Jean (ou John) Fisher, humaniste et Chancelier de
Cambridge, devint Évêque de Rochester en 1504, puis Cardinal en 1535.
Il est fêté le 22 juin en même temps que Thomas More, Grand Intendant de
l’université de Cambridge en 1525.
Né à Beverley, Yorkshire, Jean Fisher était le fils
d’un riche mercier qui mourut en 1477. Vers 1482, la mère de l’enfant l’envoya
à l’université de Cambridge où il se distingua comme un brillant élève.
Il fut ordonné en 1491 et, après avoir étudié la théologie pendant dix ans, il
passa brillamment son examen en 1501.
Nommé Évêque de Rochester en 1504, il administra
cet évêché, un des plus pauvres d’Angleterre, pendant trente ans.
Son université s’aperçut rapidement de ses dons d’administrateur ; il
assuma les charges de censeur, vice-chancelier puis Chancelier.
Ce fut lui qui invita Erasme à venir y professer le grec et la théologie
(1513).
On lui conféra en 1514 le titre de Chancelier à vie
de l’université de Cambridge, titre qu’il partagea avec celui d’Évêque de
Rochester.
C’est dans l’exercice de ses charges universitaires qu’il rencontra, en 1494,
Lady Margaret Beaufort, mère de Henri VII.
Il devint son confesseur et la conseilla sur les emplois charitables qu’elle
pouvait faire de son immense fortune.
Il participa à la refonte du Christ’s College et, à la mort de Lady Beaufort en
1509, il utilisa ses larges donations pour fonder Saint John’s College.
L’année 1527 fut décisive pour l’Angleterre, car c’est alors qu’Henri VIII
commença les démarches pour annuler son mariage avec Catherine d’Aragon et il
demanda la dissolution de ce mariage en prétendant que la dispense du Pape
n’était pas valable.
Jean s’opposa aux empiétements du roi Henri VIII sur les libertés de l’Église
et la juridiction pontificale.
Quand Henri VIII exigea de l’Assemblée ecclésiastique de la province de
Canterbury qu’elle le reconnaisse comme chef suprême de l’Église anglicane, Fisher
s’y opposa.
Le 17 avril 1534, l’Évêque Jean Fisher et Sir Thomas More furent emprisonnés à
la Tour de Londres. Le Pape, croyant bien faire, le créa alors Cardinal du
titre de Saint-Vitalien (20 mai 1535).
Jean Fisher réaffirmant que le roi n’était pas, et ne pouvait être, aux yeux de
Dieu, le chef suprême de l’Église d’Angleterre, fut décapité à Tower Hill, dès
le 22 juin.
On laissa son cadavre nu sur l’échafaud tout le jour, et il fut enterré sans
cérémonie dans le cimetière voisin de All Hallows (Tous les Saints).
Sa tête fut exposée sur le London Bridge (pont de Londres) jusqu’au 6 juillet,
et ce jour-là, on la jeta dans la Tamise pour la remplacer par la tête de son
compagnon de martyre, Sir Thomas More.
La dépouille de Thomas More fut ensevelie dans l’église de
Saint-Pierre-aux-Liens, dans l’enceinte de la Tour, et on y transféra celle de
Jean Fisher.
Les deux martyrs furent Béatifiés en 1886 et Canonisés en 1935. On célèbre
leurs Fêtes le même jour.
SOURCE : http://reflexionchretienne.e-monsite.com/pages/vie-des-saints/juin/saint-john-fisher-cardinal-eveque-de-rochester-martyr-et-saint-thomas-more-chancelier-d-angleterre-martyr-fete-le-22-juin.html
LE
MARTYRE DU CARDINAL JOHN FISHER
A LA TOUR DE LONDRES, LE 22 JUIN 1535.
John Fisher naquit à Beverley, vers
1459. Fils d'un négociant très considéré, il apprit les rudiments des lettres
dans les écoles de sa ville natale, ensuite il fut admis à l'Université de
Cambridge, promu bientôt au grade de fellow et au sacerdoce. Il fut présenté,
jeune encore, à lady Marguerite, comtesse de Richmond, mère du roi Henri VII,
obtint rapidement sa confiance et devint son confesseur quand le Dr Fitz James
partit occuper le siège épiscopal de Rochester. John Fisher refusa les
bénéfices proposés, et sa modestie et son désintéressement demeurèrent
au-dessus des offres les plus avantageuses. Il employa l'influence que lui
valait sa charge à procurer la fondation d'une chaire de théologie dont il fut
nommé titulaire. La même année, il fut élu vice-chancelier de l'Université de
Cambridge (1501) et proposé par lady Marguerite pour le titre d'abbé de
Westminster, ce qui l'eût fait un des plus riches seigneurs du royaume ; mais
il refusa. Fisher portait dès lors à l'Université un attachement profond et il
dirigea vers elle les libéralités de lady Marguerite ; c'est de cette époque
que date l'opulence de Cambridge. Ce fut également pendant le gouvernement de
Fisher que le pape Alexandre VII concéda à l'Université un précieux privilège :
celui de choisir tous les ans douze prêtres, docteurs maîtres ou gradués, qui
iraient chaque année prêcher dans les trois royaumes, avec le sceau de
l'Université, sans avoir à solliciter la permission de l'Ordinaire.
Henri VII ne montra pas moins de
confiance à John Fisher que ne le faisait sa mère : il lui confia la direction
de la conscience de ses deux fils Arthur et Henri, le futur roi Henri VIII, à
qui son rang de cadet permettait alors de songer à l'état ecclésiastique
et que des vues humaines songeaient déjà à faire couronner de la tiare. Fisher
fut nommé évêque de Rochester sans renoncer pendant quelque temps à s'occuper
activement de Cambridge où s'élevait, sur ses conseils, un nouveau collège, Corpus
Christi College ; il devait quelques années plus tard, sans se relâcher en
rien de ses obligations épiscopales, fonder Saint John College ; il
reçut peu après le titre de chancelier à vie.
En 1509, la mort de Henri VII éleva au
trône d'Angleterre l'élève de John Fisher, le jeune roi Henri VIII. Les quinze
premières années du règne de ce prince n'étaient pas de nature à alarmer
sérieusement l'évêque de Rochester. Celui-ci conservait sur son roi le prestige
et l'autorité qu'il avait jadis exercés sur son pupil. Tout au plus
pouvait-il être contrarié par le faste, les réceptions somptueuses de la cour,
au milieu de laquelle il ne pouvait, aussi souvent qu'il l'eût souhaité, se
dispenser de paraître. John Fisher partagea la surprise et l'indignation
générale quand il apprit que le roi, d'après l'avis même de son confesseur
Longnan, formait le dessein de divorcer avec Catherine d'Aragon et d'épouser
Anne Boleyn. Le primat d'Angleterre, Wolsey, tenta d'attirer John Fisher dans
le parti du divorce, il échoua. Le roi lui adressa un traité de sa composition
dans lequel il arguait en théologien des causes de nullité de son propre
mariage. Fisher ne répondit rien. Henri fit mander l'évêque de Rochester à
Westminster, chez le primat. Le roi s'entretint avec son vieux précepteur et se
promena quelque temps avec lui dans la grande galerie. Ensuite ils s'assirent et
Henri demanda à Fisher ce qu'il pensait du projet de divorce. Bailey raconte
que l'évêque se jeta aux genoux du prince en lui disant : « Sire, j'éprouve le
besoin de délivrer mon âme. » Henri lui saisit les mains, le releva ; alors
Fisher lui déclara que la validité du mariage ne faisait pas de doute. « Oh !
mon seigneur et bien-aimé souverain, dit-il en finissant, pardonnez ma
franchise et laissez-moi espérer que vous inclinerez aujourd'hui du côté de la
justice et de la vérité ! » Le roi se leva et le quitta brusquement ; peu
après, il lui fit faire défense d'exprimer des opinions contraires au divorce.
Henri VIII fit réunir les évêques
d'Angleterre pour les consulter sur la licéité de son divorce. L'assemblée ne
décida rien, sinon que la cause devait être déférée au pape ou à ses
commissaires. On pouvait interpréter cette solution comme un doute d'autant
plus grave que parmi les signataires de la pièce se lisait le nom de John
Fisher. Mais celui-ci désavoua publiquement sa participation et sa signature à un
tel acte. A cette époque il devenait le conseiller écouté de la reine Catherine
d'Aragon, malgré les préventions que celle-ci ne cachait pas aux sujets de son
mari. L'enquête solennelle au cours de laquelle la reine répudiée était en
apparence appelée à se défendre procura à John Fisher l'occasion de révéler la
vaillance de son âme et la générosité de son caractère. L'évêque de Rochester
se présenta un jour à la barre et protesta que le salut de son âme l'obligeait,
au risque de sa vie, à dire ce qui appartenait à la cause. « Je déclare,
dit-il, que le mariage du roi est valide devant Dieu et devant les hommes, et
nul pouvoir divin ou humain ne le pourrait dissoudre. » Henri VIII, présent, se
tut ; mais, rentré au palais, il épancha sa colère en une violente diatribe
contre l'évêque, dont la faveur était décidément bien finie.
John Fisher ne cachait nullement sa
réprobation ; il la proclamait du haut de la chaire, en 1532. Il fut arrêté
sous un prétexte ridicule et condamné pour misprision of treason ; l'évêque
dut verser 300 livres sterling et sortit de la Tour de Londres. Il y devait
bientôt rentrer.
En sa qualité de pair ecclésiastique du
royaume, Fisher, membre de la Chambre des Lords, vota contre le statut qui
déshéritait Marie, fille de la reine Catherine, au profit d'Elizabeth, fille
d'Anne Boleyn. A la fin de la session, le Parlement déclara que tous ses
membres prêteraient serment à ce statut, Fisher refusa ; il fut reconduit à la
Tour. Sur les instances que lui firent ses amis, Fisher consentit à une
concession. Il se déclara prêt à accepter le statut successoral et à ne
jamais disputer sur la validité ou la nullité du mariage de Catherine, quoique,
ajoutait-il, ce serment ne lui laissât pas la conscience parfaitement en repos.
La réserve déplut au roi, qui entreprit de convaincre l'évêque et, n'ayant pu y
parvenir, le déposséda de son titre épiscopal et le renvoya à la Tour.
Fisher distinguait très sagement, au
sujet de la loi successorale, entre ce qui regardait le pouvoir civil, dont il
ne discutait pas les règlements, et la partie théologique, sur laquelle il
réservait l'exclusive compétence du pape et de l'Eglise.
Fisher vit son serment, ainsi expliqué,
repoussé parle conseil du roi et, du même coup, fut condamné à la dégradation,
à la perte de ses titres et dignités, à la confiscation de ses biens et revenus
et à l'emprisonnement perpétuel.
Nous allons maintenant retracer, d'après
un document ancien, l'histoire de son procès et de son martyre.
Ruses employées pour faire souscrire par
serment l'Evêque de Rochester au décret du Parlement qui reconnaissait la
succession royale à la descendance d'Anne Boleyn, et pour l'amener à
reconnaître la primauté du roi sur l'Eglise anglicane.
Jusqu'ici on les avait pressés par tous
les moyens, surtout pour leur faire approuver par serment la légitimité de la
descendance d'Anne Boleyn à la succession royale, qui venait d'être confirmée
par un nouveau décret. Alors les conseillers du roi résolurent d'employer
contre eux une nouvelle ruse. Au jour convenu ils firent venir l'évêque de
Rochester et lui dirent que, jusqu'ici, il avait été trop attaché à Thomas More
et que c'était sans doute parce que celui-ci l'en avait dissuadé qu'il n'avait
pas voulu prêter le serment ; mais, maintenant, ajoutèrent-ils, cette cause
d'hésitation n'existe plus puisque Thomas More a juré obéissance aux statuts
et, sous peu, va se réconcilier avec le roi et être mis en liberté.
L'évêque fut très étonné de ces
communications ; et plaignant son vieil ami Thomas More, qu'il avait en grande
estime à cause des dons remarquables dont Dieu l'avait gratifié, il crut
facilement ce qu'on lui affirmait si loyalement et si sérieusement. En homme
simple, il ne voulut pas même soupçonner la ruse et le mensonge dans les
paroles qu'on lui avait adressées. Néanmoins ces raisons ne purent l'amener à
jurer, sur les Evangiles, obéissance au décret concernant la descendance d'Anne
Boleyn.
On usa exactement du même artifice
envers Thomas More. On s'efforça de lui persuader que c'était à cause de
l'évêque de Rochester qu'il avait refusé de prêter le serment, et on ajouta que
l'évêque lui-même l'avait prêté. Or il crut qu'on lui disait la vérité ; non
pas tant sur l'affirmation de ces hommes, dont il connaissait depuis longtemps l'astuce
et les artifices, que sur celle de sa fille Marguerite Roper qui, ayant accès
auprès de lui très facilement par un privilège spécial, lui rapporta qu'elle
l'avait entendu dire et que le bruit en courait dans le monde. Elle lui raconta
aussi que, ayant été rendre visite au chancelier, pour l'intéresser en sa
faveur et lui obtenir une plus grande liberté, celui-ci avait répondu : « Votre
père est trop obstiné. Excepté lui et un certain évêque déraisonnable (il
voulait dire l'évêque de Rochester), qui enfin, après une longue délibération,
s'est laissé convaincre et est prêt à jurer, il n'y a personne dans tout le
royaume qui persiste à refuser de prêter le serment. Je conseille donc à votre
père de suivre cet exemple, autrement mon amitié ne lui servira de rien auprès
du roi. » — On rapporte que ce chancelier fit à peu près la même
réponse à Alice Alington, épouse de sir Gilles Alington et fille de la femme de
Thomas More par un premier mariage, quand elle alla lui rendre visite pour
intercéder auprès de lui pour son beau-père.
Comme on n'arrivait pas à le fléchir, on
eut recours à d'autres moyens : on le mit dans l'alternative, ou de reconnaître
la primauté du roi dans l'Église anglicane, d'après la teneur du nouveau
décret, ou d'encourir, s'il refusait, les peines édictées dans ce même décret.
A cet effet, Stokesley, évêque de Londres, Stephen Gardiner, évêque de
Winchester, Tunstall, évêque de Durham et un certain nombre d'autres prélats,
lui furent envoyés par le roi pour l'exhorter à se conformer à la volonté de Sa
Majesté. La plupart de ces évêques acceptèrent cette mission plutôt par crainte
d'offenser le roi, 'qu'ils savaient implacable, que parce qu'ils étaient
eux-mêmes persuadés que Fisher devait se soumettre. Aussi ai-je entendu dire
que Stokesley, l'évêque de Londres, se mettait à verser des larmes quand il
entendait parler de cette affaire et qu'il avait fort regretté de ne pas être
resté attaché à son frère de Rochester et de l'avoir abandonné.
Quant à l'évêque de Winchester, je sais,
pour l'avoir entendu de sa bouche, que, aussi bien en chaire, dans ses sermons,
que dans ses entretiens particuliers avec les membres du conseil royal et dans
d'autres circonstances encore, il s'accusa et se reconnut coupable d'avoir pris
part à ces démarches et à d'autres semblables. Thomas Hardinge, docteur en
théologie, autrefois son chapelain et son confesseur, m'a raconté que chaque
fois qu'il touchait ce sujet dans sa conversation avec ses chapelains, il avait
coutume de maudire vivement sa façon d'agir d'autrefois dans cette cause. Sous
le règne du jeune roi Édouard VI, il fut cité devant le tribunal royal, et
comme on le pressait fortement d'adhérer à la nouvelle Église, loin d'y
consentir, il rétracta tout ce qu'il avait fait auparavant ; ses biens furent confisqués
et lui-même fut emprisonné à la Tour de Londres pendant au moins cinq années.
Là, il espérait reprendre courageusement la couronne du martyre qu'il avait
perdue naguère, ou, si Dieu en avait décidé autrement, confesser la foi
catholique en souffrant la prison pendant toute sa vie pour expier ses fautes
et ses lâchetés d'autrefois. Mais peu après, sous le règne de la vertueuse
reine Marie, l'ancienne religion fut rétablie. Dès que cette reine eut le
pouvoir entre les mains, elle releva la foi catholique par tout le royaume et
mit en liberté l'évêque de Winchester, Tunstall de Durham, et plusieurs autres
qui avaient été emprisonnés à peu près dans le même temps et pour les mêmes
raisons. Mais, pour en revenir à l'évêque de Rochester, bien que tous les
prélats que nous avons nommés plus haut lui eussent apporté de nombreux
arguments pour le décider à passer du côté du roi, il ne voulut pas s'écarter
le moins du monde de la loi de sa conscience appuyée sur les saintes Ecritures
et sur la loi de Dieu.
Une autre fois, six ou sept évêques
subornés par le roi vinrent le visiter dans sa prison pour traiter la même
question. Quand ils lui eurent exposé les raisons de leur démarche, il leur
répondit : « Messeigneurs, je suis très affligé d'être forcé par les circonstances
de discuter sur cette malheureuse affaire; mais je suis bien davantage peiné
d'être poussé à mal agir par des personnes telles que vous, dont le devoir
aussi bien que le mien est d'empêcher cet acte que vous conseillez. Il me
semble que votre devoir était d'unir vos forces, bien plutôt pour résister aux
violentes injures dont on accable notre mère l'Église catholique que pour faire
cause commune avec ses ennemis. Il aurait mieux valu, dis je, chasser du
bercail du Seigneur ces loups rapaces qui s'efforcent de détruire le troupeau
que le Christ nous a confié et pour lequel il est mort, que de souffrir par
notre incurie et notre lâcheté qu'ils continuent chaque jour à s'acharner
contre ses brebis et à les dévorer. Parce que nous n'avons pas mis la main à
l'œuvre, voyez dans quel état se trouve le christianisme ; de tous côtés nous
sommes entourés d'ennemis, et il ne nous reste aucun espoir de leur échapper ;
l'iniquité est sortie de ceux qui sont l'appui du troupeau et les princes de la
Maison de Dieu. Pouvons-nous elle espérer, quand nous faiblissons à notre
devoir, que les autres se maintiendront dans la foi et la justice ? Notre place
forte est livrée par ceux mêmes qui devaient l'étayer et la défendre. Notre
parti a lâché pied ; nous autres qui étions ses chefs nous nous sommes jetés
avec bien peu de courage dans la lutte, et à cause de cela je crains bien que
nous ne voyions jamais la fin de ces calamités. Et comme je suis déjà bien
vieux, et bien près de la mort, je ne veux pas, quoi qu'il puisse m'arriver,
pour plaire à un roi de la terre perdre mon âme. Plût à Dieu qu'il me soit
permis de passer le reste de ma vie en prison : là, je prierai Dieu
continuellement pour le salut du roi. »
Après ce discours, les évêques se
retirèrent. La plupart portaient sur leur visage la tristesse qui était dans
leur âme. Ils ne revinrent plus faire visite au prisonnier. Peu après, l'évêque
de Rochester eut à subir un nouvel assaut. Le serviteur qui s'occupait de lui
dans la prison, homme simple, l'ayant entendu discuter avec les évêques,
s'approcha de lui et lui dit après s'être excusé : « Monseigneur, pourquoi vous
seul vous opposez-vous aux entreprises du roi plutôt que les autres évêques,
qui pourtant sont des hommes savants et pieux? Il ne vous demande que de le
reconnaître comme chef de l'Eglise anglicane : cela me paraît de peu
d'importance, et d'ailleurs, quoi que vous disiez, vous pouvez croire dans
votre âme ce que vous voudrez. » L'évêque, à la vue de la simplicité de cet
homme qui lui avait parlé avec bienveillance et sincérité, répondit : « Mon bon
ami, vous n'êtes pas suffisamment éclairé et vous ne voyez pas où out cela
conduit ; mais bientôt, par expérience, vous en apprendrez long. Ce n'est pas
seulement à cause de mon refus de souscrire au décret reconnaissant la primauté
du roi sur l'Eglise anglicane que je suis retenu ici, mais bien plutôt à cause
du serment d'obéissance établissant la succession royale dans la descendance
d'une épouse illégitime, et je suis persuadé que si j'avais consenti à accepter
ce dernier point, on n'aurait jamais agité la question de la primauté. Mais,
Dieu aidant, je ne souscrirai ni à l'une ni à l'autre formule, et quand je
serai mort, vous pourrez dire que vous avez entendu cette déclaration de ma
bouche quand je vivais encore. »
Comme jusqu'ici on n'avait rien trouvé
dans les paroles et les actes de l'évêque qui pût le faire condamner, le roi
décida de lui tendre un piège par un nouveau décret, et pour cela il se servit
d'un artifice secrètement et habilement machiné. Certes, cette façon d'agir
était contre la charité et indigne de la majesté royale, mais telle était son
irritation contre le prisonnier que par tous les moyens possibles, bons et
mauvais, justes et injustes, il s'étudia à le perdre.
Nouvelle ruse pour arracher de la bouche
de l'évêque de Rochester une déclaration ouverte contre le statut, afin de
pouvoir le convaincre de crime de lèse-majesté. Affaire du chapeau de cardinal
envoyé par le pape à Calais.
Voici quelle fut la nouvelle ruse que
l'on inventa. Au commencement du mois de mai, comme Fisher était en prison
depuis une année au moins, le roi lui envoya, pour lui faire en son nom une
communication secrète, Richard Rich, son intendant général, qui avait autorité
et crédit auprès de l'évêque. Ces communications restèrent .quelque temps
cachées à tous, mais peu après elles furent rendues publiques; tant pour le
déshonneur du roi lui-même que pour la plus grande honte de l'infâme et inique
messager c'est d'ailleurs ce que nous verrons bientôt. Néanmoins richard Rich
demeura ferme et fit avec énergie ce (lue le roi lui avait ordonné. Quand peu
après, revenu chez le roi, il lui rapporta la réponse de l'évêque, aussitôt on
accusa le prisonnier du crime de lèse-majesté, crime qu'on lui imputa à faux et
dont il fut convaincu devant les juges sur certaines paroles prononcées dans
l'entrevue secrète qui avait eu lieu entre lui et le mandataire du roi : tout
cela deviendra plus clair par la suite du récit.
Cependant le pape Paul III, ayant appris
la constance inaltérable que l'évêque de Rochester avait montrée tant avant que
pendant son emprisonnement, résolut de l'élever à un plus haut rang et à une
plus haute dignité, persuadé qu'à ce titre le roi serait plus doux envers lui.
C'est pourquoi, dans la réunion solennelle des cardinaux qui eut lieu à Rome au
commencement de son pontificat, il le créa cardinal prêtre du titre de
Saint-Vital. C'était le 24e jour du mois de mai de l'année du
Seigneur 1535.
Peu après, comme c'était la coutume, il
lui envoya le chapeau de cardinal ; mais à Calais le messager pontifical fut
retenu jusqu'à ce qu'on eût averti le roi. Celui-ci lui fit savoir qu'il ne
devrait pas aller plus loin avant d'avoir reçu un ordre précis. Pendant ce
temps, il envoya Thomas Cromwell à l'évêque prisonnier pour lui apprendre la
décision du pape, et essayer de découvrir comment il l'interpréterait. Cromwell
alla donc le trouver et, après avoir parlé de choses et d'autres, il lui
demanda : « Que feriez-vous si le Souverain Pontife vous envoyait le chapeau du
cardinal ? Le refuseriez-vous ou l'accepteriez-vous » — L'évêque lui
répondit : « Certes, je me reconnais bien indigne d'un tel honneur, aussi n'y
ai-je pas pensé; cependant, si par hasard le pape m'envoyait le chapeau de
cardinal (Cromwell l'avait surtout pressé de répondre à cette question), je
pense que, revêtu d'un tel pouvoir, de toute façon je pourrais être utile à
l'Église de Dieu, et dans ce but je l'accepterais volontiers, même s'il fallait
me mettre à genoux pour le recevoir. »
Quand Cromwell rapporta ces paroles au
roi, il entra dans une grande fureur et s'écria : « Est-il encore si ardent ?
Que le pape lui envoie le chapeau de cardinal quand il voudra, je ferai en
sorte que quand il arrivera, la tête qui doit le porter ne soit pas sur ses
épaules ! »
Comme nous avons commencé à le raconter
plus haut, après que le roi eut connaissance de la conversation privée de
Richard Rich et des prisonniers, voyant qu'il y avait matière suffisante (du
moins il le pensait) pour le faire condamner pour crime de lèse-majesté sur les
paroles qu'il avait prononcées au sujet du nouveau décret, il délégua lord
Awdley, son chancelier, en qualité de juge, afin de rechercher et de déterminer
les chefs d'accusation ; il lui donna cette commission le premier jour de juin de
la 27e année de son règne. En même temps qu'on agissait contre
l'évêque de Rochester, les conseillers du roi dressaient un acte d'accusation
très violent contre trois chartreux de Londres : William Exmew, Humfrey
Middlemore et Sébastien Newdigate. Le jour de la fête de saint Barnabé, le 11
juin, ce réquisitoire fut présenté aux juges délégués siégeant à la cour de
justice royale de Westminster. Les chartreux faussement accusés furent
condamnés le 19 du même mois ; ils furent cruellement mis à mort et suspendus à
Tyburn revêtus de leurs habits monastiques.
Maladie du cardinal de Rochester et
confiscation de ses biens. Il est accusé devant le tribunal royal d'avoir nié
ouvertement, malicieusement et faussement la primauté du roi sur l'Église
anglicane. Sa réponse.
L'évêque de Rochester, ou plutôt le
cardinal de l'Église romaine (c'est ainsi que nous devons le nommer désormais),
tomba très gravement malade. Le roi craignit que sa mort naturelle ne prévînt
son supplice, et, en toute hâte, il envoya ses médecins pour le soigner le
mieux possible, et pour ramener le malade à la santé, le roi prétendait plus
tard avoir dépensé plus de cinq cents florins.
Pour qu'aucune partie des biens que le
cardinal possédait soit dans le Kent, soit à Rochester, ne fût perdue, Henri
envoya immédiatement son chambellan, sir Richard Morrison, avec un certain
Gostwicke et quelques autres pour confisquer tous ces biens, meubles et
immeubles. Quand ces commissaires arrivèrent à Rochester, ils chassèrent du
palais épiscopal tous les serviteurs et prirent possession de tout. Une partie
fut adjugée au roi, mais la plus grande part fut gardée par eux pour leur usage
personnel. Ils volèrent et dispersèrent la bibliothèque qui, dit-on, renfermait
un nombre immense de livres de valeur ; je ne crois pas qu'il y eût au monde
une bibliothèque où l'on pût trouver des volumes en si grand nombre et si bien
choisis. Ils en emplirent trente-deux grandes caisses, sans compter ce qu'ils
avaient enlevé en secret.
Par acte public, l'évêque avait donné ses
livres et le reste de ses biens meubles au collège de Saint-Jean de Cambridge
mais le fisc royal s'empara de tout et le collège ne reçut absolument rien.
Bien plus, les envoyés du roi enlevèrent trois mille florins qu'un des
prédécesseurs de Fisher lui avait laissés en garde pour les besoins de
l'église, et une autre somme de mille florins destinée au même usage ; cet
argent était placé dans un coffre-fort qui se trouvait dans le vestibule de la
maison.
On fit encore dans le palais épiscopal
une autre découverte qu'il est bon de rapporter.
Les commissaires, ayant trouvé dans un
coin caché de l'oratoire un coffre très bien fermé par plusieurs serrures,
crurent qu'il renfermait une grande somme d'argent, et pour ne pouvoir être
accusés de fraude par le roi pour une chose aussi importante, ils appelèrent
plusieurs témoins et ouvrirent le trésor ; mais, au lieu de l'or et de l'argent
qu'ils espéraient, ils trouvèrent dans un coin un vieux cilice et deux ou trois
ceintures dont l'évêque se servait pour affliger son corps, comme nous le
savons par quelques-uns de ses chapelains et de ses serviteurs les plus
familiers, qui considéraient avec curiosité toutes les actions de leur maître.
D'autre trésor, on n'en trouva point.
Quand l'évêque apprit cette découverte, il fut grandement affligé de ce que ces
choses fussent parvenues à la connaissance des gens du dehors, et il disait que
si la grande précipitation de son départ ne lui avait fait oublier ces
instruments de pénitence, on ne les aurait jamais trouvés.
Peu après, grâce aux soins des médecins,
le cardinal avait recouvré assez de forces pour pouvoir sortir et être
transporté ; on le conduisit donc le jeudi 17 juin de la Tour de. Londres
devant le tribunal royal, à Westminster, entouré d'un grand nombre de soldats
armés de hallebardes, de massues en fer, de haches ; on portait devant lui la
hache de la Tour de Londres, le fil renversé, comme c'était la coutume. Comme
il n'était pas encore entièrement remis en santé pour pouvoir marcher à pied,
il fit une partie du trajet à cheval, revêtu d'une robe noire: Pour le resté du
voyage, il le fit en barque : à cause de sa trop grande faiblesse, il n'avait
pu continuer à aller à cheval. Aussitôt arrivé à Westminster, il fut traduit
devant ses juges qui siégeaient dans ce lieu.
Voici leurs noms : sir Thomas Awdley,
chevalier, chancelier d'Angleterre ; Charles, duc de Suffolk; Henri, comte de
Cumberland ; Thomas, comte de Wiltshire ; Thomas Cromwell ; sir John
Fitz-James, chef de la justice en Angleterre ; sir John Baldwin, chef de
justice à Westminster ; William Pawlet ; sir Richard Lyster, premier baron de
l'Échiquier ; sir John Porte, sir John Spilman et sir Walter Luke, juges du
tribunal royal ; enfin sir Anthonie Fitzherbert, juge de l'endroit. Les juges
interpellèrent l'accusé sous le nom de John Fisher, ex-évêque de Rochester, ou
encore Jean, évêque de Rochester, et lui demandèrent de lever la main étendue.
Il fit aussitôt ce qu'on lui commandait avec joie et calme.
On lut alors l'acte d'accusation, conçu
dans un style prolixe et verbeux ; on peut le résumer en ces quelques lignes :
« Le cardinal avait malicieusement, traîtreusement et faussement affirmé que le
roi, suprême seigneur d'Angleterre, n'était pas ici-bas le chef suprême de
l'Église anglicane. » On lui demanda s'il était coupable ou non de ce crime ?
Immédiatement il nia sa culpabilité.
Alors douze jurés, choisis parmi les
hommes liges du roi; feudataires du Middlesex, furent désignés pour poursuivre
l'enquête ; c'étaient :
Hugh
Vaughan et Walter Hungerford, chevaliers ; Thomas Burbage, John Newdigate,
William Browne, John Hewes, Jasper Leake, John Palmer, Richard-Henri Jonge,
Henri Ladisman, John Elrington et Georges Heveningham, écuyers. On
fit comparaître devant ces douze jurés, qui devaient rechercher quel était le
crime dont le prisonnier était coupable, son accusateur Richard, qui naguère
avait été envoyé vers lui par le roi avec un mandat secret, comme nous l'avons
raconté plus haut. En présence de tout le peuple qui s'était assemblé en nombre
considérable, il jura sur les Évangiles qu'il avait entendu l'évêque de
Rochester lui dire en termes très clairs, le jour où il l'avait visité à la
Tour de Londres, « qu'il croyait en conscience et qu'il savait d'une façon
certaine que le roi n'était et ne pouvait être en aucune façon chef suprême de
l'Église anglicane. »
L'évêque rend compte des paroles
adressées par lui à l'envoyé du roi dans sa prison. Il prétend que par aucune
loi il ne peut être poursuivi pour cause de lèse-majesté à cause de ces
paroles. Il se défend de l'accusation d'obstination qu'on porte contre lui.
Après avoir entendu l'accusation perfide
de cet homme misérable qui lui avait juré de ne rien révéler, l'évêque
manifesta son grand étonnement de se voir ainsi traîné devant un tribunal,
publiquement, pour crime de lèse-majesté par un homme qui savait parfaitement
que l'entretien fait au nom du roi devait rester entièrement secret. « Mais
admettons, dit-il, que je vous aie dit tout cela, en vous le disant je n'ai pas
commis le crime de lèse-majesté, car ce n'est pas malicieusement, comme
l'accusation le porte, que je l'ai dit, mais avec un autre sentiment, comme
vous le savez parfaitement. Poussé par les circonstances, je suis forcé de
dévoiler plus de choses que je n'aurais voulu, et je vous prie, lords juges, de
m'écouter avec patience plaider ma cause. Certes, je ne puis nier que Richard
ne soit venu me voir en prison et m'apporter un message, comme il le disait
tout à l'heure. Il m'adressa d'abord des compliments très flatteurs au nom du
roi, qui, dit-il, avait conçu de moi une opinion si élevée et une estime si
grande qu'il était très peiné de me voir ans les chaînes et en prison. Il
ajouta bien d'autres flatteries encore qu'il est inutile de répéter ; en tout
cas il exagéra tant mes mérites que j'en étais honteux, car je me rendais
parfaitement compte que jamais je n'avais été digne de telles louanges. Ensuite
il me parla de la primauté spirituelle du roi reconnue par un nouveau décret du
Parlement ; il me disait que tous les évêques du royaume excepté moi, toute
l'assemblée et tous les ordres tant ecclésiastiques que séculiers y avaient
souscrit. Quoi qu'il en soit, ajoutait-il, Sa Majesté royale, afin d'avoir la
conscience plus tranquille, l'avait envoyé pour s'enquérir sérieusement de mon
avis en cette affaire, avis dans lequel il avait une grande confiance à cause
de la grande estime qu'il professait pour ma doctrine qu'il mettait au-dessus
de celle de tous les autres. Et, disait-il encore, il n'y avait pas de doute
que si je lui communiquais franchement mon sentiment, bien que le roi eût
remarqué que ses entreprises me déplaisaient, il rétracterait en grande partie
ce qu'il avait fait auparavant ; cédant à mes conseils et à mes exhortations,
il réparerait envers chacun le dommage qu'il lui avait causé. Pendant que
j'écoutais ce discours et que j'en pesais chaque terme, je rappelai à Richard
la clause du décret du Parlement qui gardait toute sa force et toute sa rigueur
contre ceux qui parleraient ou agiraient directement contre, et je lui fis remarquer
que si mon avis allait contre ce statut, j'encourais facilement la peine de
mort. Mais le messager me rassura en m'affirmant que le roi lui avait ordonné
de jurer sur son honneur que, quoi que je pusse dire dans cet entretien, rien
ne me serait imputé à mal, quand bien même, en exprimant mon sentiment à
l'envoyé royal, je devais aller expressément contre le décret. Alors Richard
promit sur son honneur de ne jamais révéler mes paroles à d'autres qu'au roi.
Donc, c'est sous prétexte d'informer a conscience que le roi, par un envoyé
secret, me demandait un avis que je suis prêt à lui donner aujourd'hui en
public comme naguère ; mais il me paraît inique que vous ajoutiez foi à ce
messager et que vous admettiez, dans une accusation aussi grave, son témoignage
comme d'un très grand poids. »
Richard ne répondit rien directement à
ces observations ; mais impudemment, sans nier ni affirmer la vérité des dires
de l'évêque, il fit connaître qu'il n'avait dit que ce que le roi lui avait
ordonné de lui communiquer. « Et, dit-il, si c'est ainsi que vous m'avez parlé,
je me demande comment vous pouvez vous défendre, puisque vous avez parlé
directement contre les statuts du Parlement ?
Les juges s'emparèrent de ces paroles et
tous, les uns après les autres, affirmèrent que la circonstance d'un messager
secret envoyé par le roi ne pouvait excuser l'accusé en rigueur de justice, et
ainsi, en parlant directement contre les décrets, bien qu'il l'eût fait par un
ordre particulier du roi, il encourait la peine édictée dans ces mêmes décrets
; il ne lui restait plus qu'un seul moyen d'échapper à la mort : c'était
d'implorer la miséricorde et l'indulgence du roi.
Le cardinal vit tout de suite combien on
faisait peu de cas de son innocence et combien au contraire on accordait de
crédit à son accusation, et il comprit facilement où tendaient les efforts de
ses juges. C'est pourquoi il se retourna vers eux et leur dit : « Lords juges,
je vous en prie, considérez en toute équité et justice ce qu'on m'objecte ;
voyez si honnêtement je puis être accusé du crime de lèse-majesté ; si j'ai
prononcé ces paroles, je ne les ai pas dites malicieusement, mais seulement à
la prière et sur l'avis du roi, et cela en secret, par l'intermédiaire d'un
messager. Les termes des statuts qui regardent comme coupables seulement ceux
qui font ou disent quelque chose malicieusement contre la primauté du roi, et
non les autres, sont en ma faveur. »
Les juges répondirent que ce mot
malicieusement qui se trouvait dans le décret était superflu et sans valeur,
car, de quelque façon que ce soit, celui qui parlait contre la primauté du roi
devait être regardé comme l'ayant fait malicieusement. « Si c'est ainsi,
répondit le cardinal, que vous interprétez le statut, votre interprétation est
bien étroite et absolument contraire à l'esprit de ceux qui l'ont rédigé. Mais
encore une question : est-ce que dans votre législation le témoignage d'un seul
homme suffit à prouver la culpabilité d'un accusé, surtout pour un crime
capital? Ma négation ne vaut-elle pas autant dans cette affaire que le
témoignage de mon accusateur? »
Les juges lui répondirent que, comme la
cause regardait le roi, il avait laissé à la conscience des douze inquisiteurs
de se faire une opinion, et selon que l'évidence du fait à juger leur
apparaîtrait, ils devaient condamner ou absoudre.
Les douze jurés, éclairés seulement par
le témoignage d'un homme perfide et parjure, se retirèrent, comme c'est la
coutume, pour délibérer sur la sentence à porter. Avant de sortir du lieu de la
délibération, le chancelier exagéra tellement le chef d'accusation, répétant si
bien à plusieurs reprises que ce crime de lèse-majesté était très grave et très
abominable, que les juges virent facilement à ses paroles quelle sentence ils
devaient porter s'ils ne voulaient pas attirer sur leurs têtes les plus grands
malheurs, ce à quoi ils n'étaient nullement résignés.
Parmi les juges, il y en avait
quelques-uns qui accusaient le cardinal de je ne sais quelle obstination
singulière et perfide, car il était seul entre tous qui osât résister avec
fierté et audace au décret reconnu publiquement au Sénat par tous les évêques
du royaume. Il leur répondit modestement qu'il pouvait paraître singulier de le
voir seul de son opinion. « Mais, ajoutait-il, comme j'ai de mon côté tous les
évêques du monde chrétien, qui surpassent de beaucoup en nombre ceux
d'Angleterre, je ne vois pas comment sérieusement on peut dire que je suis
seul. De plus, comme j'ai pour moi tous les évêques depuis le Christ jusqu'à
nos jours et le consentement unanime de l'Eglise, je puis dire que ce parti que
j'embrasse est le plus sage et le plus sûr. Je ne pourrai donc me disculper de
l'accusation d'entêtement dont vous me chargez que s'il vous plaît de croire à
mon assertion du contraire, et si vous n'y ajoutez pas foi, je suis prêt à
affirmer avec serment que ce que je fais je ne le fais pas par obstination. »
C'est par ces paroles pleines de dignité
et de sagesse qu'il répondit avec une grande fermeté et un grand calme aux
calomnies et aux fausses accusations dont on l'accablait. La plupart, non
seulement de ceux qui l'entendaient, mais encore des juges, étaient tellement
affligés du misérable sort de cet homme vénérable que leur douleur leur faisait
verser des larmes. Tous s'affligeaient de voir ce cardinal condamné au dernier
supplice pour crime de lèse-majesté, au mépris de la foi et de la parole à lui
donnée par le roi, à cause d'une loi impie et du témoignage sans valeur d'un
misérable. Mais on fit taire la justice et la miséricorde, et ce furent la
rigueur, la perfidie et la cruauté qui l'emportèrent.
Sur le rapport des douze jurés, l'évêque
de Rochester est reconnu digne de mort. On porte contre lui la sentence
capitale pour crime de lèse-majesté. Retour à la prison pour quelques jours.
Quand les douze jurés revinrent de leur
salle de délibérations, ils déclarèrent que l'accusé était digne de mort. Cette
sentence leur fut arrachée par les menaces des juges et des conseillers du roi,
de telle sorte qu'ils prononcèrent sans examen et contre leur conscience, non pas
un verdict, terme qui équivaut au mot sentence, parce qu'habituellement la
sentence est « un vrai dict », mais le plus affreux et le plus abominable
mensonge : c'est d'ailleurs ce que plusieurs d'entre eux ne cessèrent de
reconnaître jusqu'à leur mort. D'un autre côté, ils étaient certains, s'ils
portaient un jugement de non-culpabilité, de perdre eux-mêmes la vie et tous
leurs biens.
Après que le jugement fut établi, le
chancelier fit faire silence et adressa la parole à l'évêque de Rochester : a
Seigneur de Rochester, lui dit-il, vous avez été accusé devant nous du crime de
lèse-majesté. Comme vous avez nié ce crime, on a confié votre cause, selon la
coutume, au jugement de douze hommes qui, après avoir sérieusement étudié
l'affaire, ont prononcé en conscience votre culpabilité ; à moins que vous
n'ayez encore quelque chose à apporter pour votre défense, nous allons vous
lire dès maintenant la sentence définitive, selon les dispositions de la loi. »
Le cardinal répondit : « Si ce que j'ai dit précédemment ne suffit pas, je
n'ai rien à ajouter ; je prie seulement le Dieu tout-puissant de pardonner à
ceux qui m'ont condamné, car je crois qu'ils n'ont pas su ce qu'ils faisaient.
»
Alors le chancelier gravement et
sévèrement prononça contre lui la sentence de mort qui suit :
« Vous retournerez quelques jours à
l'endroit d'où vous êtes venu, et de là vous serez traîné à la place
d'exécution à Tyburn. Dans ce lieu, on vous engagera le cou dans un lacet, et
pendant que vous serez étendu par terre à demi mort, on vous arrachera les
entrailles que l'on brûlera devant vous. Ensuite on vous tranchera la tête, et
on coupera votre corps en quatre parties que 'on suspendra ainsi que la tête
dans les lieux désignés par le roi. Que Dieu fasse miséricorde à votre âme !»
Aussitôt la sentence prononcée, le
gouverneur de la Tour de Londres se présenta avec une escorte de soldats pour
ramener le condamné. Mais ce dernier, ayant demandé aux juges la permission de
leur adresser quelques mots, leur dit : « Lords juges, j'ai été condamné par
vous à une mort cruelle comme coupable du crime de lèse-majesté, parce que j'ai
refusé de reconnaître la primauté spirituelle du roi sur l'Église anglicane. Je
laisse à Dieu, qui voit le fond de vos cœurs et de vos consciences, à juger la
procédure que vous avez suivie. Quant à moi, étant condamné, je dois accepter
avec résignation ce que le Dieu très bon m'envoie ; je me soumets, pleinement à
sa divine volonté. Maintenant je vais vous' dire plus clairement mon avis sur
la primauté du roi : je pense et j'ai toujours pensé, et maintenant j'affirme
publiquement que le roi ne peut ni ne doit revendiquer cette primauté dans
l'Église de Dieu, et jamais, avant notre temps, on n'a entendu dire qu'un roi
de la terre se soit arrogé cette dignité et ce titre honorable. Et si notre roi
se l'attribue, il ne peut y avoir de doute que la colère de Dieu n'amène des
malheurs sur lui et sur tout le royaume; ce crime énorme sera suivi d'une
vengeance de Dieu : il ne peut en être autrement. Fasse Dieu que, se souvenant
de son salut éternel, notre roi écoute les conseils d'hommes sages et rende à
son royaume et à l'univers chrétien la tranquillité et la paix. »
Après ce discours, il fut ramené à la
Tour de Londres, marchant tantôt à pied, tantôt à cheval, entouré du même
nombre de soldats dont il avait été accompagné à l'aller. Arrivé à la porte de
la Tour, il se retourna vers eux et leur, dit :« Je vous adresse tous
mes remerciements pour la peine que vous avez prise en me conduisant et en me
ramenant; comme je n'ai absolument rien à vous donner, ayant été dépouillé de
tous mes biens, je vous prie d'accepter favorablement la faible expression de
ma reconnaissance. » Il prononça ces paroles avec un visage si gai et si calme
qu'il semblait plutôt revenir d'une fête que du lieu de sa condamnation. Dans
toutes ses paroles et dans tous ses actes, il montra partout cette paix, et il
était manifeste qu'il ne désirait rien plus que de parvenir à la gloire et à la
béatitude pour lesquelles il avait livré tant de combats et de luttes. Il
savait d'ailleurs que, malgré son innocence, il avait été condamné iniquement
pour la foi et la défense du Christ, et cela le rendait plus sûr encore de son
immortalité bienheureuse.
Son calme et sa gaieté jusqu'à la mort.
Ce qu'il répondit à son cuisinier qui, un jour, avait oublié de lui apporter à
dîner, et à son serviteur qui manifestait son étonnement de le voir se vêtir
avec plus de soin le jour de son supplice. Ses paroles au gouverneur de la Tour
qui venait lui annoncer le jour et l'heure de son exécution.
Après la condamnation que nous avons
rapportée plus haut, le cardinal resta encore quatre jours en prison ; Il passa
ce temps en de continuelles et ferventes prières. Bien qu'il attendît chaque
jour le moment de la mort, il n'en paraissait nullement troublé ; même on
remarqua chez lui avec sa patience ordinaire une plus grande gaieté; on peut le
voir par ce seul fait. La rumeur s'était répandue dans le peuple que son
supplice devait avoir lieu tel jour; le cuisinier qui avait coutume de lui
apporter son dîner l'apprit, et ce jour-là, il ne lui proposa ni ne lui apporta
son repas. Le lendemain, comme ce même cuisinier venait à la prison, le
cardinal lui demanda pourquoi il ne lui avait point apporté son dîner la
veille. Celui-ci répondit qu'il avait entendu dire qu'il devait être supplicié
ce même jour, et qu'à cause de cela il avait pensé que le dîner lui serait
inutile. — « Mais, dit l'évêque, tu vois bien que je vis encore ? C'est
pourquoi, quoi qu'on dise de moi, tâche de ne pas oublier mon repas et continue
de le préparer toujours comme tu l'as fait jusqu'à présent, et si un jour en
l'apportant tu apprends que je suis mort, tu le mangeras tout seul; mais si je
suis en vie, tu peux être sûr que je mangerai comme d'habitude. »
Ainsi l'évêque de Rochester attendait
chaque jour la mort ; le roi, lui aussi, ne désirait pas moins le voir
disparaître ; à cet effet, il prit soin de faire écrire les lettres exécutoires
et les fit envoyer au lieutenant de la Tour, sir Edmond Walsingham. Comme le portait
la sentence, le condamné devait être traîné sur une claie au lieu du supplice
et là être pendu ; puis on lui arracherait les entrailles et on couperait son
corps en morceaux, comme ceux des autres criminels. Le roi lui fit grâce de ce
genre de mort barbare et cruel, non par miséricorde ou par clémence, mais
probablement, comme je l'ai entendu dire, parce que si on avait traîné ce
condamné sur une claie par les rues jusqu'à Tyburn, ce qui était le supplice
ordinaire, à cause de la longueur du chemin qui était de deux milles et vu son
grand âge et sa faiblesse extrême qui aurait encore été augmentée par un long
emprisonnement, il eût rendu l'âme avant la fin du trajet. Le roi ordonna donc
de le conduire seulement à la porte de la Tour et de lui trancher la tête à
cette place.
Quand le lieutenant de la Tour eut reçu
ces lettres du roi, il appela ceux dont il avait besoin et leur commanda de se
tenir prêts pour le lendemain. Il était déjà tard à cette heure, et le
lieutenant ne voulut pas éveiller le condamné qui dormait ; mais de grand
matin, vers cinq heures, il entra dans sa chambre qui se trouvait près de la
cloche de la Tour et le trouva couché et encore endormi.
L'ayant éveillé, il lui dit qu'il était
envoyé par le roi pour lui faire une communication, et, se servant de
circonlocutions, il se mit à l'exhorter et à le prier de ne pas s'affliger trop
si avant le soir, par ordre du roi, il était privé de la vie; d'ailleurs,
ajoutait-il, il était âgé et n'avait plus sans doute que peu de temps à vivre. —
« C'est très bien, répondit le cardinal, si vous m'apportez cette nouvelle ; ce
n'est pas pour moi une chose extraordinaire et redoutée mais depuis longtemps
attendue. C'est pourquoi je rends grâces à Sa Majesté qui va me délivrer des
difficultés de cette misérable vie et de tous les soins de ce monde ; je vous
remercie, vous aussi qui m'apportez ce message. Mais dites-moi donc, à quelle
heure vais-je partir d'ici ? — A neuf heures. — Et quelle heure est-il
actuellement ? — Environ cinq heures. — Permettez-moi donc de me reposer encore
une heure ou deux, car j'ai très mal dormi cette nuit, non par crainte de la
mort et appréhension du supplice, mais à cause de ma mauvaise santé. »
Le lieutenant ajouta que le désir du roi
était que le discours qu'il adresserait aux gens fût aussi court que possible
et qu'il ne contînt rien qui pût faire soupçonner quelque chose de mal de Sa
Majesté et de sa conduite. « Par la grâce de Dieu, dit le cardinal, j'y
pourvoirai, et ni le roi ni qui que ce soit ne pourront rien trouver à
reprendre à mes paroles. »
Sur cette réponse le lieutenant le
laissa. Il dormit, pendant deux heures au moins, puis, s'étant éveillé, il
appela son serviteur, le pria de faire disparaître secrètement de sa chambre le
cilice dont il se servait habituellement, et à sa place il se fit apporter un
vêtement de dessous propre et ses meilleurs habits. Comme il s'en revêtait, son
serviteur remarqua qu'il mettait une certaine coquetterie dans sa toilette, et
il lui demanda pourquoi il agissait ainsi, puisqu'il ne voulait pas cacher sa
dignité et que dans deux heures au plus il devait laisser ces habits que les
bourreaux lui arracheraient. « Que dis-tu, lui dit le cardinal, est-ce que ce
n'est pas le jour de mes noces aujourd'hui? C'est en l'honneur de ce mariage
que je dois mettre mes habits les plus riches et les plus propres.»
Il est conduit au lieu du supplice. Ce
qu'il fait et ce qu'il dit le long du chemin et en montant à l'échafaud.
Vers neuf heures, le lieutenant de la
Tour retourna à la chambre où John Fisher était en train de s'habiller et il
lui dit qu'il venait le chercher. « Je vais vous suivre, répondit celui-ci,
autant que mon faible corps va me le permettre. » Il appela son domestique et
lui dit : « Apportez-moi mon manteau de fourrures pour me protéger la gorge
contre le vent. » — Le serviteur lui répondit : « Pourquoi donc êtes-vous si
soucieux de conserver votre santé pour un temps si court qui ne peut guère
dépasser une heure ! — Moi, je ne pense pas ainsi, dit le cardinal, c'est
pourquoi je veux prendre soin de ma santé jusqu'au dernier moment. Bien que,
parla grâce de Dieu, je sente en moi un désir très vif de mourir à présent,
désir que la bonté infinie et la très grande miséricorde de Dieu me feront
conserver comme je l'espère, jamais cependant je ne voudrais nuire à ma santé
même le moins du monde ; bien au contraire, je m'efforce par tous les moyens
convenables de conserver ce que le bon Dieu m'a donné. »
A cet instant, il prit dans ses mains le
livre du Nouveau Testament et, faisant le signe de la croix, il sortit de la
prison avec le lieutenant ; mais, vu son extrême faiblesse, il ne put qu'à
grand'peine descendre l'escalier. Comme il arrivait au dernier degré, il fut
placé par deux serviteurs du lieutenant dans une chaise à porteurs et transporté
entre une haie de soldats jusqu'à la porte de la Tour, où on le livra aux
sheriffs de Londres qui devaient le conduire au lieu du supplice. C'est sans
doute à ce moment qu'il récita quelques vers d'Horace tirés de son épître à
Quintus. Quand les porteurs furent arrivés à l'extrême limite de l'enceinte de
la, Tour, ils s'arrêtèrent quelque temps, afin de s'informer si les sheriffs
étaient prêts à le recevoir. Pendant ce temps, il sortit de sa chaise et
s'appuya au mur, puis, levant les yeux au ciel, il ouvrit le livre qu'il tenait
entre les mains et dit : « Mon Dieu, c'est pour la dernière fois que j'ouvre ce
livre : faites donc que j'y rencontre une parole de consolation, dont je ferai
une louange à votre honneur à mes derniers moments. » Il ouvrit le livre et
providentiellement il tomba sur ce passage de l'Evangile de saint Jean, au
chapitre XVII : Hæc est vita æterna ut cognoscant te solum verum Deum et
quem misisti Jesum Christum. « Vous connaître vous seul, mon Dieu, et
celui que vous avez envoyé, Jésus-Christ, voilà en quoi consiste la vie
éternelle. » Après il ferma ce livre, disant que ce verset lui apportait un
sujet assez ample de méditation et une grande consolation pour jusqu'à la fin
de sa vie.
Quand les gens du sheriff arrivèrent,
ils s'emparèrent du condamné et le conduisirent avec une escorte plus,
nombreuse que la première, jusqu'à un autre escalier de la Tour appelé
East-Smithfield. Pendant tout ce temps il était absorbé par la méditation des
paroles qu'il venait de lire. Quand il arriva au pied de l'échafaud où il
devait être supplicié, ses porteurs lui offrirent leur aide pour monter les
degrés, mais il leur dit : e Puisque je suis arrivé jusqu'ici, laissez-moi,
vous verrez que j'ai encore assez de force pour monter à l'échafaud. » Ainsi,
Seul et sans l'aide de personne, il monta avec assurance les degrés, de telle
sorte que ceux qui connaissaient son état de faiblesse étaient grandement
étonnés. Quand il se trouva sur l'échafaud, les rayons du soleil frappèrent son
visage, alors il se mit à réciter ce verset du psaume XXXIII : Accedite ad
eum et illuminamini, et facies vestræ non confundentur. « Approchez-vous de
lui, et il vous illuminera et vous ne serez point confondus. » Il était dix
heures quand le bourreau, prêt à remplir son office, lui demanda pardon à
genoux, comme c'est la coutume. « Je vous pardonne de tout cœur, lui dit le
cardinal, et j'espère que bientôt vous me verrez sortir victorieux de ce monde.
»
Alors il quitta son manteau et sa robe,
gardant la, poitrine couverte et les pieds chaussés, et il se tint debout
devant une populace innombrable qui était venue pour assister à son supplice.
On put alors voir ce corps émacié, d'une extrême maigreur, n'ayant plus que la
peau et les os. Ceux qui étaient là s'étonnaient à bon droit de ce qu'un homme
pût vivre avec un corps si faible ; il leur apparut comme l'image de la mort se
servant d'un corps et d'une voix humaine. Cet acte du roi, de punir du dernier
supplice un homme déjà mourant et sur le bord du tombeau, même en admettant
qu'il eût été gravement offensé par lui, fit voir à tous sa cruauté raffinée.
Je ne crois pas que même chez les Turcs, quoique convaincu d'un tel crime, il
eût été mis à mort. C'est en effet un crime horrible de tuer quelqu'un qui doit
bientôt mourir, à moins qu'il ne soit accablé de souffrances et de calamités
extraordinaires. Certainement l'atrocité de ce crime surpasse la férocité des
Turcs et de tous les tyrans qui ont existé jusqu'ici.
Du haut de l'échafaud, le saint cardinal
adressa ces quelques paroles à la foule : « Chrétiens, mes frères, je
vais mourir pour ma foi et mon attachement à l'Église catholique. Par la grâce
de Dieu, jusqu'à présent, je me suis maintenu dans le calme et je n'ai ressenti
aucune horreur ni aucune crainte de la mort, mais je vous prie, vous tons qui
m'écoutez, de m'aider maintenant de vos prières, afin qu'au dernier moment je
reste ferme dans la foi catholique et que je sois sans faiblesse. Quant à moi,
je supplierai le Dieu immortel, par son infinie bonté et sa clémence, de garder
sains et saufs le roi et le royaume et d'inspirer à Sa Majesté de salutaires
conseils en tout. » Sa liberté d'esprit en cette occasion, jointe au calme et à
la' gravité de son visage, fit voir à tous que loin de craindre la mort il
l'appelait avec joie. Sa voix résonnait si distincte, si claire, si animée, que
tous étaient dans l'admiration d'entendre une voix aussi pleine et aussi
vibrante sortir d'un corps exténué et extrêmement affaibli. Il n'y avait pas
dans toute la foule un seul jeune homme, quelque bien constitué qu'il fût, qui
eût pu parler aussi fortement et aussi distinctement que le vieux cardinal.
Cependant il fléchit les genoux et
adressa à Dieu quelques courtes prières; il récita entre autres, comme on le
rapporte, le Te Deum tout entier et le psaume In te Domine speravi.
Comme le bourreau lui liait le bandeau sur les yeux, il fit quelques oraisons
jaculatoires ardentes et enflammées ; quand il eut fini, il mit sa tête sur le
billot et le bourreau la trancha d'un coup de hache. Le flot de sang qui sortit
fut tellement abondant que tout le monde fut très étonné d'en voir sortir une
telle quantité d'un corps si maigre et qui semblait sans forces et si anémié.
Son âme très sainte et très innocente, séparée de son corps, s'envola au ciel triomphante
pour y jouir de la béatitude et de la paix éternelle.
Sépulture de l'évêque de Rochester. Sa
tête est portée à Anne Boleyn, qui en la frappant se blesse la main... Elle est
ensuite suspendue au pont de Londres, où elle semble pleine de vie. Miracles au
tombeau du martyr.
Le bourreau mit la tête du supplicié
dans un sac et l'emporta avec lui afin de la planter sur un pieu sur le pont de
Londres, pendant la nuit, comme il en avait reçu l'ordre ; mais Anne Boleyn,
qui avait été la principale cause de cette mort atroce, demanda, comme on le
rapporte, à voir la tête avant qu'elle fût exposée. Quand on la lui eut
apportée, elle la regarda quelque temps, puis avec mépris : « Est-ce donc cette
tête, dit-elle, qui s'est emportée tant de fois contre moi ? Maintenant au
moins elle ne me nuira plus. » Et de l'extrémité de sa main elle la frappa,
mais par hasard elle toucha une dent qui dépassait les autres, ce qui lui
meurtrit un doigt, lequel lui fit mal très longtemps et qu'elle faillit même
perdre ; il se guérit difficilement et il resta toujours une cicatrice. Il est
assez rare de rencontrer une telle cruauté et une telle audace surtout dans ce
sexe qui est par sa nature faible et craintif et qui d'habitude a horreur de
tels spectacles. On voit par là quelle haine et quelle aversion Anne Boleyn
avait contre le saint homme dont elle traita la tête coupée d'une façon si
inhumaine.
Le bourreau ayant dépouillé le corps de
tous ses vêtements, le laissa entièrement nu ; il resta ainsi tout le jour sans
que quelqu'un eût l'idée de jeter un voile sur ce que la pudeur devait faire
cacher.
Vers huit heures du soir, quelques
conseillers du roi qui regardaient le cadavre commandèrent à une troupe de
soldats qui était là de lui donner la sépulture. Deux d'entre eux le placèrent
sur leurs hallebardes et le portèrent dans le cimetière proche de Bastringe,
appelé vulgairement Cimetière de tous les Saints. Là ils creusèrent une tombe
au nord de l'église, près du mur, avec leurs hallebardes qui avaient servi à
transporter le corps, et sans aucun respect ils le jetèrent dedans tout nu,
sans linceul et sans aucune des cérémonies de la sépulture chrétienne, puis ils
jetèrent de la terre dessus et ils s'en allèrent. Le roi avait ordonné de
l'ensevelir de cette façon et dans ce lieu. Ceci se passa le jour de la fête de
saint Alban, premier martyr d'Angleterre, qui se trouvait le 22 juin de l'année
1535, la 27e du règne d'Henri VIII. Le cardinal de Rochester mourut à l'âge de
76 ans ; il avait été 30 ans 9 mois et quelques jours évêque de Rochester.
Le lendemain, on rendit au bourreau la
tête du condamné ; il la fit bouillir dans l'eau, afin de la rendre plus
difforme, puis il l'attacha à un pieu placé sur le pont de Londres, où étaient
déjà les têtes des chartreux qui avaient été suppliciés quelques jours
auparavant. Là se passa un fait qu'on regarda comme un miracle et que je ne
dois pas passer sous silence. Au bout de quatorze jours que cette tête était
exposée sur le pont, malgré la chaleur très grande et ce qu'on lui avait fait subir
auparavant, la chair du visage et la peau du crâne ne tombaient point en
pourriture, mais au contraire elle apparaissait de jour en jour plus pleine de
vie et plus agréable à la vue, si bien que le visage devint plus beau qu'il
n'avait jamais été pendant la vie. Les joues se coloraient et la face avait
repris un air de santé, si bien qu'elle paraissait regarder les passants et
vouloir leur adresser la parole. Par ces signes, l'innocence et la sainteté de
celui qui avait livré sa tête pour la défense de l'Église du Christ apparut à
tous. Il y eut une telle multitude d'hommes à aller voir ce spectacle que ni
les voitures ni les chevaux ne pouvaient passer sur le pont.
Après le 14e jour, on
commanda au bourreau qui avait fait l'exécution de jeter la tête dans la Tamise
pendant la nuit. C'est dans ce même endroit qu'on jeta la tête de l'admirable
martyr Thomas More, son compagnon de prison et de souffrances, qui le 6e
jour du mois de juillet suivant changea cette vie misérable contre une mort
glorieuse.
Quant à sa sépulture dans le cimetière
que nous avons nommé plus haut, plusieurs hommes illustres d'Italie, d'Espagne,
de France, qui voyageaient en Angleterre en ce temps, ayant tout observé avec
soin et écrit ce qu'ils avaient vu, ont raconté que pendant les sept années qui
suivirent l'inhumation du corps, il ne crût sur cette tombe ni herbe ni gazon,
mais la terre resta aride et entièrement dénudée, comme si tous les jours elle
avait été foulée aux pieds par les hommes. Voilà ce que nous rapportent tous
ces étrangers dont le témoignage a d'autant plus de valeur que, n'étant pas
sujets du roi, ils sont moins susceptibles d'être soupçonnés de partialité.
Nous faisons suivre le récit du martyre
de Fisher de la traduction française d'un opuscule qu'il écrivit dans sa
prison. On a été jusqu'à dire que cet ouvrage avait été composé par le
bienheureux dans la journée qui précéda sa mort. Nous laissons ce point aux
biographes, qui ne pourront manquer de l'éclaircir.
EXHORTATION SPIRITUELLE
Écrite par John Fisher, évêque de
Rochester, à sa sœur Elisabeth, quand il était prisonnier à la Tour de Londres.
Ouvrage très nécessaire et convenable
pour tous ceux qui veulent mener une vie vertueuse, et aussi très propre à les
avertir d'être toujours prêts à mourir.
L'auteur est censé écrire sous la menace
d'une mort soudaine.
« Ma sœur Élisabeth, quand l'âme
est inerte, sans vigueur de dévotion, sans goût pour la prière ni pour toute
autre bonne œuvre, le remède le plus efficace est de l'exciter et de l'animer,
par une féconde méditation, à Vivre une vie bonne et vertueuse. Voilà pourquoi
j'ai écrit à votre intention la méditation qui suit. Je vous prie, par égard
pour moi, et en vue même du bien de votre âme, de la lire dans les moments où
vous vous sentirez plus appesantie et lente aux bonnes œuvres. C'est une sorte
de lamentation, de plainte douloureuse, au sujet d'une personne qui a rencontré
prématurément la mort, comme il peut arriver à toute créature, car nous n'avons
là-dessus, dans notre vie terrestre, nulle assurance.
« Si vous voulez tirer quelque
profit de cette lecture, il vous faut observer trois règles. D'abord, lisant
cette méditation, représentez-vous du mieux possible l'état d'un homme ou d'une
femme soudain emporté et ravi par la mort ; imaginez ensuite que vous êtes
pareillement remportée et qu'il faut sur-le-champ que vous mouriez, que votre
âme quitte cette terre, abandonne votre corps mortel, pour ne jamais revenir
faire satisfaction. En second lieu, ne lisez jamais cette méditation, que
seule, toute seule, secrètement, là où vous y pourrez donner le plus
d'attention, dans le moment du plus grand loisir, quand vous ne serez pas
empêchée par d'autres pensées ou par quelque autre occupation. Si vous la lisez
d'autre façon, elle perdra immédiatement la vertu et le pouvoir d'exciter et
d'émouvoir votre âme quand vous désireriez le plus qu'elle fût émue. Enfin,
quand vous aurez l'intention de la lire, il faudra d'abord élever votre esprit
vers Dieu tout-puissant, et le prier que, par l'aide et le secours de sa grâce,
cette lecture puisse créer en votre âme une vie bonne et vertueuse, selon sa
volonté ; puis il faudra dire : Deus in adjutorium meum intende, Domine ad
adjuvandum me festina. Gloria Patri etc. Laus tibi Domine Rex æternæ gloria.
Amen. »
« Hélas ! hélas ! je me vois
injustement entraîné ; tout soudainement la mort a fondu sur moi ; le coup
qu'elle m'a porté est si rude et si douloureux que je ne saurais longtemps
l'endurer. Ma dernière heure est venue, je le vois bien ; il me faut quitter
maintenant ce corps mortel ; il me faut maintenant abandonner ce monde pour n'y
jamais revenir. L'endroit où j'irai, l'habitation que j'aurai ce soir, la
compagnie que je rencontrerai, le pays qui m'accueillera, le traitement que j'y
recevrai, Dieu le sait, mais moi je ne le sais pas. Serai-je damné en
l'éternelle prison de l'enfer, où les souffrances sont sans fin et sans nombre
? Quelle douleur sera celle des hommes damnés pour l'éternité ! car ils
endureront les plus rudes douleurs de la mort et souhaiteront de mourir, et
pourtant ne mourront jamais. Il me serait très pénible de reposer toute une
année, sans interruption, sur un lit, fût-ce le plus moelleux ; combien donc il
sera pénible de demeurer dans le feu le plus cruel tant de milliers d'années
qui ne finiront pas ; d'être en la compagnie des démons les plus horribles,
pleins de noirceur et de malice ! Oh ! quelle misérable créature je suis ! car
j'aurais pu ordonner ma vie, par l'aide et la grâce de mon maître Jésus-Christ,
en sorte que cette heure-ci eût été pour moi l'objet d'un grand désir et de
beaucoup de joie . Beaucoup de saints ont désiré joyeusement cette heure, parce
qu'ils savaient bien que par la mort leur âme serait transportée dans une vie
nouvelle la vie de joie et de bonheur sans fin, transportée des entraves et de
l'esclavage de ce corps périssable à une liberté véritable, parmi les
compagnies célestes ; enlevée aux malheurs et aux douleurs de ce monde
misérable, afin de demeurer là-haut avec Dieu dans la consolation qui ne peut
se concevoir ni s'exprimer. Ils étaient assurés de recevoir les récompenses que
Dieu tout-puissant a promises à tous ceux qui le servent fidèlement. Et je suis
certain que si je l'avais servi fidèlement jusqu'à cette heure, mon âme aurait
eu sa part de ces récompenses. Mais, malheureux que je suis, j'ai négligé son
service, et maintenant mon cœur se consume de chagrin à la vue de la mort qui
vient, et de ma paresse et négligence. Je ne songeais pas que je dusse être si
soudainement pris au piège ; mais voici que la mort m'a surpris, m'a enchaîné à
mon insu, m'a accablé de sa puissance, tellement que je ne sais où chercher de
l'aide ni où trouver quelque remède. Si j'avais eu le loisir et le temps de me
repentir et d'amender ma vie de moi-même, et non contraint par ce coup soudain,
mais aussi pour l'amour de Dieu, j'aurais pu alors mourir sans terreur, quitter
la terre et les innombrables misères de ce monde avec joie. Mais comment
pourrais-je penser que mon repentir vient maintenant de ma propre volonté,
puisque j'étais avant ce coup si froid et si négligent dans le service du
Seigneur mon Dieu? Comment pourrais-je penser que j'agis par amour pour lui et
non par crainte de son châtiment? car, si je l'avais véritablement aimé, je
l'aurais servi jusqu'ici avec plus de promptitude et de diligence. Il me semble
bien que je ne rejette ma paresse et ma négligence que contraint et forcé. Si
un négociant est contraint par une grande tempête de jeter ses marchandises à
la mer, il n'est pas à supposer qu'il le ferait de son propre mouvement sans
être contraint par la tempête. Ainsi ferais-je : si cette tempête de la mort ne
s'était pas levée contre moi, je n'eusse sans aucun doute pas rejeté ma paresse
et ma négligence. Oh ! plût à Dieu que j'eusse maintenant quelque répit et un
peu de temps pour me corriger librement et de plein gré !
« Oh ! que ne puis-je supplier la
mort de m'épargner un temps I mais ce ne sera pas, la mort n'écoute pas les
prières; elle ne veut aucun délai, aucun répit. Quand même je lui donnerais
toutes les richesses de ce monde, quand même mes amis tomberaient à genoux et
la prieraient pour moi, quand même mes amis et moi pleurerions (s'il était
possible) autant de larmes qu'il est de gouttes d'eau dans les mers, nulle
pitié ne l'arrêterait. Quant le temps m'était donné, je n'ai pas voulu le bien
employer ; si je l'avais fait, il aurait à présent plus de prix pour moi que
les trésors d'un royaume. Mon âme eût été maintenant revêtue d'innombrables
bonnes œuvres, qui m'enlèveraient toute honte en la présence du Seigneur mon Dieu,
devant qui je vais bientôt paraître, misérablement chargé de péchés, à ma
confusion et à ma honte. Mais, hélas ! j'ai négligemment laissé passer mon
temps, sans considérer de quel prix il était, ni quelles richesses spirituelles
j'aurais pu acquérir, si j'avais seulement dépensé quelque soin et quelque
étude. Sans aucun doute toute action bonne, quelque petite qu'elle soit, sera
récompensée par Dieu tout-puissant. Une gorgée d'eau donnée pour l'amour de
Dieu ne restera pas sans récompense, et qu'y a-t-il de plus facile à donner que
l'eau ? De même des paroles et des pensées les plus infimes. Oh ! que de bonnes
pensées que de bonnes actions, que de bonnes oeuvres ne peut-on pas concevoir,
dire et faire en un jour ! Et combien plus en une année tout entière !
Hélas ! quand je songe à ma négligence, à mon aveuglement, à ma coupable folie
qui savait bien tout cela, et n'a pas voulu l'exécuter en effet ! Si tous
les hommes vivant en ce monde étaient présents ici pour voir et connaître dans
quelle condition périlleuse je me trouve, et comment j'ai été surpris par
l'assaut de la mort, je les exhorterais à me prendre tous en exemple, et,
tandis qu'ils en ont le loisir, à ordonner leur vie, à abandonner toute paresse
et toute oisiveté, à se repentir de leurs fautes envers Dieu, et à déplorer
leurs péchés, à multiplier les bonnes oeuvres, et à ne laisser point passer de
temps stérilement.
« S'il plaisait au Seigneur mon
Dieu que je vécusse un peu plus longtemps, j'agirais autrement que je n'ai fait
auparavant. Je souhaite d'avoir du temps, mais c'est bien justement qu'il m'est
refusé. Quand je pouvais l'avoir, je n'ai pas voulu le bien employer et je ne
puis plus l'avoir. Vous qui possédez ce temps précieux et le pouvez employer à
votre gré, usez-en bien ; ne le gaspillez pas, de peur que, lorsque vous
désireriez le posséder, il vous soit refusé comme il m'est maintenant refusé.
Mais maintenant je me repens douloureusement d'une grande négligence ; je
déplore de tout mon cœur d'avoir si peu considéré .la richesse et le profit de
mon âme, et d'avoir eu un souci excessif des consolations et des vains plaisirs
de mon misérable corps. O corps périssable, chair puante, terre pourrie, que
j'ai servi, aux appétits de qui j'ai obéi, dont j'ai satisfait les désirs,
voici que tu parais maintenant sous ta forme véritable. L'éclat des yeux, la
vivacité de l'oreille, la promptitude de tous les sens, ta rapidité et ton
agilité, ta beauté, tu ne les possèdes pas de toi-même : ce n'est qu'un prêt
temporaire.
« De même qu'un mur de terre dont
la surface est peinte, pour un temps, de belles et fraîches couleurs, et en
outre dorée, semble beau à qui ne voit pas plus à fond que l'artifice
extérieur, mais lorsque la couleur s'écaille, et que la dorure tombe, ce mur
apparaît tel qu'il est, la terre se montre telle quelle au regard ; de même en
sa jeunesse mon corps misérable semblait frais et vigoureux ; sa beauté
extérieure m'abusait ; je ne songeais pas quelle laideur se cachait au-dessous,
mais maintenant il se montre dans sa vérité. Maintenant, ô mon corps misérable,
ta beauté s'est évanouie ; elle a disparu ; ta vigueur, ta vivacité, tout s'en
est allé ; voilà que tu as repris ta vraie couleur terreuse ; te voilà noir,
froid, lourd, comme une motte de terre ; ta vue se trouble, ton oreille
s'affaiblit, ta langue hésite dans ta bouche, tu suintes partout la corruption
; la corruption a été ton commencement dans le sein de ta mère, et tu as
persévéré dans la corruption. Tout ce que tu reçois, quel qu'en soit le prix,
tu le tournes en corruption ; rien ne vient jamais de toi qui ne soit
corruption, et maintenant tu retournes à la corruption ; te voilà devenu
ignoble et vil, tandis que tu avais bonne mine autrefois. Les beaux traits
n'étaient qu'une peinture ou une dorure posée sur un mur de terre, qui est
couvert au-dessous d'une matière ignoble et puante. Mais je ne regardai pas
plus avant ; je me contentai de la couleur extérieure, et j'y trouvai une
grande volupté. Tout mon travail et tout mon soin allaient à toi, soit pour te
parer d'habits de diverses couleurs, soit pour satisfaire ton goût des
spectacles agréables, des sons délicieux, des odeurs exquises, des contacts
moelleux, soit pour te donner de l'aise et quelque temps de tranquille repos
dans le sommeil ou autrement. Je m'assurai la possession d'une habitation
aimable, et, afin d'éviter en tout le dégoût, aussi bien dans le vêtement, le
manger et les boissons que dans l'habitation, j'imaginai des variations
nombreuses et diverses, pour te permettre, fatigué de l'une, de jouir de l'autre.
C'était là mon étude vaine et blâmable, l'étude où mon esprit s'appliquait de
lui-même ; voilà à quoi je passais le plus grand nombre de mes jours. Et
pourtant je n'étais jamais longtemps satisfait, mais je murmurais et je
grondais sans cause à tout moment. En quoi m'en trouvé je mieux maintenant ?
Quelle récompense puis-je attendre pour un long esclavage ? Quels grands
profits recevrai-je de mes soucis, de mon travail et de mes soins ? Je ne m'en
trouve aucunement mieux, mais bien pire ; mon âme s'est emplie de corruption et
d'ignominie, la vue en est maintenant très horrible. Je n'ai d'autre récompense
que le châtiment de l'enfer éternel ou au moins du purgatoire, si je puis
échapper aussi aisément. Le profit de mon labeur c'est les soucis et les chagrins
qui m'environnent ; n'ai-je pas le droit de penser que mon esprit s'est bien
occupé en cette activité mauvaise et stérile ? N'ai-je pas fait bon usage de
mon travail, en le soumettant au service de mon corps misérable ? Mon temps
n'a-t-il pas été bien employé dans ces soins médiocres dont il ne reste
maintenant nulle consolation, mais chagrin et remords ?
«Hélas, j'ai entendu bien souvent dire
qu'il convenait à ceux qui doivent être damnés, de se repentir de tout leur
cœur, et de concevoir plus de douleur de leur inconduite qu'ils n'ont jamais eu
de plaisir. Pourtant il ne faudrait pas qu'ils eussent besoin de ce repentir,
alors qu'un peu de repentir conçu à temps les aurait pu décharger de toutes
leurs douleurs. Voilà ce que j'ai entendu dire, et ce que j'ai lu bien souvent
; j'y donnai peu d'attention ou de réflexion, je m'en suis aperçu, mais trop
tard j'en ai peur. Je voudrais que par mon exemple tous se gardassent, grâce au
secours de Dieu, des dangers où je suis à présent, et se préparassent pour l'heure
de la mort mieux que je ne me suis préparé. Que me vaut maintenant la chère
délicate et les boissons que mon misérable corps absorbait insatiablement ? Que
me vaut la vanité ou l'orgueil que j'avais de moi-même, pour le vêtement ou
toute autre chose qui m'appartenait ? Que me valent lés désirs et les voluptés
impures et viles d'une chair corrompue : un grand plaisir paraissait s'y
trouver, mais en réalité, le plaisir du pourceau qui se vautre dans la fange.
Maintenant que ces plaisirs sont évanouis, mon corps n'en est pas mieux, mon
âme en est beaucoup plus mal ; rien ne me reste que du chagrin et de la
souffrance, et mille fois plus que je n'eus jamais de plaisir. Corps impur qui
m'as conduit à cette extrémité de malheur, corruption immonde, sac plein de
fumier, il faut maintenant que j'aille rendre des comptes de ton impureté : je
dis ton impureté, car elle vient toute de toi. Mon âme n'avait nul besoin des
choses que tu désirais ; de quel prix étaient pour mon âme immortelle le
vêtement, le manger ou le boire ? l'or ou l'argent périssables ? les
maisons ou les lits ou toutes choses de ce genre ? Toi, ô corps périssable,
comme un mur de boue, tu exiges tous les jours des réparations et comme des
replâtrages de viande et de boisson, et la défense du vêtement contre le froid
et le chaud ; pour toi j'ai pris tout ce souci et j'ai fait tout ce travail, et
pourtant tu m'abandonnes dans le plus grand besoin, alors qu'il faut que le
compte soit fait de toutes mes fautes devant le trône du plus redoutable des juges.
C'est le moment où tu m'abandonnes : celui du terrible danger. De nombreuses
années de délibération ne suffisent pas pour rendre mes comptes devant un si
grand juge, qui pèsera chaque parole, même de nulle importance, qui n’a jamais
traversé mes lèvres. De combien de vaines paroles, de combien de pensées
mauvaises, de combien d'actes n'ai-je pas à répondre, qui, par nous comptés
pour rien, seront jugés avec la dernière gravité devant le Très-Haut ! Que
faire pour trouver de l'aide en cette heure de danger extrême ? Où chercher du
secours, une consolation quelconque ? Mon corps m'abandonne, mes joies
s'évanouissent comme une fumée, mes biens ne m'accompagnent pas. Il faut que je
laisse derrière moi toutes les choses de ce monde ; si je dois trouver quelque
consolation, ce ne sera que dans les prières de mes amis, ou dans mes bonnes
actions passées. Mais pour ces actions bonnes, qui me serviraient devant Dieu,
elles sont en bien petit nombre : car elles auraient dû être faites seulement
par amour pour lui. Et moi, quand mes actions étaient bonnes par nature, en
insensé je les gâtais. Je les accomplissais par égard pour les hommes, pour
éviter de rougir devant le monde, par complaisance pour moi-même, ou par
crainte d'être châtié. Bien rarement j'ai fait une bonne action avec cette
pureté et cette droiture qui auraient été convenables. Mes fautes, mes actes
impurs, ceux-là qui sont abominables, honteux, je n'en sais pas le nombre ; pas
un jour dans toute ma vie, pas même une heure, j'en suis sûr, je ne me suis
assez sincèrement ouvert à la volonté de Dieu ; en grand nombre au contraire,
actions, paroles, pensées, m'ont échappé contre mon gré. Je ne puis que bien
peu me fier sur mes actions. Quant aux prières des amis que je laisserai
derrière moi, il en est beaucoup qui en auront tout autant besoin que moi, si
bien que si leurs prières leur sont de quelque utilité, elles ne peuvent
profiter à nul autre. Et puis, il y en aura de négligents, d'autres
m'oublieront. Cela n'est d'ailleurs point surprenant : qui donc aurait, dû être
pour moi le meilleur des amis, sinon moi-même ? Et moi qui plus qu'homme au
monde aurais dû agir pour mon propre bien, je l'oublie pendant ma vie ; qu'y
a-t-il de surprenant à ce que les autres m'oublient après ma mort ? Il est
d'autres amis, dont les prières peuvent secourir les âmes, comme les
bienheureux saints du ciel, qui se souviendront 'certainement de ceux qui les
ont honorés sur la terre. Mais je n'avais de dévotion spéciale que pour
quelques-uns, et ceux-là même, je les ai si mal honorés, et je les ai si
froidement priés de me secourir, que j'ai honte de leur demander de l'aide à
présent ; j'aurais bien voulu les honorer et recommander ma pauvre âme à leurs
prières, en faisant d'eux mes amis particuliers ; mais la mort m'a tellement
surpris qu'il ne me reste d'autre espoir que dans la pitié du Seigneur mon
Dieu, en qui je me confie, en le suppliant de ne pas considérer mes mérites,
mais sa bonté infinie et sa pitié surabondante. Mon devoir aurait été bien
plutôt de me rappeler cette heure terrible, j'aurais dû avoir ce danger
toujours devant les yeux, j'aurais dû faire tout le nécessaire pour me trouver
mieux préparé contre l'approche de la mort, car je savais qu'elle viendrait
enfin, bien que je ne susse pas quand, où, ni comment. Je savais que l'heure,
l'instant, lui étaient indifférents et dépendaient d'elle. Pourtant, par une
folie à jamais déplorable, malgré ces incertitudes, je n'ai rien fait de ce
qu'il fallait. Souvent je me suis prémuni avec le plus grand soin contre de petits
dangers, parce que j'imaginais qu'ils pourraient se produire ; ils ne sont pas
venus cependant. C'étaient, en outre, des riens en comparaison de celui-ci :
combien plus d'étude et de travail j'aurais dû dépenser en vue de ce danger si
grand, qui devait certainement m'arriver un jour ! Il ne pouvait pas être
évité, et j'aurais dû me préparer contre lui. Notre bonheur en dépend tout
entier ; car si un homme meurt bien, il ne manquera après sa mort de rien qu'il
puisse désirer, tous ses souhaits se trouveront pleinement satisfaits. Et s'il
meurt mal, aucune préparation faite auparavant ne lui servira de rien.
« Mais la préparation à la mort
mérite plus de soin que toute autre, parce qu'elle est utile, même sans les
autres, et que, sans elle, toutes les autres sont vaines. O vous qui pouvez
vous préparer en vue de l'heure de la mort, ne différez pas de jour ainsi que
j'ai fait. Car j'ai eu souvent la pensée et l'intention de me préparer à
quelque moment; néanmoins, sous les plus infimes prétextes, je les ai remises à
plus tard, me promettant cependant de le faire alors ; mais quand le moment
était venu, une autre affaire se présentait, et ainsi j'allais de délai en
délai. Tellement qu'à présent la mort me presse ; mon intention était bonne,
l'exécution a fait défaut. Ma volonté était droite, mais sans efficacité ; mes
intentions louables, mais infructueuses. C'est l'effet de délais fréquents :
jamais je n'ai exécuté ce que j'ai voulu faire. Ne différez donc pas, comme je
l'ai fait ; avant tout, assurez-vous ce qui doit être votre principal souci. Ni
la construction des collèges, ni la prédication d'un sermon, ni le don des
aumônes, ni aucun autre travail ne vous servira sans cela.
« Préparez vous-y donc en premier
lieu, et devant toutes choses ; point de retard d'aucune sorte ; si vous
différez, vous vous abuserez comme je me suis abusé.
« J'ai lu, j'ai entendu dire, j'ai
moi-même su que beaucoup ont été déçus comme je le suis. J'ai toujours pensé,
toujours dit, et toujours espéré que je prendrais mes sûretés, et ne me
laisserais pas surprendre par la soudaine venue de la mort. Néanmoins m'y voilà
pris, me voilà entraîné dans le sommeil, sans préparation. Et cela dans le
temps où je pensais le moins à sa venue, où je me croyais au plus haut degré de
santé, dans la plus grande occupation au milieu de mes travaux. Donc ne
différez pas davantage, ne mettez pas trop de confiance en vos amis, mettez
votre confiance en vous-mêmes tandis que vous en avez le temps et la liberté,
et avisez pour vous-mêmes alors que vous le pouvez. Je vous conseille de faire
ce que moi-même je ferais avec la grâce de Dieu mon maître si son désir était
de me maintenir plus longtemps en vie. Regardez-vous comme morts, et imaginez
que vos âmes sont au Purgatoire, et qu'elles y doivent demeurer jusqu'à ce que
leur rançon ait été complètement acquittée, par de longues souffrances en ce
lieu-là, ou par des suffrages accomplis ici-bas par quelques amis particuliers.
Soyez votre propre ami, accomplissez ces suffrages pour votre âme, prières,
aumônes, ou quelque autre pénitence. Si vous ne voulez pas faire cela de toutes
vos forces et de tout votre cœur pour votre âme, ne comptez pas qu'un autre le
fera pour vous, et, le faisant pour vous-mêmes, cela vous sera mille fois plus
profitable que si toute autre personne le faisait. Si vous suivez ce conseil et
l'exécutez, vous serez pleins de grâce et de bonheur ; sinon vous vous
repentirez sans doute, mais trop tard. »
Le Cardinal John Fisher fut canonisé en
1935.
SOURCE : http://nouvl.evangelisation.free.fr/john_fisher.htm
John Fisher of Rochester
BM (RM)