmes peuvent y méditer devant Dieu dans le silence et la solitude, afin d’être au cœur de l’Église les chantres de l’amour qui vivifie.

 Le Christ nous introduit à cette vie spirituelle par laquelle nous rejoignons les chœurs des esprits célestes qui chantent l’éternel Sanctus. Son sang est comme le voile à travers lequel nous entrons dans le Saint des Saints de la vie divine. Dans le baptême et dans le sacrement de pénitence, ce sang nous purifie de nos péchés, ouvre nos yeux à la lumière éternelle, nos oreilles à la parole divine, nos lèvres à la louange, à l’oraison de pénitence, à la prière de demande, à l’action de grâces, qui toutes, sous des formes différentes, sont une seule adoration, c’est-à-dire l’hommage de la créature au Dieu tout-puissant et infiniment bon. Dans le sacrement de Confirmation, ce sang élit et fortifie le soldat du Christ pour qu’il professe loyalement sa foi. Mais, plus que dans tous les autres sacrements, c’est dans celui où le Christ est présent que nous devenons membres de son Corps. Tandis que nous participons au Saint-sacrifice, à la sainte communion, nous nous nourrissons du Corps et du sang de Jésus, nous devenons nous-mêmes son Corps et son Sang. Et c’est seulement dans la mesure où nous sommes membres de son Corps que son esprit peut nous vivifier et régner en nous « … c’est l’Esprit qui vivifie, car c’est l’Esprit qui rend vivants les membres. Il ne rend vivants que ceux qu’a déjà vivifiés le Corps dans lequel l’Esprit agit. La seule crainte du chrétien est d’être séparé du Corps du Christ. Car, s’il est séparé du Corps du Christ, il n’est plus son membre et il ne sera plus vivifié par l’Esprit… ( 11) » Nous devenons membres du Corps du Christ « non seulement par l’amour…, mais en toute vérité par l’union avec sa chair, union qui s’opère par la nourriture qu’Il nous donne pour nous témoigner sa soif de notre amour. C’est pour cela qu’il est Lui-même descendu en nous et qu’IL a rendu son Corps semblable au nôtre, afin que nous soyons un comme le corps fait un avec la tête… (12) »

Membres de son Corps, animés de son Esprit, nous nous offrons en victime « par Lui, avec Lui, en Lui », et nous nous joignons à l’éternelle action de grâces.

Aussi l’Église nous fait-elle dire, après la sainte communion :

Comblés de ces présents magnifiques,
Nous vous en prions, Seigneur,
Faites
Que nous en recevions toutes les grâces
De salut
Et que nous ne cessions jamais
De chanter votre louange (13)




Notes


(1) Le judaïsme avait et a encore une riche liturgie pour le culte public et familial, pour les grandes fêtes et pour tous les jours.

(2)  « Sois loué, Toi, Éternel, notre Dieu, Roi du monde entier, qui fais que la terre nous donne du pain, … qui as créé le fruit de la vigne. »

(3)  Par exemple avant la résurrection de Lazare (Jean, XI, 41-42).

(4)  N. Glatzer et L. Strauss. Sendung und Schicksal. Aus dem Schriftum das nachbiblischen Judentums, Berlin, 1931.

(5)  Erik Peterson, dans Le Livre des Anges, démontre d’une manière remarquablement claire l’union de la Jérusalem céleste et de la Jérusalem terrestre dans la célébration de la liturgie.

(6)  Il est sous-entendu que l’on se trouve en état de grâce : autrement on ne peut communier « en vérité ».

(7)   Les dimensions de cet essai m’interdisent de citer intégralement la prière Sacerdotale de Jésus. Je dois prier le lecteur de lire l’Évangile de saint Jean au chapitre XVII.

(8)  Ces deux citations sont lues chaque année au mois de septembre au Carmel.


(9)  Marie de la Trinité, Lettres de Consummata à une Carmélite (Carmel d’Avignon, 1930), lettre du 27 septembre 1917. 

(10) « Il y a une adoration du dedans…, l’adoration en esprit, celle qui se poursuit dans les profondeurs de l’être, dans son intelligence et dans sa volonté ; c’est l’adoration essentielle, principale, sans laquelle l’extérieure reste sans vie. » O mon Dieu, Trinité que j’adore, prière de Sœur Élisabeth de la Trinité, commentée par Dom Eugène Vandeur, O.S.B., 1931.

(11)  Saint Augustin (Tract. 27 sur saint Jean, Bréviaire romain, 3e férie dans l’octave de la fête du 
 Corps du Christ, leçons 8 et 9).

(12)       Saint Jean Chrysostome, Homélie 61 (Ad populum Antiochum, a. a. O., 4e leçon)


(13)     Missel romain, postcommunion du premier dimanche après la Pentecôte.


Édition : Edith Stein. La Prière de l'Église (Das Gebet der Kirche, 1936), traduit par L. et E. Zwiauer, Paris, Éditions de l'Orante, 1955 (Nihil obstat. Pais, le 22 novembre 1955. Jean Daniélou, S. J. ; Imprimatur, Paris, le 1er décembre 1955, Mgr Potevin, v. g.