samedi 18 juin 2016

Sainte ÉLISABETH de SCHÖNAU, moniale bénédictine, visionnaire et mystique





L'autel dédié à Elisabethen dans la collégiale Saint Florin du monastère de Schönau. 
Au centre de l'image, on peut apercevoir le reliquaire contenant les reliques de Sainte Elisabeth de Schönau.



Sainte Elisabeth de Schönau

Visionnaire allemande ( 1164)

Moniale, elle s'efforça d'être aussi fidèle à sa vocation de prière que sa santé fragile le lui permettait. Elle était liée d'amitié avec sainte Hildegarde qui venait la visiter. On lui attribue à tort une vie légendaire de sainte Ursule. Par contre nous avons quinze lettres authentiques, dont une à sainte Hildegarde. Elle y parle des extases dont Dieu lui fait la grâce.

À Schönau en Rhénanie, l’an 1164, sainte Élisabeth, vierge moniale. Entrée au monastère à l’âge de douze ans, elle s’efforça, malgré sa santé délicate, d’observer exactement la Règle. Affligée de douloureuses peines intérieures, elle fut aussi comblée de faveurs mystiques.

Martyrologe romain



Elisabeth de Schönau, Visions, traduction par Jean-Pierre Troadec

Julien Véronèse

Référence(s) :
Elisabeth de Schönau, Visions, traduction par Jean-Pierre Troadec, avec une introduction de Laurence Moulinier-Brogi, Paris, Cerf (« Sagesses chrétiennes »), 2009, 198p.

ISBN 978-2-204-08889-3.

Elisabeth de Schönau (1129-1165) fait partie de ces femmes qui, à partir du XIIe siècle, durant le « mâle Moyen Âge » cher à Georges Duby1, parviennent à faire entendre leur voix. Moins connue que sa célèbre contemporaine, Hildegarde de Bingen, car d’un niveau culturel moins élevé, elle fait néanmoins partie des précurseurs de la floraison mystique ou extatique du XIIe siècle et a laissé une œuvre assez conséquente : un Liber viarum Dei (Livre des voies de Dieu) destiné aux clercs comme aux laïcs ; des Revelationes de sacro exercitu virginum coloniensum (Révélations sur l’armée sacrée des vierges de Cologne), qui diffuse l’histoire de sainte Ursule ; et, enfin, un Liber visionum (Livre des visions), divisé en trois livres traduits ici in extenso pour la première fois en français et de très belle manière par Jean-Pierre Troadec2, qui livre les révélations dont a bénéficié la sainte femme entre 1152 et 1156, décrivant ainsi un parcours spirituel hors norme. Elisabeth, issue de la noblesse rhénane, entrée à 12 ans au monastère, reçoit seule ses visions, au prix de grandes souffrances ; mais son salut n’est pas seul en cause. Derrière la sainte se tient toute une communauté de moniales et de moines bénédictins recluse en prière et en dévotion, qui bénéficie elle aussi, de manière parfois très concrète, des enseignements de la visionnaire sur la cour céleste, l’assomption de la Vierge, la géographie de l’au-delà, le sort des âmes (parfois celles de membres de la communauté) entre enfer, purgatoire et paradis, sur la transformation eucharistique, la vertu des sacrements, etc. Sa parole, potentiellement dangereuse, voire fausse – le démon, sous forme de chien, de taureau, de chèvre ou d’un clerc distingué ne rôde-t-il pas au début du livre I ? –, est elle-même médiatisée et encadrée – comme l’est plus tardivement celle d’Angèle de Foligno – par un guide masculin, qui n’est autre que son frère aîné Eckbert, présent au monastère de Schönau à partir de 1155, ce qui donne une écriture à plusieurs voix : celle du narrateur (et en même temps destinataire), Eckbert, audible notamment au début du livre I, authentifiant et validant en quelque sorte une parole féminine sincère et touchante par sa naïveté, à laquelle se rajoute parfois une strate de nature épistolaire (cf. les deux lettres d’Elisabeth à Hildegarde dans le livre III).

Comme l’exprime très bien Laurence Moulinier-Brogi dans sa belle introduction, les Visions d’Elisabeth nous font avant tout « toucher du doigt les singulières modalités de transmission d’un message » (p. 16). De fait, la parole de la moniale ne va pas de soi, et c’est l’un des points particulièrement intéressants de son livre. Elle est d’une part le prix de la souffrance, d’un long chemin de croix menant à cette « lumière », à cette « grâce », qui illumine le texte et la vie d’Elisabeth ; les visions sont le fruit de l’ascèse, dont le menu n’est pas livré, mais dont résulte l’affaiblissement physique continuel de la sainte, souvent plus morte que vivante. C’est lorsque que son corps la lâche, ou qu’elle lâche son corps, c’est selon, que les révélations frappent l’élue. À l’inverse d’Hildegarde, Elisabeth se décrit souvent comme collapsa in extasim (p. 22), tombée en extase ; une extase qui arrive et s’interrompt tout aussi brutalement, et peut recommencer, au cours d’un même office, à plusieurs reprises, en reprenant le « film » visionnaire à l’endroit où il s’était interrompu. C’est ainsi qu’elle voit avec les yeux du cœur ou de l’esprit. Dans le monde céleste, vécu et imaginé sur le mode de la montagne, du verger ou de la cité, elle navigue seul initialement ; mais l’« ange du Seigneur », assimilé à son ange gardien (p. 67, 86 et 99, auquel s’oppose son « faux ange » p. 105), la guide bientôt et lui fait découvrir, en les décryptant lorsque c’est nécessaire, les mystères et les secrets cachés au commun en matière de dogmes et de sacrements. C’est ainsi qu’Elisabeth explique par des images traduites en mots des vérités que la raison seule ne peut explorer.

Cette parole, fruit d’une élection divine, est d’autre part difficile à rapporter, du fait même qu’elle dit l’indicible et dévoile ce qui normalement reste voilé. Et l’est d’autant plus, au vu des tiers et de l’institution ecclésiastique, qu’elle a pour medium une femme, potentiel « jouet de Satan » (p. 41). On retrouve ici, sur un mode assez similaire, la dialectique entre révélation et occultation chère, par exemple, aux textes de magie rituelle des XIIe-XVe siècles, qui se prétendent eux aussi porteurs de révélations et d’enseignements divins3. Vecteur d’une parole qui la dépasse (elle prononce au cours de ses extases des mots latins qu’elle ne maîtrise pas, voire qu’elle ne connaît pas selon son « confesseur » ; cf. par exemple p. 60), gardienne des « secrets du Seigneur qui demeurent cachés aux yeux du commun des mortels » (p. 39), Elisabeth, de peur qu’on ne lui prête de l’arrogance ou de l’orgueil, dans un premier temps dissimule, même si ses comparses (notamment sa supérieure) sont témoins de ses transports et les premières confidentes (p. 59). Mais la douleur qu’engendre ce silence est tel que la divulgation devient vite une question de vie ou de mort, même si, y compris au cours du processus de rédaction, elle ne peut encore tout dire, soit par ordre venu d’En-Haut (p. 76 : « Quand ma vision eut pris fin, je vis ma Dame qui se tenait dans la clarté des cieux, et d’elle je reçus une certaine révélation dont je ne veux pas encore dévoiler la teneur »), soit qu’elle craigne encore et toujours la moquerie (p. 83 : « Presque tout ce qui s’était produit familièrement sous mes yeux lors des fêtes des saints arriva encore au cours de la seconde année, quelques visions nouvelles s’y ajoutant dont nous passerons sous silence une grande partie à cause des incrédules » ; voir aussi p. 104, où l’on apprend qu’elle garde sous son lit secrètement la partie de l’ouvrage rédigé). Initialement incontrôlé et incontrôlable (p. 91 : « Je demandai à voir la supérieure et commençai à lui dire en secret ce que j’avais vu. Mais elle m’avoua avoir déjà tout entendu de ma propre bouche »), le dévoilement de la parole divine apparaît comme maîtrisé par le jeu de l’écrit, qui, même s’il ne peut tout retranscrire, dans un premier temps au moins enraye la perte (p. 94 : « Quand il eut dit cela, l’Ange s’éloigna. Je fis signe aux sœurs d’apporter des tablettes pour qu’elles y consignent ces mots par écrit […] »). Si la tentation du secret et de l’occultation reste toujours forte (ainsi p. 103, Elisabeth se rend-elle dans un « lieu secret » pour prier), la moniale obéit in fine à l’ordre de Dieu lorsqu’elle rend visible ce qu’elle seule connaît : « L’ange arriva une fois encore et se tint devant moi en disant : ‘‘Pourquoi maintenez-vous l’or caché dans la boue ? [Mt 25, 25-26] Cet or est la parole de Dieu qui est envoyée par votre bouche sur la terre, non pour qu’elle soit cachée, mais pour qu’elle soit rendue manifeste pour la louange et la gloire du Seigneur et pour le salut de son peuple » (p. 103-104 ; voir aussi p. 122-123). À moins que derrière cet impératif il ne faille voir en définitive que le désir de son frère, comme le laisse entendre le prologue du livre I : « Alors qu’elle dissimulait beaucoup de choses aux curieux qui la sollicitaient, tant elle craignait Dieu et avait l’esprit humble, elle céda à ce frère qui s’affairait pour tout connaître, désireux qu’il était de transmettre à la postérité ce qui était caché » (p. 40). Quoi qu’il en soit, les visions et la parole singulière d’Elisabeth se tarissent au fur et à mesure que le secret est levé et que l’œuvre s’écrit. Une fois que tout est dit, que tout est écrit, reste encore au récit à être diffusé. Or, sur ce plan, la postérité n’a pas été ingrate avec la moniale : le récit de ses expériencesa connu un succès immédiat comme de longue durée (plus de 150 manuscrits le conservent, dont 34 du XIIe siècle !), ce dont témoigne aujourd’hui encore ce très beau livre.

Notes

1  Pour une critique de la vision de Duby, cf. Amy Livingstone, « Pour une révision du ‘mâle’ Moyen Âge de Georges Duby (États-Unis) », Clio, 8, 1998, disponible sur le site web de la revue.

2  À partir de l’édition de référence de F. W. Roth, Die Visionen der heiligen Elisabeth und die Schriften der Äbte Ekbert und Emecho von Schönau, Brünn, 1884.

3  J.-P. Boudet et J. Véronèse, « Le secret dans la magie rituelle médiévale », dans Il Segreto, Micrologus, XIV (2006), p. 101-150.

Pour citer cet article

Référence électronique

Julien Véronèse, « Elisabeth de Schönau, Visions, traduction par Jean-Pierre Troadec  », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 2009, mis en ligne le 06 juillet 2010, consulté le 18 juin 2016. URL : http://crm.revues.org/11944

Élisabeth de Schönau, Visions

Trad. de Jean-Pierre Troadec, introd. de Laurence Moulinier-Brogi. Paris, Éditions du Cerf, 2009, 199 p.

Daniel Vidal

p. 9-242

Référence(s) :
Élisabeth de Schönau, Visions, Trad. de Jean-Pierre Troadec, introd. de Laurence Moulinier-Brogi. Paris, Éditions du Cerf, 2009, 199 p.

Le plus souvent évoquée dans l’ombre de Hildegarde de Bingen, sa contemporaine et sa correspondante, sa confidente et, sur bien des points, son modèle, Élisabeth de Schönau (1129-1165) n’était connue du public français qu’au travers d’articles nominatifs des dictionnaires de spiritualité, ou des ouvrages consacrés à des ensembles de mystiques féminines. La publication du manuscrit intégral de ses «visions» comble aujourd’hui une lacune que n’eurent pas, au moins, à déplorer les lecteurs anglophones ou germanophones. Il faut donc se féliciter de la traduction que propose Jean-Pierre Troadec, et des indispensables mises en contexte de Laurence Moulinier. Pour la première fois, nous pouvons pénétrer dans l’alchimie singulière d’une expérience, d’une écriture et d’une passion spirituelles au cœur d’un Moyen Âge rhénan propice à tous les vertiges de la foi, et à son incandescence. En espérant que nous pourrons bientôt avoir accès au Livre des voies de Dieu, qui devrait ajouter de précieuses informations sur la spiritualité de cette moniale en tous ses états.

De cette passion, qu’il faut entendre en son sens de plus grand bouleversement de corps et d’esprit, les visions d’Élisabeth témoignent à chaque temps d’extase, de tremblement, de trouble. D’illumination. Le corps pâtit en effet, se meurt, s’éteint, et demeure en souffrance. Et l’esprit, sa raison et son «âme», bascule au revers du monde, ainsi qu’il en va en toute quête mystique, puisqu’en ce revers seulement Dieu s’éprouve et se trouve. Le trait, on le voit, est le plus partagé des expériences spirituelles qui satureront les siècles à venir. Mais les visions et extases d’Élisabeth n’interviennent pas au hasard. Non qu’elles ne la prennent au dépourvu – à strictement parler, la moniale est déjà au désert d’elle-même, en dépossession de cet amour-propre que des générations de spirituels ne cesseront de traquer au nom d’un amour pur. Mais elles scandent avec une régularité surprenante, et qui ne laisse pas de poser question, le calendrier des saints de chaque jour. Cela est remarquable tout au long des trois «Livres», même si le premier en est le témoignage le plus net. Au fur et à mesure que s’écrivent les «livres» suivants, si l’extase suit moins la régularité quasi automatique des fêtes singulières, c’est pour affirmer des points de doctrine qui définiront plus tard, dans l’histoire de l’Église, quelques-uns des dogmes essentiels.

Mais demeurons un instant dans cette conjonction du rite et de l’extase. Car s’il est une leçon majeure à retenir de la lecture des Visions, qui ne se présente pas toujours en telle évidence chez les mystiques qui viendront, c’est bien cette rencontre de l’ordonnancement monotone des noms de saints, et l’effondrement de la sœur en son extase. Tout se passe comme si l’institution des noms réclamait la destitution de soi-même en tant que créature enfin réduite à son néant. Les saints magnifiés ne seraient alors que l’occasion d’une mise en forme chaque jour reconduite, et amplifiée, d’un discours projeté au-delà de la rhétorique théologique, à partir d’un corps extatique, gisant au sol pour retourner à la racine de l’ordre du sacré. Il y a dès lors chez Élisabeth, comme en tout autre sujet en proie à l’effusion mystique, un doute fondamental: ces paroles énoncées au plus près d’une injonction intime, sont-elles d’une créature en mal de soi, et donc peut-être l’œuvre du diable, qui s’insinuerait dans l’esprit de la religieuse pour en subvertir la vocation, ou bien la pure et divine diction de Dieu, et le présent de sa parole? Ce trouble à même l’âme d’Élisabeth accompagne toute révélation et toute inquiétude du corps. Et l’on comprend alors que l’institution s’emploie, pour son plus grand bénéfice, à garantir la légitimité de ces visions, toujours en risque d’habiliter un désordre profane, et de n’être que paroles d’un monde déserté de son dieu. Mais cela ne suffit pas à la pleine intelligence des visions d’Élisabeth. L’autorité de l’Église, certes, est requise pour preuve de conformité avec les canons et les dogmes. Mais ce que nous devons saisir, dans cette relation quotidienne de la fête des saints et de l’extase visionnaire qui aussitôt se déploie, c’est qu’il ne serait pas d’extase s’il n’était de rituel. Non pas que celui-ci soit condition de celle-là – ainsi qu’il en irait du temple, que l’on pourrait dire, aussi bien, condition du prophète en insoumission. Mais qu’un jeu complexe se met en place, dans cette mise en scène du corps, et cette parole illuminante/illuminée, entre la contrainte du rite et la contrainte du for intérieur. Les visions et extases d’Élisabeth, en cet âge où la spiritualité féminine se développe en couvents et monastères, qualifient un positionnement du sujet en offrande et souffrance de soi, comme travaillant sur la frontière même qui distingue l’ordre du sacré et l’acte de croire. Cet acte relève toujours, bien entendu, de la relation au sacré, mais n’accomplit le rite, ou n’accède à son ordre, et ne l’accepte, qu’en l’incorporant comme instance désormais au centre de ce que l’on peut appeler l’âme, l’autre nom du for intérieur. Les visions extatiques d’Élisabeth procèdent ainsi, au jour le jour, d’un désir infini d’incarnation. D’où les blessures de chair, la déchéance du corps, seules voies d’accès à l’excès de Dieu et ses saints.

Mais on voit que cette inscription du sacré à même le corps en transe et extase de la moniale, risque d’apparaître comme profanation, et sortie radicale du champ des conduites «légitimes». L’Église ne peut être surprise, et mise en défaut, par des pratiques spirituelles qu’elle ne contrôlerait pas. Attentive à démêler ce qui relève de la parole d’Élisabeth, et ce qui relève de l’autorité ecclésiastique, Laurence Moulinier rappelle qu’Eckbert, le frère de la religieuse, la rejoignit au couvent des hommes en 1155, soit peu de temps après les premières visions. Jusqu’à cette date, la sœur n’avait pas publiquement fait état de leur contenu, et ce n’est que sous l’influence de son frère, et avec sa «collaboration», que ces visions prirent «la forme d’une œuvre». Le terme qu’utilise L. Moulinier est lourd de tous les soupçons d’authenticité. «Femme sous influence», écrit-elle encore. Cela mérite que l’on s’arrête un instant sur cette «collaboration». J’ai dit la fragilité de la frontière entre le rite et sa profanation, entre l’ordre du sacré et l’ordre de l’extase corporelle. À coup sûr, le frère travaille à lever toute équivoque, afin que soient reçues comme d’exacte spiritualité les visions d’Élisabeth. Mais il opère infiniment plus loin qu’à leur simple légitimation. Il en réécrit le texte, en reformule les propositions, en rectifie sans doute les énoncés. L. Moulinier peut ainsi noter que «la voix d’Élisabeth se fait donc entendre sous forme d’une prosopopée insérée dans un récit dont le principal narrateur est son frère, et le Liber visionum se présente comme un récit autobiographique inclus dans un récit d’Eckbert; ce dernier y varie les points de vue». Bref: le moine écrit, à proprement parler, «en l’absence de l’auteur», ainsi que l’on définit, en rhétorique, la prosopopée. Il propose une figure de l’extatique selon un modèle à vocation pérenne. Femme inculte, ignorant tout du latin, «n’ayant rien appris des hommes», etc. Dès lors, que telle vision soit traversée de références latines, ne peut tenir que du miracle. Ainsi se constitue, sous la haute et impérative présence du frère, la figure canonique d’une extatique assujettie à Dieu, et dont les paroles, dûment revisitées et réordonnées, font retour immédiat vers l’Église, pour sa plus grande gloire. Doit-on récuser sans autre forme de procès l’authenticité du texte? Non, bien entendu, pour autant que l’on puisse continuer à entendre, derrière les reconstitutions d’Eckbert, la voix intime d’Élisabeth. Mais il s’opère, dans l’écriture de la spiritualité féminine, un rapport de forces constant, et que l’on retrouve tout au long de l’histoire de la mystique, entre la femme qui écrit, ou dicte ses visions et révélations, et l’injonction du directeur de conscience, ou de toute autre autorité, qui infléchit l’écriture ou la parole féminines vers une stricte conformité aux enjeux théologico-politiques.

Si l’on s’en tient à la relation de la femme engagée en mystique, et de son scribe organisant sa parole, le cas d’Élisabeth s’inscrit dans un modèle plus général. De nombreux cas viennent en mémoire. Christine de Suède en ses Révélations, Hildegarde de Bingen en ses Œuvres divines, avaient connu mêmes contraintes et distorsions. Margery Kempe, dans les années 1430, n’échappera pas entièrement à ces réécritures, plusieurs scribes sous sa dictée réaménageant grammaire et syntaxe, et sans doute dictée première de son Livre. Traduite par Ernest Hello, Angèle de Foligno est assignée à une mystique négative par explicitation tendancieuse de sa pensée. Au début du xixe siècle, Anne-Catherine Emmerick (1774-1824), visionnaire stigmatisée, dicte à Clemens Brentano, poète du «second romantisme» allemand, ses révélations. Mais Brentano prend tant de liberté avec les confidences de sa mystique, qu’il fonde un récit très éloigné de la Passion que lui donnait à entendre Emmerick. Et celle-ci s’insurgeait contre cette métamorphose de ses paroles, qui cependant nous parviennent ainsi recomposées par le scribe-poète. Catherine, note son traducteur en 2005, «n’a jamais écrit une seule ligne relative à son expérience spirituelle». Cas extrême, sans doute, d’une écriture déplaçant à l’envi l’expérience de la parole. Mais on sait aussi des appropriations de la voix, et des écrits, de femmes mystiques, par des confesseurs qui en dévoient la dimension novatrice. Lorsque paraît, en 1740, le Traité de l’abandon à la providence divine, l’ouvrage est aussitôt attribué à Jean-Pierre Caussade, dont la spiritualité se situe dans l’héritage de Surin, Guilloré, Henri-M. Boudon. Les recherches récentes de Jacques Gagey permettent d’identifier l’auteur: une femme, lorraine, laïque, cultivée, proche des Visitandines, confidente puis protectrice de Caussade – curieuse inversion de paternité! Plus encore: le titre véritable du texte princeps, Traité où l’on découvre la vraie perfection du salut, n’oriente pas d’emblée le lecteur vers le thème convenu de l’abandon, que Caussade avait prescrit comme catégorie centrale de l’expérience mystique.

Si je rappelle, parmi tant d’autres, ces quelques cas de «détournements» ou d’appropriation indue de la parole féminine par tel spirituel, moine ou confesseur, c’est pour mieux situer les visions d’Élisabeth dans un contexte de contrôle strict de ce qui aurait pu paraître comme dérive insupportable des voix du corps et de l’esprit. Ainsi peut-on dire qu’Eckbert, véritablement, instrumentalise les extases et visions de sa très protégée sœur en amplifiant certaines de leurs occurrences. N’oublions pas qu’Élisabeth, ainsi que le note Jean-Noël Vuarnet dans ses Extases féminines, fut plus «visuelle» que «visionnaire»: le «récit» d’Eckbert transforme ainsi en images entièrement investies de symboles, les données brutes de la moniale, ses «choses vues». Et cette mutation, décisive, gomme de l’«ex-tase» ce qui permet précisément à la femme d’écrire et dire, en toute transgression d’interdit, cela que seule lui autorise sa «sortie» d’elle-même, tout «genre» ainsi aboli. Laurence Moulinier: Eckbert «fut bien plus qu’un secrétaire (...) Il fit office de directeur spirituel d’Élisabeth, s’occupa activement de la diffusion de son message en le couchant par écrit, et de toute évidence l’orienta, en donnant notamment aux visions de sa sœur un caractère érudit et logique». Il est dès lors bien délicat de distinguer, dans les visions de la moniale, ce qui relève de son propre dire, et de la mise en récit du frère.

Deux thèmes cependant, bien que résolument configurés par Eckbert, témoignent de l’expérience propre de la religieuse, qui pouvaient être majorés, mais qui constituent, si l’on peut dire le «noyau dur» de cette chaîne de visions. La vision mariale n’est certes pas nouvelle, mais plus insistante, et problématique pour l’Église, la vision de l’assomption «corporelle» de la Vierge, dont plusieurs extases d’Élisabeth confirment l’importance. Six visions en témoignent, sur fond d’inquiétude: «La Dame des cieux m’apparut (...) Je la sollicitai par ces mots: “Ma Dame, s’il vous plaît, ayez la bonté de bien vouloir nous dire sans ambiguïté si vous êtes montée au ciel en esprit seulement ou, au contraire, en chair et en âme?” Je posai cette question dans la mesure où, comme on sait, ce qu’on trouve dans les livres des Pères prête à équivoque...» La vision se déploierait-elle comme tentative de réponse à une indécision initiale touchant à quelque point non élucidé des Écritures et de leurs commentaires? Y aurait-il vision, en sa qualité la plus «visuelle», s’il n’y avait cette incertitude en amont, au cœur même de l’interprétation du Texte? Elle s’installe au centre d’un paradoxe, ou d’une aporie, et dessine les contours d’une réponse. Ainsi de l’assomption corporelle, dont la fête fut dès lors «inscrite au calendrier du monastère de Schönau», rappelle L. Moulinier, avant que le dogme ne soit «définitivement adopté» en... 1950. D’un réseau de visions en archipel, Eckbert prend en charge cette défiance toujours possible à l’égard des gloses savantes, et peut alors transformer en argument théologique la formule, novatrice parce que fondée en désarroi.

D’autres visions ne connaîtront pas telle destinée dans la dogmatique de l’Église. Du moins participeront-elles d’un débat passionné concernant le Christ-homme en sa féminité. En extase, Élisabeth voit Jean l’Évangéliste et, «comme on (lui) lui avait recommandé de le faire», lui demande: «Seigneur, pourquoi l’humanité du Seigneur sauveur m’a-t-elle été montrée sous la forme d’une vierge et non pas sous la forme d’un homme?» Jean répond: «Dieu a voulu qu’il en fût ainsi pour que la vision que vous avez eue se révélât avoir l’avantage de donner à voir aussi sa sainte mère». Notons que la question de la moniale est «recommandée», sans doute par Eckbert lui-même – signe d’une importance capitale dans la pensée christique du Moyen Âge et l’institution ecclésiale. Jean-Pierre Troadec note à juste titre que la «féminisation» du Christ, et son image «virginale», thème central d’une passionnante réflexion séculaire, est ainsi posée avec force par la visionnaire, qui a tâche ainsi d’intervenir dans un débat aux enjeux considérables. Dont l’une des conséquences, et non des moindres, est sans doute de basculer le culte christique en culte marial. Mais il y a plus. Car s’établit alors une relation insoupçonnée entre la féminité du Christ, et le statut de la visionnaire, qui ne peut se dire sa «fiancée» qu’en se déprenant de sa féminité. J.-P. Troadec peut alors rappeler la thèse de la psychanalyse, qu’exprime clairement Olivier Douville: «La mystique se fait autre. Les mirages de l’identité se fracturent (...) Tant il est des femmes mystiques qui s’éprouvèrent en tant qu’hommes. Hildegarde de Bingen et Élisabeth de Schönau conçoivent leur itinéraire spirituel sous la nécessité de se penser au masculin.». Se faire autre, en ce sens, signifie se faire homme. L’interrogation de la visionnaire, dans le temps même où elle intervient au vif d’une thématique concernant le principe féminin incarné par le Christ sous la figure de la Vierge, pose ainsi la question de son propre statut de témoin.

En ce double jeu d’Élisabeth, sachons lire ses visions comme quête institutionnellement orientée, en même temps qu’affirmation d’une subjectivité capable d’en déborder la raison. Telle paraît être, en ces extases singulières, l’une des leçons essentielles de toute spiritualité. Certes, une illumination soudaine mais très vite codifiée par les autorités d’Église – ainsi des avertissements extatiques proférés contre les hérésies – on sait qu’Eckbert fut le premier, rappelle L. Moulinier, «à nommer et à doter d’un contenu» l’hérésie cathare. Mais, dans les paroles et les incertitudes d’un esprit en proie à l’irruption de cet étrange remuement de l’être que compose la «scène visuelle», l’assurance que l’extase peut être le plus court chemin pour aller de soi-même à l’autre, et par cet autre, s’instituer sujet enfin accompli.

Pour citer cet article

Référence papier

Daniel Vidal, « Élisabeth de Schönau, Visions », Archives de sciences sociales des religions, 152 | 2010, 9-242.

Référence électronique

Daniel Vidal, « Élisabeth de Schönau, Visions », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 152 | octobre-décembre 2010, document 152-47, mis en ligne le 12 mai 2011, consulté le 18 juin 2016. URL : http://assr.revues.org/22082



Elizabeth of Schönau, OSB V (RM)

Born 1130; died June 18, 1164.


Mysticism was a phenomenon that found expression in the mid-11th century. It is an endeavor to reach a knowledge of and union with God directly and "experimentally." The mystic renounces his senses and the images they offer of God. This is the "Negative road" that begins by recognizing the complete "Otherness" of God. The pseudo- Dionysius wrote On the Divine Names, which influenced this movement in the Middle Ages.

It is characterized by abnormal psychic states which culminate in ecstasy. Such states are sanctified when perfectly united with God and the whole personality is fully free. As a rule, mystics exhibit extraordinary self-knowledge, which leads to an ever more passionate love of God and His Son. Mystical life in no way need conflict with a married, intellectual, or active life, although many mystics, like Elizabeth were professed religious.

Elizabeth of Schönau entered the great Black Benedictine double monastery at Schönau (16 miles northeast of Bonn, Germany) at age 11 or 12. She was professed in 1147, and shortly thereafter, she began to experience clairvoyance. This was the origin of her experiences, but she distinguishes them from her later ones.

In 1157, Elizabeth became abbess of Schönau and a friend of Saint Hildegard. In a letter to Hildegard, Elizabeth describes how an angel had told her to proclaim a series of judgements that would fall on the world unless they did penance, and how, because she delayed obeying him, he had beaten her so severely with a whip that she had been ill for three days! At a later time, when some prophecies had failed in their fulfillment, the angel informed her that penance had actually averted the impending doom. She was assailed with terrible temptations, but prayed against them.

She would often fall into ecstasies while saying the Divine Office or at Mass on Sundays and on feast days. At the prompting of the abbey's founder, Abbot Hildelin, she recorded some of her visions on wax tablets, which were sent to her brother, canon Egbert, in Bonn. Later he took the habit at Schönau and succeeded Hildelin as abbot in the same Benedictine monastery. He wrote her vita and three books of her visions using the tablets she wrote, supplemented by her oral explanations.

The first book seems to be the simple language that Elizabeth might have used herself, but the others are more sophisticated--probably written by Egbert. The last and most famous book dealt with her vision of Saint Ursula. This was the result of pressure placed on her brother by Bishop Gerlac of Deutz, who had assisted in the translation of the supposed relics of Saint Ursula and her 11,000 virgins after searching nine years for them. Under strong pressure from her brother, Elizabeth evolved an elaboration of the already fantastic story of Ursula. She even introduced into it a Pope Cyriacus, who never existed.

Elizabeth "saw" the whole of Our Lord's life and that of various saints, but had to describe it in terms of which she had "real" knowledge. We need to discriminate between gift as given and the way in which it is described by the recipient--some may be part of the imagination without basis in historical fact. For example, inculpably, Elizabeth contributed to the further elaboration of the mythical legend of Saint Ursula. She knew when she had been in ecstasy, which was different than being "near" ecstasy. She described her visions in moral and allegorical rather than mystical terms. Like most medieval mystics, she was practical, and believed in her smallness before God. This is the "heart of the mystical life--the self, as such, is nothing; it needs to be wholly filled and activated by God" (Attwater, Benedictines, Encyclopedia, Martindale, Walsh).



St. Elizabeth of Schönau

Born about 1129; d. 18 June, 1165.-Feast 18 June. She was born of an obscure family, entered the double monastery of Schönau in Nassau at the age of twelve, received the Benedictine habit, made her profession in 1147, and in 1157 was superioress of the nuns under the Abbot Hildelin. After her death she was buried in the abbey church of St. Florin. When her writings were published the name of saint was added. She was never formally canonized, but in 1584 her name was entered in the Roman Martyrology and has remained there.

Given to works of piety from her youth, much afflicted with bodily and mental suffering, a zealous observer of the Rule of St. Benedict and of the regulation of her convent, and devoted to practices of mortification, Elizabeth was favoured, from 1152, with ecstasies and visions of various kinds. These generally occurred on Sundays and Holy Days at Mass or Divine Office or after hearing or reading the lives of saints. Christ, His Blessed Mother, an angel, or the special saint of the day would appear to her and instruct her; or she would see quite realistic representations of the Passion, Resurrection, and Ascension, or other scenes of the Old and New Testaments. What she saw and heard she put down on wax tablets. Her abbot, Hildelin, told her to relate these things to her brother Egbert (Eckebert), then priest at the church of Bonn. At first she hesitated fearing lest she be deceived or be looked upon as a deceiver; but she obeyed. Egbert (who became a monk of Schönau in 1155 and succeeded Hildelin as second abbot) put everything in writing, later arranged the material at leisure, and then published all under his sister's name.
Thus came into existence
  • three books of "Visions". Of these the first is written in language very simple and in unaffected style, so that it may easily pass as the work of Elizabeth. The other two are more elaborate and replete with theological terminology, so that they show more of the work of Egbert than of Elizabeth.
  • "Liber viarum Dei". This seems to be an imitation of the "Scivias" (scire vias Domini) of St. Hildegarde of Bingen, her friend and correspondent. It contains admonitions to all classes of society, to the clergy and laity, to the married and unmarried. Here the influence of Egbert is very plain. She utters prophetic threats of judgment against priests who are unfaithful shepherds of the flock of Christ, against the avarice and worldliness of the monks who only wear the garb of poverty and self-denial, against the vices of the laity, and against bishops and superiors delinquent in their duty; she urges all to combat earnestly the heresy of the Cathari; she declares Victor IV, the antipope supported by Frederick against Alexander III, as the one chosen of God. All of this appears in Egbert's own writings.
  • The revelation on the martyrdom of St. Ursula and her companions. This is full of fantastic exaggerations and anachronisms, but has become the foundation of the subsequent Ursula legends.
There is a great diversity of opinion in regard to her revelations. The Church has never passed sentence upon them nor even examined them. Elizabeth herself was convinced of their supernatural character, as she states in a letter to Hildegarde; her brother held the same opinion; Trithemius considers them genuine; Eusebius Amort (De revelationibus visionibus et apparitionibus privatis regulae tutae, etc., Augsburg, 1744) holds them to be nothing more than what Elizabeth's own imagination could produce, or illusions of the devil, since in some things they disagree with history and with other revelations (Acta SS., Oct, IX, 81). A complete edition of her writings was made by F.W.E. Roth (Brunn, 1884); translations appeared in Italian (Venice, 1859), French (Tournai, 1864), and in Icelandic (1226-1254).

Mershman, Francis. "St. Elizabeth of Schönau." The Catholic Encyclopedia. Vol. 5. New York: Robert Appleton Company, 1909. 18 Jun. 2016 <http://www.newadvent.org/cathen/05392a.htm>.

Transcription. Dedicated with Love to Grandmother Elizabeth (Mary) Bennett Brown Knight.

Ecclesiastical approbation. Nihil Obstat. May 1, 1909. Remy Lafort, Censor. Imprimatur. +John M. Farley, Archbishop of New York.

Saint Elizabeth of Schönau

Also known as
  • Elizabeth of Sconauge
  • Elisabeth of….
Profile

Born to the German nobility. Raised and educated in Schönau Benedictine abbey near Bingen, Germany from age 12. Elizabeth came to see the abbey as home, and took vows as a Benedictine nun in 1147. Friend of Saint Hildegard von Bingen. Abbess at Schonau from 1157 until her death.

In 1152 she began receiving ecstacies and visions of Jesus and Mary, received the gift of prophecy, and suffered the assaults of demonic forces. With the help of her brother Egbert, a monk and abbot, she wrote three volumes describing her visions. The periods in ecstacies weakened her already fragile health.

Born
  • never formally canonized, but popular devotion went on for centuries
  • added to the Roman Martyrology in 1584 by Pope Gregory XIII